Les présupposés du libéralisme politique : quelle justification ? John Rawls et l'hypothèse herméneutique Thèse en cotutelle Doctorat en philosophie Ophélie Desmons Université Laval Québec, Canada Philosophiae Doctor (Ph.D.) et Université Charles de Gaulle - Lille 3 Lille, France Thèse de doctorat © Ophélie Desmons, 2014 Résumé Pour de nombreux architectes du libéralisme politique contemporain, la neutralité constitue une caractéristique définitionnelle du libéralisme politique. Il est pourtant clair que ces nouvelles formulations du libéralisme ne sont pas exemptes de tout présupposé substantiel. Le libéralisme politique de Rawls, par exemple, accorde de la valeur aux notions de liberté, d'égalité et d'équité. Comment la présence de tels présupposés substantiels est-elle conciliable avec la prétention à la neutralité ? Tel est le problème qui est à l'origine de ce travail de recherche. Pour le résoudre, un vaste travail d'explicitation des présupposés du libéralisme, et plus particulièrement du libéralisme politique de John Rawls, ainsi qu'une étude critique du terme « neutralité » ont été réalisés. Avec Rawls, contre une conception procédurale de la neutralité, je défends la neutralité des justifications et démontre qu'elle constitue la conception de la neutralité la plus plausible. Une justification neutre est définie comme justification fondée sur des conceptions communes, c'est-à-dire partagées. Se pose alors la question de la justification de ces présupposés substantiels tenus pour communs. J'indique comment, chez Rawls, la question de la justification reçoit une réponse conceptuelle. Rawls résout cette question en soutenant une conception cohérentiste de la justification et en développant un certain nombre de concepts innovants, au premier rang desquels l'équilibre réfléchi, dont je défends une conception extensive. Si puissants que soient ces outils conceptuels, dans la mesure où les présupposés du libéralisme sont considérés comme étant implicites dans la culture politique publique, ces présupposés semblent néanmoins appeler une autre forme de justification : une justification herméneutique. Si les présupposés du libéralisme sont le résultat d'une interprétation, il faut être capable de rendre raison de cette interprétation. La deuxième partie de ce travail se met en quête d'une telle justification herméneutique, en se fondant sur l'hypothèse qu'elle est disponible dans les travaux que Rawls consacre à l'histoire de la philosophie : les Lectures on the History of Moral Philosophy et les Lectures on the History of Political Philosophy. iii Abstract Many supporters of political liberalism consider that neutrality is part of the definition of liberalism. Yet, it is obvious that these new forms of liberalism are not free from substantive presuppositions. Rawls's political liberalism, as an example, values freedom, equality and fairness. But how can such substantive commitments be compatible with the claim for neutrality? This problem is the starting point of this thesis. To solve it, I work to make the presuppositions of liberalism explicit, especially those of Rawls's political liberalism, and I carry out a critical study of the word “neutrality”. With Rawls and against a procedural conception of neutrality, I support a conception of neutrality as justificatory neutrality, which I consider the most believable conception of neutrality. A neutral justification is defined as a justification which is based on shared conceptions. So, the question to be answered is the question of the justification of these substantive presuppositions, which are taken for shared. I study how Rawls gives a conceptual answer to the question of justification. Rawls answers this question supporting a coherentist conception of justification and developing innovative concepts, such as the concept of reflective equilibrium, of which I support an extensive conception. However convincing these concepts may be and because Rawls considers that the liberal presuppositions are implicit in the public political culture, it seems to me that these presuppositions call for another form of justification: a hermeneutic justification. If the presuppositions are the final result of an interpretation, this interpretation has to be justified. The second part of this thesis looks for such a hermeneutic justification. Its main assumption is that such a justification can be found in Rawls's works on the history of philosophy: the Lectures on the History of Moral Philosophy and the Lectures on the History of Political Philosophy. v Table des matières Résumé..............................................................................................................................iii Abstract..............................................................................................................................v Table des matières............................................................................................................vii Remerciements ...............................................................................................................xv Introduction..................................................................................................................1 (1) Interroger le libéralisme politique : neutralité et présupposés.................................1 (2) La question de la justification et l'hypothèse herméneutique..................................4 (3) Le matériau du travail herméneutique.....................................................................8 (4) Organisation de l'argument....................................................................................12 Première partie. Le libéralisme et ses présupposés : la neutralité libérale en question.....................................................................................................15 Chapitre 1. Le rôle de la neutralité dans la définition du libéralisme.............17 (1) Libéralisme hégémonique, libéralisme contesté....................................................17 (1.1) Libéralisme hégémonique..............................................................................17 (1.2) Libéralisme contesté.......................................................................................20 (1.2.1) Des critiques à l'encontre des présupposés du libéralisme.....................21 (1.2.2) Des critiques à l'encontre des principes normatifs du libéralisme..........25 (2) La neutralité, caractéristique définitionnelle du libéralisme..................................29 (2.1) « Le Libéralisme » de Ronald Dworkin.........................................................29 (2.2) Un article fondateur........................................................................................35 (3) Pourquoi le libéralisme doit-il être neutre ? Quelques arguments.........................43 (3.1) Ronald Dworkin : le traitement égal..............................................................43 (3.2) John Rawls : les difficultés du jugement........................................................44 (4) La neutralité contestée : libéralisme et perfectionnisme........................................51 Chapitre 2. La neutralité procédurale : une neutralité radicale, une neutralité impossible ? ..................................................................................................................55 (1) La neutralité entendue comme neutralité procédurale...........................................55 (1.1) Définition.......................................................................................................55 (1.2) La nécessité d'une procédure .........................................................................56 (1.3) La position originelle de Rawls, un exemple de procédure .........................59 (1.4) La procédure : une construction à justifier.....................................................64 (2) Pourquoi la neutralité procédurale ?......................................................................66 (2.1) L'argument de la cohérence............................................................................66 (3) La formulation d'une justification procéduralement neutre...................................69 (3.1) La neutralité procédurale de Charles Larmore...............................................69 (3.2) Jürgen Habermas : une formulation intégrale de la neutralité procédurale....74 (4) L'impossibilité de la neutralité procédurale...........................................................78 (4.1) Les arguments de Charles Larmore contre la neutralité procédurale.............78 (4.2) L'impossibilité de la neutralité procédurale : la difficulté à trancher la question de la nature des concepts..........................................................................82 vii Chapitre 3. Fonder le libéralisme sur des présupposés substantiels et prétendre à la neutralité .............................................................................................87 (1) Des présupposés substantiels au fondement du libéralisme...................................87 (1.1) Les libéraux renoncent à la neutralité procédurale.........................................87 (1.2) Le rôle fondationnel des présupposés substantiels.........................................89 (2) La polymorphie et la polysémie de la neutralité....................................................91 (2.1) Les difficultés du terme « neutralité »............................................................91 (2.2) Une multiplicité de classifications.................................................................93 (2.3) Deux formes de neutralité : forme radicale – forme modérée........................95 (2.4) Deux objets pour la neutralité........................................................................95 (2.5) Trois sens de la neutralité politique ..............................................................97 (2.5.1) La neutralité des conséquences : neutralité des effets et neutralité des influences...........................................................................................................98 (2.5.2) La neutralité comme neutralité des buts...............................................105 (2.5.3) La neutralité comme neutralité des justifications.................................108 (3) Parvenir à une justification neutre........................................................................111 (3.1) Le minimalisme moral : parvenir à une justification neutre en recourant à des présupposés minimalement moraux .....................................................................111 (3.1.1) Définition..............................................................................................111 (3.1.2) Critique et réfutation du minimalisme moral........................................115 (3.2) La neutralité morale : parvenir à une justification neutre en recourant à des présupposés neutres...............................................................................................122 (3.2.1) Conception politique et doctrine morale : absence et présence d'une conception du bien...........................................................................................122 (3.2.2) Critiquer la notion de « conception du bien »......................................124 Chapitre 4. Les présupposés substantiels du libéralisme politique de Rawls : idées fondamentales, conception politique du bien et conception politique de la personne.............................................................................................................133 (1) Préambule.............................................................................................................133 (2) Intuitions morales et présupposés de la théorie de la justice comme équité........134 (2.1) Intuition et théorie........................................................................................134 (2.2) Les présupposés de la théorie de la justice comme équité : des « idées fondamentales »....................................................................................................137 (2.3) Le contextualisme de Rawls.........................................................................139 (3) Une idée organisatrice fondamentale : la société comme système équitable de coopération................................................................................................................140 (3.1) La société comme système de coopération..................................................141 (3.2) L'équité.........................................................................................................142 (4) La seconde idée fondamentale : la conception de la personne............................143 (4.1) Fonction et statut de la conception de la personne.......................................143 (4.1.1) Élaborer l'idée de société par l'intermédiaire d'une conception de la personne ..........................................................................................................143 (4.1.2) Une conception politique et non métaphysique de la personne............146 (4.2) Contenu de cette idée fondamentale complémentaire..................................150 (4.2.1) La notion de citoyenneté.......................................................................150 (4.2.2) La notion de liberté : les trois significations de la liberté.....................151 (4.2.3) La notion d'égalité................................................................................164 (4.3) les facultés morales et non morales. Le raisonnable et le rationnel............167 viii (5) Une méthodologie constructiviste........................................................................170 (6) Choix des principes de la théorie de la justice comme équité et conception politique du bien........................................................................................................174 (6.1) Choix des principes de justice et intérêts fondamentaux.............................174 (6.2) Le choix des principes et les biens premiers ...............................................176 (7) Les présupposés de Rawls et le problème de la justification...............................180 Chapitre 5. Des stratégies de justification...........................................................183 (1) Nécessité de justifier les présupposés .................................................................183 (2) Un partage problématique....................................................................................185 (2.1) Idées partagées, fait du pluralisme, communauté et société. Des contradictions conceptuelles ?..............................................................................185 (2.2) L'échec de la stratégie empiriste...................................................................186 (2.3) La diversité théorique...................................................................................187 (3) Justification et philosophie morale......................................................................188 (3.1) L'importance de la question de la justification pour Rawls ........................188 (3.2) Justification, vérité et objectivité..................................................................189 (4) La conception rawlsienne de la justification : cohérentisme contre fondationalisme ...................................................................................................................................193 (4.1) Le fondationalisme, méthode traditionnelle de justification........................193 (4.2) Rawls contre le fondationalisme..................................................................196 (4.2.1) Cohérentisme contre fondationalisme..................................................196 (4.2.2) Les fondements du cohérentisme.........................................................197 (4.2.3) Un cohérentisme limité.........................................................................199 (5) Justification et équilibre réfléchi..........................................................................200 (5.1) Équilibre réfléchi et jugements moraux.......................................................201 (5.1.1) Équilibre réfléchi, vérification et description.......................................201 (5.1.2) La mécanique de l'équilibre réfléchi.....................................................206 (5.1.3) L'équilibre réfléchi, un idéal.................................................................211 (5.1.4) L'équilibre réfléchi comme processus critique ....................................214 (5.1.5) Équilibre réfléchi et justification comparative.....................................218 (5.2) Équilibre réfléchi, jugements moraux et jugements non moraux.................221 (5.2.1) L'éclatement de la justification ?..........................................................221 (5.2.2) Justification, psychologie morale et équilibre réfléchi ........................223 (6) Les bases d'une justification alternative : une méthode herméneutique .............237 ix Deuxième partie. La justification des présupposés : l'hypothèse herméneutique.............................................................................................................245 Chapitre 6. Pourquoi lire ? La fonction philosophique de l'histoire de la philosophie..................................................................................................................247 (1) L'hypothèse herméneutique : un bref rappel........................................................247 (2) Les Lectures, un matériau légitime pour l'interprétation de la TJE ? ..................249 (2.1) Le statut des Leçons sur l'histoire de la philosophie morale.......................249 (2.1.1) Le matériau des Leçons sur l'histoire de la philosophie morale. Le critère d'écriture................................................................................................249 (2.1.2) La publication des Leçons sur l'histoire de la philosophie morale......254 (2.2) Le statut des Lectures on the History of Political Philosophy.....................258 (2.3) La réception des Lectures.............................................................................264 (3) L'intérêt philosophique des Lectures : une conception philosophique de l'histoire de la philosophie........................................................................................................265 (3.1) Rawls, un historien de la philosophie ?........................................................265 (3.2) Une approche philosophique de l'histoire de la philosophie : “learn about” et “learn from”..........................................................................................................270 (3.2.1) Le rejet d'une conception strictement analytique de la philosophie.....271 (3.2.2) La référence kantienne..........................................................................273 (3.2.3) La référence à Collingwood et le contextualisme modéré ..................276 (3.3) Une première confirmation pour l'hypothèse herméneutique......................281 (4) La sélection du corpus et la méthodologie des Lectures......................................284 (4.1) Le corpus des Lectures.................................................................................284 (4.2) La méthodologie des Lectures......................................................................285 (4.3) Problème herméneutique et auto-justification circulaire ? ..........................286 (4.3.1) Le problème de la projection................................................................286 (4.3.2) La thèse paradoxale de Rawls : focalisation restreinte (narrow focus) et compréhension profonde (depth of understanding).........................................290 Chapitre 7. Comment lire ? L'herméneutique rawlsienne comme herméneutique de l'exactitude................................................................................293 (1) L'accusation de projection et le démenti rawlsien...............................................293 (2) Les principes de l'herméneutique rawlsienne.......................................................296 (2.1) Deux principes normatifs ............................................................................296 (2.2) Le premier principe : une herméneutique contextualiste.............................297 (2.3) Le second principe : le principe de charité...................................................300 (2.3.1) Le principe de charité, un crédit de sens..............................................301 (2.3.2) L'hypothèse de sens, quelle justification et quelle extension ? ............308 (2.3.3) La place de la critique...........................................................................310 (2.4) Principes herméneutiques et théorie de la compréhension...........................312 (3) La théorie rawlsienne de la compréhension : une herméneutique de la fidélité et de l'exactitude.................................................................................................................313 (3.1) Comprendre, c'est saisir l'intention de l'auteur.............................................314 (3.2) Rawls et l'école de Cambridge.....................................................................319 (3.3) Une distinction entre bien comprendre et mal comprendre ........................332 (3.4) Comprendre, ce n'est pas comprendre autrement.........................................338 (4) Une herméneutique problématique......................................................................341 x Chapitre 8. Que fait Rawls ? De la théorie à la pratique.................................345 (1) Herméneutique de l'exactitude et lecture philosophique de l'histoire de la philosophie. Un problème de compatibilité...............................................................345 (1.1) L'hypothèse d'une contradiction entre la théorie et la pratique....................345 (1.2) Une pratique de la projection conceptuelle..................................................346 (1.3) Une pratique de la projection de problématique..........................................353 (1.4) Des indices d'application..............................................................................356 (2) Ce que fait Rawls : une application nécessairement problématisante des principes ...................................................................................................................................359 (2.1) Une application simple et systématique du premier principe......................359 (2.1.1) La reconstruction systématique du problème de l'auteur .....................360 (2.1.2) Une reconstruction systématique du contexte......................................365 (2.2) L'application du second principe : une application nécessairement problématisante ....................................................................................................372 (2.2.1) Le principe de charité ou une contradiction apparente entre théorie et pratique.............................................................................................................372 (2.2.2) Une application nécessairement problématisante du principe de charité ..........................................................................................................................378 (3) Quels résultats ? Réussir l'application et échouer à apprendre............................385 Chapitre 9. Les résultats (1). Défendre une interprétation et atteindre une compréhension profonde..........................................................................................387 (1) Le résultat de l'application des principes : construction et défense d'une interprétation raisonnable..........................................................................................388 (1.1) Des résultats modestes..................................................................................388 (1.2) Une fermeté à réfuter les fausses interprétations..........................................389 (1.3) Coexistence ponctuelle d'une pluralité d'interprétations..............................391 (1.4) Défendre une interprétation globale.............................................................393 (1.5) L'exactitude comme idéal régulateur. Une herméneutique popperienne......397 (2) Atteindre une compréhension profonde...............................................................400 (2.1) Focalisation restreinte et compréhension profonde : l'ambition conciliatrice et apparemment paradoxale de Rawls.......................................................................400 (2.2) Comprendre, ce n'est pas tout comprendre...................................................401 (2.3) La compréhension suffisante........................................................................403 (2.4) Comprendre l'essentiel et atteindre les profondeurs.....................................405 (2.4.1) Les résultats des leçons sur Hobbes et des leçons sur Locke...............406 (2.4.2) Comprendre l'essentiel..........................................................................409 (2.4.3) Comprendre les raisons et atteindre les profondeurs............................415 (2.5) Mieux comprendre un auteur qu'il ne s'est lui-même compris.....................419 (2.5.1) Mieux comprendre la doctrine, mieux comprendre la chose................419 (2.5.2) Des présupposés soigneusement choisis...............................................421 (2.5.3) Le résultat des Lectures : Rawls comprend mieux les auteurs qu'ils ne se sont eux-mêmes compris .................................................................................423 xi Chapitre 10. Les résultats (2). Apprendre quelque chose des auteurs et justifier les présupposés de la TJE........................................................................429 (1) Apprendre quelque chose sur une doctrine – apprendre quelque chose d'une doctrine : l'hypothèse diachronique...........................................................................430 (1.1) Un changement de point de vue devenu légitime.........................................430 (1.2) Sentiment d'insatisfaction et problème externe............................................433 (1.3) Compréhension profonde et apprentissage philosophique : ce qu'on apprend de Hobbes et de Locke..........................................................................................437 (1.4) L'hypothèse diachronique démentie.............................................................443 (2) Apprendre quelque chose des doctrines et justifier la TJE : la stratégie synchronique..............................................................................................................445 (2.1) Stratégie synchronique et projection............................................................445 (2.2) La méthode de l'équilibre réfléchi. Rappel ..................................................448 (2.3) Les Lectures comme application de la méthode de l'équilibre réfléchi........451 (2.3.1) L'adoption d'une stratégie comparative................................................451 (2.3.2) Comparaison et justification ponctuelle...............................................454 (3) Les Lectures comme justification de l'ensemble de la TJE..................................456 (3.1) Structure des doctrines politiques.................................................................456 (3.2) La justification des idées normatives fondamentales...................................459 (3.2.1) Les idées normatives fondamentales de la TJE. Rappel ......................459 (3.2.2) La justification de la conception de la société......................................461 (3.2.3) La justification de la conception de la personne...................................470 (3.3) La justification des idées non normatives fondamentales............................478 (3.4) La justification de la procédure menant aux principes.................................489 (3.5) La justification des principes de justice.......................................................501 Conclusions..............................................................................................................507 (1) Résultats...............................................................................................................507 (2) Une lecture charitable de Rawls ?........................................................................510 xii Bibliographie sélective.......................................................................................515 (1) John Rawls...........................................................................................................515 (1.1) ouvrages de Rawls : .....................................................................................515 (1.2) Ouvrages généraux sur Rawls .....................................................................516 (1.3) Littérature secondaire sur les Lectures.........................................................517 (1.4) Littérature secondaire citée par Rawls dans les Lectures et mentionnée dans les chapitres...........................................................................................................517 (2) Le libéralisme.......................................................................................................518 (2.1) Textes fondamentaux du libéralisme contemporain.....................................518 (2.2) Ouvrages généraux sur le libéralisme .........................................................519 (2.3) Les critiques du libéralisme..........................................................................520 (2.3.1) La critique communautarienne.............................................................520 (2.3.2) La critique libertarienne........................................................................521 (2.3.3) La critique marxiste (marxisme analytique).........................................521 (2.3.4) la critique féministe..............................................................................522 (3) La question de la neutralité..................................................................................522 (4) La question de la justification : méta-éthique, cohérentisme, constructivisme, équilibre réfléchi .......................................................................................................523 (5) Conception de la personne et psychologie morale...............................................525 (6) Herméneutique.....................................................................................................526 (7) Histoire de la philosophie et épistémologie de l'histoire de la philosophie.........527 (8) Classiques de philosophie et ouvrages critiques de référence mentionnés dans les chapitres.....................................................................................................................528 Index des noms.......................................................................................................531 Index des notions..................................................................................................533 xiii Remerciements Je tiens en premier lieu à exprimer toute ma reconnaissance envers mes deux directeurs de thèse, Monsieur Patrice Canivez et Monsieur Jocelyn Maclure, pour leur soutien permanent et leurs conseils avisés. Ce travail m'a amenée à traverser plusieurs fois l'Atlantique et à découvrir des contrées géographiques et philosophiques qui, sans cela, me seraient restées inconnues. Je remercie, dans le désordre, tous ceux qui, de près ou de loin, ont rendu ce travail possible. Christian Berner, qui, au détour d'une conversation anodine dont il ne garde peutêtre même pas le souvenir, a été à l'origine de ma cotutelle, et qui m'a également amenée à revenir à l'herméneutique. Patrick Turmel, pour son séminaire de métaéthique lors de mon séjour à l'Université Laval, dont ce travail garde une profonde imprégnation. Thierry, Nadine et André pour leur précieux soutien logistique à mon arrivée au Québec. Agathe et Eric, les amis français restés au Québec, sans lesquels mon séjour n'aurait pas était aussi surprenant. Claire et Gweltaz, pour m'avoir permis de venir à bout de problèmes qui me semblaient insurmontables. La pagination en chiffres romains pour la première, le mystère des index pour le second. Xavier, pour ses conseils de philologue. Patrice Desmons et Daniel Enjalran pour leur relecture attentive et bienveillante. Élise Lacharme pour ses précieuses corrections et son infinie patience. Mes sœurs, Annabel et Chloë, mon frère Livier. Ma maman, pour son attention indéfectible. Et enfin Stéphane. Sa contribution à ce que je suis dépasse largement le cadre de ce travail. xv Introduction (1) Interroger le libéralisme politique : neutralité et présupposés Pourquoi s'intéresser aux présupposés du libéralisme politique ? La première réponse emprunte la forme d'un problème philosophique : le libéralisme politique semble, de prime abord, traversé par des injonctions contradictoires. Le libéralisme politique, tiraillé entre une revendication de neutralité et la présence indéniable de présupposés substantiels, apparaît d'emblée comme une position paradoxale. L'une des caractéristiques essentielles du libéralisme politique contemporain, c'est la revendication de neutralité. Ronald Dworkin, dans son article fondateur de 1978 intitulé « Le Libéralisme » écrit : « le gouvernement doit demeurer neutre au regard de ce que l'on pourrait appeler la question de la vie bonne »1 et plus loin : « le libéralisme ne repose pas sur une conception particulière de la personne »2. John Rawls, dans Libéralisme politique, affirme : Dans le libéralisme politique, [...] le gouvernement ne peut pas plus agir [...] afin de promouvoir l'excellence humaine ou les valeurs de perfection (comme dans le perfectionnisme), qu'il ne peut agir afin de promouvoir le catholicisme, le protestantisme ou une autre religion3. Et également : Si nous considérons la présentation de la théorie de la justice comme équité et que nous notons comment elle est construite, quelles sont les idées et les conceptions qu'elle utilise, aucune doctrine métaphysique particulière de la nature de la personne, distincte d'autres doctrines et s'y opposant, n'apparaît parmi ses prémisses ou semble être requise par ses arguments4. On retrouve, chez ces deux architectes du libéralisme contemporain, l'affirmation selon laquelle le libéralisme se doit de respecter une double neutralité. Il doit être neutre vis-à-vis 1 2 3 4 R. Dworkin, (1978 / 1997), p. 66. R. Dworkin, (1978 / 1997), p. 84. J. Rawls, (1993 / 1995), p. 222. J. Rawls, (1993 / 1995), p. 55, n. 1. 1 des conceptions du bien et vis-à-vis des conceptions de la personne. Chez l'un comme chez l'autre ainsi que chez nombre d'autres défenseurs contemporains du libéralisme, cette double neutralité est une caractéristique définitionnelle du libéralisme. Il devient pourtant clair, lorsqu'on s'intéresse de près à la structure des différentes doctrines libérales, qu'elles reposent sur un certain nombre de présupposés substantiels qui mettent à mal la revendication de neutralité. Les doctrines libérales s'adossent à la reconnaissance d'un certain nombre de valeurs morales ainsi qu'à une conception normative de la personne. Rawls, par exemple, reconnaît que son interprétation du libéralisme s'appuie sur « une idée organisatrice fondamentale », à savoir « l'idée de la société comme système équitable de coopération entre des personnes libres et égales que l'on traite comme des membres pleinement coopérants de la société pendant toute leur vie »5. Le libéralisme de Rawls, la théorie de la justice comme équité (TJE), accorde de la valeur à l'équité, à la liberté ou encore à l'égalité. Il adopte également manifestement une certaine définition de la personne. En ce sens, il ne semble pas neutre vis-à-vis des conceptions du bien ou vis-à-vis des conceptions de la personne. Il y a d'emblée une difficulté à admettre la neutralité du libéralisme dans la mesure où il est fondé sur des valeurs dotées d'un contenu moral et sur une conception de la personne. La question qui se pose alors est la suivante : comment les partisans du libéralisme peuvent-ils conjuguer la revendication de neutralité et l'adhésion à certains présupposés substantiels, c'est-à-dire l'adhésion à un certain nombre de valeurs dotées d'un contenu moral ? C'est la question qui constitue le point de départ de mon travail de recherche. Pour répondre à cette question, un vaste travail de clarification des présupposés du libéralisme et du sens du terme « neutralité » est nécessaire. C'est le travail qui occupe un large pan de ma première partie. Un travail de ce type présente un intérêt scientifique aussi bien que philosophique. D'un point de vue scientifique, la question de la compatibilité entre la neutralité et la présence de présupposés substantiels s'inscrit dans une série de débats vigoureux qui se sont déroulés ces quarante dernières années entre les libéraux et certains de leurs adversaires – et notamment ceux qu'on a appelés les « communautariens » – ainsi qu'entre les libéraux eux-mêmes. 5 J. Rawls, (1993 / 1995), p. 33. 2 Les adversaires du libéralisme ont parfois dénoncé la dissimulation qui, selon eux, habite le libéralisme. La prétention libérale à la neutralité, entendue en un sens radical, les a conduits à affirmer que les théories libérales, loin de se passer de tout présupposé, sont simplement plus habiles à les dissimuler. Ils se sont alors donnés pour tâche de débusquer et de révéler ces présupposés et, éventuellement, de souligner leur incohérence6. Indéniablement, ces différents travaux critiques possèdent une force d'explicitation. Ils ont contribué à rendre plus explicites les présupposés du libéralisme, y compris pour les libéraux eux-mêmes. Leur pertinence, en tant qu'ils formulent une critique des présupposés du libéralisme et, a fortiori, en tant que critique radicale du libéralisme, est en revanche discutable. Ils ne sont pas sans attribuer au libéralisme des positions qu'il ne reconnaît pas comme siennes. Ces critiquent accordent, en particulier, au terme « neutralité », un sens que les libéraux eux-mêmes ne lui accordent pas. C'est que le sens de ce terme n'est pas sans poser problème. C'est là l'objet d'un débat vigoureux entre les libéraux eux-mêmes, débat qui, à la différence du précédent, présente l'avantage de ne pas être fondé sur une série de malentendus. La question se pose de savoir s'il faut attribuer au terme « neutralité » un sens radical et admettre une neutralité procédurale ou axiologique. On se demande également s'il faut admettre une neutralité des effets, une neutralité des influences, une neutralité des buts ou encore une neutralité des justifications7. Il est donc nécessaire, d'une part, de parvenir à une clarification des présupposés du libéralisme – clarification qui présente notamment l'avantage d'évacuer un certain nombre d'objections traditionnellement adressées au libéralisme –, et d'autre part, de mettre en évidence la conception la plus pertinente de la neutralité. À cette fin, il me semble judicieux de se concentrer sur la version rawlsienne du libéralisme politique, dont on ne peut nier qu'elle s'est imposée comme l'une des conceptions de référence et qui présente surtout l'avantage d'être un terrain propice à l'étude des présupposés du libéralisme, dans la mesure où Rawls lui-même s'est efforcé d'expliciter ses présupposés. Rawls, en outre, adopte une conception de la neutralité – la 6 Pour des exemples de ce type de démarches, sur lesquels je reviens ultérieurement, M. Sandel, (1982 / 1999) ; P. Neal, (1997), C. Taylor, (1991 / 2005). 7 Pour des exemples de questionnements de ce type, W. Kymlicka, (1989b) ; J. Raz, (1986), p. 114-115 ; J. Rawls, (1993 / 1995), p. 234-252. 3 neutralité des justifications – qui, tout en étant pertinente, introduit de nouvelles questions. Le problème politique se transforme alors en un problème herméneutique sur lequel la deuxième partie de mon travail se concentre. (2) La question de la justification et l'hypothèse herméneutique Admettre la neutralité des justifications pose de nouvelles questions. En optant pour la neutralité des justifications, on affirme que l'exigence de neutralité concerne les raisons qui seront avancées lorsqu'on aura à justifier une décision politique fondamentale. On est alors conduit à la question de savoir ce qui définit une justification neutre. Une justification neutre n'est pas une justification qui ne s'appuie sur aucun présupposé substantiel. On peut considérer, comme Rawls, qu'une justification est neutre lorsque les présupposés substantiels sur lesquels elle s'appuie sont communément partagés. S'ils possèdent bien un contenu moral, ils ne relèvent ni d'une conception particulière du bien ni d'une conception particulière de la personne. Ils peuvent être reconnus et adoptés par tous. Ce qui est neutre, c'est ce qui est commun, ou, pour le dire autrement ce qui appartient à la « culture politique publique ». Toute la question est alors de savoir comment on justifie l'affirmation selon laquelle tel ou tel présupposé, telle conception de la liberté ou telle conception de l'égalité par exemple, appartient bel et bien à la culture politique publique, alors que ce n'est pas le cas de telle autre. Toute la question est de savoir comment on établit qu'une conception est communément partagée, étant entendu que les critères empiriques ne peuvent être les seuls critères opératoires. Il n'est pas du tout évident que la culture politique publique elle-même suggère une réponse univoque à cette question. Elle constitue plutôt un espace ouvert à une pluralité de conceptions. Dans la culture politique publique d'une démocratie constitutionnelle, comme Rawls le reconnaît d'ailleurs lui-même en forgeant le concept de « fait du pluralisme », différentes conceptions de la liberté ou de l'égalité coexistent. Une conception libertarienne de la liberté, hostile à tout principe de redistribution des richesses, cohabite avec un social-libéralisme. L'égalitarisme radical cohabite avec des positions qui acceptent certains types d'inégalités. Il faut par conséquent admettre qu'une doctrine politique procède à une 4 interprétation de la culture politique. Une doctrine politique retient certaines idées disponibles dans la culture politique publique. Elle sélectionne certaines de ces idées, en leur faisant éventuellement subir des modifications, et en écarte d'autres. La TJE par exemple fait subir une transformation profonde à l'idée de mérite, pourtant présente dans la culture politique publique. Elle rejette l'idée selon laquelle nous devons être considérés comme les propriétaires exclusifs de notre corps, qu'à ce titre, nous sommes également les seuls à posséder des droits sur les fruits de notre travail, et que par conséquent tout impôt exigeant une redistribution de nos gains s'apparente à du travail forcé, idée qui n'est sans doute pas étrangère à notre culture politique publique et que les libertariens, eux, choisissent de retenir et d'adopter comme l'une de leurs idées fondamentales. C'est ici qu'un problème herméneutique voit le jour. Admettre qu'une doctrine politique propose une interprétation de la culture politique publique, c'est souligner qu'elle doit être capable de répondre de cette interprétation. Elle doit être capable d'expliquer pourquoi c'est cette interprétation qui doit être retenue et non pas une autre. Elle doit être capable de justifier l'interprétation adoptée et de démontrer que l'interprétation qu'elle soutient constitue une interprétation plausible de la culture politique publique et qu'elle est aussi la meilleure interprétation. Comment produire cette justification ? Là encore, le libéralisme politique développé par Rawls me semble particulièrement bien placé pour répondre à ce type de questionnement. Tout d'abord, Rawls, accorde une place considérable à la question de la justification. À l'occasion de l'élaboration de la TJE, il développe une conception originale de la justification : une conception cohérentiste. Il développe également certain nombre d'outils conceptuels innovants capables de prendre en charge cette question. Le concept d'équilibre réfléchi, qui est l'un de ces outils, possède un rôle central dans le processus de justification. Néanmoins, si pertinent que soit ce dispositif conceptuel, il est, en un certain sens, incomplet. Le libéralisme politique développé par Rawls, puisqu'il soutient une conception de la neutralité comme neutralité des justifications, assume ses « soubassements herméneutiques »8 : il assume que ses présupposés fondamentaux 8 J'emprunte cette expression, en la traduisant, à Aaron James qui affirme : “Rawls's method has 5 soient le résultat d'une interprétation de la culture politique publique. Or, si telle est la position assumée par Rawls, on peut estimer que la TJE et ses présupposés appellent également une justification herméneutique et non simplement une justification conceptuelle. On pourrait estimer que Rawls, qui affirme que la TJE n'est rien d'autre qu'une interprétation de la culture politique publique, doit montrer comment il produit cette interprétation. Pour justifier son interprétation, il doit démontrer, en s'appuyant sur la culture politique publique elle-même, que son interprétation est la meilleure interprétation. Rawls devrait se saisir de la culture politique publique comme d'un matériau herméneutique, démontrer que les présupposés de la TJE y sont bien implicites et que l'interprétation soutenue par la TJE est une meilleure interprétation de ce matériau que les autres interprétations. La question est alors de savoir si Rawls produit effectivement ce travail ou s'il n'assume pas jusqu'au bout ses soubassements herméneutiques. Je cherche à montrer – et c'est sans doute là la thèse la plus importante de ce travail de recherche – que contrairement à ce qu'Aaron James suggère, une justification herméneutique des présupposés de la TJE n'est pas introuvable dans l'œuvre de Rawls. Je propose, pour vérifier cette hypothèse, d'adopter une lecture résolument continuiste de l'œuvre de Rawls, et, plus précisément, de relier le volet explicitement philosophique de l'œuvre de Rawls à son volet apparemment plus historique. Je propose de relier les ouvrages de Rawls qui ont déjà été largement travaillés, commentés et critiqués, comme Théorie de la justice9 ou Libéralisme politique10, au volet historique qui, sans avoir été parfaitement ignoré, ne me semble pas avoir fait l'objet de l'attention qu'il mérite. Je pense en effet que les deux volumes que Rawls consacre à l'histoire de la philosophie, les Lectures on the History of Moral Philosophy11 et les Lectures on the History of Polical Philosophy12, fournissent la justification herméneutique des présupposés de la TJE et, plus largement, conformément à la conception cohérentiste de Rawls, de la TJE dans son ensemble. Je soutiens que Rawls accorde une fonction proprement philosophique à l'étude de l'histoire de la philosophie. L'histoire de la 9 10 11 12 6 “interpretivist” underpinnings”, A. James, (2005), p. 4. J. Rawls, (1971 / 1986). J. Rawls, (1993 / 1995). J. Rawls, (2000a / 2008). J. Rawls, (2008). philosophie ne nous permet pas simplement d'apprendre quelque chose sur certaines doctrines du passé. Telle qu'elle est pratiquée par Rawls, elle produit également des connaissances qui sont dotées d'une validité philosophique. Plus précisément, la pratique rawlsienne de l'histoire de la philosophie, combinée aux outils conceptuels qu'il a développés au sein de sa conception de la justification et en particulier à l'équilibre réfléchi, nous permet d'apprendre quelque chose des doctrines passées et produit une justification de la TJE. Cette thèse doit d'emblée affronter une difficulté, qui peut être formulée comme un problème de matériau. Si l'on suit l'approche rawlsienne, le matériau sur lequel l'interprétation devrait s'appliquer, ce devrait être la culture politique publique. Or, l'histoire de la philosophie, comme Rawls le souligne explicitement, appartient à ce qu'il appelle la culture environnante, qui se distingue clairement de la culture politique publique. Il écrit : La troisième caractéristique d'une conception politique de la justice est que son contenu est exprimé en utilisant certaines idées fondamentales implicites dans la culture politique publique d'une société démocratique. Cette culture politique publique comprend les institutions politiques d'un régime constitutionnel et les traditions publiques de leur interprétation (y compris les traditions du pouvoir judiciaire) ainsi que les textes et documents historiques connus de tous. Des doctrines compréhensives de toutes sortes – religieuses, philosophiques et morales – appartiennent, par contre, à ce que nous pourrions appeler « la culture environnante » de la société civile. Elles en constituent la culture sociale et non pas politique, la culture de la vie quotidienne, de ses nombreuses associations : Églises et Universités, sociétés savantes et scientifiques, clubs et équipes, pour n'en nommer que quelques-unes13. Les textes qui constituent le matériau des cours de Rawls sur l'histoire de la philosophie morale et politique relèvent de la culture environnante. Selon Rawls, ces textes n'appartiennent pas, à proprement parler, à la culture politique publique. Il est en effet évident que les citoyens des démocraties constitutionnelles n'ont pas tous lu, pour ne citer que ceux-là, le Léviathan, le Second Discours du gouvernement civil, Le Contrat social, De la liberté ou Le Capital. Rawls considère en outre que ces textes expriment des doctrines qui ne relèvent pas de la raison publique. Ils expriment des doctrines compréhensives, c'est-à-dire des conceptions qui formulent une conception particulière du bien, conception qui ne pourrait être soutenue par l'ensemble des citoyens en tant qu'ils sont simplement des personnes libres et égales entre elles, rationnelles et 13 J. Rawls, (1993 / 1995), p. 38. 7 raisonnables. Ne faudrait-il donc pas rechercher la justification des présupposés de Rawls dans les textes qui prennent pour matériau la culture politique publique elle-même ? (3) Le matériau du travail herméneutique La distinction rawlsienne entre culture politique publique et culture environnante n'invalide pas, à mon avis, l'hypothèse qui est la mienne, à savoir l'idée selon laquelle l'interprétation rawlsienne de l'histoire de la philosophie produit une justification herméneutique de la TJE. Plusieurs arguments permettent de soutenir cette hypothèse et de lever la difficulté liée à la distinction des matériaux. Tout d'abord, la recherche de textes dans lesquels Rawls produirait une interprétation de la culture politique publique me semble vaine. La culture politique publique, selon Rawls, « comprend les institutions publiques d'un régime constitutionnel et les traditions publiques de leur interprétation (y compris les traditions du pouvoir judiciaire) ainsi que les textes et documents historiques connus de tous »14. Rechercher, dans le corpus rawlsien, une interprétation de la culture politique publique supposerait de travailler sur des textes dans lesquels Rawls procède à l'interprétation de certaines décisions de la Cour suprême américaine, ou encore à l'interprétation des textes dont il considère qu'ils font partie de la culture politique publique, comme certaines parties de la Déclaration d'indépendance, le Préambule de la Constitution, l'Adresse de Gettysburg de Lincoln, ou encore certains discours des partisans de la lutte pour les droits civiques. Il existe bien, notamment dans Libéralisme politique, des passages dans lesquels Rawls aborde ces questions. Une section de la sixième leçon a pour objet central la Cour suprême15. La figure de Lincoln est évoquée à plusieurs reprises 16. Quelques textes de Martin Luther King sont même commentés17. Néanmoins, le corpus constitué par l'ensemble de ces textes est particulièrement mince. De plus, ce à quoi Rawls procède dans ces textes, ce n'est pas à une interprétation 14 J. Rawls, (1993 / 1995), p. 38. 15 J. Rawls, (1993 / 1995), p. 280-290. Cette section s'intitule « la Cour suprême comme exemple de la raison publique ». 16 J. Rawls, (1993 / 1995), p. 18 , p. 72, p. 305-306. 17 J. Rawls, (1993 / 1995), p. 301, n. 1. 8 de la culture politique publique qui permettrait de justifier les présupposés de la TJE. Rawls dit bien peu de chose des décisions de la Cour suprême ou des positions de Lincoln et de Martin Luther King. L'essentiel de ce qu'il en dit est lié au concept de raison publique. Dans la section consacrée à la Cour suprême, Rawls cherche à démontrer qu'on peut la considérer comme un exemple de raison publique. Les discours de Lincoln et de Martin Luther King sont analysés de façon à déterminer si l'un et l'autre s'exprimaient dans les termes de la raison publique. Rawls écrit : « j'ai tendance à penser que Lincoln ne violait pas la raison publique telle que je l'ai discutée et telle qu'elle s'appliquait à son époque – le cas de la nôtre est une autre question »18 ou encore : « il est clair que des doctrines religieuses sous-tendent les opinions de King et qu'elles sont importantes dans ses appels. Elles sont toutefois exprimées en termes généraux, elles appuient pleinement les valeurs constitutionnelles et elles s'accordent avec la raison publique »19. Finalement, Rawls dit très peu de chose de ce matériau qui constitue, selon ses propres critères, la culture politique publique. Les passages qui évoquent Lincoln et Martin Luther King sont très peu développés. La discussion des quelques textes de King que Rawls cite s'effectue même pour sa totalité en note de bas de page. Rawls, s'il affirme, dans un cas comme dans l'autre, que Lincoln et King se conforment aux exigences de la raison publique, argumente peu sa position. De plus, aucune comparaison n'est jamais opérée entre les décisions de la Cour suprême et les discours de Lincoln ou de King d'un côté, et les présupposés de la TJE de l'autre. Ce que Rawls dit des uns n'est jamais mis en rapport avec les autres. C'est pourtant bien ce qu'il devrait faire si l'interprétation des premiers devait permettre de justifier les seconds. Rawls devrait montrer en quoi l'interprétation des décisions de la Cour suprême et des discours de Lincoln ou de King fonctionnent comme une justification des présupposés de la TJE. Il devrait montrer que la TJE formule la meilleure interprétation de ce matériau. Or, ce type d'exercice me semble effectivement introuvable dans l'œuvre de Rawls. C'est, au contraire, ce à quoi Rawls procède lorsqu'il se donne l'histoire de la philosophie pour matériau. L'interprétation qu'il en propose est extrêmement rigoureuse. Elle s'appuie sur une lecture approfondie des textes et sur une connaissance solide de la 18 J. Rawls, (1993 / 1995), p. 305. 19 J. Rawls, (1993 / 1995), p. 301, n. 1. 9 littérature secondaire. Elle présente également une dimension proprement philosophique et obéit à une logique comparative. Un va-et-vient s'opère entre la doctrine étudiée et la TJE. Rawls produit, en prenant l'histoire de la philosophie pour matériau, une justification de la TJE. C'est bien l'histoire de la philosophie – ou, plus exactement un corpus soigneusement défini de doctrines passées – qui constitue, chez Rawls, le véritable matériau de la justification herméneutique. On s'en étonne moins lorsqu'on considère que la frontière entre culture politique publique et culture environnante n'est pas si hermétique que l'extrait de Libéralisme politique précédemment cité pouvait le donner à penser et lorsqu'on porte attention à la fonction que Rawls accorde à la culture environnante. Dans l'introduction des Lectures on the History of Political Philosophy, Rawls écrit : The democratic view, let's say, sees political philosophy as part of the general background culture of a democratic society, although in a few cases classic texts become part of the public political culture. Often cited and referred to, they are part of a public lore and a fund of society's basic political ideas. As such, political philosophy may contribute to the culture of civic society in which its basic ideas and their history are discussed and studied, and in certain cases may enter into a public political discussion as well20. Et également The vast majority of works in political philosophy, even if they endure a while, belong to general background culture. However, works regularly cited in Supreme Court cases and in public discussions of fundamental questions may be viewed as belonging to the public political culture, or bordering on it. Indeed a few – such as Locke's Second Treatise and Mill's On liberty – do seem part of the political culture, at least in the United States21. Rawls admet une forme de perméabilité entre la culture politique publique et la culture générale environnante. Il soutient que, si l'on a tendance à penser que les œuvres marquantes de la philosophie politique relèvent de la culture environnante plutôt que de la culture politique publique, certaines de ces œuvres sont parvenues à pénétrer l'espace de la culture politique publique. Selon lui, le Second Traité du gouvernement civil de Locke ou De la liberté de Mill sont si classiques, si souvent discutés et mentionnés, qu'ils peuvent être considérés comme faisant partie de la culture politique publique 20 J. Rawls, (2008), p. 3-4. 21 J. Rawls, (2008), p. 6. 10 américaine. Il n'est pas donc tout à fait évident qu'en choisissant les œuvres marquantes de l'histoire de la philosophie comme matériau pour produire une justification herméneutique de la TJE, Rawls s'éloigne de son programme officiel. Certains textes philosophiques, les thèses qu'ils soutiennent, et même certaines de leurs formulations font bien partie de la culture politique publique. En les interprétant, c'est bien la culture politique publique que Rawls interprète. De plus, même lorsque leur pénétration dans l'espace de la culture politique publique est plus discutable, même si certaines doctrines du passé relèvent simplement de la culture environnante, leur influence peut demeurer forte. Dans l'introduction des Lectures on the History of Political Philosophy, Rawls en vient au point suivant : A political view is a view about political justice and the common good, and about what institutions and policies best promote them. Citizens must somehow acquire and understand these ideas if they are to be capable of making judgments about basic rights and liberties. So lets now ask: What basic conceptions of person and political society, and what ideals of liberty and equality, of justice and citizenship, do citizens initially bring to democratic politics? How do they become attached to those conceptions and ideals, and what ways of thought sustain these attachments? In what way do they learn about government and what view of it do they acquire? [...] It would seem that a constitutional regime may not endure unless its citizens first enter democratic politics with fundamental conceptions and ideals that endorse and strengthen its basic political institutions. Moreover these institutions are most secure when they in their turn sustain these conceptions and ideals. Yet surely citizens acquire those conceptions and ideals in part, although only in part, from writings in political philosophy, which themselves belong to the general background culture of civic society. They come across them in their conversation and reading, in schools and universities and in professional schools. They see editorials and discussions debating these ideas in newspapers and in journals of opinion22. Rawls accorde à la culture environnante, et à l'histoire de la philosophie en tant qu'elle constitue une partie de cette culture environnante, un rôle extrêmement important. Le problème que Rawls évoque est un problème de psychologie morale. Il pose la question de savoir comment les citoyens d'une démocratie constitutionnelle acquièrent une motivation à agir qui soit conforme aux exigences de ce régime. Il s'agit d'une question importante dans la mesure où, si les citoyens ne peuvent acquérir ce type de motivations, la démocratie constitutionnelle sera nécessairement un régime instable, 22 J. Rawls, (2008), p. 5. 11 condamné à l'évanouissement. Or, selon Rawls, la culture environnante joue un rôle essentiel dans l'acquisition des motivations nécessaires à la stabilité d'une démocratie constitutionnelle. Les citoyens sont en effet d'abord éduqués au sein de cette culture environnante. C'est dans cet espace qu'ils acquièrent d'abord leurs motivations. Rawls attribue donc aux écrits philosophiques qui sont étudiés dans les écoles et dans les universités et qui sont parfois évoqués dans le débat public un rôle considérable dans la formation de la personnalité morale. Ces considérations peuvent justifier la démarche qui consiste à se saisir de certaines doctrines passées pour en faire ressortir une interprétation cohérente des valeurs de la démocratie constitutionnelle. (4) Organisation de l'argument Ce travail s'articule en deux parties distinctes. La première partie est essentiellement consacrée au problème de l'articulation entre la revendication libérale de neutralité et la présence, au sein du libéralisme, de présupposés substantiels. Dans un premier chapitre, je démontre que la neutralité est conçue par différents architectes du libéralisme contemporain comme une caractéristique définitionnelle du libéralisme politique et j'expose les raisons pour lesquelles il en est ainsi. Dans le deuxième chapitre, j'amorce la question de savoir en quel sens le terme « neutralité » doit être entendu et invalide, en m'appuyant sur une discussion des positions de Jürgen Habermas et de Charles Larmore, une conception radicalement procédurale ou axiologique de la neutralité. Le troisième chapitre poursuit l'enquête portant sur les différents sens du terme « neutralité » et aboutit à la conclusion selon laquelle la neutralité doit être entendue comme neutralité des justifications. J'établis également qu'une justification neutre est une justification qui s'appuie sur des présupposés partagés. Ce qui est neutre, c'est ce qui est commun. Cela m'amène, dans le quatrième chapitre, à expliciter ce qui, dans la formulation rawlsienne du libéralisme, doit être considéré comme commun. J'entreprends, dans ce chapitre, une explicitation des différents présupposés de la TJE. Posant la question de savoir ce qui justifie l'affirmation selon laquelle ces présupposés peuvent être considérés comme communs, j'explore, dans le cinquième chapitre, la conception rawlsienne de la justification. Je 12 m'intéresse, en particulier, au cohérentisme de Rawls et à l'un des outils conceptuels qu'il a développé, l'équilibre réfléchi, dont j'estime qu'il joue un rôle central dans le dispositif rawlsien. Cette partie se clôt sur la question de savoir si l'approche rawlsienne n'exige pas également une justification herméneutique et si ce type de justification est disponible dans l'œuvre de Rawls. Dans une seconde partie, j'entreprends de démontrer que les Lectures on the History of Moral Philosophy et les Lectures on the History of Polical Philosophy fournissent la justification herméneutique des présupposés de la TJE et de la TJE dans son entier. Mon sixième chapitre est consacré à la clarification du statut de ces ouvrages, qui n'est pas sans poser un certain nombre de problèmes. Je procède également à une reconstruction de la conception rawlsienne de l'histoire de la philosophie, de façon à établir que Rawls attribue une fonction philosophique à l'étude de l'histoire de la philosophie, ce qui, à mon avis, constitue une première confirmation de l'hypothèse herméneutique. Ce chapitre se clôt sur l'énoncé d'un problème herméneutique : à vouloir trouver une justification de la TJE dans l'étude de doctrines passées, n'y a-t-il pas un risque d'aborder ces doctrines à partir de la TJE, et de projeter les thèses et les concepts de la conception qu'on cherche à justifier sur les doctrines passées, suscitant ainsi une circularité qui ruine toute prétention à la justification ? Les deux chapitres suivants apportent une réponse à cette question. Dans le septième chapitre, j'explicite l'herméneutique rawlsienne. Je démontre que les principes méthodologiques et herméneutiques reconnus par Rawls s'opposent à la pratique de la projection et sont censés le mettre à l'abri de cet écueil. Dans le huitième chapitre, je réponds à la question de savoir si Rawls applique effectivement les principes méthodologiques et herméneutiques qu'il reconnaît en théorie. Je démontre que la pratique rawlsienne de l'histoire de la philosophie est conforme à ses engagements herméneutiques théoriques. Les deux derniers chapitres sont consacrés aux résultats auxquels Rawls parvient. Dans le neuvième chapitre, je démontre que Rawls atteint une compréhension profonde des doctrines étudiées, et qu'il parvient même, en un certain sens, à mieux comprendre les auteurs qu'ils ne se sont eux-mêmes compris. Dans le dernier chapitre, 13 je démontre comment Rawls parvient à produire une justification de la TJE à partir de l'étude de l'histoire de la philosophie. Le concept d'équilibre réfléchi est alors réintroduit dans la mesure où j'estime que, s'il joue un rôle central dans le dispositif rawlsien de justification conceptuelle, il joue également un rôle central dans la justification herméneutique de la TJE. 14 Première partie Le libéralisme et ses présupposés : la neutralité libérale en question 15 Chapitre 1 Le rôle de la neutralité dans la définition du libéralisme (1) Libéralisme hégémonique, libéralisme contesté (1.1) Libéralisme hégémonique Le libéralisme occupe une place centrale et même dominante dans le champ de la philosophie politique contemporaine. Si le libéralisme possède des fondateurs illustres tels John Locke ou Adam Smith, on peut considérer qu'après avoir été supplanté par l'utilitarisme, il a connu, dans la seconde partie du XX e siècle, un renouveau considérable qui l'a replacé sur le devant de la scène. Ce renouveau est lié à la publication par John Rawls, en 1971, de Théorie de la justice. Avec Rawls et le succès de Théorie de la justice, le libéralisme devient en quelque sorte la doctrine de la démocratie constitutionnelle. C'est d'ailleurs l'ambition de Rawls. Estimant que l'utilitarisme est un échec, il cherche, dans Théorie de la justice, à élaborer une théorie capable d'indiquer les principes qui doivent régir le fonctionnement des principales institutions, de façon à ce que soient réalisées les valeurs fondamentales de la démocratie constitutionnelle : la liberté et l'égalité. Sans s'engager dans une analyse détaillée de ces principes, il est nécessaire d'en rappeler le contenu. Rawls écrit ainsi dans l'un de ses derniers ouvrages : Pour tenter de répondre à notre question, nous nous tournons vers une formulation révisée des deux principes de justice énoncés dans Théorie de la Justice (§11-14). Ils doivent désormais être formulés ainsi : (a) chaque personne a une même prétention indéfectible à un système pleinement adéquat de libertés égales pour tous ; et (b) les inégalités économiques et sociales doivent remplir deux conditions : elles doivent d’abord être attachées à des fonctions et des positions ouvertes à tous dans des conditions d’égalité équitable des chances ; ensuite, elles doivent procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus défavorisés de la société (principe de différence). Comme je l’ai indiqué plus haut, le premier principe a priorité sur le second et, au sein du second principe, l’égalité équitable des chances a priorité sur le principe de 17 différence. Cette priorité signifie qu'en appliquant un principe (ou en vérifiant son application par des tests ponctuels), nous supposons que les principes qui ont priorité sur lui sont pleinement satisfaits23. Le propos est le suivant : si les institutions fonctionnent de façon telle que les deux principes énoncés sont respectés, alors on a affaire à une société dont on peut dire qu'elle est « bien ordonnée », c'est-à-dire à une société juste. Dans la perspective d'une analyse rapide, on insistera sur le fait que si les deux principes répondent tous deux à une approche distributive de la justice – il s'agit de savoir quelle est la juste répartition des biens sociaux en entendant le terme en un sens large qui englobe à la fois les droits, les devoirs, les opportunités ou encore les richesses matérielles –, ils portent sur des biens de nature différente et en proposent dès lors une distribution différente. Le premier principe porte sur les droits et les libertés. Il affirme qu'une juste distribution des libertés est une distribution égale et maximale : chaque personne a droit à un même système de libertés et ce système doit être le plus étendu possible, dans la limite de la compatibilité avec la liberté des autres. On pourra par exemple estimer qu'il est juste que chacun jouisse effectivement de la liberté de conscience, sans discrimination de classe, de sexe ou d'origine, et que cette liberté de conscience ne doit être limitée que si son exercice entrave la liberté d'un autre. Le second principe, quant à lui, porte sur les biens de nature socio-économique. Il est cette fois question de savoir comment répartir ce que Rawls appelle les « fonctions » et les « positions » ainsi que les richesses. Selon Rawls, ces biens n'ont pas à être répartis dans le respect d'une stricte égalité afin que la justice soit réalisée. Il faut au contraire s'écarter de l'égalité arithmétique qui consiste à accorder une part strictement identique à chacun. Ce second principe est composé de deux volets. Le premier, qui est souvent oublié au profit du seul principe de différence, porte sur les « fonctions » et les « positions ». Il s'agit des différentes fonctions et positions sociales, issues de la division du travail qui a lieu dans une société complexe. Rawls affirme que la société est juste à condition que ces fonctions et positions soient ouvertes à tous, dans des conditions d'égalité équitable des chances. Une société dans laquelle certaines fonctions sociales, par exemple les fonctions de pouvoir, seraient réservées à une certaine frange de la population eu égard à leur naissance, serait nécessairement injuste. S'il en est ainsi, 23 J. Rawls (2001 / 2008), p. 69-70. 18 c'est que, dans ces conditions, certaines fonctions seraient « fermées » à certaines personnes sur la base de critères de naissance. Une société dans laquelle la naissance serait un destin, comme dans le cas d'une société de castes par exemple, devra être appelée société fermée et, à ce titre, elle sera décrétée injuste. Dire que la société doit être ouverte pour être juste, c'est dire que les fonctions et les positions ne doivent pas être distribuées selon un critère moralement arbitraire, telle la naissance. Elles doivent bien plutôt être « ouvertes », c'est-à-dire accessibles à tous, tout au moins du point de vue formel du droit. Chacun, quelle que soit son origine sociale, doit, à don égal, pouvoir en droit accéder à une fonction sociale. Néanmoins, conscient de la faiblesse d'un droit d'accès simplement légal et formel, Rawls précise son premier volet en indiquant que les conditions de distribution des fonctions et positions sociales doivent être celles d'une « égalité équitable des chances ». Il faut ici entendre qu'il existe une distinction importante entre des conditions d'égalité des chances et des conditions d'égalité équitable des chances. Les premières garantissent un droit d'accès aux fonctions et positions sociales qui est seulement formel. Les secondes prennent acte du poids des déterminismes sociaux et en encouragent la reconnaissance ainsi qu'une correction au moins partielle. Réaliser des conditions d'égalité équitable des chances, c'est chercher à faire en sorte que le droit formel à l'égalité des chances soit effectif. Dans cette perspective, et conformément à la distinction classique entre égalité et équité, un traitement différent ne sera pas nécessairement un traitement injuste. Au contraire, il sera juste, par exemple, d'accorder plus de moyens éducatifs à ceux qui en ont le plus besoin. Un système scolaire performant devrait ainsi permettre de donner des chances égales à ceux qui sont dotés des mêmes dons et des mêmes désirs de les cultiver mais qui sont issus des milieux sociaux différents, de parvenir aux fonctions et positions sociales pour lesquelles ils ont acquis des compétences. Rawls cherche enfin à contourner l'objection selon laquelle ce type de système scolaire constitue un idéal dont on constate qu'il n'est pas encore réalisé, si tant est qu'il puisse l'être. Il reconnaît d'ailleurs que la notion de don doit être remise en question, tant il est difficile de distinguer ce qui, chez un enfant par exemple, était toujours déjà là et constituait ainsi un don naturel de ce qui a été acquis sous l'impulsion d'un environnement familial favorable. Rawls pense bien quelques instants à abolir cette institution vectrice de déterminismes lourds sociaux – la famille – mais il y renonce, 19 constatant qu'il y aurait là une politique coercitive en contradiction totale avec le premier principe. Il complète alors le second principe en lui attribuant un second volet, qu'il appelle le « principe de différence ». L'idée est la suivante : puisque l'équité ne peut être entièrement réalisée en amont, il faut la réaliser a posteriori. Dans cette perspective, une inégalité socio-économique ne sera juste que lorsqu'elle procurera un bénéfice aux membres les plus défavorisés de la société. On pourra estimer qu'il est juste que les plus riches s'enrichissent, si, et seulement si, cet enrichissement est également profitable aux plus défavorisés. On peut imaginer réaliser ce second volet par l'intermédiaire d'un système de redistribution des richesses a posteriori, c'est-à-dire par l'intermédiaire d'un impôt redistributeur. Ce système de principes constitue le pan normatif de la pensée de Rawls. On peut considérer qu'il est tout à fait caractéristique d'une pensée libérale. D'abord, d'un point de vue politique, il accorde une place centrale au respect des libertés individuelles. Celles-ci, au contraire de ce qui était toléré par l'utilitarisme, sont tenues pour inaliénables. Elles ne peuvent être sacrifiées sous prétexte que ce sacrifice serait bénéfique à la société tout entière. Rawls, en mettant l'accent sur l'importance du respect des droits des individus, s'inscrit parfaitement dans la tradition libérale issue de Locke, soucieuse, contre les philosophies de la raison d'État, de limiter les pouvoirs de l'État et de protéger les droits et libertés des individus. Dans une perspective socio-économique, Rawls s'inscrit dans la tradition libérale qui, contrairement à une lecture néolibérale qui a parfois tendance à l'emporter, remonte à Adam Smith lui-même et perçoit parfaitement les limites de la « main invisible ». Rawls rejette l'option non-interventionniste et estime que pour que la société soit juste, l'État doit intervenir de façon à aplanir les déterminismes sociaux. A ce titre, le libéralisme qu'il défend est souvent qualifié d'« égalitarisme libéral ». (1.2) Libéralisme contesté Pourtant, si séduisants que semblent ces principes – ils semblent en effet donner un sens et un contenu véritable aux valeurs de liberté et d'égalité –, ce libéralisme n'est pas sans poser problème et, à ce titre, il est largement discuté et combattu. Cette critique du libéralisme se joue sur deux fronts assez différents. D'une part, ce sont les présupposés du libéralisme qui sont remis en question, d'autre part ses résultats 20 normatifs. (1.2.1) Des critiques à l'encontre des présupposés du libéralisme Certains estiment que les affirmations qui sont présentes en arrière-plan de la théorie libérale posent problème. Pour le comprendre, il faut admettre que le libéralisme, comme toute théorie normative, est fondé sur un certain nombre de présupposés, c'est-à-dire sur un certain nombre d'hypothèses qui sont tenues pour vraies, sans pourtant nécessairement être pleinement vérifiées ni même explicitées. Certains ont par exemple cherché à montrer que les théories libérales reposent sur une conception de la personne et sur une conception du bien, qui, présentes en arrière-plan de la théorie, en constituent les fondements théoriques et en déterminent les résultats normatifs, alors même que parfois elles ne sont ni pleinement explicites ni pleinement assumées. Ceux qui ont formulé cette critique ont également parfois attaqué le libéralisme en démontrant que les présupposés qu'ils avaient débusqués n'étaient in fine pas plausibles. La conception de la personne qui serait présupposée par le libéralisme a fait l'objet d'attaques récurrentes. Michaël Sandel a été l'un des premiers à proposer un travail systématique sur cette question. Dans Le Libéralisme et les limites de la justice 24 ainsi que dans son article intitulé « La République procédurale et le moi désengagé »25, il cherche à expliciter la conception de la personne sur laquelle se fonde, selon lui, le libéralisme de Rawls et à démontrer que cette conception de la personne n'est pas plausible. Sans entrer dans le détail de cette critique, on peut en dégager les principales lignes de force. L'une des caractéristiques sur lesquelles Sandel insiste, c'est la conception essentiellement volontariste du sujet rawlsien. Sandel montre que chez Rawls, le rapport du sujet à ses fins est conçu sur le mode de la possession volontaire : le sujet choisit les fins qu'il décide d'avoir, c'est-à-dire les buts qu'il décide de se donner. Il écrit : « la conception volontariste de notre qualité d’agent est [...] un élément clef de la théorie rawlsienne »26 et cite Rawls pour appuyer son analyse : Une personne morale est un sujet ayant des fins qu’il a lui-même choisies et, fondamentalement, il préfère des conditions qui lui permettent de construire un mode de vie exprimant aussi pleinement que possible sa nature d’être rationnel, libre et égal aux autres27. 24 25 26 27 M. Sandel, (1982 / 1999). M. Sandel, (1984 1997). M. Sandel, (1982 / 1999), p. 100. J. Rawls, (1971), p. 561. Cité dans M. Sandel, (1982 / 1999), p. 50. 21 Sandel souligne le fait que le moi de la théorie libérale est relié à ses fins par un acte de volonté. Les fins sont choisies et dès lors, selon Sandel, détenues sur le mode de la possession. Elles sont vécues sur le mode de l'avoir et non sur le mode de l'être. Or, dans la mesure où ce que je suis ne se confond pas avec ce que j'ai, affirmer ce type de rapport entre le moi et ses fins, c'est affirmer qu'il existe une certaine distance entre eux. Pour utiliser la formule consacrée par Sandel, on peut dire que le moi est antérieur à ses fins : il est ce qu'il est avant de se donner les fins qu'il se donne. Il est dès lors toujours libre de se détacher de ces fins, sans que son moi soit menacé dans son identité. Aucune fin n'est constitutive. Sandel en vient ainsi à l'idée selon laquelle le moi libéral un moi désengagé. Or, selon Sandel, cette conception de la personne est doublement critiquable. Il affirme que, d'une part, cette conception n'est pas plausible et que, d'autre part, elle entre en contradiction avec les principes tenus pour justes par Rawls, et en particulier avec le principe de différence. Sandel dénonce tout d'abord l'irréalisme de cette conception volontariste de la personne et affirme qu'il faut lui préférer une conception cognitive et réflexive. L'argument est le suivant : le sujet ne choisit pas ses fins. Il n'est pas relié à ses fins par un pur acte de volonté. L'affirmer, c'est faire fi du fait que le sujet est toujours situé et qu'il n'est jamais parfaitement libre de toute fin, parfaitement désengagé. Le sujet apparaît toujours dans un contexte qui lui préexiste et à ce titre il est toujours déjà relié à des fins dont il hérite. Il écrit : Pour le sujet dont l'identité est constituée à la lumière de fins qui lui sont déjà données, la qualité d'agent consiste non pas à convoquer une volonté, mais à chercher à se comprendre lui-même. À la différence de l'aptitude au choix, qui permet au sujet d'aller au-delà de lui-même, l'aptitude à la réflexion permet au sujet de tourner ses propres lumières vers l'intérieur de lui-même, de se mettre en quête de ce qui constitue sa nature, de passer en revue ses différents attachements et d'identifier leurs prétentions respectives, de définir les frontières – tantôt en expansion et tantôt plus réduites – entre le moi et les autres, et d'arriver ainsi à une compréhension de lui-même qui soit moins opaque, même si elle n'est jamais parfaitement transparente, à une subjectivité moins fluide, même si celle-ci n'est jamais parfaitement stabilisée, et ainsi d'en arriver, par étapes et tout au long d'une vie, à participer à la constitution de sa propre identité 28. Selon Sandel, c'est par une démarche réflexive, c'est-à-dire par une démarche à l'occasion de laquelle il rentre à l'intérieur de lui-même pour parvenir à une connaissance de soi, que le sujet en vient à déterminer son identité. Sandel pense avoir 28 M. Sandel, (1982 / 1999), p. 225. 22 ainsi démontré que la conception libérale du sujet est fondée sur une psychologie morale irréaliste. Le sujet ne se constitue pas et ne peut se constituer comme les libéraux le prétendent. Pour clore sa démonstration, Sandel cherche à montrer que les principes de justice dont Rawls affirme qu'ils seraient choisis dans la position originelle, et en particulier le principe de différence, qui affirme qu'une redistribution des richesses a posteriori est une condition de réalisation de la justice, ne sont pas compatibles avec la conception libérale et volontariste de la personne. Selon Sandel, le principe de différence qui affirme que des inégalités économiques ne sont acceptables que si elles profitent également aux plus défavorisés, ne peut reposer sur la conception de la personne présente en arrière-plan de la théorie rawlsienne. Ce principe ne peut en effet, selon Sandel, être acceptable que si l'on déconstruit la notion de mérite individuel. Il faut, comme Rawls semble bien le faire, accepter l'idée selon laquelle les individus ne méritent pas leurs dons naturels ou leur naissance privilégiée et qu'à ce titre, il est juste que leurs effets bénéfiques ne leur reviennent pas de droit mais qu'il y ait plutôt une redistribution a posteriori des richesses. Sandel écrit : Au lieu de transformer le contexte dans lequel j'exerce mes talents, le principe de différence transforme le fondement moral sur lequel je dois m'appuyer pour revendiquer les avantages qui en découlent. Je ne peux plus en effet me considérer comme le seul propriétaire de mes propres ressources naturelles, ni comme le destinataire privilégié des avantages qu'elles apportent29. Il cite également un passage de Théorie de la justice afin d'indiquer que Rawls assume cette position : Le principe de différence représente en réalité un accord pour considérer la répartition des talents naturels comme un atout pour toute la collectivité, dans une certaine mesure, et pour partager l'accroissement des avantages socio-économiques que cette répartition permet par le jeu des complémentarités30. Sandel souligne le fait que le principe de différence ne se légitime que sur la base de la reconnaissance d'une conception des talents individuels comme « atouts pour toute la collectivité ». Mais, selon Sandel, cette conception doit elle-même être justifiée : il faut pour ce faire démontrer que les talents des individus ne sont pas l'effet de leur propre mérite, mais des effets de la collectivité. Or, Sandel affirme qu'une telle démonstration n'est possible qu'en recourant à une conception intersubjective du sujet qui entre en 29 M. Sandel, (1982 / 1999), p. 115. 30 J. Rawls, (1971), p. 101. 23 contradiction avec l'individualisme méthodologique de Rawls. Sandel pense ainsi démontrer que les principes de justice proposés par Rawls ne peuvent être fondés sur sa conception individualiste de la personne et qu'ils exigent une conception de la personne à laquelle Rawls se refuse. Un deuxième présupposé libéral a lui aussi été très souvent attaqué. Il s'agit de la conception du bien dont on a estimé qu'elle constitue un arrière-fond du libéralisme. Patrick Neal, dans son article intitulé « Une théorie libérale du bien ? »31, formule ce type de critique. Neal contourne l'affirmation libérale de neutralité vis-à-vis des conceptions du bien. Selon lui, le libéralisme repose sur une conceptualisation de ce que signifie avoir une conception du bien, qui constitue la métathéorie libérale du bien. Il écrit : Comment alors le libéral échoue-t-il à être neutre par rapport à la question du bien ? D’une manière très spéciale – car bien que le libéralisme soit neutre vis-à-vis des conceptions du bien, il a une conceptualisation vraiment différente de ce que cela signifie avoir une conception du bien. Au niveau de second ordre des conceptions individuelles du bien, nous pouvons dire que le libéralisme défend et contient le principe de neutralité. Mais il n’y a rien de neutre à propos de la conceptualisation de premier ordre des conceptions du bien qui prévaut dans la théorie libérale. Le libéralisme, s’il n’a pas de théorie du bien, a certainement une métathéorie du bien 32. Selon Neal, si l'on peut reconnaître qu'un État libéral n'impose aucune conception substantielle du bien à ses citoyens, il y a pourtant dans le libéralisme une façon de concevoir la façon dont le sujet se rapporte à sa conception du bien. C'est ce que Neal vise par les expressions « conceptualisation » et « métathéorie du bien ». Pour saisir le contenu de cette métathéorie, il suffit de se rappeler la conception libérale de la personne décryptée par Sandel : un sujet libéral conçu de façon volontariste est relié à ses fins sur le mode du choix. La métathéorie libérale du bien en est le corollaire. Cette conception de la personne instaure une métathéorie du bien dont la valeur cardinale est la valeur d'autonomie. La catégorie de choix n'est plus seulement descriptive, elle acquiert une dimension normative : un sujet authentique est un sujet qui choisit sa conception du bien. Le sujet doit avoir choisi sa conception du bien en faisant 31 P. Neal, (1987 / 1997). 32 P. Neal, (1987 / 1997), p. 127. On notera que l'utilisation que Neal fait des expressions « de premier ordre » et « de deuxième ordre » ne correspond pas à l'usage. On parle habituellement de premier ordre pour désigner les considérations normatives et de deuxième ordre pour désigner les positions méta-éthiques. 24 un usage libre de la volonté. Il ne doit pas l'avoir reçue de l'extérieur. Neal écrit ainsi : Selon la métathéorie libérale du bien, chaque individu est responsable de la définition de sa conception du bien. [...] La métathéorie libérale exige que les individus définissent pour eux-mêmes leur propre bien, leurs propres fins33. Or, Neal cherche à montrer que ce cadre conceptuel rend impossible certaines conceptions du bien dans la mesure où elles perdent leur sens fondamental à être traduites dans la métathéorie libérale du bien. Neal donne pour exemple les conceptions du bien dans lesquelles la notion de partage jouerait un rôle essentiel et dans lesquelles les sujets ne se concevraient pas eux-mêmes comme des sujets préalablement individualisés mais plutôt d'abord et avant tout comme des membres d'une entité qui les dépasse. Il affirme que le libéralisme ne peut constituer un cadre adéquat pour ce type de conception du bien, qui accorde une importance fondamentale à l'appartenance et qui pense le rapport du sujet à ses fins sur le mode de l'héritage et non sur le mode du choix. Pour prendre un exemple plus précis, comment des citoyens qui auraient une pratique très orthodoxe de la religion et une conception très intégrée de l'appartenance communautaire pourraient-ils se fondre dans une doctrine libérale ? Quel sens leur conception du bien aurait-elle encore si on la forçait à se traduire dans les termes volontaristes de la métathéorie du bien ? On peut craindre qu'elle soit totalement dénaturée et dès lors que le libéralisme rende – au mieux – plus difficile l'existence et la permanence de ce type de conceptions du bien ou – au pire – qu'il en entraîne la disparition. Neal écrit : Vous pouvez donc, selon la métathéorie libérale, être un libéral altruiste et désirer que mes fins substantielles, ou celle des autres, soient poursuivies avec succès. Néanmoins, ce que vous ne pouvez pas faire, c’est cesser d’avoir une conception du bien qui soit comprise comme essentiellement possédée et définie par vous-même, comme un individu, un soi distinct34. Le libéralisme imposerait sous couvert de neutralité une compréhension libérale de soi et du bien qui pourrait rendre impossible des compréhensions plus traditionnelles35. (1.2.2) Des critiques à l'encontre des principes normatifs du libéralisme Si les présupposés du libéralisme font l'objet de critiques, souvent pertinentes, il en va de même de ses résultats normatifs. On peut, à titre d'exemple, citer la critique 33 P. Neal, (1987 / 1997), p. 128. 34 P. Neal, (1987 / 1997), p. 128. 35 P. Neal, (1987 / 1997), p. 128. 25 libertarienne de Robert Nozick. Ce dernier défend le libre marché et exige par conséquent la limitation de l'intervention de l'État en matière d'imposition sur le revenu. Il estime que toute forme de redistribution des richesses a posteriori constitue une injustice. Dans la mesure où cette redistribution est exigée par le principe de différence énoncé par Rawls, on perçoit l'étendue de l'opposition de Nozick aux principes de justice de Rawls. En outre – et c'est ce qui peut sembler particulièrement intéressant – Nozick cherche à montrer que c'est sur la base d'un point de départ qui devrait être admis par un libéral qu'il en arrive à une telle conclusion. Ce point de départ, c'est la reconnaissance des droits. Nozick écrit : Les individus ont des droits, et il y a certaines choses que personne, individu ou collectivité, ne peut leur faire (sans violer leurs droits). La force et la portée de ces droits sont si grandes qu’elles soulèvent la question de savoir quelles peuvent bien être les prérogatives de l’État et de ses fonctionnaires, à supposer qu’ils en aient36. Le point de départ de Nozick, c'est la reconnaissance des droits et de leur caractère inaliénable. Or, il s'agit bien d'un point de départ libéral. C'est même la raison qui a conduit Rawls, comme il le signale dans la préface de Théorie de la justice, à se détacher de l'utilitarisme qui est enclin à privilégier le bonheur de la communauté tout entière, quitte à sacrifier les droits de certains individus. Mais Nozick, tout en empruntant un point de départ similaire, en arrive à des conclusions bien différentes. Il affirme que puisque les individus possèdent des droits inaliénables, puisqu’ils sont en possession d'eux-mêmes et de leurs biens, aucune politique redistributive n'est légitime. Nozick explique, s'inspirant ici de l'appareil conceptuel mis en place par Kant, que les individus porteurs de droits ne peuvent en effet légitimement être utilisés comme des moyens. Les fonctions de l'État ne doivent donc pas excéder la sphère de la sécurité. Toute taxation ayant une autre finalité, toute taxation qui, par exemple, chercherait à financer des programmes sociaux, serait comparable à du « travail forcé »37. Une fiscalité redistributive viole les droits des individus et en fait une possession – au moins partielle – d'un autre. Il estime que les principes rawlsiens « instaurent la possession (partielle) de la personne, de son activité et de son travail par d’autres individus. Ils impliquent qu’on passe de la notion libérale classique de propriété de soi à une notion de droits de propriété (partiels) sur la personne d’autres individus »38. 36 R. Nozick, (1974 / 1988), p. 9. 37 J'emprunte ici cette expression à W. Kymlicka, (1990 / 2003), p. 111. Le troisième chapitre de cet ouvrage est consacré aux libertariens. 38 R. Nozick, (1974 / 1988), p. 172. 26 Sur le fondement d'une conception libérale de la personne comme porteur de droits inaliénables, Nozick en arrive à une conception de la justice qui est en désaccord profond avec les principes libéraux. Les principes de justice adoptés par Rawls rencontrent également des critiques venant de la gauche. Si la critique libertarienne estime que le libéralisme ne fait pas assez de place aux droits des individus, la critique dont on dit qu'elle incarne un « marxisme analytique »39 estime que le libéralisme ne fait pas assez de place à l'égalité. C'est notamment le fait que les libéraux, et notamment Rawls, admettent que des inégalités matérielles soient compatibles avec l'égalité des droits qui est critiqué. Les exigences en termes de réduction des inégalités sont renforcées. C'est également l'acceptation, par les libéraux, de la propriété privée des moyens de production qui est critiquée. Certains soulignent en effet que puisqu'ils acceptent la propriété privée des moyens de production, les libéraux renoncent d'avance à lutter contre l'injustice. Quels que soient les principes de redistribution mis en place, une injustice fondamentale s'est déjà produite, celle qui est inhérente au salariat lui-même. Le rapport salarial, dans lequel l'ouvrier vend son travail au capitaliste, est considéré comme le paradigme de l'injustice. Il est en effet le lieu de l'exploitation, terme qu'il faut entendre en un sens technique : il y a exploitation dans la mesure où le capitaliste extrait du travail de l'ouvrier une valeur supérieure à celle qu'il lui restitue sous la forme du salaire. Les libéraux, puisqu'ils admettent la propriété privée des moyens de production, ignorent cette injustice fondamentale à laquelle seule la socialisation des moyens de production peut mettre un terme. Différents courants féministes adressent également leurs critiques au libéralisme. C'est, cette fois, l'insuffisante du principe rawlsien d'égalité équitable des chances qui, le plus souvent, est pointée. Plusieurs soulignent que pour que l'égalité soit réalisée, il ne suffit pas que la compétition soit libre et non faussée. Il ne suffit pas que les candidats ne subissent pas, lors de la compétition, de discrimination liée au sexe. Si cette condition est une condition nécessaire, le respect de cette condition n'est en rien 39 G. A. Cohen, (1978), (1986a), (1986b), (1990) ; J. Elster, (1985) ; J. Roemer (1981), (1982), (1986) 27 suffisant si ce sont encore et toujours les hommes qui possèdent le pouvoir de définir les positions valorisées. Si ce sont les hommes qui possèdent le pouvoir de distribuer la valeur, l'égalité est rompue avant même que la compétition ait commencé. Selon cette analyse, qui est notamment celle de Catharine Mackinnon40, l'inégalité sexuelle ne doit pas être comprise comme un problème de discrimination arbitraire, mais comme un problème de domination. Kymlicka écrit, à propos de la thèse de Mackinnon : À partir du moment où il s'agit d'une question de domination, la solution du problème ne réside pas seulement dans l'absence de discrimination, mais dans la distribution du pouvoir. L'égalité signifie non seulement égalité des chances dans l'accès aux rôles définis par les hommes, mais égale opportunité de créer des rôles définis par les femmes, ou de créer des rôles androgynes également attirants pour les hommes et les femmes. Une telle redistribution du pouvoir déboucherait sur une société fort différente de la nôtre [...]. Si le pouvoir avait été distribué de manière équitable, nous n'aurions pas créé un système de rôles sociaux qui définit les professions « masculines » comme supérieures aux professions « féminines ». Ainsi, par exemple, les rôles respectifs des hommes et des femmes membres des professions médicales ont été redéfinis par les hommes contre la volonté des femmes concernées. La professionnalisation de la médecine a entraîné l'élimination des fonctions traditionnelles des femmes comme sages-femmes et guérisseuses et leur relégation dans la profession d'infirmière, position subalterne à celle du médecin et moins bien rémunérée. Cette redéfinition n'aurait pas eu lieu si les femmes avaient joui d'une pleine égalité, et elle devra être repensée si elles veulent y accéder41. Mackinnon conçoit cette analyse comme une critique du libéralisme. Elle considère que les libéraux sont aveugles aux phénomènes à la subordination sexuelle et que l'approche en termes de domination leur est inaccessible. Penser les choses en ces termes, c'est en effet situer le problème au-delà des principes fondamentaux du libéralisme. C'est affirmer que l'injustice est déjà scellée au moment même où les positions sociales les plus attractives sont définies, c'est-à-dire avant même que la question de la distribution puisse être posée. Selon Mackinnon, les principes du libéralisme sont incapables de réaliser l'égalité. Si le libéralisme, sous l'impulsion de Théorie de la justice de Rawls, tend à être considéré comme dominant, voire hégémonique, s'il est souvent considéré comme la 40 C. Mackinnon, (1987 / 2005). 41 W. Kymlicka, (1990 / 2003), p. 263. Kymlicka écrit également : « Les femmes n'obtiendront pas l'égalité si elles commencent par laisser les hommes construire les institutions sociales en fonction de leurs intérêts, pour ensuite adopter une position de pure neutralité face aux candidats susceptibles de remplir les rôles définis par ces institutions », p. 258 ; « Les femmes sont désavantagées non pas parce que des employeurs machistes favoriseraient arbitrairement les hommes en matière d'emploi, mais parce que la société tout entière favorise systématiquement les hommes dans sa définition des emplois, du mérite, etc. », W. Kymlicka, (1990 / 2003), p. 261. 28 doctrine philosophique de la démocratie constitutionnelle, il n'en est pas moins largement contesté, tant du point de vue de ses présupposés que de celui de la validité de ses principes normatifs. Les critiques formulées à l'encontre des présupposés du libéralisme semblent d'autant plus pertinentes que cette question se pose d'emblée comme une question délicate. À lire les principaux défenseurs du libéralisme, on peut avoir le sentiment qu'il existe, chez eux, une tendance à nier l'existence de présupposés. C'est d'ailleurs sans doute cette tendance qui explique la vivacité avec laquelle les critiques du libéralisme ont voulu éclairer et même débusquer des présupposés dont ils estimaient qu'ils étaient camouflés. Ils ont ainsi voulu mettre à découvert la conception de la personne et la conception du bien implicites au libéralisme. Cette tendance libérale à nier l'existence de présupposés se manifeste également par l'importance accordée par les libéraux eux-mêmes à la thématique de la neutralité. La neutralité est ainsi considérée par les libéraux comme une caractéristique définitionnelle du libéralisme. (2) La neutralité, caractéristique définitionnelle du libéralisme La thématique de la neutralité fait l'objet d'une discussion très vive. Elle est d'ailleurs devenue un objet de débat interne au libéralisme lui-même, comme en témoigne l'importance, en quantité comme en qualité, des publications portant sur cette question. S'il en est ainsi, c'est que le libéralisme contemporain a accordé, depuis les années 1970, une place tout à fait particulière à l'idéal de neutralité : il en a fait le trait essentiel de sa définition. (2.1) « Le libéralisme » de Ronald Dworkin L'article de Ronald Dworkin intitulé « Le Libéralisme »42 et publié pour la première fois en 1978 peut être considéré comme le premier texte à soutenir explicitement une conception du libéralisme qui assigne une fonction définitionnelle à 42 R. Dworkin, (1978 / 1997). 29 l'idéal de neutralité. À ce titre, il est texte fondateur. Dès la première phrase de l'article, Dworkin indique que la finalité de son article est de produire une définition du libéralisme : « Dans cet essai, je proposerai une définition du libéralisme »43. C'est, à mon avis, l'idéal de neutralité qui lui permet d'y parvenir. On peut d'abord s'interroger sur les raisons qui poussent Dworkin, à la fin des années 70, à se mettre en quête d'une définition du libéralisme. C'est la situation qui est celle des États-Unis à l'époque à laquelle il écrit, qui, selon Dworkin, rend cette quête définitionnelle nécessaire. Selon lui, alors qu'on disposait auparavant d'une conception claire et distincte de ce qui constituait une position libérale et de ce qui la distinguait d'une position conservatrice, il n'y a plus, à l'heure où il écrit, que confusion. Auparavant, on savait que : Les libéraux étaient pour une plus grande égalité économique, pour l'internationalisme, pour la liberté d’expression et contre la censure, pour une plus grande égalité entre les races, contre la ségrégation [...] et pour une dépénalisation des « fautes morales », en particulier celles liées à l'usage de la drogue et aux pratiques sexuelles lorsque seuls des adultes sont concernés. [...] Les conservateurs tendaient à défendre, pour chacune des causes libérales classiques, la position opposée44. La distinction entre position libérale et position conservatrice était parfaitement claire. Mais, selon Dworkin, cette clarté a disparu. D'une part, l'exercice du pouvoir par ceux qui se disaient eux-mêmes « libéraux » – Dworkin cite Kennedy et Johnson – et qui ont pourtant mené la guerre « inhumaine »45 du Vietnam, discréditant ainsi l'idée que « le parti du libéralisme était celui de l'humanité », et d'autre part, l'avènement de questions nouvelles sur la scène politique, comme par exemple la question écologique, pour lesquelles il semble plus difficile d'identifier immédiatement des positions libérales et conservatrices, ont contribué à brouiller tous ces repères traditionnels. Dès lors, à moins d'admettre la thèse sceptique selon laquelle le libéralisme n'est pas une doctrine politique cohérente, il faut être capable de produire une définition du libéralisme qui démontre qu'il constitue bien « une morale politique authentique et cohérente » unifiée autour de ce qu’on peut considérer comme « « son » principe central »46. C'est de cette cohérence et spécificité doctrinale que Dworkin se met en quête. Il faudra être attentif au rôle crucial qu'y joue la neutralité. 43 44 45 46 30 R. Dworkin, (1978 / 1997), p. 51. R. Dworkin, (1978 / 1997), p. 51. R. Dworkin, (1978 / 1997), p. 52. R. Dworkin, (1978 / 1997), p. 53. Après avoir invalidé la conception très souvent acceptée selon laquelle le libéral est l'homme du centre – celui qui cherche à équilibrer au mieux les exigences parfois contradictoires des valeurs de liberté et d’égalité – alors que le radical – l'homme de gauche – privilégie l’égalité et que le conservateur – l'homme de droite – privilégie la liberté, Dworkin cherche à montrer « qu'une certaine conception de l'égalité est le nerf du libéralisme ». Cette conception, Dworkin l'appelle « la conception libérale de l'égalité »47. Afin d'avancer vers cette conception, Dworkin affirme qu'il convient de distinguer entre deux principes de l'égalité différents. Un premier principe qui « exige que le gouvernement traite tous ses administrés comme des égaux », « c'est-à-dire comme ayant droit à un égal respect et à une égale sollicitude »48 et un principe plus radicalement égalitariste qui « exige que le gouvernement traite tous ses administrés de manière égale »49. Ces deux principes se distinguent bien l'un de l'autre puisque le second exige une forme d'égalité arithmétique alors que le premier admet que des administrés dont les besoins sont différents, du fait, par exemple, d'un handicap, soient traités d'une manière différente. On pourra ainsi reconnaître des droits spéciaux sans qu'il y ait injustice. Mais cette distinction ne permet pas encore de saisir la spécificité du libéralisme. Dworkin explique au contraire que « tant pour les libéraux que pour les conservateurs, le premier principe est constitutif et le second est dérivé »50. Ce n'est donc pas leur conception de l'égalité qui distingue le libéral du conservateur. Le conservateur, contrairement à une représentation courante du conservatisme, n'accorde pas moins de valeur à l'égalité que le libéral. Il y a bien néanmoins un point qui les distingue clairement l'un de l'autre : ils ont « une conception différente de ce qu'exige l'égalité »51. Ainsi, ce qui les distingue, c'est l'interprétation d'un principe abstrait qu'ils ont en partage. C'est lorsqu'il s'agit de savoir ce qu'il faut faire pour appliquer ce principe qu'ils se séparent. Or, à ce moment crucial, l'idéal de neutralité joue un rôle central. Une fois admis le principe abstrait de l'égal respect et de l'égale sollicitude, il faut se demander ce qu'il signifie. Il faut l'interpréter. Deux interprétations fondamentalement différentes sont 47 48 49 50 51 R. Dworkin, (1978 / 1997), p. 53. R. Dworkin, (1978 / 1997), p. 64. « Comme des égaux » traduit l'anglais “as equals”. R. Dworkin, (1978 / 1997), p. 64. « De manière égale » traduit l'anglais “equally”. R. Dworkin, (1978 / 1997), p. 65. R. Dworkin, (1978 / 1997), p. 64. 31 alors possibles : La première suppose que le gouvernement doit demeurer neutre au regard de ce que l'on pourrait appeler la question de la vie bonne. La seconde manière suppose que le gouvernement ne peut être neutre sur cette question, parce qu'il ne peut traiter ses concitoyens comme des êtres humains égaux sans une théorie relative à ce que les êtres humains doivent être. [...] Je voudrais à présent montrer que le libéralisme place la première conception de l’égalité à la base de sa morale politique 52. Ce qui caractérise le libéralisme, c'est une interprétation neutraliste du principe d'égalité. Le libéral est celui qui affirme que pour traiter les citoyens comme des égaux, l'État doit être neutre, en particulier en ce qui concerne la question de la vie bonne. Le point crucial est donc le suivant : c'est l'interprétation neutraliste du principe d'égalité qui constitue le caractère distinctif du libéralisme. Il est ce qui permet de faire une différence nette entre le libéralisme et ce que Dworkin appelle le conservatisme. Le conservatisme, quant à lui, reconnaît également le principe d'égalité, mais n'en fait pas la même interprétation. Le conservatisme admet qu’il est du devoir de l’État de traiter les administrés comme des égaux, mais affirme que cela est impossible si l’on ignore ce qui est bon pour l’homme : Traiter une personne comme égale signifie la traiter de la manière dont une personne bonne ou véritablement sage souhaiterait être traitée. Le bon gouvernement consiste à encourager, ou au moins à reconnaître, des vies bonnes ; traiter les personnes comme des égaux consiste à traiter chacune d’elles comme si elle était désireuse de mener une vie qui est effectivement bonne, au moins autant que faire se peut53. Le conservatisme serait ainsi un mode de gouvernance fondé sur une certaine idée de la vertu. Dans cette perspective, pour traiter les hommes comme des égaux, le gouvernement devra d'abord reconnaître la ou les vertus et ensuite encourager les citoyens à aller vers les vertus. La neutralité en matière de conception du bien n’a plus alors aucune pertinence. Mais si, ce qui caractérise le conservatisme, c'est d'être fondé sur une conception de la vertu et d'affirmer que le rôle de l'État est de promouvoir cette vertu, alors, ce que Dworkin appelle ici « conservatisme » doit plutôt être qualifié de « perfectionnisme ». Cette catégorie définit mieux ce que vise Dworkin : une théorie qui soutient que le traitement que l’État doit à ses citoyens est, au moins en partie, déterminé par une certaine conception de la vie bonne. Le conservatisme n'est pas la seule conception 52 R. Dworkin, (1978 / 1997), p. 66-67. 53 R. Dworkin, (1978 / 1997), p. 67. 32 philosophique à adopter une telle position. Dworkin lui-même admet d'ailleurs ce fait : il affirme que diverses théories, comme le socialisme ou le marxisme – et on pourrait y ajouter le nationalisme ou une certaine forme de républicanisme 54 – adoptent également cette position. Toutes adoptent une conception de la vertu et affirment que la poursuite de cette vertu doit être publiquement encouragée. Or, si l'on se fie à la définition que Rawls avance du principe de perfection, il s'agit d'une conviction qui définit le perfectionnisme politique : Principe d'une théorie téléologique qui impose à la société d'organiser les institutions et de définir les devoirs et les obligations des individus dans le but de maximiser les réalisations de l'excellence humaine dans les domaines de l'art, de la science et de la culture55. Dès lors, la séparation opérée par le choix entre une interprétation neutraliste du principe d'égalité et une interprétation non neutraliste doit être déplacée. Elle ne doit pas être située entre libéralisme et conservatisme, mais plutôt entre le libéralisme et toutes les autres doctrines que Dworkin appelle d'ailleurs simplement « non libérales » et qui doivent être appelées perfectionnistes : La seconde théorie de l'égalité (non libérale) soutient simplement que le traitement que le gouvernement doit à ses citoyens est au moins en partie déterminé par une certaine conception de la vie bonne. Beaucoup de théories politiques partagent cette thèse – y compris des théories aussi éloignées que le conservatisme américain et diverses formes de socialisme ou de marxisme, par exemple – et cela bien qu'elles divergent quant à la conception de la vie bonne qu'elles adoptent et donc quant aux institutions et aux décisions politiques qu'elles approuvent. A cet égard, le libéralisme n'est décidément pas un compromis ou un moyen terme entre des positions plus vigoureuses. Mais il se situe d'un côté d'une ligne importante qui le distingue de toutes les théories concurrentes considérées globalement56. On peut alors dire que la neutralité constitue la différence spécifique – au sens aristotélicien du terme – du libéralisme : elle est ce qui distingue le libéralisme de toutes les autres doctrines politiques. Elle est ce qui fait du libéralisme une espèce séparée de doctrine politique. À ce titre, la place accordée à la neutralité dans la définition du libéralisme devient essentielle : la neutralité est bien la caractéristique définitionnelle du libéralisme. La neutralité est la caractéristique qui permet de saisir de façon claire et distincte l'essence du libéralisme. 54 Notamment ce que Rawls appelle « l'humanisme civique ». J. Rawls, (1993 / 1995), p. 251. 55 J. Rawls, (1971 / 1986), p. 362. La section 50 de Théorie de la justice est consacrée au « principe de perfection ». Rawls cite pour exemple le poids accordé par Nietzsche à la production de grands hommes et la conception plus modérée de l'excellence qui se trouve chez Aristote. 56 R. Dworkin, (1978 / 1997), p. 68. 33 L'importance de la neutralité dans la définition du libéralisme est encore renforcée par Dworkin à la fin de son article. Dworkin redouble en effet la première forme de neutralité – la neutralité en matière de conception du bien – par une seconde forme de neutralité. Avant d'achever son article, Dworkin répond rapidement à des objections dont il explique qu'elles pourraient être opposées au libéralisme. Selon la deuxième de ces quatre objections, le libéralisme devrait être critiqué eu égard au fait « qu'il est fondé sur une vision étroite de la nature humaine qui suppose que les êtres humains sont des atomes qui peuvent exister et trouver leur auto-accomplissement en dehors de la communauté politique »57. L'objection porte sur la conception de la personne implicite au libéralisme et attaque le libéralisme en affirmant que cette conception n'est pas plausible. Telle qu'elle est retranscrite par Dworkin, l'objection peut être rapprochée de la critique sandelienne. Lorsque Sandel cherche à montrer que le libéralisme est fondé sur une conception volontariste du sujet, qui en fait un être désengagé, alors qu'il faudrait en réalité pouvoir comprendre le sujet comme un être toujours déjà situé qui hérite de certaines conceptions du bien, il s'agit bien d'une critique de l'individualisme méthodologique libéral. Contre cette conception de la personne, Sandel ou encore Charles Taylor, cherchent à montrer que l'identité de l'individu se constitue toujours de manière intersubjective. Ils s'opposent à la conception libérale, qui – notamment parce qu'elle est issue de la tradition du contrat social – dessine une image de l'homme comme individu atomique, d'abord situé dans une forme d'isolement par rapport aux autres hommes et pourtant déjà constitué en tant qu'individu, éprouvant des désirs et des besoins qui lui sont propres. Un homme qui, dans un second moment, finit par interagir avec d'autres, notamment pour satisfaire de façon plus efficace des besoins et des désirs apparus lors de la première phase. Dénonçant le caractère artificiellement réducteur et irréaliste de cette conception libérale de la personne, ils affirment que l'être humain est fondamentalement, et non secondairement, sociable et que, dans la mesure où la sociabilité est essentielle à la formation de l'identité individuelle, il ne peut exister d'individu qui se soit construit en dehors d'une relation intersubjective. Dworkin répond très rapidement à cette objection, qu’il estime fondée sur une erreur philosophique. Il écrit simplement, sans plus argumenter sa position : 57 R. Dworkin, (1978 / 1997), p. 84. 34 Le libéralisme ne repose pas sur une conception particulière de la personne. Il ne conteste pas non plus que la plupart des êtres humains estimeront qu'il est bon pour eux d'être actifs dans la société58. On pourra revenir sur l'interprétation de cette affirmation et montrer qu'elle est sans doute moins abrupte qu'elle ne le semble de prime abord. Néanmoins, pour l'heure, il semble qu'elle aille dans le sens d'un renforcement de la place de la neutralité dans la théorie libérale. La première neutralité, la neutralité en matière de conception du bien, est redoublée par une seconde neutralité, qui cette fois est une neutralité en matière de conception de la personne. Le libéralisme est donc neutre non seulement en matière de conception du bien mais aussi en matière de conception de la personne, et cette double neutralité constitue la caractéristique définitionnelle du libéralisme. (2.2) Un article fondateur Comme je l'indiquais en début d'analyse, cet article de Dworkin peut être considéré comme un article fondateur. S'il en est ainsi, c'est évidemment en raison de ses qualités intrinsèques, mais aussi et surtout parce que la thèse de cet article ainsi que la façon dont elle est formulée ont véritablement fait école. À la suite de Dworkin, un nombre important de ceux qui ont contribué au renouveau du libéralisme en philosophie politique ont confirmé dans leurs propres travaux le rôle définitionnel de la neutralité pour la doctrine libérale. Ils ont suivi Dworkin sur cette position, œuvrant également à une clarification de l'idée de neutralité. Je chercherai à montrer que l'on peut placer Rawls au rang de ces successeurs, même si cette manière de présenter les choses peut de prime abord sembler étrange. Il est en effet courant de voir la paternité du thème de la neutralité attribuée à Rawls luimême. C'est ce que fait par exemple Joseph Raz dans The Morality of Freedom59. Cette présentation est néanmoins profondément discutable. Le terme « neutralité » semble absent du premier grand ouvrage de Rawls, Théorie de la justice et ne figure même pas dans son index. Ce terme apparaît bien dans Libéralisme politique, dont la parution date de 1993, mais seulement à la cinquième leçon, comme si Rawls n'utilisait ce terme qu'à contre-cœur, obligé par le fait qu'il se soit imposé dans le vocabulaire du libéralisme. Je chercherai ainsi à montrer que Rawls éprouve, pour de bonnes raisons, une certaine 58 R. Dworkin, (1978 / 1997), p. 84-85. 59 J. Raz, (1986), p. 117. 35 méfiance à l'égard du terme neutralité, mais que la neutralité occupe néanmoins une place fondamentale dans le libéralisme qu'il cherche à construire. Le rapport de Rawls à la neutralité se pose d'emblée comme un rapport complexe et critique. Dans Libéralisme politique, Rawls écrit : Je vais utiliser, pour introduire les principaux problèmes, le concept bien connu de neutralité. Je crois néanmoins que le terme de « neutralité » est mal venu [...]. C'est pourquoi je l'ai évité jusqu'à présent60 . Il exprime clairement sa méfiance à l'égard du terme « neutralité ». C'est que Rawls estime que certains des sens qui sont les plus fortement suggérés par le terme neutralité constituent des conceptions politiques totalement irréalistes. Par exemple, pour Rawls, lorsqu'on affirme que l'État doit être neutre vis-à-vis des conceptions du bien, on a l'air de dire que la politique de l'État doit avoir les mêmes conséquences sur toutes les conceptions du bien, qu'elle doit les promouvoir ou les défavoriser de la même façon. Or, selon Rawls, pour de bonnes raisons sur lesquelles je reviendrai, cette conception de la neutralité – qu'on pourra appeler neutralité des conséquences – est à la fois irréaliste et indésirable. La polysémie du terme neutralité et le fait qu'il suggère des conceptions politiques irréalistes et indésirables expliquent la répugnance de Rawls à utiliser ce terme61. Néanmoins, malgré ce rapport critique au terme « neutralité », on peut considérer que la neutralité joue, chez Rawls comme chez Dworkin, un rôle définitionnel. Rawls accorde à la double neutralité exposée par Dworkin dans « Le Libéralisme » la même fonction : elle est le propre du libéralisme, c'est-à-dire ce qui distingue le libéralisme de toutes les autres doctrines politiques. Si l'on se penche d'abord sur la neutralité vis-à-vis des conceptions du bien, on peut constater que l'opposition de Rawls au perfectionnisme est affirmée dès Théorie de la justice, notamment par l'intermédiaire de l'affirmation de la priorité du juste sur le bien. On a souvent compris par là que le libéralisme formulé par Rawls devrait chercher 60 J. Rawls, (1993 / 1995), p. 234. 61 Je reviens longuement sur cette question dans le chapitre 3 intitulé « fonder le libéralisme sur des présupposés substantiels et prétendre à la neutralité », en particulier dans la section (2) : « la polymorphie et la polysémie de la neutralité » dans laquelle j'examine dans une perspective critique les différentes formes et les différents sens de la neutralité. 36 à résoudre la question du juste sans se prononcer sur la question du bien. Il s'agirait ainsi de parvenir à une théorie qui fasse émerger des principes de justice tout en laissant de côté la question de la vie bonne. Le fait que, dans la position originelle, les partenaires ignorent quelle est leur conception du bien semble confirmer cette idée. Il y aurait donc bien, dès Théorie de la justice, la volonté de construire des principes de justice tout en maintenant une stricte neutralité vis-à-vis des conceptions du bien. Néanmoins, c'est dans Libéralisme politique que la centralité de la neutralité par rapport aux conceptions du bien prend sa pleine expression. Dans l'introduction de Libéralisme politique, Rawls s'explique sur les raisons qui l'ont poussé à écrire et à publier cet ouvrage. Il explique que Libéralisme politique joue un rôle correcteur : il corrige des erreurs qui n'ont pas pu être évitées dans Théorie de la justice et qui portent en premier lieu sur le statut de la théorie elle-même. Selon Rawls, dans Théorie de la justice : Aucune distinction n'est faite entre philosophie politique et philosophie morale. [...] Une doctrine morale de la justice ayant une portée générale n'est pas distinguée d'une conception strictement politique de la justice. Il n'y a pas de trace de la distinction entre des doctrines compréhensives (comprehensive), morales, religieuses et philosophiques, d'une part, et des conceptions limitées au domaine politique, d'autre part62. Le libéralisme qui y est formulé a le statut de théorie morale, ou pour le dire dans le vocabulaire de Rawls, de doctrine compréhensive. Or, selon Rawls, cela constitue une erreur. Le libéralisme doit avoir le statut de théorie politique. C'est d'ailleurs également ce qui conduit Rawls à affirmer une séparation franche entre son libéralisme et les libéralismes de la tradition. À titre de repoussoir, Rawls cite très souvent les libéralismes d'Emmanuel Kant et de John Stuart Mill auxquels il reproche d'être des doctrines générales et compréhensives 63, ou pour le dire autrement, des « doctrines morales » ou encore des « libéralismes éthiques ». A l'opposé et pour s'en distinguer, Rawls affirme qu'il cherche à construire un libéralisme qui soit « seulement politique ». Mais quel est le sens de ce geste ? Pour le comprendre, il nous faut tout d'abord fixer le vocabulaire de Rawls. Dans un passage important de Libéralisme politique, il écrit : 62 J. Rawls, (1993 / 1995), p. 3. 63 Rawls écrit ainsi par exemple : « les libéralismes de Kant et de Mill sont considérés comme des doctrines générales et compréhensives » J. Rawls, (1993 / 1995), p. 184. 37 Une conception morale est générale si elle s'applique à une large gamme d'objets et, à la limite, à tous universellement. Elle est compréhensive quand elle inclut les conceptions de ce qui fait la valeur de la vie humaine, les idéaux du caractère personnel comme ceux de l'amitié ou des relations familiales ou associatives, enfin, tout ce qui donne forme à notre conduite, et, à la limite, à notre vie dans son ensemble 64. Une doctrine morale est générale lorsqu'elle cherche à régir une large gamme d'objets comme par exemple, les institutions politiques mais aussi les actions individuelles. Une doctrine morale est compréhensive lorsqu'elle inclut une conception de la vie bonne, c'est-à-dire lorsqu'elle constitue une forme de perfectionnisme. Une doctrine morale compréhensive est donc une doctrine qui n'est pas neutre vis-à-vis des conceptions du bien. Elle tranche, en un sens déterminé, la question de la vie bonne. On peut ajouter que, dans une certaine mesure, les expressions « doctrines compréhensives », « doctrines morales » ou « doctrines éthiques » sont synonymes. Elles se situent également en opposition à l'idée d'une doctrine politique, ou simplement politique. Pour l'illustrer, il faut comprendre pourquoi Rawls affirme que les doctrines de Kant et de Mill sont à la fois générales et compréhensives. Il affirme par là que ni Kant ni Mill n'estiment que leur conception doive se limiter à une gamme précise d'objets. Les principes élaborés par l'un et par l'autre ont vocation à s'appliquer à la fois aux institutions et aux actions individuelles. De plus, ces doctrines peuvent être dites compréhensives parce qu'on peut déceler chez l'un et chez l'autre une valeur cardinale sur laquelle repose l'ensemble de la doctrine : l'autonomie chez Kant, l'individualité chez Mill. Kant et Mill tranchent ainsi en un sens déterminé la question de la vie bonne. Chez Kant, par exemple, on peut trouver une hiérarchisation des modes de vie qui vont à la fois dans le sens de la promotion de l'autonomie et dans le sens de la condamnation de l'hétéronomie. Une vie bonne est une vie dans laquelle l'homme se donne à lui-même, en faisant usage de sa raison, les règles qu'il adoptera. Toute autre vie est une vie de soumission. En tant que telle, elle ne vaut pas la peine d'être vécue. Elle n'est pas à proprement parler humaine. C'est par exemple le sens, chez Kant, de la condamnation de l'état de minorité dans Qu'est-ce que les Lumières? : Les lumières, c'est la sortie de l'homme hors de l'état de tutelle dont il est lui-même 64 J. Rawls, (1993 / 1995), p. 38. Rawls précise également à la suite du passage cité : « Une conception est pleinement compréhensive si elle concerne toutes les valeurs et les vertus reconnues dans le cadre d'un système articulé d'une manière relativement précise ; elle n'est que partiellement compréhensive quand elle comporte un certain nombre de valeurs et de vertus non politiques sans toute les inclure, et qu'elle est articulée de façon assez lâche. De nombreuses doctrines religieuses et philosophiques aspirent à être à la fois générales et compréhensives » J. Rawls, (1993 / 1995), p. 38. 38 responsable. L'état de tutelle est l'incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d'un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l'entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s'en servir sans la conduite d'un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières65. Dans la même perspective, on trouve chez Mill une valorisation d'une conception de la vie bonne contre d'autres. Une vie n'est authentique que si celui qui la vit cherche à se l'approprier pleinement, à la vivre de la façon qui lui est propre. Mill écrit : Ce n'est pas en noyant dans l'uniformité tout ce qu'il y a d'individuel chez les hommes, mais en le cultivant et en le développant dans les limites imposées par les droits et les intérêts d'autrui, qu'ils deviennent un noble et bel objet de contemplation ; et de même que l'œuvre prend le caractère de son auteur, de même la vie humaine devient riche, diversifiée, animée, apte à nourrir plus abondamment les nobles pensées et les sentiments élevés ; elle renforce le lien entre les individus et l'espèce, en accroissant infiniment la valeur de leur appartenance à celle-ci66. Chez Mill, la manière l'emporte sur la matière. C'est une réappropriation individuelle, active et volontaire des conceptions du bien qui est valorisée. Dans les deux cas, la question de la vie bonne est tranchée. C'est ce qui conduit Rawls à parler de « libéralisme éthique » pour désigner les libéralismes de Kant et de Mill, conformément à l'usage philosophique selon lequel l'éthique est le champ philosophique qui réfléchit à la question de la vie bonne, comme c'était le cas des éthiques de l'Antiquité grecque. Dans le vocabulaire de Rawls, il y a une convergence entre les termes « compréhensif », « éthique » et « perfectionniste ». Un libéralisme compréhensif est un libéralisme éthique, c'est-à-dire un libéralisme qui inclut une conception de la vie bonne. Ce libéralisme n'est donc pas neutre vis-à-vis de la question de la vie bonne. Il constitue, a minima, un perfectionnisme éthique. On admettra également, comme semble le faire Rawls67, qu'il constitue un perfectionnisme politique si la présence de cette conception éthique de la vie bonne aboutit à sa promotion politique. Tout l'effort de Rawls dans Libéralisme politique consiste à opérer une séparation nette entre son libéralisme et ces formes traditionnelles de libéralisme. Rawls cherche à élaborer, comme le titre même de son livre l'indique, un libéralisme politique. 65 E. Kant, (1784 / 1991), p. 44 66 J. S. Mill, (1859 / 1990), p. 157. 67 Rawls écrit ainsi: « le libéralisme de Kant et ou celui de Mill peuvent conduire à imposer des exigences conçues en vue d'encourager les valeurs de l'autonomie et de l'individualité, envisagées comme des idéaux compréhensifs. Le libéralisme politique, lui, a un but différent et des exigences moindres », J. Rawls, (1993 / 1995), p. 243. 39 Or, c'est sur l'adjectif qu'il faut insister ici. Ce que vise Rawls, c'est un libéralisme qui soit « seulement » politique, c'est-à-dire un libéralisme qui ne soit ni général ni compréhensif. Ce dont il est question ici, c'est bien de neutralité. La neutralité vis-à-vis de la question de la vie bonne joue le rôle de critère de distinction. Un libéralisme politique, par opposition à une doctrine générale compréhensive, est un libéralisme qui ne s'applique qu'à une gamme limitée d'objets et qui n'inclut pas de conception de la vie bonne. Le geste de Rawls dans Libéralisme politique consiste donc à tenter d'élaborer un libéralisme neutre. Il faut ajouter, pour bien prendre la mesure de cette position, que ce que Rawls souligne ainsi c'est que seul un libéralisme neutre est à proprement parler un libéralisme. Rawls affirme que le libéralisme ne peut qu'être anti-perfectionniste. Comme Dworkin, Rawls accorde à la neutralité vis-à-vis des conceptions du bien un rôle définitionnel. Rawls accorde ainsi lui aussi à la neutralité le statut de caractéristique essentielle et définitionnelle du libéralisme. Comme chez Dworkin également, cette première forme de neutralité est redoublée d'une seconde forme de neutralité. Rawls affirme que le libéralisme doit être neutre en matière de conception du bien comme en matière de conception de la personne. Dans son article intitulé « La Théorie de la justice comme équité, une conception politique et non pas métaphysique »68, Rawls annonce qu'il va s'expliquer sur sa conception de la justice et que : Ces remarques sont nécessaires parce qu'il pourrait sembler que cette conception dépende de prétentions philosophiques qu'en fait je voudrais éviter, comme la prétention à une vérité universelle ou celles concernant la nature essentielle et l'identité de la personne. J'ai pour but de montrer ici que ma théorie n'en a pas besoin 69. Rawls cherche à démontrer, en particulier à partir de la cinquième section, que sa théorie ne s'appuie pas sur une conception de la personne qu'il qualifie de « métaphysique », comme le titre de l'article l'indiquait déjà. Pour comprendre le sens de cette affirmation, il faut comprendre ce que Rawls a en tête lorsqu'il parle d'une 68 J. Rawls (1985 / 1993). 69 J. Rawls (1985 / 1993), p. 205. 40 conception métaphysique de la personne. Il écrit : Si nous considérons la présentation de la théorie de la justice comme équité et notons comment elle est établie ainsi que les idées et les conceptions qu'elle utilise, aucune doctrine métaphysique particulière sur la nature des personnes, distincte et opposée à d'autres doctrines métaphysiques, n'apparaît parmi les prémisses ni ne semble requise par son argumentation. Il donne également pour exemple de doctrines métaphysiques : Les doctrines métaphysiques distinctes – cartésienne, leibnizienne ou kantienne, réaliste, idéaliste ou matérialiste – avec lesquelles traditionnellement a été en rapport la philosophie70. En suivant les indications délivrées ici, on peut comprendre quel sens Rawls attribue au terme « métaphysique ». La métaphysique, conformément à une définition courante du terme, est la science qui porte sur la nature profonde de la réalité. C'est la science qui se demande quelle est la réalité du réel. Ainsi, une conception de la personne sera métaphysique quand elle se demandera ce qui, dans le fond, définit la personne et ce qu'elle est substantiellement. La personne peut alors être conçue de diverses façons et la tradition philosophique propose plusieurs doctrines métaphysiques concurrentes. La personne n'est pas conçue de la même façon chez Descartes, chez Leibniz ou chez Kant. La personne a parfois été définie comme corps, comme âme, ou encore comme conscience, etc. Dans l’histoire de la philosophie, les idéalistes se sont opposés aux matérialistes, qui eux-mêmes se sont distingués des partisans du Je transcendantal. On a rencontré des monistes et des dualistes, ainsi que des subdivisions au sein de ces partis : monistes matérialistes, monistes spiritualistes, etc. Plus loin, et afin de préciser ce qui constitue une conception métaphysique de la personne, Rawls écrit : Je suppose qu'une réponse au problème de l'identité personnelle essaiera de préciser les divers critères (par exemple la continuité psychologique des souvenirs et la continuité physique du corps, ou d'une partie du corps) d'après lesquels deux actions ou états psychologiques différents, se produisant à deux moments différents, peuvent être considérés comme des actions ou des états de la même personne qui dure dans le temps ; elle essaiera aussi de préciser comment il faut concevoir cette personne qui dure, soit comme une substance cartésienne ou leibnizienne, soit comme un je transcendantal kantien, soit comme une continuité d'une autre sorte, corporelle ou physique, par exemple. [...] Ce dernier problème suscite de graves questions sur lesquelles les doctrines philosophiques passées et actuelles diffèrent largement et continueront sûrement à le faire71. 70 J. Rawls (1985 / 1993), p. 226-227, n.21. 71 J. Rawls (1985 / 1993), p. 229-230, n.23. 41 Rawls fait remarquer le lien qui existe entre la question de la nature profonde de la personne et celle de l'identité personnelle. Se demander quelle est la nature de la personne, c'est aussi en effet chercher à comprendre ce qui fait qu'une personne reste la même tout au long de son existence tout en subissant des changements, notamment physiques. Il insiste alors sur le fait que pour répondre à cette question, on voit se développer une multiplicité de thèses. Si, parfois, ces thèses s'opposent, elles cherchent toutes à résoudre le problème de la continuité. Rawls insiste également sur le fait que ce champ d'étude, qu'il appelle la philosophie de l'esprit (philosophy of mind), est aujourd'hui un champ vivant. Ce domaine traite de questions qui ne sont pas encore résolues. De nombreuses innovations conceptuelles y voient le jour72. Or, Rawls n'a de cesse d'affirmer que le libéralisme qu'il cherche à élaborer se maintient en dehors de ce questionnement. Ainsi, en affirmant que son libéralisme ne repose pas sur une conception métaphysique de la personne, c'est bien une neutralité vis-à-vis des conceptions de la personne qu'il revendique. La première neutralité, la neutralité vis-à-vis des conceptions du bien, est, comme chez Dworkin, redoublée par une seconde neutralité, une neutralité vis-à-vis des conceptions de la personne. Selon Rawls, le libéralisme n'a pas à trancher ce type de questions. Elles sont renvoyées à la philosophie de l'esprit. Il me semble permis de conclure que pour les théoriciens les plus importants du contemporain, la neutralité joue un rôle clef dans la théorie libérale. La neutralité est une caractéristique définitionnelle. Elle constitue l'identité propre du libéralisme. Elle est sa différence spécifique c'est-à-dire la caractéristique qui permet de distinguer le libéralisme de toutes les autres doctrines politiques. Outre Dworkin et Rawls, dont j'ai reconstruit les positions, Charles Larmore fait de la neutralité la notion centrale du libéralisme. La neutralité est, selon lui, la notion par laquelle le libéralisme détient son caractère spécifique 73. Il écrit : “The distinctive liberal notion is that of the neutrality of the state” et plus loin : Political liberalism has been the doctrine that consequently the state should be neutral. 72 Rawls renvoie au recueil d'articles de John Perry (ed.), (1975) ainsi qu'au livre de D. Parfit, (1984), 3ème partie. J. Rawls, (1985 / 1993), p. 229-230, note 23. 73 C. Larmore, (1987), p. 43. 42 The state should not seek to promote any particular conception of the good life because of its presumed intrinsic superiority – that is, because it is supposedly a truer conception74. Bruce Ackerman développe également sa propre version du libéralisme et réclame que la neutralité soit considérée comme le principe organisateur de la pensée libérale75. Mais si les libéraux s'accordent pour considérer que la neutralité possède un rôle définitionnel, la question se pose de savoir ce qui justifie cette position. Pourquoi le libéralisme doit-il être neutre ? (3) Pourquoi le libéralisme Quelques arguments doit-il être neutre ? Une pluralité d'arguments de différentes natures peuvent être avancés en faveur de la neutralité. Sans prétendre à l'exhaustivité, je chercherai à reconstruire ceux qui me semblent les plus décisifs. (3.1) Ronald Dworkin : le traitement égal On trouve l'argument qui est peut-être le plus simple et le plus intuitif chez Dworkin. Il s'agit d'un argument moral. Dans « Le Libéralisme », Dworkin ne se contente pas d'affirmer que la neutralité est le propre de l'État libéral. Il explique également pourquoi l'État libéral se doit d'être neutre. Il prend d'abord soin de préciser le sens premier de cette neutralité : l'État doit être neutre vis-à-vis des conceptions du bien. Afin d'expliciter cette notion, il écrit : Chaque personne suit une conception plus ou moins articulée de ce qui donne valeur à la vie. Le savant qui valorise une vie de contemplation a une telle conception. Il en va de même du citoyen qui regarde la télévision en buvant sa bière et affirme volontiers : « ça, c'est la vie », même s'il a moins réfléchi sur cette question et qu'il est moins à même de décrire ou de défendre sa conception76. C'est vis-à-vis de la question de savoir ce qui fait d'une vie une vie réussie et digne d'être vécue que l'État doit rester neutre. 74 C. Larmore, (1987), p. 43. 75 B. Ackerman, (1980), p. 10. 76 R. Dworkin, (1978 / 1997), p. 66. 43 S'il en est ainsi, c'est en raison de la pluralité des conceptions du bien auxquelles les citoyens adhéreront et surtout en raison d'un principe moral d'égal respect que l'État se doit de respecter. Puisque les citoyens d'une société ont des conceptions différentes, le gouvernement ne les traite pas comme des égaux s'il préfère une conception à une autre, soit en raison du fait que les mandataires publics croient qu'elle est intrinsèquement supérieure, soit en raison du fait qu'elle est soutenue par le groupe le plus nombreux ou le plus puissant 77. Puisque, par définition, un État libéral adhère au principe d'égalité, puisque donc il s'engage à traiter les citoyens comme des égaux et puisque, corrélativement, les citoyens adoptent des conceptions variées de la vie bonne, un État libéral ne peut promouvoir, par l'intermédiaire des lois par exemple, une conception de la vie bonne aux dépens d'une autre. S'il le fait, si donc, sa politique législative n'est pas neutre, l’État discrimine les citoyens qui n’adoptent pas cette conception du bien. Ceux-ci rencontreront plus de difficultés à réaliser la conception du bien qu'ils auront choisie. Cela leur sera peut-être même impossible. Puisque l'État promeut une ou des conceptions du bien et non d'autres, on peut également penser qu'il déconsidère publiquement toutes ces autres conceptions du bien et qu'il leur accorde un statut inférieur. Ceux qui y adhèrent sont également déconsidérés et deviennent des citoyens de seconde zone. Clairement, les citoyens ne sont pas traités comme des égaux. L’État libéral doit donc bien être neutre, c’est-à-dire ne pas se prononcer sur la question de la vie bonne, s’il veut réaliser son principe fondamental : l’égalité de respect. (3.2) John Rawls : les difficultés du jugement On trouve, sous la plume de Rawls, une autre forme d'argumentation, à la fois plus complexe et plus complète. À première vue, Rawls semble présenter plusieurs types de défenses de la neutralité, à partir de champs variés, notamment épistémologiques, moraux et politiques. Je chercherai néanmoins à montrer que cette multiplicité d'arguments peut être ramenée à une unité et que la défense rawlsienne de la neutralité peut être pensée comme relevant d'un seul et même raisonnement dont le fondement est politique. Pour comprendre pourquoi l'État libéral doit être neutre, on peut d'abord renverser la question et se demander à quelle condition il serait légitime, pour un État, 77 R. Dworkin, (1978 / 1997), p. 67. 44 de ne pas être neutre. On répondra qu'un État pourrait légitimement promouvoir une conception du bien s'il était possible de démontrer que cette conception du bien est vraie et dès lors supérieure à toutes les autres. S'il était possible, par exemple, de démontrer que la vie spéculative est meilleure qu'une vie vouée aux activités laborieuses qui nous permettent de satisfaire nos besoins, parce que – pour reprendre une perspective aristotélicienne – cette vie est la seule à permettre à l'homme de réaliser sa nature d'animal intellectuel, on détiendrait un argument rationnel qui permettrait de légitimer une politique de promotion des activités intellectuelles. Si, pour prendre un autre exemple, on pouvait démontrer qu'un mode de vie hédoniste constitue une erreur dans la mesure où, dès qu'on prend l'habitude de satisfaire ses désirs, les désirs se démultiplient, contribuant ainsi à amplifier un sentiment de manque qui est le contraire du sentiment de satisfaction durable, on disposerait alors d'un argument rationnel qui légitimerait des mesures politiques visant à décourager l'hédonisme et à privilégier l'apprentissage de la tempérance. Il serait donc légitime d'utiliser l'appareil coercitif de l'État afin de promouvoir une conception du bien ou d'en décourager d'autres s'il était possible de démontrer rationnellement la validité d'une conception du bien ou, à la limite d'un groupe limité de conceptions du bien, et la fausseté des autres conceptions du bien. On serait alors éventuellement à même de démontrer que celui qui, sirotant sa bière devant sa télévision, déclare « ça c'est la vie ! », se trompe sur ce qu'est une vie bonne. On serait également à même de lui faire admettre, en lui faisant entendre des arguments auxquels, en tant qu'être raisonnable et rationnel, il ne pourrait qu'adhérer, qu'il a commis une erreur et qu'il doit donc abandonner sa conception initiale du bien et se tourner vers celle dont on aurait démontré la validité. On pourrait, enfin, s'il n'entendait pas raison, le contraindre d'abandonner ce mode de vie en utilisant la puissance coercitive de l'État. Or, selon Rawls, une telle démonstration est impossible. Il est impossible de trancher définitivement la question de la vie bonne en usant de ressources rationnelles. Pour justifier cette affirmation, Rawls a recours aux notions de « désaccord raisonnable » et de « difficultés du jugement » : La plupart de nos jugements les plus importants sont émis dans des conditions telles que l'on ne peut s'attendre que des personnes consciencieuses, ayant le plein usage de leur raison, même après des discussions libres, arrivent toutes à la même conclusion 78. 78 J. Rawls, (1993 / 1995), p. 87. 45 Rawls affirme que les conditions dans lesquelles nous jugeons rendent impossible qu'un consensus en matière de conception du bien se dégage d'un raisonnement rationnel, même si celui-ci est mené dans des conditions optimales. Pour le comprendre, il peut être utile de préciser quelque peu la notion de conception du bien. Pour Rawls, adopter une conception du bien, c'est adopter un système de fins. Cela signifie que non seulement des fins sont adoptées mais aussi qu'elles sont placées dans un ordre hiérarchique les unes par rapport aux autres. Certaines fins sont tenues pour prioritaires, d'autres pour accessoires. Ce système de fins fait généralement partie d'un ensemble plus vaste, que Rawls appelle une doctrine compréhensive. J'indiquais précédemment qu'une doctrine compréhensive inclut une conception de la vie bonne, mais il faut maintenant avoir à l'esprit qu'elle ne se résume pas à cela. Une doctrine compréhensive porte sur les aspects principaux de la vie humaine. Elle constitue un système de valeurs qui non seulement informe l'action mais organise également ces valeurs en un tout plus ou moins cohérent, de façon à constituer ce que Rawls appelle une « vision intelligible du monde »79. Une doctrine compréhensive inclut une conception de la vie bonne mais constitue également ce qu'on pourrait appeler une conception du monde. Elle comporte à ce titre à la fois une dimension pratique et une dimension théorique. Or, selon Rawls, aucune de ces deux dimensions ne peut faire l'objet d'une résolution rationnelle définitive et il faut donc accepter qu'il y ait « un désaccord raisonnable »80 irréductible. Rawls cherche à montrer que ce désaccord raisonnable, qu'il définit comme un « désaccord entre personnes raisonnables »81, a pour sources des « difficultés du jugement », qui sont elles-mêmes à la fois théoriques et pratiques. Cherchant à fournir une liste de ces difficultés du jugement dont il reconnaît qu'elle n'est pas exhaustive, Rawls écrit : a/ La preuve – empirique et scientifique – correspondant au cas donné est contradictoire et complexe, donc difficile à évaluer. [...] d/ Dans une certaine mesure (que nous ne pouvons préciser), la manière dont nous évaluons les preuves et pondérons les valeurs politiques et morales est modelée par notre expérience totale, l'ensemble de ce que nous avons vécu jusqu'à présent; or cela, nécessairement, sera toujours différent pour chacun. Ainsi, dans une société moderne, comportant de nombreux emplois et positions, des divisions du travail différentes, de 79 J. Rawls, (1993 / 1995), p. 88. 80 J. Rawls, (1993 / 1995), p. 84. 81 J. Rawls, (1993 / 1995), p. 84. 46 nombreux groupes sociaux et leur diversité ethnique, les expériences totales des citoyens sont suffisamment disparates pour que leurs jugements divergent, du moins jusqu'à un certain point, sur de nombreux cas relativement complexes, si ce n'est sur tous. e/ Il existe souvent différentes espèces de considérations normatives, assorties de forces différentes, des deux côtés d'un débat, et il est difficile de produire une évaluation d'ensemble82. Si la compréhension de ces passages n'est pas sans poser problème, on peut néanmoins penser que Rawls pose ici deux éléments importants. Premièrement, il affirme que même le discours scientifique, eu égard à l'état des connaissances et des preuves scientifiques, ne peut trancher la question de la conception du monde. Plusieurs conceptions du monde sont plausibles et cohérentes. Rawls écrit ainsi un peu plus loin : Des conceptions du monde différentes peuvent être élaborées de manière raisonnable à partir de différents points de vue et la diversité vient, en partie, de nos différences de perspectives. Il est irréaliste – ou pire source de suspicion et d'hostilité réciproques – de supposer que toutes nos différences sont enracinées uniquement dans l'ignorance et la perversité ou bien dans des rivalités pour le pouvoir, le statut ou les avantages économiques83. Par ailleurs, il indique que la raison pratique est impuissante à trancher la question de la vie bonne et que plusieurs systèmes de fins, qui sont contradictoires tout en étant raisonnables, peuvent par conséquent être adoptés sans qu'il soit possible de démontrer la supériorité de l'un sur l'autre. Par exemple, on pourrait chercher à montrer que le savant et le buveur de bière devant sa télévision adoptent un système de fins qui, tout en s'opposant l'un à l'autre – le savant méprise les divertissements télévisuels et la bière qui, pense-t-il, embrument l'esprit ; le buveur de bière considère qu'il est profondément dénué de sens de se poser des questions qui n'intéressent qu'une poignée de spécialistes et qui sont le plus souvent sans réponse – sont incommensurables et peuvent tous deux être raisonnables. Dans ces conditions, puisqu'il est impossible de trancher rationnellement parmi les doctrines compréhensives, la seule attitude raisonnable est d'accepter qu'une pluralité de doctrines compréhensives se côtoie. Telle est en effet l'une des dimensions du raisonnable pour Rawls. Être raisonnable, c'est avoir « la disposition à reconnaître les difficultés du jugement et à en accepter les conséquences quand nous faisons appel à la raison publique pour diriger l'exercice légitime du pouvoir politique dans un régime 82 J. Rawls, (1993 / 1995), p. 85-86. 83 J. Rawls, (1993 / 1995), p. 87. 47 constitutionnel »84. C'est ici que l'argumentaire de Rawls passe d'un champ épistémologique à un champ politico-moral sans qu'il y ait pour autant une pluralité d'arguments. Il y a plutôt un point de départ épistémologique qui se trouve avoir des conséquences politiques. On pourra également démontrer que le véritable point de départ est une position politique. Mais pour l'heure, il est nécessaire de comprendre quelles sont, selon Rawls, les conséquences de la reconnaissance des difficultés du jugement. Pour les replacer dans le vocabulaire de Rawls, reconnaître les conséquences des difficultés du jugement, c'est reconnaître le « fait du pluralisme raisonnable » c'est-à-dire reconnaître d'une part qu'une « société démocratique moderne est caractérisée, non seulement par une pluralité de doctrines compréhensives, morales, philosophiques et religieuses, mais aussi par le fait que ces doctrines sont incompatibles entre elles tout en étant raisonnables »85, et que cette situation n'a pas de raison de changer dans un avenir prévisible dans la mesure où elle constitue « le résultat normal de l'exercice de la raison humaine dans le cadre des institutions libres d'un régime démocratique »86. Être raisonnable, c'est donc abandonner l'espoir qu'il soit possible, en utilisant les ressources de la raison, de parvenir à un accord sur la question de la vie bonne. C'est reconnaître qu'une multiplicité de conceptions du bien peuvent raisonnablement être adoptées, tout en entrant en contradiction les unes avec les autres. Mais être raisonnable, c'est surtout accepter les conséquences politiques de la reconnaissance du fait du pluralisme raisonnable. C'est passer de l'acceptation épistémologique à l'acceptation politique. Être raisonnable, c'est renoncer à une certaine façon de faire usage du pouvoir politique : renoncer à en faire usage de façon à imposer une conception du bien. Des personnes raisonnables jugeront qu'il est déraisonnable d'utiliser le pouvoir politique, si jamais elles le possédaient, pour réprimer des opinions qui ne sont pas déraisonnables, bien que différentes des leurs. La raison en est qu'étant donné le fait du pluralisme raisonnable, il n'existe pas de fondement public et commun de justification pour les doctrines, dans le cadre de la culture publique d'une société démocratique. Un tel fondement est pourtant nécessaire pour faire la différence, d'une façon qui soit acceptable par un public raisonnable, entre des croyances compréhensives prises comme telles et des croyances compréhensives vraies 87. 84 85 86 87 48 J. Rawls, (1993 / 1995), p. 83. J. Rawls, (1993 / 1995), p. 4. J. Rawls, (1993 / 1995), p. 4. J. Rawls, (1993 / 1995), p. 90. Des personnes épistémologiquement raisonnables, c'est-à-dire des personnes qui reconnaissent les difficultés du jugement et donc l'impossibilité de trancher la question de la vie bonne en faisant usage de la raison, devront également être politiquement raisonnables et renoncer à faire usage de l'appareil coercitif de l'État pour imposer une conception du bien et en réprimer d'autres. C'est bien ici que s'opère le lien avec la thématique de la neutralité : la reconnaissance des difficultés du jugement débouche sur le rejet du perfectionnisme politique et donc sur l'adoption d'un libéralisme neutraliste. Une dernière précision est nécessaire. Tel que je l'ai exposé, l'argument de Rawls semble posséder un point de départ épistémologique et des conséquences politiques. En réalité, la défense rawlsienne de la neutralité est une défense unifiée et cohérente dont le sens est d'abord et avant tout politique. En effet, l'argument repose sur la notion de raisonnable, qui, pour Rawls, est d'abord une notion politique. Il écrit : Observons qu'ici le fait d'être raisonnable n'est pas une idée épistémologique (bien que ce fait comporte des éléments épistémologiques). Il appartient plutôt à un idéal politique de la citoyenneté démocratique qui inclut l'idée de raison publique. Le contenu de cet idéal est délimité par ce que des citoyens libres et égaux peuvent, en tant qu'ils sont raisonnables, exiger les uns des autres, en tenant compte de leurs doctrines compréhensives raisonnables88. À la question de savoir pourquoi il faut être raisonnable, il faut répondre qu'il ne s'agit pas d'abord d'un engagement de nature épistémologique, mais d'un engagement de nature politique. Rawls insiste sur l'idée selon laquelle le fait d'être raisonnable doit être compris comme une composante essentielle de l'idéal politique de la citoyenneté démocratique. Pour saisir quelles sont les exigences normatives qui dérivent de cet idéal, il faut revenir à ce qui définit le citoyen dans le cadre démocratique : dans le contexte de la démocratie, les citoyens sont définis comme libres et égaux, mais également comme rationnels et raisonnables. Il faut également souligner que chez Rawls, l'idée de raisonnable est une idée complexe, qui possède plusieurs facettes. Ici, Rawls insiste sur le fait qu'être raisonnable, c'est, pour le citoyen d'une démocratie, accepter l'idée de raison publique. Il s'agit simplement d'accepter l'idée que, dans la sphère publique, toutes les raisons ne sont pas de bonnes raisons et que seules les raisons qui peuvent être publiques, c'est-à-dire partagées par tous, constituent de bonnes raisons. Il peut sembler judicieux d'opérer un rapprochement avec ce que Rawls appelle 88 J. Rawls, (1993 / 1995), p. 92. 49 le principe de légitimité libéral. Ce principe se comprend comme une réponse à la question classique de savoir à quelle condition la politique d'un État peut être considérée comme une politique légitime. Rawls écrit : À cette question, le libéralisme politique répond en disant que notre exercice du pouvoir politique n'est complètement correct que lorsqu'il s'accorde avec une Constitution dont on peut raisonnablement espérer que tous les citoyens libres et égaux souscriront à ses exigences essentielles, à la lumière de principes et d'idéaux que leur raison humaine commune peut accepter. Tel est le principe de légitimité libéral 89. Être raisonnable, c'est accepter, selon une conception somme toute assez traditionnelle de la légitimité politique, que seules les raisons qui seraient acceptées par tous les citoyens, en tant qu'ils sont libres et égaux, servent de fondement à une politique publique. Le principe de légitimité libéral exige que chaque citoyen puisse se considérer comme l'auteur de la loi. Il faut donc bien renoncer à l'utilisation de raisons issues d'une doctrine compréhensive particulière qui, puisque les citoyens adhèrent et continueront d'adhérer, eu égard aux difficultés du jugement, à des conceptions différentes de la vie bonne, ne reçoivent l'adhésion que d'une partie des citoyens. Promouvoir, par l'intermédiaire du pouvoir politique, une doctrine compréhensive, ce serait ainsi l'imposer de force à des citoyens qui n'y adhèrent pas. Il s'agirait d'un usage coercitif du pouvoir politique, par définition opposé au parti pris libéral. On aura ici affaire à ce que Rawls appelle le « fait de l'oppression »90. L'opposition de Rawls au perfectionnisme politique et sa défense de la neutralité sont d'abord de nature politique. Il s'agit, pour Rawls, d'insister sur l'opposition de principe du libéralisme à l'usage coercitif du pouvoir politique et sur les exigences liées au respect du principe de légitimité libéral. L'ensemble de ces arguments, quel que soit leur point d'ancrage argumentatif, semble confirmer le rôle définitionnel de la neutralité. La neutralité joue le rôle de différence spécifique pour le libéralisme. Le libéralisme est, par définition et par 89 J. Rawls, (1993 / 1995), p. 175. 90 Rawls écrit : « une interprétation durable et commune d'une seule doctrine compréhensive, religieuse, philosophique ou morale, ne peut être maintenue que grâce à l'usage tyrannique du pouvoir de l'État. Si nous nous représentons la société politique comme une communauté unie dans l'adhésion à une seule et même doctrine, alors l'utilisation tyrannique du pouvoir de l'État y est nécessaire. Dans la société médiévale, plus ou moins unifiée dans l'adhésion à la religion catholique, l'Inquisition n'était pas un accident ; sa lutte contre l'hérésie était nécessaire pour protéger cette croyance religieuse commune. La même chose vaut, je crois, pour toute doctrine compréhensive raisonnable, religieuse ou non. Une société unifiée autour d'une forme raisonnable d'utilitarisme ou de libéralisme, celui de Kant ou de Mill, exigerait de la même manière la sanction du pouvoir étatique pour se maintenir en place. Appelons cela le 'fait de l'oppression' » J. Rawls, (1993 / 1995), p. 63-64. 50 essence, anti-perfectionniste. (4) La neutralité perfectionnisme contestée : libéralisme et Pourtant et malgré ce qui semble constituer d'excellentes raisons, l'idéal de neutralité n'est pas reçu de façon consensuelle et unanime. Nul besoin d'ailleurs, pour entendre ces dissensions, de prêter attention aux critiques du libéralisme. La neutralité est également critiquée au sein même du libéralisme. Certains libéraux contemporains estiment qu'il faut renoncer à l'idéal de neutralité. Ils pensent pouvoir déconnecter le libéralisme et l'idéal de neutralité et construire un libéralisme perfectionniste, ce qui, comme j'ai cherché à le démontrer plus haut, constitue, pour les libéraux neutralistes, une contradiction dans les termes. On parle alors parfois de perfectionnisme modéré, ou de perfectionnisme non coercitif. À titre d'exemple, on peut citer Joseph Raz dans The Morality of Freedom, ou encore William Galston dans Liberal Pluralism. Mais pour quelles raisons vouloir rompre avec l'idéal de neutralité ? Deux réponses sont possibles. On peut vouloir abandonner l'idéal de neutralité parce qu'on considère (i) qu'il est impossible à réaliser ou (ii) qu'il n'est pas désirable. Les obstacles à la réalisation de l'idéal de neutralité sont si importants qu'ils peuvent paraître insurmontables. On estime alors que la neutralité est impossible à atteindre. Un simple regard sur la façon dont fonctionnent les États réels nous permet de saisir que, dans la réalité, l'idéal de neutralité n'est jamais pleinement réalisé. Ce constat sera valable pour tous types d'États, y compris pour les États qui sont soucieux de respecter les principes démocratiques fondamentaux. Le réalisme politique peut alors nous conduire à transformer ce constat empirique en reconnaissance normative et à affirmer que l'idéal de neutralité n'est jamais pleinement réalisé parce qu'il n'est simplement pas possible qu'il le soit. Mais même en admettant que la neutralité peut, d'une façon ou d'une autre, être réalisée, les mesures à prendre pour y parvenir peuvent sembler si lourdes qu'on peut finalement estimer qu'il est préférable d'y renoncer. Les normes imposées par les États réels ne sont pas simplement le résultat de principes de justice abstraits, choisis dans une position originelle idéale parce qu'ils 51 semblent être les mieux à même de réaliser les valeurs démocratiques de liberté et d'égalité. Ces normes sont aussi le résultat d'un long cheminement historique. Elles sont par conséquent déterminées par un contexte et par une histoire. Elles se sont formées par l'histoire et en portent la marque. C'est notamment pour cette raison qu'elles échouent à être neutres. Elles privilégient très souvent la majorité historique, sans qu'il ait nécessairement une intention de le faire. Pour reprendre un exemple introduit par Jocelyn Maclure et Charles Taylor dans Laïcité et liberté de conscience, tout État réel possède, de fait, un calendrier. Or, s'il s'agit là sans doute d'une condition de possibilité de la coopération sociale, un calendrier n'est jamais neutre. Maclure et Taylor écrivent : Étant donné l'influence historique des religions et le fait que celles-ci contiennent généralement une morale prescrivant une série d'actes à faire au moment opportun, les calendriers sont le plus souvent issus des traditions religieuses. C'est ainsi que les jours de travail et de repos et plusieurs jours fériés sont, même dans les États laïques et dans les sociétés sécularisées, tirés de la religion de la majorité. L'ancienne Loi sur le dimanche, qui interdisait au Canada l'ouverture des commerces ce jour-là, était un exemple de la traduction directe d'une norme chrétienne dans le droit positif. Encore aujourd'hui, les commerces ferment à Noël et à Pâques, mais ils n'ont aucune obligation de le faire les jours de fêtes juives ou musulmanes importantes, ou au Nouvel An chinois »91. Le même type de démonstration pourrait être fait en utilisant l'exemple de la langue officielle. Tout État réel institue une langue officielle (parfois deux) dans la mesure où il semble en effet inévitable, pour des raisons d'efficacité des communications, de fixer des normes qui établissent en quelle langue les contrats ou les documents officiels sont rédigés. Néanmoins, il n'y a là rien de neutre. Historiquement, la langue retenue pour servir de langue officielle a été celle de la majorité, ou celle de ceux qui possédaient le pouvoir. Ces deux exemples démontrent bien qu'un État réel échoue toujours à réaliser pleinement l'idéal de neutralité. Le calendrier favorise – même si c'est de façon involontaire – les citoyens qui sont issus de la majorité historique. Il défavorise également mécaniquement les minorités, qu'elles soient historiques ou issues de l'immigration récente. Les chrétiens des démocraties occidentales comme la France ou le Québec ont plus de facilité à pratiquer leur religion. Les croyants qui ne sont pas issus de la majorité historique rencontrent au contraire un certain nombre de difficultés. L'une de ces difficultés est simplement liée au fait que les jours des fêtes religieuses ne 91 J. Maclure et C. Taylor, (2010), p. 86. 52 coïncident pas avec des jours fériés. Sans qu'il y ait nécessairement une volonté de discriminer, le calendrier avantage certains citoyens et en désavantage d'autres. Il n'est pas neutre. Dans la même perspective, si une langue officielle s'impose comme la langue des échanges dans la sphère publique mais également comme la langue de l'éducation supérieure, voire de l'éducation tout court, les minorités linguistiques seront exclues par avance. L'adoption d'une langue officielle avantage ceux dont c'est la langue maternelle. Quelles solutions serait-il possible de mettre en place pour sauvegarder la neutralité de l'État ? On peut bien penser à établir un calendrier épuré de toute histoire. Cela exigerait, d'une part, d'épurer le calendrier de toutes les fêtes religieuses, mais aussi peut-être d'en extraire les fêtes commémorant tel ou tel événement de l'histoire nationale. On pourra en effet considérer qu'elles sont susceptibles de défavoriser ceux qui ne se reconnaissent pas dans ces commémorations, par exemple parce qu'ils sont les descendants de ceux qui furent les vaincus de cette histoire. On aboutirait alors à un calendrier simplement fonctionnel et rationnel. Mais quelle mesure prendra-t-on quant à la question de la langue officielle ? On pourrait conclure qu'il convient d'adopter pour langue officielle une langue qui ne soit initialement la langue de personne. L'espéranto par exemple. On pourra même pousser l'exigence jusqu'à interdire, dans la sphère publique, l'utilisation d'une langue qui ne soit pas neutre. Pour aller au bout de cette démarche, il faudrait aussi, pour réaliser une neutralité parfaite, épurer l'ensemble de l'espace public. On ferait disparaître les bâtiments religieux ou les monuments historiques, etc. On exigera aussi peut-être des citoyens une apparence parfaitement neutre, qui ne laisse apparaître aucune forme d'appartenance. Au final, on transformera un État réel en un ensemble de principes abstraits. La dimension coercitive de ces mesures est néanmoins tout à fait évidente. On peut facilement percevoir le coût, en termes de liberté, que représente l'ensemble de ces mesures censées permettre la réalisation de l'idéal de neutralité. La liste de ces mesures fonctionne donc davantage comme une démonstration par l'absurde : on comprend ici que s'il n'est pas nécessairement impossible pour l'État d'être parfaitement neutre, c'est en revanche parfaitement indésirable. Cet État, pour parvenir à une neutralité parfaite, se couperait de tout ce qui fait son épaisseur et son identité historique. Il deviendrait 53 également – et, dans une perspective libérale, c'est sans doute le plus problématique – extrêmement coercitif. Dès lors, plutôt que de prétendre réaliser un idéal de neutralité manifestement hors d'atteinte, certains libéraux préfèrent opter pour la reconnaissance d'une forme de perfectionnisme limité et préfèrent consacrer leurs efforts à comprendre comment il est possible de rétablir a posteriori une égalité qui ne peut de toute évidence pas être atteinte en amont92. Devant la force des arguments qui mettent en évidence les difficultés liées à l'idéal de neutralité, il semble que la charge de la preuve revienne aux libéraux neutralistes. Il leur revient de démontrer à quelle condition la neutralité est possible et pourquoi elle est souhaitable. Or, comme je l'ai déjà souligné, le terme neutralité est un terme complexe et polysémique. Certains sens du terme neutralité aboutissent à des conceptions tout à fait irréalistes de la neutralité. La première question est donc la question de savoir quel sens du terme neutralité il faut adopter pour aboutir à une conception plausible de la neutralité. La neutralité est-elle possible? Et, plus exactement, quel sens faut-il accorder au terme neutralité pour que l'idéal de neutralité soit possible? Telles sont les questions qui seront examinées dans les chapitres qui vont suivre. Dans le deuxième chapitre, le sens logiquement premier, qui est également le sens le plus radical de la neutralité, sera examiné. 92 C'est bien ainsi qu'on peut comprendre la pratique des accommodements raisonnables, comme le soulignent J. Maclure et C. Taylor dans leur discussion de la laïcité. 54 Chapitre 2 La neutralité procédurale: une neutralité radicale, une neutralité impossible ? (1) La neutralité procédurale entendue comme neutralité (1.1) Définition Derrière l'idéal de neutralité se logent, en fonction du sens accordé à la neutralité, des exigences très différentes. Il convient donc d'examiner précisément cette polysémie afin de déterminer quel type de neutralité est éventuellement possible et désirable. Dans cette perspective, la première forme de neutralité sur laquelle il faut s'arrêter, c'est la neutralité dite « procédurale » ou « axiologique ». Une définition en est disponible chez Rawls. Il écrit : La neutralité peut être définie en des sens très différents. On peut, par exemple, la caractériser comme une procédure qui peut être légitimée ou justifiée sans faire appel à des valeurs morales. Ou bien, si cela paraît impossible, dans la mesure où toute justification semble faire référence à certaines valeurs, une procédure neutre pourra être définie comme justifiée par rapport à des valeurs neutres comme l'impartialité, la cohérence dans l'application de principes généraux à des cas qu'on peut raisonnablement traiter comme liés les uns aux autres (comme le principe judiciaire qui consiste à traiter des cas semblables de manière semblable), ou encore la possibilité que les parties en conflit aient une chance égale de faire valoir leurs revendications. Ces valeurs sont celles qui gouvernent les procédures équitables d'arbitrage des conflits. La définition d'une procédure neutre peut aussi s'appuyer sur les valeurs qui sous-tendent les principes de la discussion libre et rationnelle entre personnes raisonnables et en pleine possession de leurs capacités de penser et de juger, soucieuses en outre de trouver la vérité ou d'atteindre un accord raisonnable qui soit fondé sur la meilleure information disponible93. Cette définition mérite qu'on s'y arrête. Plusieurs remarques doivent être faites. Tout d'abord, on peut d'emblée constater que la neutralité procédurale est caractérisée par Rawls comme l'un des sens possible de la neutralité ; présentation qui suggère qu'il existe d'autres sens de la neutralité. D'ailleurs, si Rawls présente ici succinctement la neutralité procédurale, c'est pour s'en démarquer immédiatement : « la théorie de la 93 J. Rawls, (1993 / 1995), p. 235. 55 justice comme équité n'est pas neutre procéduralement »94. Je reviendrai ultérieurement sur les raisons de cette démarcation. Pour l'heure, j'avancerai l'idée que la neutralité entendue comme neutralité procédurale peut être considérée comme le sens premier de la neutralité : la neutralité procédurale est, dans une perspective logique, le sens premier de la neutralité dans la mesure où il s'agit de la forme la plus radicale de la neutralité. Avec la neutralité entendue comme neutralité procédurale, l'idéal de neutralité prend son extension la plus étendue. Cette version de la neutralité revendique une neutralité totale, ou, si cela est impossible, la neutralité la plus étendue possible. Mais que signifie être procéduralement neutre ? À quel objet la neutralité procédurale s'applique-t-elle ? Et cette neutralité radicale est-elle plausible ? Pour le savoir, il nous faut revenir à la présentation qu'en propose Rawls. Selon Rawls, une première façon de définir la neutralité est de « la caractériser comme une procédure qui peut être légitimée ou justifiée sans faire appel à des valeurs morales ». Afin de comprendre cette affirmation, il faut d'abord s'attarder sur le terme « procédure ». Il faut comprendre pourquoi, dans le champ de la philosophie politique, l'élaboration d'une procédure s'est imposée comme une nécessité. Il faudra également chercher à comprendre pourquoi et comment la procédure peut et doit elle-même être légitimée. (1.2) La nécessité d'une procédure La notion de procédure a une place importante chez nombre de philosophes politiques contemporains. C'est le cas par exemple chez Rawls, et également chez Jürgen Habermas. Le recours à une procédure leur semble s'imposer comme une nécessité et pour l'un comme pour l'autre, l'introduction de la notion de procédure est liée à l'analyse du contexte qui est le nôtre : contexte du pluralisme moral pour Rawls, contexte d'une modernité post-métaphysique pour Habermas. Ainsi, pour chacun de ces deux penseurs, le contexte dans lequel nous nous situons a des conséquences importantes sur la façon dont nous devons concevoir les règles destinées à régir les rapports entre les hommes au sein d'une société. Rawls, par exemple, affirme que dans la mesure où nous nous situons dans un contexte irrémédiablement pluraliste et que, par conséquent, il n'existe plus de doctrine compréhensive unanimement partagée, il n'est 94 J. Rawls, (1993 / 1995), p. 236. 56 plus possible de s'appuyer sur le bien pour en déduire le juste. De la même façon, l'idée habermassienne selon laquelle notre contexte social et politique est devenu « postmétaphysique » prend acte de ce que Max Weber appelait la « guerre des dieux », c'est-à-dire du fait que la société n'est plus unie par une même conception du bien, mais au contraire traversée par des valeurs irréconciliables. Néanmoins, s'il n'est plus possible dans un tel contexte de dériver le juste du bien, la définition de règles communes demeure nécessaire. En effet, les actions individuelles ne peuvent être laissées à la discrétion des individus eux-mêmes dans la mesure où, puisque les intérêts des individus sont très souvent divergents, cette divergence, qui peut, à n'importe quel moment, se muer en conflit ouvert, est toujours une menace pour la stabilité et l'unité de la société. On pourra objecter que les forces en présence peuvent s'équilibrer d'elles-mêmes et que ce qu'on peut appeler un modus vivendi finit toujours par se dégager. On répondra néanmoins que cet équilibre est toujours précaire et instable. En effet, si la répartition des forces change, l'équilibre qui s'était formé est immédiatement rompu. On peut donc juger que la stabilité à laquelle on parvient par ce biais demeure insuffisante. De plus, le modus vivendi n'est rien de plus qu'un rapport de force dans lequel celui qui a l'avantage de la force parvient à s'imposer temporairement. À ce titre, la règle de celui qui s'impose ne détient aucune forme de légitimité si l'on admet que la force ne fait pas droit. C'est là une seconde insuffisance, sans doute encore plus problématique que la première. Dès lors, afin de réaliser la stabilité et la justice dans la société, il est nécessaire de trouver une façon de trancher pacifiquement et légitimement les différends entre les individus. Le problème qui se dessine est le suivant : sur quelle base parvenir à ces règles de justice ? Comment élaborer des principes de justice alors qu'on est désormais privé du bien, fondement traditionnel du juste ? La seule réponse qui semble subsister est la suivante : il faut, pour déterminer des principes de justice, s'en remettre à un accord entre les citoyens. Le juste ne sera plus issu d'une source morale extérieure et préalablement reconnue, mais d'un accord entre ceux-là même qui seront concernés par ces règles. Rawls écrit ainsi : Comment doit-on déterminer les termes équitables de la coopération ? Sont-ils simplement établis par une autorité extérieure distincte des personnes qui coopèrent ? Par exemple, sont-ils établis par la loi divine ? Ou bien sont-ils reconnus comme 57 équitables par les personnes qui coopèrent en se référant à un ordre moral indépendant ? [...] La théorie de la justice comme équité reformule la doctrine du contrat social et adopte une variante de la dernière hypothèse, à savoir que les termes équitables de la coopération sociale sont conçus comme résultat d'un accord entre ceux qui coopèrent95. Puisque nous ne partageons plus, par exemple, la même conception de la loi divine, nous ne pouvons plus nous appuyer sur cette base extérieure pour définir le juste. Dans le contexte du pluralisme moral, nulle autorité extérieure n'est légitime. Il faut renoncer à cette forme d'objectivité morale. Seul un accord entre ceux qui obéiront aux principes de justice peut servir de base à l'élaboration de ces principes96. Une objection doit néanmoins immédiatement être affrontée et c'est la réponse à cette objection qui introduira la notion de procédure. Il est aisé de mettre en évidence que tout accord, quel qu'il soit, n'aboutit pas nécessairement à des principes justes. Si les conditions de l'accord ne sont pas équitables, si par exemple, certains peuvent exercer des pressions sur d'autres, utiliser la menace, la contrainte ou encore le mensonge afin de se rendre favorables les termes de l'accord, si l'accord est soutiré plutôt qu'accordé rationnellement et en toute connaissance de cause, il ne permet pas d'aboutir à une définition du juste. Il inscrit et confirme plutôt dans le droit la domination qui existait déjà en fait. Il n'est rien d'autre qu'un modus vivendi institutionnalisé et présente les mêmes défauts de stabilité et de légitimité. C'est ici qu'intervient la notion de procédure. Pour s'assurer que l'accord n'est pas un contrat de dupes, il doit être encadré. L'accord, pour être légitime, doit être conclu dans certaines conditions, qui doivent être scrupuleusement définies. Il faudra par exemple s'assurer que ceux qui concluent l'accord soient placés dans des situations symétriques : si les uns ont d'emblée un avantage sur les autres, l'accord final risque de n'être que le reflet de l'inégalité initiale. Il faut que l'accord soit conclu en suivant certaines règles, ou, pour introduire ce terme clef, dans le respect d'une certaine « procédure ». La procédure, c'est donc d'abord cela : l'ensemble des conditions qui doivent être respectées afin que l'accord sur les principes de justice soit un véritable 95 J. Rawls, (1993 / 1995), p. 47-48. 96 Rawls écrit ainsi également : « En dehors de la procédure par laquelle les principes de justice sont construits, il n'existe pas de faits moraux. Savoir si certains faits doivent ou non être reconnus comme des raisons en matière de juste et de justice, ou savoir quel poids leur donner, ne peut être tranché que dans le cadre de la procédure de construction elle-même » J. Rawls, (1980 / 1993), p. 78-79. À partir de Libéralisme politique, Rawls modère néanmoins cette inflexion anti-réaliste. Je reviendrai ultérieurement en détail sur ce qu'on peut appeler le constructivisme politique de Rawls, notamment dans le chapitre 4, section (5). 58 accord. Pour résumer, on comprend la place centrale occupée par la notion de procédure en philosophie politique contemporaine lorsqu'on a en tête que, premièrement, dans le contexte du pluralisme moral, il est impossible de dériver les principes de justice d'une source morale extérieure et que par conséquent seul un accord entre ceux qui obéiront à ces principes constitue un fondement légitime et que, deuxièmement, pour être légitime, l'accord doit être conclu dans certaines conditions, c'est-à-dire, dans le respect d'une certaine procédure. Mais quelle doit être cette procédure ? (1.3) La position originelle de Rawls, un exemple de procédure Il convient tout d'abord de rappeler que le but de la procédure est de parvenir à choisir des principes de justice équitables. Or, selon Rawls, il s'agit là d'un cas de « justice procédurale pure »97 qu'il faut distinguer d'emblée de la « justice procédurale parfaite » et de la « justice procédurale imparfaite ». Dans chaque cas de figure, la question est de savoir comment déterminer une procédure qui permettra d'atteindre un résultat équitable. Les cas de justice procédurale parfaite sont des cas simples, dans lesquels on dispose d'un « critère indépendant pour le partage équitable » et dans lesquels on est capable d'élaborer une procédure grâce à laquelle on parviendra à coup sûr à ce résultat équitable. Rawls prend ici l'exemple d'un gâteau qu'il s'agit de se partager équitablement. Si l'on suppose qu'un partage équitable est un partage à part égal, alors on connaît dès le départ le résultat dont on considère qu'il est équitable et qu'on cherchera à atteindre. De plus, il est possible, sur cette base, de trouver une procédure qui permettra d'atteindre ce résultat sans possibilité d'erreur : « la solution évidente consiste à faire partager le gâteau par celui qui se sert en dernier, les autres étant autorisés à se servir avant lui. Il coupera le gâteau à parts égales, car ainsi il s'assure pour lui-même la plus grosse part possible »98. La justice procédurale parfaite doit être distinguée de la justice procédurale imparfaite. Ici, on connaît également le résultat équitable auquel on veut parvenir, mais il est impossible de construire une procédure permettant d'y accéder à coup sûr. Pour illustrer ce cas, Rawls prend l'exemple de la procédure criminelle. Le résultat juste est 97 J. Rawls, (1971 / 1986), p. 116. 98 J. Rawls, (1971 / 1986), p. 117. 59 connu : « que l'accusé soit déclaré coupable si, et seulement si, il a commis le crime dont on l'accuse »99, mais il est impossible de construire une procédure qui exclurait à coup sûr l'erreur judiciaire. L'élaboration d'une procédure reste nécessaire. Il faut par exemple faire en sorte que l'accusé ait droit à une défense, que les pièces du dossier soient connues par les deux parties, etc. Néanmoins, les règles de procédures, si précieuses soient-elles pour éviter l'injustice évidente, ne peuvent que réduire au maximum la possibilité de l'erreur. Un coupable pourra par exemple échapper à la condamnation, si les preuves sont insuffisantes. Mais, selon Rawls, lorsqu'il s'agit d'élaborer des principes de justice, on ne se trouve ni dans cette situation, ni dans la précédente. On se trouve plutôt dans une situation dans laquelle « il n'y a pas de critère indépendant pour déterminer le résultat correct »100. En effet, on cherche ici à savoir quelle est la juste répartition des droits et des devoirs ou encore celle des positions sociales et des richesses. On cherche à établir ce qui constitue une distribution juste. C'est donc bien qu'au départ, on l'ignore. Rappelons en effet que dans le contexte du pluralisme moral, on refuse de dériver simplement le juste du bien. On considère qu'il n'y a plus de source morale indépendante. Dans ce type de cas, qui sont des cas de justice procédurale pure, le but de la procédure est justement d'aboutir à un résultat dont la validité sera garantie par la procédure elle-même. Rawls écrit : La justice procédurale pure s’exerce quand il n’y a pas de critère indépendant pour déterminer le résultat correct ; au lieu de cela, c’est une procédure correcte ou équitable qui détermine si un résultat est également correct ou équitable, quel qu’en soit le contenu, pourvu que la procédure ait été correctement appliquée 101. Dans un tel cas de figure, on ignore le résultat qu'on cherche à obtenir. On construit en revanche une procédure qui, si elle est bien construite et si elle est bien appliquée, nous garantira un résultat correct. Ici, la procédure vertueuse, c'est-à-dire la procédure bien construite, est censée transmettre sa vertu au résultat issu de l'application de la procédure. Pour mieux le comprendre, prenons l'exemple de la recherche de principes de 99 J. Rawls, (1971 / 1986), p. 117. 100J. Rawls, (1971 / 1986), p. 118. 101J. Rawls, (1971 / 1986), p. 118. 60 justice. On constate tout d'abord qu'il s'agit bien d'un cas de figure dans lequel on ignore au départ le résultat qu'on cherche à atteindre. On ignore par exemple si, dans une société, toute inégalité est une injustice ou si certaines inégalités, notamment économiques, peuvent ne pas être injustes. Clairement, la réponse à cette question n'est pas évidente. On ne possède pas de critère indépendant du juste. Ce critère est plutôt ce qu'on cherche à obtenir. Néanmoins, si l'on ignore quelle distribution des droits, des devoirs, des positions sociales et des richesses constitue une distribution juste, on sait en revanche que seul un accord entre les partenaires peut servir de fondement aux principes de justice. De plus, on perçoit que, pour être valide, cet accord doit être réalisé dans certaines conditions. Rawls écrit : « leur accord, comme n'importe quel autre accord valable, doit se faire dans certaines conditions. En particulier, celles-ci [...] ne doivent pas accorder à certaines [personnes] des avantages supérieurs dans la négociation (bargaining advantages) »102. Comme je l'ai déjà souligné, si les partenaires sont dans des positions asymétriques, si par exemple, certains ont des avantages sur les autres lors des négociations censées aboutir au choix des principes de justice, le résultat de ces négociations sera faussé. Les principes dégagés seront le reflet du rapport de force initial et non des principes justes. Il faut dès lors parvenir à construire une procédure qui nous permette d'aboutir à coup sûr à des principes justes. Pour qu'il en soit ainsi, il faut s'assurer que les conditions de l'accord soient équitables. Il faut s'assurer que les uns n'ont pas l'ascendant sur les autres. Il faut également s'assurer que certains ne pourront pas utiliser leurs connaissances pour tirer les principes dans le sens de leurs intérêts particuliers. Ainsi, la construction de la procédure, c'est la construction d'un point de vue impartial, condition de possibilité d'un accord sur des principes justes. Dans le vocabulaire de Rawls, ce point de vue impartial, c'est ce qu'il appelle la « position originelle ». Rawls écrit : L’idée de la position originelle est d’établir une procédure équitable (fair) de telle sorte que tous les principes sur lesquels un accord interviendrait soient justes. [...] Nous devons, d’une façon ou d’une autre, invalider les effets des contingences particulières qui opposent les hommes les uns aux autres et leur inspirent la tentation d’utiliser les circonstances sociales et naturelles à leur avantage personnel. C’est pourquoi je pose que les partenaires sont situés derrière un voile d’ignorance. Ils ne savent pas comment les différentes possibilités affecteront leur propre cas et ils sont obligés de juger les principes sur la seule base de considérations générales [...]. Les partenaires ignorent 102J. Rawls, (1993 / 1995), p. 48. 61 certains types de faits particuliers. Tout d’abord, personne ne connaît sa place dans la société, sa position de classe ou son statut social; personne ne connaît non plus ce qui lui échoit dans la répartition des atouts naturels et des capacités [...]. Chacun ignore sa conception du bien, les particularités de son projet rationnel de vie, ou même les traits particuliers de sa psychologie comme son aversion pour le risque ou sa propension à l’optimisme ou au pessimisme. [...] Dans la mesure du possible, donc, les partenaires ne connaissent, comme fait particulier, que la soumission de leur société aux circonstances de la justice avec tout ce que cela implique. On tient toutefois pour acquise leur connaissance générale de la société humaine. Ils comprennent les affaires politiques et les principes de la théorie économique, ils connaissent la base de l’organisation sociale et les lois de la psychologie humaine. En fait, on suppose que les partenaires connaissent tous les faits généraux qui affectent le choix des principes de la justice103. La position originelle constitue bien un cas de justice procédurale pure : il s'agit d'élaborer une procédure qui permettra d'aboutir, à coup sûr, à un résultat correct. De plus, on saisit ici le contenu de cette procédure. Les conditions qui doivent être réunies afin de garantir la validité de l'accord sont d'abord et avant tout des conditions d'information. Rawls affirme que, afin que l'accord soit valable, les partenaires qui ont à faire le choix des principes de justice doivent être privés d'un certain nombre d'informations. Ils doivent être privés des informations qui pourraient influencer négativement leur choix et le rendre partial. Ainsi, si je connaissais ma position sociale particulière, si je savais, par exemple, que je suis riche, je serais tenté d'utiliser cette information et d'influencer les débats de façon à instaurer un système fiscal favorable aux plus riches. Afin que l'impartialité soit réalisée, ce type d'information ne doit donc pas être disponible lors du choix des principes. Les partenaires, nous dit Rawls, doivent être placés sous un « voile d'ignorance ». Il faut souligner que ces informations qui doivent être placées sous le voile d'ignorance sont celles qui concernent la situation particulière des partenaires, tels la position sociale particulière qu'on occupe, le genre, la conception particulière du bien à laquelle on adhérera, etc. C'est en effet la connaissance de ces informations qui pourrait conduire les partenaires à privilégier leurs intérêts et donc à faire un choix partial et injuste. En revanche, les faits sociaux et psychologiques généraux restent, eux, connus, sans quoi le choix de principes devient impossible. Le voile d'ignorance n'est donc pas intégral : il masque les faits particuliers, susceptibles de provoquer la partialité du jugement, mais pas les faits généraux, nécessaire au choix de principes. Telle est la procédure qui est censée nous permettre d'aboutir à des principes de 103J. Rawls, (1971 / 1986), p. 168-169. 62 justice valides. Pour résumer, on peut insister sur deux points importants. Tout d'abord, il faut bien souligner que dans des cas de justice procédurale pure, c'est la procédure qui est la seule garantie de la validité du résultat. Deuxièmement, lorsqu'il s'agit de rechercher des principes de justice, la procédure doit parvenir à la construction d'un point de vue d'impartialité. Une fois ce point de vue adopté, on pourra estimer que les partenaires choisiront nécessairement des principes justes. Une dernière remarque doit néanmoins être faite. Cette présentation de la notion de procédure doit nous permettre de détecter une caractéristique très importante de la procédure : la procédure est une réalité construite. Ainsi par exemple, lorsqu'il faut décider de l'étendue du voile d'ignorance, lorsqu'il faut en tailler les contours, la décision en revient au théoricien. C'est lui qui détermine quelles sont les informations qui doivent être disponibles aux partenaires et quelles sont les informations qui doivent être masquées. Il revient au théoricien de déterminer les informations qui sont pertinentes lorsqu'il s'agit de choisir des principes de justice et celles qui au contraire sont arbitraires. Ainsi par exemple, c'est parce que Rawls pense qu'être riche n'est pas une raison pertinente pour vouloir un système fiscal qui favorise les riches qu'il choisit de placer la richesse sous le voile d'ignorance. Il en va de même pour toutes les caractéristiques que Rawls choisit de placer sous le voile d'ignorance. On comprend ainsi que le voile d'ignorance est construit en fonction de ce que le théoricien estime pertinent pour assurer un jugement impartial. La position originelle est donc un point de vue construit. Mais dès lors l'une des questions pertinentes consiste à se demander pourquoi la procédure est construite comme elle est construite. Pourquoi par exemple, telles informations sont exclues et placées sous le voile d'ignorance, alors que telles autres sont admises ? Toute construction et tout choix doivent pouvoir être justifiés. De plus, on saisit bien les conséquences capitales de ces choix de construction. En effet, si le voile d'ignorance était taillé différemment, si la position originelle était un point de vue différent, les principes auxquels on aboutirait seraient également différents. Il y a un rapport de dépendance entre la procédure construite et les principes obtenus. Dès lors, la question de la justification mérite bien d'être posée : sur quelle base peut-on justifier la construction de la procédure ? Comment la procédure peut-elle elle-même être justifiée ? 63 (1.4) La procédure : une construction à justifier C'est afin de proposer une réponse à cette question qu'on pourra faire intervenir l'idée de neutralité procédurale. Rappelons que Rawls écrit à propos de la neutralité procédurale qu'il s'agit d'une « procédure qui peut être légitimée ou justifiée sans faire appel à des valeurs morales »104. On comprend que l'idée de neutralité procédurale constitue une prise de position sur la façon dont il convient de justifier la procédure qui aboutira au choix des principes de justice. Or, sur la façon de justifier la procédure, deux positions s'opposent : la justification substantielle s'oppose à la justification neutre. Il existe deux réponses possibles à la question de la justification de la procédure. La première consiste à justifier la procédure en ayant recours à des valeurs substantielles, c'est-à-dire à des valeurs dotées d'un contenu moral. C'est, notamment, la voie que retiendra Rawls. Ici, c'est en fonction de certaines valeurs morales dotées d'un contenu substantiel que la procédure est construite. On peut donc appeler ce mode de justification une justification substantielle105. Mais pour un certain nombre de raisons sur lesquelles je reviendrai, cette voie est rejetée par certains. Ils choisissent alors la voie de la neutralité procédurale qui consiste à justifier la procédure par laquelle on parvient aux principes de justice sans avoir recours à des valeurs morales. On peut estimer qu'il s'agit là de la forme la plus radicale de neutralité. Ce qui est ici revendiqué, c'est la neutralité intégrale de la théorie, et non pas simplement la neutralité des mesures politiques mises en place par l'État. Ainsi l'objet de la neutralité est différent. La neutralité procédurale revendique la neutralité de la théorie elle-même. Elle affirme que la théorie ne s'adosse à aucune valeur morale, c'est-à-dire qu'elle ne présente aucun présupposé substantiel d'arrière-plan. La neutralité procédurale est ainsi la forme de neutralité dans laquelle l'extension de la neutralité est la plus large. Les principes de justice auxquels on parviendrait dans le cadre d'une théorie procéduralement neutre ne supposeraient, par exemple, absolument aucune conception du bien, si minimale soit elle. On respecterait ainsi scrupuleusement ce qui semble constituer l'engagement des théories dites post-métaphysiques, qui reconnaissent un pluralisme moral constitutif. De façon symétrique, une forme de neutralité totale pourra être revendiquée en matière de conception de la personne. On prendra alors 104J. Rawls, (1993 / 1995), p. 235. 105Ce type de justification sera étudié dans le troisième chapitre. 64 l'affirmation de Dworkin en son sens le plus radical : on affirmera que la théorie ne suppose aucune conception de la personne. On voit ici qu'une objection surgit d'emblée. On est immédiatement enclin à douter de la possibilité de ce type de neutralité radicale. On pourra ainsi arguer du fait que toute théorie possède des présupposés, tant en matière de conception du bien que de conception de la personne. Plus précisément, on pourra chercher à montrer qu'il est impossible de parvenir à des principes de justice sans s'appuyer sur des présupposés substantiels. En effet, la construction de la procédure doit bien avoir des fondements et des justifications. Comme je l'ai indiqué, on doit avoir des raisons de construire la procédure de telle façon plutôt que de telle autre et être capable de présenter ces raisons. Or, comment, lors de la justification, éviter d'avoir recours à des valeurs ? L'impartialité, à titre d'exemple, constitue bien une valeur. Rawls lui-même, dans sa présentation de la neutralité procédurale, semble anticiper cette objection et lui opposer une parade. Il écrit : Ou bien, si cela paraît impossible, dans la mesure où toute justification semble faire référence à certaines valeurs, une procédure neutre pourra être définie comme justifiée par rapport à des valeurs neutres comme l'impartialité, la cohérence dans l'application de principes généraux à des cas qu'on peut raisonnablement traiter comme liés les uns aux autres (comme le principe judiciaire qui consiste à traiter des cas semblables de manière semblable), ou encore la possibilité que les parties en conflit aient une chance égale de faire valoir leurs revendications106. En réponse à l'objection de l'impossibilité, les partisans de la neutralité procédurale affirmeront que si des valeurs doivent nécessairement être mobilisées pour justifier la procédure, on est en droit de considérer qu'il s'agit de « valeurs neutres ». Une attention toute particulière doit être accordée à cette expression. On peut d'abord en souligner le caractère étrange et apparemment auto-contradictoire. L'expression « valeur neutre » semble de prime abord fonctionner comme un oxymore, c'est-à-dire comme une figure de style qui réunit deux termes de sens contraires à l'intérieur d'une même expression. Ainsi, les termes « valeur » et « neutre » semblent d'emblée jouer l'un contre l'autre. Une valeur semble, par définition, avoir un contenu moral substantiel et on voit mal alors comment elle peut prétendre à une quelconque neutralité. 106J. Rawls, (1993 / 1995), p. 235. 65 C'est en s'attardant sur les exemples de valeurs neutres introduits ici qu'on peut néanmoins comprendre ce dont il est question. Pour illustrer l'idée de valeur neutre, Rawls donne les exemples de l'impartialité, de la cohérence, ou encore d'une égalité dans l'expression des revendications. Ces exemples sont bien des exemples de valeurs. Néanmoins, Rawls avance l'idée qu'on peut chercher à donner à ces valeurs un statut purement logique. Ces valeurs seraient ainsi seulement issues des règles formelles que doit respecter toute argumentation correcte. À ce titre, elles seraient dénuées de tout contenu et de toute épaisseur morale et pourraient revendiquer le statut de valeurs neutres. Ces règles seraient simplement immanentes à la procédure et il n'existerait aucun besoin d'aller puiser ailleurs pour justifier la procédure. Dans tous les cas, que la neutralité procédurale revendique une absence totale de fondement substantiel ou qu'elle affirme n'être fondée que sur des valeurs neutres, on a bien affaire à un mode de justification qui diffère de celui qui reconnaît fonder la procédure censée mener à des principes de justice sur des valeurs dotées d'un contenu moral. On a bien affaire à une revendication de neutralité radicale : la procédure doit pouvoir être construite en se passant de tout recours à des valeurs morales. Une autre question surgit néanmoins : la question « pourquoi ? ». On peut en effet se demander pourquoi, alors notamment que certaines valeurs, comme la liberté et l'égalité, semblent consensuellement acceptées, refuser d'en faire les fondements des principes de justice et pourquoi vouloir se passer de tout fondement moral substantiel dans l'élaboration de la procédure qui permettra le choix des principes de justice. Je chercherai ainsi à comprendre pourquoi la neutralité procédurale constitue, aux yeux de certains, une exigence indispensable à une théorie libérale authentique. Je reviendrai ensuite à la question « comment ? » et poserai la question de savoir si la réponse à l'objection de la possibilité ébauchée ci-dessus est satisfaisante ou s'il faut toujours se résoudre à reconnaître des présupposés substantiels d'arrière-plan. (2) Pourquoi la neutralité procédurale ? (2.1) L'argument de la cohérence On peut estimer que seule une justification procéduralement neutre de la 66 procédure permettant d'aboutir aux principes de justice est tout à fait cohérente et que toute autre forme de justification est par essence paradoxale 107. Pour le comprendre, il faut revenir aux buts des principes de justice. Ceux-ci cherchent à rendre possible la vie en commun malgré la diversité des conceptions du bien. Les principes de justice doivent permettre de régler pacifiquement les différends qui surgissent entre des citoyens qui n'ont pas en partage une seule et même conception de la vie bonne. Dès lors, pour pouvoir opérer, ces principes doivent pouvoir être admis par tous. Chacun, quelle que soit la conception du bien à laquelle il adhère, doit pouvoir admettre la validité et la légitimité des principes de justice. Or, cela semble évidemment impossible si les principes de justice sont eux-mêmes construits à partir d'une conception particulière du bien, c'est-à-dire à partir d'une conception du bien qui n'est pas acceptée par tous et dont, à ce titre, on peut dire qu'elle constitue une « conception controversée du bien »108. En effet, dans ce cas, seuls ceux qui adhéreront à cette conception controversée du bien reconnaîtront la validité des principes de justice. Ceux qui ne pourront se reconnaître dans la conception particulière du bien qui fonde les principes de justice ne pourront admettre leur validité. Ils seront dès lors rendus totalement inopérants. On comprend alors l'avantage et la nécessité de la neutralité procédurale : elle seule constitue une fondation cohérente de la neutralité politique. Néanmoins, Larmore souligne dans Patterns of Moral Complexity qu'une justification de ce type n'est pas aisée à trouver dans la tradition philosophique, y compris – et on peut considérer qu'il s'agit là aussi d'un paradoxe – chez les penseurs libéraux qui ont fondé et soutenu la neutralité politique. Selon Larmore, il s'agit là de l'ambiguïté centrale du libéralisme classique. D'un côté, ce libéralisme défend la neutralité politique : il affirme que l'État doit être neutre vis-à-vis des différentes conceptions de la vie bonne. Mais d'un autre, cette neutralité politique est défendue en faisant appel à une conception du bien controversée 109. Larmore cite, à titre d'exemple, les arguments utilisés par Mill et par Kant, qui constituent pour lui, tout comme pour 107L'argument présenté ici s'appuie sur les travaux de C. Larmore. En particulier C. Larmore, (1987), p. 40-68 et C. Larmore, (1993), p. 161-191. Je préciserai par la suite la position de Larmore et montrerai qu'elle diverge de la définition rawlsienne de la neutralité procédurale pour se rapprocher en bout de ligne de la position adoptée par Rawls lui-même. 108L'expression est de Larmore. Il utilise l'expression “some particular and controversial view of human flourishing”, C. Larmore, (1987), p. 51 ou encore l'expression “controversial views of the good life”, C. Larmore, (1987), p. 54. 109Larmore écrit : “liberalism has always urged toleration for the diversity of ideals and forms of life, but almost as often it has sought to justify this position by appealing to some particular and controversial view of human flourishing” C. Larmore, (1987), p. 51. 67 Rawls, deux figures fondamentales du libéralisme philosophique traditionnel. Il montre alors que l'un comme l'autre justifient la neutralité politique en faisant la démonstration que ce régime politique est le mieux adapté à la conception du bien qu'ils défendent. Ainsi par exemple, puisque pour Mill, la meilleure façon de parvenir à une conception adéquate de la vie bonne est de multiplier les expériences, de les comparer et de ne conserver que celles qui sont les plus épanouissantes, il faudra préférer un régime politique qui rend cet expérimentalisme possible. Il faudra donc préférer un régime qui tolère une multiplicité de conceptions du bien à un régime perfectionniste. De façon similaire, Larmore cherche à montrer que Kant soutient la neutralité politique en raison de sa valorisation de l'autonomie : puisque seule vaut une conception du bien qu'on a sciemment adoptée par soi-même, il est préférable que l'État demeure neutre quant à la question de la vie bonne. Dans chaque cas de figure, c'est une conception de la vie bonne – l'expérimentalisme et le développement des facultés supérieures pour Mill, l'autonomie pour Kant – qui sert de justification à la neutralité politique. La neutralité politique est défendue parce qu'on considère qu'elle est le régime le plus favorable à la conception du bien qu'on défend. Dès lors, Mill et Kant endossent la neutralité politique, mais en lui donnant une justification non neutre. Ils endossent la neutralité politique parce qu'ils estiment qu'elle est la mieux à même de favoriser la conception de la vie bonne dont ils affirment qu'elle doit être favorisée mais dont il faut remarquer qu'elle constitue une conception controversée du bien. On pourrait ici parler de « perfectionnisme indirect » : la neutralité politique, qui est un anti-perfectionnisme étatique, est défendue pour des raisons perfectionnistes. Larmore parle ainsi de justification non neutre de la neutralité politique. Or, évidemment, ces modes d'argumentation tombent sous le coup de la critique présentée plus haut. Une justification non neutre est insuffisante dans la mesure où sa puissance de conviction est limitée : seuls ceux qui adhèrent à la conception de la vie bonne sous-jacente pourront être convaincus. Larmore souligne également qu'en plus d'être inefficace, cette justification est par essence paradoxale et qu'elle fait du libéralisme une doctrine à laquelle il manque une cohérence rigoureuse. Il y a bien en effet un paradoxe à vouloir plaider en faveur de la neutralité politique en utilisant des arguments qui eux-mêmes ne sont pas neutres. Il y a un paradoxe à affirmer que l'État doit être neutre en matière de conceptions du bien pour des raisons qui elles-mêmes ne 68 sont pas neutres. Ce que Larmore appelle une justification non neutre de la neutralité politique et que j'ai appelé « perfectionnisme indirect » semble bien constituer une erreur logique. Dès lors, si le libéralisme veut être une doctrine cohérente, il lui faut parvenir à une autre justification de la neutralité politique. Il lui faut construire ce que Larmore appelle une justification neutre de la neutralité politique : “if liberals are to follow fully the spirit of liberalism, they must also devise a neutral justification of political neutrality. This is a second sort of justification, one which is not easily to be found in the liberal tradition, but an imperative one for liberal to work out”110. Mais comment parvenir à une telle justification ? (3) La formulation d'une justification procéduralement neutre (3.1) La neutralité procédurale de Charles Larmore Eu égard à ce que nous avons exposé plus haut, on pourrait s'attendre à trouver, chez Charles Larmore, la formulation d'une justification procéduralement neutre. En réalité, les choses sont plus compliquées que cela. Cette justification procéduralement neutre, telle que nous l'avons définie avec Rawls, n'est pas disponible chez Charles Larmore. On peut à plus d'un titre s'en étonner. En effet, Larmore lui-même revendique l'inscription de sa position dans le cadre de la neutralité procédurale 111. De plus, dans l'extrait de Libéralisme politique sur lequel nous nous sommes appuyés pour définir la neutralité procédurale, c'est à Larmore que Rawls fait référence pour illustrer la position qu'il a précédemment définie112, arguant du fait que Larmore évoque dans Patterns of Moral Complexity « la justification neutre de la neutralité politique » et qu'il affirme que celle-ci est « fondée sur une norme universelle du dialogue rationnel ». Néanmoins, la position soutenue par Larmore n'est pas procéduralement neutre au sens fixé par Rawls, c'est-à-dire au sens d'une justification qui ne s'adosserait à aucune valeur dotée d'un 110C. Larmore, (1987), p. 53. 111Larmore écrit : « la neutralité libérale ainsi définie est donc un idéal procédural », C. Larmore, (1993), p. 165, note 1. 112J. Rawls, (1993 / 1995), p. 235, note 3. 69 contenu substantiel. Ainsi Larmore écrit, à propos de l'argument qui, selon lui, permettra de développer une justification neutre de la neutralité politique : Now clearly this argument is not morally neutral. It relies upon a commitment to converse rationally about what ought to be a collectively binding political principles, and, as I shall show later, several other normative commitments are involved as well 113. Il affirme clairement que la justification qu'il propose ne prétend pas à la neutralité morale radicale qui est celle de la neutralité procédurale dans sa définition rawlsienne. À moins donc de considérer que Rawls se trompe dans sa lecture de Larmore et aussi – ce qui est sans doute plus difficile à admettre – que Larmore se trompe sur lui-même, il faut se demander en quoi et peut-être jusqu'à quel point la thèse de Larmore relève de la neutralité procédurale. On pourra apporter une réponse synthétique à cette question en mettant en avant le fait que selon Larmore, il faudra, pour construire une justification neutre de la neutralité politique, recourir à deux arguments : le premier faisant référence à une norme universelle du dialogue rationnel, le second au principe de l'égal respect. On peut dire, schématiquement, que le premier argument pousse Larmore dans le camp de la neutralité procédurale, alors que le second l'en éloigne. Je reviendrai plus loin – lorsqu'il sera question du caractère plausible de la neutralité procédurale – sur les raisons qui poussent Larmore à développer son second argument et à s'éloigner de la neutralité procédurale strictement définie. Pour l'heure, l'analyse du premier argument nous permettra de comprendre comment peut procéder une justification neutre de la neutralité politique. Dans Patterns of Moral Complexity, Larmore écrit : The neutral justification of political neutrality is based upon what I believe is a universal norm of rational dialogue. When two people disagree about some specific point, but wish to continue talking about the general problem they wish to solve, each should prescind from the beliefs that the other rejects, (1) in order to construct an argument on the basis of his other beliefs that will convince the other of the truth of the disputed belief, or (2) in order to shift to another aspect of the problem, where the possibilities of agreement seem greater. In the face of disagreement, those who wish to continue the conversation should retreat to neutral ground, with the hope either of resolving the dispute or of bypassing it114. Et, dans un passage de Modernité et morale qui reprend des éléments du premier texte mais qui, à certains égards, est plus explicite : Dès lors qu'il s'agit de résoudre tel ou tel problème (par exemple celui des principes 113C. Larmore, (1987), p. 55. 114C. Larmore, (1987), p. 53. 70 d'association politique que l'on doit adopter), il faut, s'il y a des points de désaccord, revenir en terrain neutre, c'est-à-dire aux croyances que l'on a toujours en commun, afin a) de régler le désaccord et de justifier l'une des positions controversées par des arguments qui procèdent de cette base commune ou b) de contourner le désaccord et de chercher une solution au problème en se fondant simplement sur ce terrain commun 115. Arrêtons-nous d'abord sur le cas analysé par Larmore. Sa question est la suivante : que faire lorsqu'on cherche à résoudre un problème et que des désaccords surgissent au point que l'issue de la recherche devient incertaine ? Il répond : ceux qui participent à cette discussion, doivent « revenir en terrain neutre ». La question que pose Larmore présente un degré de généralité très élevé : il analyse l'attitude à adopter face à tout problème et lorsqu'une situation de désaccord surgit. La recherche de principes d'association politique – qui correspondent à ce que nous avons appelé, selon un vocabulaire plus rawlsien, des principes de justice – constitue un cas particulier de ce problème général. On peut ainsi se demander : que faire lorsqu'on recherche quels principes de justice adopter et qu'il y a des désaccords ? Il faudra alors répondre : il faut s'appuyer sur un terrain neutre. Autrement dit, il faut, pour parvenir aux principes de justice éviter les fondements moraux controversés. Cette thèse ne fait pas, à proprement parler, de Larmore un partisan de la neutralité procédurale. Il n'affirme pas en effet que tout fondement moral doit être évité, mais seulement qu'il faut éviter les conceptions morales controversées tout en acceptant de s'appuyer sur celles que nous partageons. Ce qui, en revanche, rapproche Larmore de la neutralité procédurale, c'est la façon dont il justifie ce retrait vers la neutralité. Il faut en effet mettre en exergue la thèse selon laquelle le retrait vers la neutralité constitue une « norme universelle du dialogue rationnel ». Il faut ici entendre la chose suivante. Aux questions : pourquoi faudrait-il revenir à un terrain neutre en cas de désaccord ? Pourquoi ne pas plutôt camper sur ses positions et chercher à vaincre l'adversaire ? La réponse sera la suivante : il faut revenir à un terrain neutre en vertu d'une norme universelle du dialogue rationnel. L'exigence de neutralité, c'est-à-dire l'idée selon laquelle lorsqu'on se met en quête de principe de justice, on ne doit recourir qu'à des présupposés partagés, est fondée sur une norme universelle du dialogue rationnel. Pour quelle raison ? et que faut-il entendre ici par cette expression : « norme universelle du dialogue rationnel » ? En quoi l'exigence de neutralité est-elle une norme universelle du dialogue rationnelle ? Ce qu'il faut comprendre, c'est que le retrait vers la 115C. Larmore, (1993), p. 174-175. 71 neutralité est une exigence immanente à l'idée même de dialogue rationnel. Ainsi, l'expression « norme universelle du dialogue rationnel » désigne le fait que le dialogue rationnel possède, de façon intrinsèque, des normes. Cela signifie que dès qu'on s'engage dans un dialogue rationnel, on accepte, plus ou moins implicitement, de respecter un certain nombre de normes. On accepte d'emblée un certain nombre de règles. Quelles sont-elles ? et pourquoi peut-on dire qu'elles sont immanentes à la notion de dialogue rationnel ? Si ces normes sont immanentes, il nous suffit, pour les découvrir, de procéder à une analyse de la notion de dialogue rationnel. On devra alors s'accorder à penser que dialoguer rationnellement, c'est discuter avec un autre en vue d'un accord qui ne se réduise pas à l'élaboration d'un rapport de force. C'est échanger des arguments dotés d'une puissance de conviction, et non entreprendre une joute verbale qui verrait la victoire du meilleur rhéteur. C'est également s'en remettre à la force de l'argument meilleur116. Dans le cadre de ce dialogue rationnel, on parviendra à un accord lorsque les deux parties, qui au départ pouvaient être en désaccord, auront accepté de se ranger aux mêmes arguments. On peut insister sur le fait que ces normes émanent bien de la simple analyse de la notion de dialogue rationnel. Entrer dans un dialogue rationnel, c'est en effet accepter, au moins implicitement, de ne pas avoir recours à la force, à la tricherie ou à des arguments rhétoriques fallacieux. Certaines normes sont bien immanentes à la notion de dialogue rationnel. La thèse de Larmore consiste à affirmer que le retrait vers la neutralité fait partie de ces normes. La distinction opérée par Larmore entre preuve et justification permet de mieux le comprendre : Alors qu'une preuve consiste simplement dans les relations logiques qui existent entre une série de propositions, une justification est une preuve destinée à ceux qui ne partagent pas notre point de vue et vise à leur montrer qu'ils devraient l'adopter. Une justification ne peut remplir un tel rôle pragmatique qu'en se référant à ce qu'ils croient déjà, partant, à ce qu'il y a de commun entre eux et nous117. 116Je préférerai l'expression « argument meilleur » à d'autres formulations. Cette expression permet d'insister sur le fait que la qualité de l'argument constitue une évaluation comparative : c'est comparé aux autres arguments , avancés par les autres participants que l'argument peut être considéré comme meilleur. Il convient ainsi d'éviter les formules qui donnent à penser qu'il s'agit d'un superlatif. Je remercie Mark Hunyadi d'avoir attiré mon attention sur ce point. 117C. Larmore, (1993), p. 175. 72 L'accent est mis sur la structure dialogique de la notion de justification. Ainsi, si la preuve existe dans un contexte monologique, la justification doit nécessairement être comprise dans un contexte dialogique. Prouver, c'est suivre une chaîne de raisonnement, et cette activité peut être faite en solitaire. Une justification s'adresse au contraire par définition à un autre, qui, initialement, est en désaccord avec la proposition soutenue. Dès lors, selon Larmore, la logique immanente à la structure dialogique de la justification exige un retrait en terrain neutre. En effet, on justifie pour convaincre l'autre. Or, on n'y parviendra qu'à condition de ne recourir qu'à des arguments et à des prémisses qu'il est prêt à accepter. Si, au contraire, on se fonde sur des prémisses dans lesquelles l'autre ne peut pas se reconnaître, on ne remportera pas son adhésion et la justification sera un échec. Pour que la justification soit efficace, il faut donc accepter de se placer sur un terrain que l'on partage avec l'autre, c'est-à-dire, dans le vocabulaire de Larmore, sur un terrain neutre. C'est précisément cette insistance sur l'idée d'une norme immanente aux pratiques du dialogue rationnel et de la justification qui fait de Larmore un partisan de la neutralité procédurale. Il affirme ainsi que le recours à la neutralité n'est pas fondé sur des normes morales, qui seraient greffées, de l'extérieur, sur les pratiques dialogiques. L'argumentation rationnelle et la justification incluent déjà des normes. Ces pratiques exigent, par elles-mêmes et en se passant de tout fondement substantiel, le recours à des arguments neutres. Le premier argument mobilisé par Larmore constitue ainsi effectivement une justification neutre de la neutralité : aucune norme morale n'est utilisée ici. Seuls des arguments logiques sont mobilisés pour justifier la neutralité. Néanmoins, comme je l'ai indiqué plus haut, Larmore estime que ce premier argument ne suffit pas à justifier la neutralité politique. Il choisit alors de le compléter, voire de le fonder sur un second argument : l'argument de l'égal respect, qui, lui, est de façon évidente doté d'un contenu moral substantiel. Je reviendrai plus loin, lorsqu'il sera l'heure d'examiner le caractère plausible de la neutralité procédurale, sur les restrictions opposées par Larmore à son premier argument. Pour le moment, on peut se demander si une formulation intégralement procédurale de la neutralité est envisageable. La question est ici de savoir si la neutralité procédurale est suffisante, c'est-à-dire si les normes qui émergent du dialogue rationnel rendent possible la construction d'une procédure grâce à laquelle on parviendra à 73 déterminer des principes de justice. Remarquer que ce qui rapproche Larmore de la neutralité procédurale, c'est, de son propre aveu, ce qu'il emprunte à Jürgen Habermas et que ce qui l'en éloigne, ce sont, au contraire, les distances qu'il prend à l'égard de Habermas, peut nous mettre sur la piste d'une telle formulation. On peut penser qu'on trouvera chez Habermas une défense de la neutralité procédurale qui sera cette fois conforme à la définition rawlsienne. (3.2) Jürgen Habermas : une formulation intégrale de la neutralité procédurale Même si l'appareil conceptuel et les formulations de Jürgen Habermas semblent parfois fort éloignés de celles que j'ai empruntées, on peut estimer que l'un des problèmes centraux qui occupe ce penseur est celui des principes de justice. L'œuvre de Jürgen Habermas, en plus d'être dense, présente une multiplicité de facettes et peut, à ce titre, être égarante. On peut également avoir le sentiment que cette œuvre est marquée par des ruptures et des revirements parfois importants. Néanmoins, on peut soutenir la pertinence d'une lecture continuiste de l'œuvre de Habermas. C'est ce que propose Alexandre Dupeyrix dans le livre qu'il consacre au penseur allemand, et dont on peut considérer qu'il est bien davantage qu'une introduction118. Dupeyrix insiste ainsi sur la nécessité d'adopter une vision unitaire de l'œuvre de Habermas, sans pour autant en masquer les évolutions et les enrichissements successifs. Or, selon Dupeyrix, l'axe autour duquel l'œuvre trouve son unité, c'est « l'intention, [...] dès le début, de développer une théorie critique de la société »119. L'orientation est ici à la fois normative et descriptive et rappelle bien la double formation de Habermas, formation philosophique et sociologique. Dans une perspective normative, il s'agit de s'interroger sur les normes qui doivent être celles d'une société moderne, c'est-à-dire d'une société qui se situe dans un contexte post-métaphysique, contexte dans lequel il n'existe plus d'accord unanime et ininterrogé autour d'une conception du bien. Il s'agit donc bien de déterminer selon quels principes cette société doit s'organiser si elle veut réaliser l'idéal démocratique. Dans une perspective descriptive et sociologique, il s'agira de montrer l'écart qui existe entre notre société telle qu'elle fonctionne réellement et ces normes légitimes. La colonisation du monde vécu par les logiques de système sera un exemple de ce type d'écart. 118A. Dupeyrix, (2009). 119A. Dupeyrix, (2009), p. 35. 74 Dans sa recherche des normes, Habermas estime devoir adopter une méthode procédurale. Il cherche à développer – écrit-il – une « conception authentiquement procéduraliste de la démocratie »120. Il s'agirait d'une conception de la démocratie dont les normes seraient définies de façon entièrement procédurale, c'est-à-dire sans recourir à des présupposés moraux substantiels extérieurs. Mais comment y parvenir ? On peut estimer que c'est cette question qui avait conduit Habermas à se tourner, à partir des années 70, vers la linguistique dite « pragmatique » et à s'intéresser aux présupposés de la communication. On accordera ainsi une fonction instrumentale à la pragmatique universelle développée par Habermas, estimant que, ce faisant, il ne s'éloigne en rien de son projet critique. Habermas écrit d'ailleurs : La pragmatique linguistique m'a bien plutôt servi à mettre en œuvre une théorie de la communication et de la rationalité; elle a constitué la base d'une théorie critique de la société et ouvert la voie à une conception de la morale, du droit et de la démocratie, fondée sur la théorie de la discussion121. Mais comment la pragmatique linguistique, c'est-à-dire l'analyse du langage et du fonctionnement des énoncés, peut-elle constituer un instrument pour une critique de la société ? Ces deux sphères semblent de prime abord totalement étrangères l'une à l'autre. Le geste de Habermas est pourtant de montrer leur connexion. Celle-ci existe parce que ce que Habermas appelle la pragmatique universelle aboutit à la mise en évidence de normes implicites à l'activité communicationnelle en général et à la discussion argumentée en particulier. Habermas écrit : Il incombe à la pragmatique universelle de repérer et de reconstruire les conditions de possibilité universelle de l'intercompréhension. Dans d'autres contextes, on parle aussi des « présuppositions universelles de la communication »; pour ma part, je préfère parler des présuppositions universelles de l'activité communicationnelle 122. Habermas montre que toute activité communicationnelle possède un certain nombre de présuppositions implicites. La « discussion » (Diskurs), dans la mesure où elle est la « forme de communication caractérisée par l'argumentation, dans laquelle les prétentions à la validité devenues polémiques sont thématisées et examinées du point de vue de leur justification »123 et qui peut correspondre à ce que Larmore appelle « dialogue rationnel », en possède également, et ces présuppositions sont immanentes à cette activité langagière. À ce titre, elles lui sont internes et non externes. Elles sont 120J. Habermas, (1992 / 1997), p. 329. 121J. Habermas, (1999 / 2001), p. 263. 122J. Habermas, (1967 / 1987), p. 329. 123J. Habermas, (1967 / 1987), p. 279. 75 toujours présentes et je m'engage toujours implicitement à les respecter chaque fois que je m'engage dans ce type d'activité. Elles sont logiques et non morales. On peut, à titre d'exemple de ce type de présupposition, mentionner l'idée d'impartialité. Habermas écrit : « l'idée d'impartialité est enracinée dans les structures de l'argumentation même et qu'elle n'a pas besoin d'y être implantée comme un contenu normatif supplémentaire »124. L'idée est la suivante : chaque fois que je m'engage dans une discussion rationnelle, je m'engage à juger des arguments avancés par les uns ou par les autres en faisant preuve d'impartialité. Le point important est de comprendre que pour Habermas, cette idée d'impartialité est implicitement présente dans l'idée même d'argumentation. Elle a donc le statut de valeur logique et non de valeur morale. Elle n'a pas à être importée, de l'extérieur, et incorporée dans le dialogue, comme une valeur morale qu'il faudrait respecter. De plus, l'idée d'impartialité n'est pas la seule valeur implicite à la discussion : La règle (3.1) définit le cercle des participants potentiels en ce sens qu'elle inclut tous les sujets, sans exception, qui ont la capacité requise pour prendre part à des argumentations. La règle (3.2) garantit pour tous les participants la possibilité de contribuer à l'argumentation et de faire valoir leurs propres arguments, à égalité des chances. La règle (3.3) exige des conditions de communication qui permettent de mettre à profit tant le droit d'accès universel à la discussion que celui d'y participer à égalité de chance, hors de toute répression, soit-elle subtile et voilée. La règle (3.3) exige donc une mise à profit équitable de ces droits125. Entrer dans une discussion rationnelle suppose qu'on accepte des normes 1. qui indiquent qui sont les participants à cette discussion, 2. qui garantissent à ces participants la possibilité de faire entendre leurs arguments, 3. qui donnent aux participants le droit de s'exprimer librement. Ainsi, le fait de devoir écouter les arguments de l'autre et de le laisser s'exprimer sans exercer sur lui de contrainte, sans par exemple, recourir à la coercition, ne constitue pas pour Habermas, une règle morale qu'on s'impose à soi-même indépendamment de la discussion. Elle constitue au contraire une règle immanente à toute argumentation : « avec les règles de la discussion nous ne sommes pas simplement en présence de conventions, mais de présuppositions incontournables »126. Mais qu'est-ce qui permet à Habermas de l'affirmer ? Pour appuyer cette 124J. Habermas, (1983 / 1986), p. 97. 125J. Habermas, (1983 / 1986), p. 111. 126J. Habermas, (1983 / 1986), p. 111. 76 position, Habermas réélabore l'idée de contradiction performative, qu'il emprunte à Karl Otto appel : Il est possible d'identifier les présuppositions elles-mêmes en montrant à celui qui conteste les reconstructions qu'on lui a d'abord proposées à titre d'hypothèse, de quelle manière il tombe sous le coup d'une contradiction performative. Il nous faut alors en appeler à la précompréhension intuitive dont dispose d'une manière présomptive tout sujet capable de parler et d'agir qui se lance dans des argumentations127. Habermas explique également plus loin qu'il y aurait contradiction performative à affirmer « (1*) par un mensonge, j'ai finalement convaincu H que « p » ». En effet, il y a contradiction entre l'idée de convaincre, qui suppose le recours à une argumentation rationnelle bien fondée, et l'idée de mensonge. Et Habermas de compléter : (1*) revient donc à dire que H doit avoir forgé sa conviction dans des conditions qui ne sont pas celles dans lesquelles les convictions peuvent se forger. De telles conditions sont contraires aux présuppositions pragmatiques de l'argumentation en général [...]. Qu'une telle présupposition ne soit pas seulement valable ça et là, mais qu'elle vaille, au contraire, de manière inéluctable pour toute argumentation, peut être, par surcroît, montré en révélant à un proposant qui se fait fort de défendre la vérité de (1*) qu'il tombe sous le coup d'une contradiction performative. Dès lors que le proposant produit une raison, n'importe laquelle, visant à établir la vérité de (1*) et qu'il se lance ainsi dans une argumentation, c'est qu'il a, entre autres, accepté la présupposition selon laquelle il ne pourrait jamais convaincre un opposant à l'aide d'un mensonge, mais tout au plus le persuader de tenir quelque chose pour vrai. Le contenu de l'affirmation que l'on entend justifier est alors contraire à l'une des présuppositions nécessaires pour que l'énonciation du proposant puisse être tenue pour une justification128. Pour Habermas, dès qu'on s'engage dans une activité de communication, on s'engage implicitement à respecter un certain nombre de normes. Ces normes n'ont pas le statut de normes morales mais sont immanentes au langage lui-même, ou, plus précisément, à une activité de communication particulière. On retrouve bien la neutralité procédurale telle qu'elle était strictement définie par Rawls. En effet, lors d'une discussion qui portera sur les principes de justice, on respectera les normes de cette discussion. On pourra estimer que les normes qui justifient la procédure permettant d'accéder aux principes de justice sont des « valeurs neutres » : elles sont dénuées de tout contenu moral. Elles n'ont qu'une valeur logique. On trouverait ainsi, chez Habermas, un exemple de neutralité procédurale. Mais faut-il accepter cette démonstration ? Larmore, notamment, estime que certaines des affirmations de Habermas sont précieuses – on a d'ailleurs vu à quel point 127J. Habermas, (1983 / 1986), p. 111. 128J. Habermas, (1983 / 1986), p. 112. 77 il puise chez Habermas pour construire sa propre conception –, mais pense que d'autres, et notamment cette prétention à une neutralité procédurale intégrale, ne sont pas plausibles129. La neutralité procédurale se révèle-t-elle finalement impossible ? (4) L'impossibilité de la neutralité procédurale (4.1) Les arguments de Charles Larmore contre la neutralité procédurale Charles Larmore décrète impossible la neutralité procédurale intégrale. Selon Larmore, la neutralité procédurale intégrale doit être rejetée parce que la norme sur laquelle elle repose ne suffit pas à fonder l'exigence de neutralité politique. Cette norme, la norme du dialogue rationnel, ne suffit pas à fonder, à elle seule, l'affirmation selon laquelle, lorsqu'un conflit surgit, il faut s'imposer de continuer la discussion et, pour ce faire, opérer un repli vers un terrain neutre. L'argument est le suivant : la norme du dialogue rationnel détermine comment le dialogue doit avoir lieu, lorsqu'on s'est engagé dans un dialogue. Elle est incapable en revanche de nous faire admettre qu'il faut continuer le dialogue et pourquoi il le faut. Cette norme nous indique que, si l'on veut continuer à dialoguer, il faut, face à un désaccord, opérer un repli vers un terrain neutre. Mais elle ne suffit pas à nous faire admettre qu'il faut continuer le dialogue. À elle seule, la norme du dialogue rationnel laissera dès lors toujours ouverte la possibilité, lorsqu'on est face à un désaccord, de rompre le dialogue et de se mettre à employer la force ou tout type de coercition pour contraindre l'autre à adopter la position qu'on défend. Larmore écrit, à propos de l'idée de rationalité : “even if it constrains how a conversation should develop, it cannot alone justify that the conversation be undertaken”130. En effet, si la norme du dialogue rationnel est immanente à la notion de dialogue, on peut considérer qu'elle nous engage dès qu'on se situe dans le cadre d'un dialogue rationnel. Néanmoins, en tant que norme simplement pragmatique, elle ne peut nous imposer de demeurer à l'intérieur du cadre. Rien ne nous empêche de passer à un 129Sur les points communs et les différences des thèses de Larmore et Habermas, on se reportera à l'analyse que Larmore lui-même en propose. C. Larmore, (1987), p. 55-59. 130C. Larmore, (1987), p. 61. 78 autre type de pratique, de passer par exemple du dialogue à l'exercice d'un rapport de force. Et dans ce cas évidemment, les normes immanentes à la pratique du dialogue rationnel n'ont plus droit de cité. Hors des limites strictes du dialogue rationnel, les normes du dialogue rationnel ne s'appliquent plus. Larmore note également que le recours à la coercition, c'est-à-dire la sortie du cadre du dialogue, sera d'autant plus tentant que l'autre est faible et étranger 131. S'il est faible, il sera aisé de sortir vainqueur de l'épreuve de force qui nous oppose à lui et de le forcer à adopter, au moins en apparence, la position qu'on soutient. L'autre n'a pas assez de pouvoir pour nous forcer à faire attention à lui et à prendre en compte sa position. S'il est étranger, c'est-à-dire lorsque ses vues sont assez éloignées des nôtres, on pourra également être tenté de renoncer à l'effort que coûte le dialogue. Ici, d'une part, le simple fait de chercher à se faire comprendre ne sera sans doute atteint qu'au prix d'un long dialogue. D'autre part, puisque nous avons peu en commun, la base qui rendrait l'accord possible est si fine que l'accord est difficile à obtenir. Enfin, on sera tenté de renoncer rapidement puisqu'il n'est finalement pas si problématique d'être dans une situation de désaccord avec celui avec lequel on ne vit pas ou qui ne représente qu'une minorité. Ici, le coût est élevé alors que les bénéfices sont minces. Dès lors, comment parvenir à fonder l'exigence du dialogue ? Comment démontrer qu'il faut continuer le dialogue et rejeter le recours à la coercition ? Selon Larmore, pour affirmer qu'il faut continuer à dialoguer, il sera nécessaire de s'appuyer sur une autre norme qui, elle, sera dotée d'un contenu substantiel. On sera dès lors amené à rompre avec la neutralité procédurale strictement définie. Quelle est cette norme ? Et comment parvient-elle à réussir là où la norme du dialogue rationnel échouait ? Cette norme qui permettra de compléter la norme du dialogue rationnel, c'est la norme de l'égal respect. Larmore écrit : « la justification de la neutralité [...] repose sur les deux normes que constituent le dialogue rationnel et le respect égal des personnes »132. Ainsi, selon Larmore, seule l'action complémentaire de ces deux normes permet de fonder l'exigence du retrait vers un terrain neutre en cas de désaccord. La seconde norme, le respect égal des personnes, devra fonctionner là où la première était insuffisante : elle doit nous imposer de continuer le dialogue et de ne pas basculer vers 131C. Larmore, (1987), p. 60. 132C. Larmore, (1993), p. 173. 79 l'usage de la coercition. Comment y parvient-elle ? L'argument de Larmore repose ici sur une réinterprétation des notions kantiennes de devoir moral, de respect et d'impératif catégorique. Ainsi, à la question de savoir pourquoi nous devons continuer à dialoguer lorsqu'il y a désaccord, Larmore répond que nous avons ce devoir en vertu du respect que nous devons à l'autre, quel qu'il soit. Le maintien du dialogue prend ici le sens d'un devoir moral. Dans sa nature, ce devoir moral est inconditionnel : je me dois de m'y plier quoi qu'il arrive. Dans son contenu, ce devoir est devoir de justification. Ce que je dois à l'autre, ce sont des raisons. Néanmoins, pour bien saisir la position de Larmore, il faut avoir en tête que selon Larmore, le devoir de donner des raisons à l'autre ne s'applique pas à tout acte. Il se restreint aux principes politiques, lorsque ceux-ci sont potentiellement coercitifs. Pour Larmore, c'est dans ce cas de figure seulement que je dois à l'autre des raisons. Pourquoi ? On trouve au fondement de la position de Larmore une réinterprétation de l'impératif catégorique kantien. Selon cette norme morale, j'ai le devoir moral de traiter les personnes non seulement comme moyen mais toujours aussi comme fin. Chez Kant, c'est le statut de la personne comme être libre qui fonde ce devoir. Parce que l'autre peut être cause de ses actions, j'ai le devoir de respecter ce statut particulier qui diffère de celui de la chose. Larmore reprend cette idée kantienne tout en la fondant sur une conception modifiée de la personne. L'individu est, selon lui, « un être capable de penser et d'agir en se fondant sur des raisons »133. Or, cette faculté analogue à la faculté kantienne à être cause de ses actions, mérite le respect. Dès lors, chaque fois que les principes politiques risquent de devenir coercitifs, chaque fois donc qu'ils risquent de contrevenir à la liberté d'action de l'individu, ils doivent être fondés sur des raisons qu'il sera prêt à recevoir. Je dois à l'autre une justification de ces principes, justification qu'il doit pouvoir accepter. Si je ne prends pas la peine d'élaborer cette justification, si donc par exemple, en cas de désaccord, je fais cesser le dialogue au profit de la coercition, je ne respecte pas le statut moral de l'autre. Je viole l'impératif catégorique. Larmore écrit : Respecter une autre personne comme une fin, c'est exiger que les principes politiques ou coercitifs soient aussi justifiables aux yeux de cette personne qu'ils le sont aux nôtres. L'égal respect des personnes implique que l'on traite ainsi tous les individus 133C. Larmore, (1993), p. 176. 80 auxquels de tels principes vont s'appliquer134. Si je veux respecter la norme de l'égal respect, j'ai le devoir de faire l'effort, en cas de conflit, de chercher à parvenir à un accord raisonnable. J'ai donc le devoir de poursuivre le dialogue. Comme l'écrit Larmore : « l'autre norme, l'égal respect des personnes, [...] nous contraint à poursuivre le débat »135. La norme de l'égal respect des personnes nous impose de continuer le dialogue et, pour parvenir à un accord, d'appliquer ensuite la norme qui rendra possible cet accord et qui exige d'opérer un retrait vers un terrain neutre lorsqu'un désaccord surgit. La norme de l'égal respect fonde ainsi l'exigence de neutralité. Une remarque importante s'impose ici. Il faut bien noter que cette seconde norme est, au contraire de la première, dotée d'un contenu substantiel. Larmore assume d'ailleurs parfaitement cette position. Il affirme ainsi que la norme grâce à laquelle on fondera l'exigence de continuer le dialogue devra se fonder sur des engagements substantiels136. La norme d'égal respect constitue bien une exigence morale et non simplement une exigence logique. Elle est une valeur au sens le plus fort du terme et non pas simplement une « valeur neutre », qui, comme l'impartialité, serait dérivée des présupposés inhérents à l'activité communicationnelle. De plus, cette norme substantielle a le statut de présupposé moral. Larmore écrit ainsi : “It must be a commitment that is morally more substantive than the bare idea of rationality”137. Il semble ici affirmer que la norme d'égal respect ne peut être dérivée de la seule idée de rationalité. Elle devrait dès lors constituer un engagement moral initial. Elle serait un point de départ, dont on décide, pour des raisons morales, qu'il doit toujours être reconnu. Notons néanmoins que cette affirmation semble se fonder, peutêtre à tort, sur une compréhension exclusivement procédurale de la raison, qui exclut la possibilité de puiser dans la raison des exigences pratiques. La raison serait ainsi une instance dont on pourrait faire émerger des normes logiques, mais pas des normes morales. Reste que pour Larmore, la neutralité ne semble pas pouvoir signifier une neutralité à l'égard de la morale. Il écrit d'ailleurs, à propos du terme « neutralité » : 134C. Larmore, (1993), p. 176-177. 135C. Larmore, (1993), p. 176. 136Larmore utilise l'expression “substantive commitments”. C. Larmore, (1987), p. 61. 137C. Larmore, (1987), p. 61. 81 Ce terme peut suggérer à tort que le libéralisme n'est pas une conception morale, qu'il est « neutre à l'égard de la morale ». En réalité, il cherche plutôt une neutralité à l'égard des différentes conceptions controversées de la vie bonne. L'État libéral doit toujours agir en fonction d'une morale élémentaire ou commune, qui est plus susceptible de faire l'objet d'un accord raisonnable138. Larmore récuse la possibilité d'une neutralité « à l'égard de la morale ». Il affirme qu'il y a nécessairement un contenu moral présupposé en deçà des principes de justice. Il y a bien rupture par rapport à la neutralité procédurale telle que nous l'avions définie. Cette neutralité procédurale est décrétée impossible. Mais ici, un problème surgit nécessairement. S'il y a, au fondement des principes de justice, des présupposés dotés d'un contenu moral, comment peut-il encore y avoir neutralité ? Il semble en effet qu'il y a un paradoxe à assumer la présence de présupposés moraux et à revendiquer, dans le même temps, une forme de neutralité ? Si la neutralité procédurale est impossible, y a-t-il encore un sens à revendiquer la neutralité ? Existe-t-il d'autres formes de neutralité qui puissent se prétendre neutre de façon cohérente ? Cette question sera examinée dans les chapitres suivants. Pour l'heure, afin d'aller au bout de la critique de la neutralité procédurale, j'avancerai un dernier argument. (4.2) L'impossibilité de la neutralité procédurale : la difficulté à trancher la question de la nature des concepts L'idée que j'aimerais soutenir est la suivante : revendiquer une neutralité radicale comme la neutralité procédurale, c'est risquer de masquer des présupposés dotés d'un contenu substantiel plutôt que de s'en passer réellement. Je chercherai à montrer que d'une notion dont on affirmera, dans une perspective procéduraliste, qu'elle est de nature logique, on peut en réalité démontrer qu'elle a une origine morale. La neutralité radicale revendiquée ne ferait que voiler des origines morales substantielles. Pour le comprendre, je considérerai que l'analyse que Habermas propose de la discussion rationnelle constitue un exemple de ce type. Habermas explique que des normes sont immanentes à cette pratique. Par exemple, lors d'une discussion rationnelle, il faudra laisser à chacun une chance égale d'argumenter en faveur de sa position. Selon Habermas, cette norme n'a pas de valeur morale, mais seulement une valeur logique. À ce titre, on peut considérer qu'elle est parfaitement neutre. 138C. Larmore, (1993), p. 164. 82 Néanmoins, on peut chercher à démontrer que la pratique elle-même n'existe que parce qu'elle est adossée à des principes moraux. On peut considérer que si l'on accepte d'entrer dans le cadre de la discussion rationnelle, c'est en vertu d'un certain nombre de conceptions, dont on peut montrer qu'elles reposent sur des positions morales. Par exemple, entrer dans une discussion rationnelle, c'est accepter l'idée que ce qui fait la valeur d'une position, ce sont les arguments qui pèsent en sa faveur : on accepte de s'en remettre à la force de l'argument meilleur. De façon corollaire, c'est récuser l'idée selon laquelle ce qui fait la valeur d'une position, c'est la source dont elle est issue. Or, cette thèse ne va pas de soi. On peut au contraire chercher à démontrer qu'elle est fondée sur une conception morale fondamentalement égalitariste. Ainsi, on a pu affirmer que des énoncés devaient être tenus pour vrais eu égard à la nature de leur source. On considérait par exemple que, si un énoncé vient de Dieu, il devait être tenu pour vrai. La même idée est au fondement de l'argument d'autorité. Lorsqu'on fait usage de l'argument d'autorité, on accepte la validité d'un énoncé, non pas en vertu de la pertinence des arguments qui pèsent en sa faveur, mais en vertu de la position de celui qui l'énonce. Dans ce cas de figure, si quelqu'un d'autre s'oppose à cet énoncé et fonde son opposition sur un argument meilleur, on peut s'attendre à ce qu'il ne soit pas entendu, s'il ne fait, lui, pas figure d'autorité. Par l'intermédiaire de cet exemple, on pourrait être conduit à penser que pour accepter la norme selon laquelle c'est l'argument meilleur qui doit l'emporter, pour être prêt à s'engager dans la pratique qu'est la discussion rationnelle, il faut, au préalable, avoir admis l'égalité morale des personnes. Ce présupposé serait comme une condition de possibilité de la pratique de la discussion rationnelle. Dès lors, ce qu'on prend pour une valeur neutre a en réalité une origine morale. La neutralité procédurale voile des engagements moraux préalables. De la même façon, on peut soutenir que le principe juridique selon lequel il faut traiter des cas similaires de façon similaire, qui est, dans une perspective procédurale, avancé comme un principe purement logique et donc moralement neutre, dérive de la valeur morale d'égalité entre les personnes. Lorsqu'au contraire, on accepte par exemple qu’il y a une différence de nature entre deux personnes, que l'une est supérieure à l’autre en vertu d'une conception aristocratique, on accepte que des cas similaires soient traités de façon totalement différente. L'un jouira de droits ou de privilèges, et pas l'autre. 83 Ici encore, ce qu'on prend pour une norme simplement logique semble avoir une origine morale. C'est parce qu'on accepte le présupposé moral selon lequel il y a une égalité de droit entre les personnes qu'on estime que des cas similaires doivent être traités de façon similaire. Dans cette perspective, l'égalité n'est pas une évidence logique mais une notion morale. L'égalité de droit possède un contenu moral substantiel, qui n'a rien de neutre. Dès lors, en affirmant que la position qu'on défend est strictement neutre d'un point de vue moral, on ne fait que voiler l'origine morale des concepts. On peut également ajouter que ces valeurs sont historiquement déterminées. Elles sont le résultat d'une longue histoire, qui elle aussi est occultée lorsqu'on prétend à la neutralité procédurale. Pour terminer, on peut ajouter que la question de savoir si des notions comme l'égalité ou l'impartialité sont de nature logique ou d'origine morale et historique semble particulièrement difficile à trancher. Le sentiment d'évidence ne sera pas ici gage de neutralité. Pour s'en convaincre, on peut se référer à la réfutation par Quine de l'idée même de proposition analytique. Quine écrit ainsi : « les propositions dites « analytiques », dépendant des significations des concepts, n'expriment en réalité que les croyances empiriques que nous sommes le moins prêts à modifier »139. Ainsi, si l'égalité et l'impartialité nous semblent si évidentes que nous sommes tentés de ne leur attribuer qu'un statut logique, c'est peut-être simplement parce que nous en sommes profondément imprégnés. L'habitude fait alors passer ce qui est doté d'un contenu moral substantiel pour une valeur neutre. Dans cette perspective, la simple prudence semble exiger qu'on renonce à la prétention à la neutralité procédurale. On devra alors renoncer à l'idée qu'il existe des « valeurs neutres » qui, à elles seules, permettraient de fonder des conceptions normatives. On devra admettre que derrière toute affirmation normative, il existe des présupposés dotés d'un contenu moral. C'est d'ailleurs les positions que semblent adopter Larmore et Rawls. La plupart des libéraux semblent ainsi avoir abandonné, pour fonder le libéralisme, la prétention à une neutralité procédurale radicale. Rappelons ainsi que Rawls écrit : « la théorie de la justice comme équité n'est pas neutre procéduralement »140 Mais alors, la question que nous posions dans le point précédent resurgit : quel 139W. V. O. Quine, (1951 / 1996). Cité in C. Larmore, (1993), p. 5. 140J. Rawls, (1993 / 1995), p. 236. 84 sens peut-il y avoir, alors qu'on a renoncé à la neutralité procédurale, qui constitue à la fois le sens logiquement premier de la neutralité et son acception la plus forte et la plus étendue, à maintenir, malgré tout, une prétention à la neutralité ? L'existence de présupposés substantiels n'entre-t-elle pas en contradiction logique avec la prétention à la neutralité ? 85 Chapitre 3 Fonder le libéralisme sur des présupposés substantiels et prétendre à la neutralité (1) Des présupposés substantiels au fondement du libéralisme (1.1) Les libéraux renoncent à la neutralité procédurale La neutralité la plus souvent revendiquée par les libéraux n'est pas la neutralité procédurale entendue comme absence totale de présupposés dotés d'un contenu moral substantiel. Au contraire, de nombreux libéraux admettent que les principes dont ils affirment qu'ils sont justes sont fondés sur des présupposés substantiels. Ils affirment qu'il leur est néanmoins possible de continuer à revendiquer la neutralité politique. Larmore écrit : Ce terme peut suggérer à tort que le libéralisme n'est pas une conception morale, qu'il est « neutre à l'égard de la morale ». En réalité, il cherche plutôt une neutralité à l'égard des différentes conceptions controversées de la vie bonne. L'État libéral doit toujours agir en fonction d'une morale élémentaire ou commune, qui est plus susceptible de faire l'objet d'un accord raisonnable141. On trouve, chez Rawls, une affirmation analogue : La théorie de justice comme équité n'est pas neutre procéduralement. Il est évident que ses principes de justice sont substantiels et vont beaucoup plus loin que les valeurs procédurales ; il en va de même de ses conceptions politiques de la personne et de la société qui sont représentées dans la position originelle (II, §4-6)142. Tous deux affichent leurs distances par rapport à la neutralité procédurale strictement définie et assument la présence de présupposés substantiels en amont des principes normatifs. Larmore affirme que le libéralisme n'est pas neutre à l'égard de la morale et reconnaît ainsi l'épaisseur morale des fondements du libéralisme. Rawls, quant à lui, rejette doublement la neutralité procédurale. Il affirme qu'en aval, les principes de justice qui sont ceux de la théorie de la justice comme équité sont 141C. Larmore, (1993), p. 164. 142J. Rawls, (1993 / 1995), p. 236. 87 dotés d'un contenu substantiel. Les principes de justice, comme je l'ai indiqué dès le premier chapitre, sont en effet des principes normatifs. Ils affirment la validité de normes substantielles. Le premier principe de justice, par exemple, affirme la valeur de la liberté et de l'égalité en posant qu'une société n'est juste que si elle accorde à chacun « un système pleinement adéquat de libertés égales pour tous »143. Rawls affirme que cette absence de neutralité est également valable pour ce qui se situe en amont des principes de justice. Il affirme que les conceptions de la personne et de la société qui sont présentes au moment de la position originelle sont également dotées d'un contenu substantiel. Cette affirmation mérite quelques explications. Comme je l'ai exposé dans le deuxième chapitre, la position originelle est la procédure grâce à laquelle on parviendra aux principes de justice. On se situe ici dans un cas de justice procédurale pure : on ignore le résultat auquel on cherche à parvenir – on ne sait pas quels sont les principes qui permettraient de réaliser la justice dans la société – et on construit une procédure afin de découvrir ces principes. Sachant que les principes de justice ne peuvent dériver d'autre chose que d'un accord entre ceux qui auront à les respecter, construire la procédure, c'est construire les conditions d'un accord équitable entre ces partenaires. Selon Rawls, afin d'aboutir à des principes équitables, il faut que les partenaires soient placés dans des conditions symétriques : personne ne doit pouvoir profiter de sa place particulière pour prendre avantage dans la négociation. C'est là le rôle du voile d'ignorance : les informations qui pourraient rendre partial le choix des partenaires leur sont cachées. Néanmoins – et c'est là le point important – comme je l'avais souligné dans le deuxième chapitre, on remarque que la position originelle ainsi que le voile d'ignorance sont des réalités construites. C'est le théoricien qui fixe l'étendue du voile d'ignorance. Il en est le tailleur. Il choisit quelles sont, selon lui, les informations qui doivent être dissimulées et quelles sont, au contraire, les informations qui doivent être disponibles afin que les partenaires aboutissent à des principes justes. Dès lors, il faut pouvoir justifier ces choix. Il faut être capable de proposer une justification des contours du voile d'ignorance. La procédure qui mène aux principes doit elle-même pouvoir faire l'objet d'une justification. Or, si les libéraux rejettent la neutralité procédurale qui, strictement définie, leur semble impossible, il ne leur reste plus qu'une option : la justification de la procédure sera une justification substantielle. Elle devra s'appuyer sur des valeurs dotées d'un contenu moral substantiel. Il faudra 143J. Rawls, (2001 / 2008), p. 69. 88 donc admettre que la procédure s'appuie, au moment de sa construction, sur des valeurs substantielles. Tel est bien le cas de figure dans lequel on se situe chez Rawls. La procédure qu'il construit, c'est-à-dire la façon dont il construit la position originelle et dont il taille les contours et les limites du voile d'ignorance repose sur des valeurs substantielles. Chez Rawls, ainsi qu'il le reconnaît ici, la position originelle est élaborée en fonction d'une certaine conception de la société, qui inclut une certaine conception de la personne et qui, toutes deux, supposent des valeurs morales substantielles. Rawls définit en effet la société comme un « système équitable de coopération entre des personnes libres et égales que l'on traite comme des membres pleinement coopérants de la société pendant toute leur vie »144. On constate que sa définition de la société recèle des valeurs morales dotées d'un contenu substantiel comme l'équité, la liberté et l'égalité. Ainsi, par exemple, selon Rawls, la coopération sociale doit par définition être équitable. Dès le stade de la définition, il est donc exclu que les avantages dégagés par la coopération sociale, qu'on peut comprendre comme division sociale du travail, soient à l'avantage exclusif d'un groupe restreint de personnes. Un système comme l'esclavage est par définition exclu. Selon Rawls, la coopération sociale doit toujours être équitable, c'est-àdire, dans une certaine mesure, être à l'avantage de tous. On constate donc que, dès le niveau définitionnel, des valeurs morales sont présentes. De plus, ces valeurs sont à proprement parler des conceptions du bien. La définition rawlsienne de la société inclut une conception de ce qui est un bien pour la société : c'est parce que Rawls considère qu'une distribution équitable des avantages produits par la coopération (droits et libertés, fonctions et positions sociales, richesses, etc.) est un bien pour la société qu'il propose cette définition de la société. Cela est aussi valable pour la conception de la personne qui est présente dans sa définition de la société. Cette conception de la personne inclut une conception du bien : elle repose sur l'idée qu'il est bien pour une personne d'être considérée comme libre et égale aux autres. Ainsi, à l'arrière-plan de la procédure, il y a des conceptions du bien. (1.2) Le rôle fondationnel des présupposés substantiels Il faut insister sur le rôle particulier que joue cet arrière-plan. La définition de la 144J. Rawls, (1993 / 1995), p. 33. 89 société ainsi que la conception de la personne qui lui est liée jouent un rôle fondationnel : elles sont les conceptions qui déterminent la façon dont la procédure est construite. Ainsi Rawls qualifie la définition de la société citée plus haut d'« idée organisatrice fondamentale dans le cadre de laquelle toutes les autres sont reliées systématiquement »145. Il écrit également que cette idée de la société « représente le socle à partir duquel on peut résoudre la première question fondamentale »146, à savoir la question de savoir de quelle manière organiser les institutions fondamentales de la démocratie constitutionnelle de façon à ce que la justice soit réalisée. Il faut comprendre que c'est la définition de la société comme système de coopération équitable entre personnes libres et égales qui détermine et qui justifie la façon dont le voile d'ignorance est construit. C'est par exemple parce qu'on considère que les personnes doivent être considérées comme libres et que le choix de la conception du bien qu'on poursuit constitue l'un des aspects fondamentaux de la liberté que, dans la position originelle, les partenaires sont privés de l'information portant sur leur conception du bien. S'ils en disposaient, ils seraient tentés d'utiliser cette information pour orienter le choix des principes. Ils chercheraient à faire en sorte que les principes de justice favorisent leur propre conception du bien. Éventuellement, ils proscriraient les conceptions du bien qui pourraient constituer à leurs yeux des obstacles à la leur. Dès lors, ils contreviendraient à la réalisation de cet aspect fondamental de la liberté : certaines conceptions du bien pourraient devenir impossibles à poursuivre. Ils contreviendraient également à l'idée selon laquelle les personnes doivent être considérées comme libres. Pour qu'ils ne puissent pas le faire, ils sont privés de cette information. Le voile d'ignorance est donc taillé de façon à ce que les partenaires fassent leur choix en tant que personnes libres et égales, engagées dans des rapports de coopération qui doivent être équitables. Les conceptions du bien que sont l'équité, la liberté et l'égalité déterminent donc la façon dont le voile d'ignorance est taillé. Elles sont les justifications de la procédure qui conduit aux principes de justice. Ces conceptions du bien sont donc les fondations sur lesquelles la procédure est construite. Or, dans la mesure où cette construction joue un rôle déterminant dans le choix des principes de justice, ces conceptions du bien sont également les fondations 145J. Rawls, (1993 / 1995), p. 33. 146J. Rawls, (1993 / 1995), p. 33. 90 des principes de justice. Elles sont les présupposés substantiels qui déterminent la construction du voile d'ignorance, qui elle-même détermine le choix des principes. Au final, les principes de justice sur lesquels les partenaires se mettent d'accord sont entièrement dépendants des présupposés substantiels initiaux. On notera l'importance de la conséquence de ce lien de détermination. Puisque les présupposés déterminent les principes, il faut admettre que la validité des principes dépend entièrement de la validité des présupposés. Ainsi, si les conceptions substantielles qui sont au fondement de la procédure ne sont pas valides, si, par exemple, la définition de la société introduite par Rawls, peut, sous certains aspects, être réfutée, les principes de justice qu'on en aura dérivés perdront également toute validité. Si les idées organisatrices fondamentales de la théorie peuvent être critiquées, tout l'édifice normatif est ébranlé. La validité de la partie normative de la théorie est déterminée par la validité théorique des présupposés substantiels qui en sont la base. Ceux-ci ont donc tout intérêt à être parfaitement fondés et justifiés. Mais, dans ces conditions, s'il y a, à la base du libéralisme, des présupposés moraux substantiels qui constituent une conception du bien, comment le libéralisme peut-il encore continuer à prétendre à la neutralité ? Afin de résoudre ce problème, il faut parvenir à comprendre quel est le sens de la prétention libérale à la neutralité. On a vu que le libéralisme ne prétend pas à la neutralité procédurale, qui constitue pourtant le sens le plus évident du terme « neutralité ». Dès lors, la question suivante doit être examinée : lorsque le libéralisme revendique la neutralité et qu'il en fait même l'une de ses caractéristiques définitionnelles, quel sens faut-il accorder au terme « neutralité »? (2) La polymorphie et la polysémie de la neutralité (2.1) Les difficultés du terme « neutralité » Le terme « neutralité » est à la fois polymorphique et polysémique. La neutralité peut prendre plusieurs formes et plusieurs sens. Dans une certaine mesure, le terme 91 « neutralité » est donc un terme vague. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle nombre de libéraux ont utilisé ce terme à reculons. Rawls écrit : Historiquement, un des thèmes de la pensée libérale a été que l'État ne doit favoriser aucune doctrine compréhensive pas plus les conceptions du bien qui y sont associées. Mais c'est aussi une des critiques faites au libéralisme que de l'accuser de ne pas rester neutre, et en réalité, de favoriser une forme ou une autre d'individualisme. [...] C'est pourquoi, dans mon examen des deux notions suivantes – l'idée de conceptions acceptables du bien (au nom des principes de justice) et celle de vertus politiques –, je vais utiliser, pour introduire les principaux problèmes, le concept bien connu de neutralité. Je crois néanmoins que le terme de « neutralité » est mal venu ; certaines de ses connotations prêtent fortement à confusion, d'autres suggèrent des principes tout à fait irréalistes. C'est pourquoi je l'ai évité jusqu'à présent147. Cet extrait de Libéralisme politique est la reprise d'un article de 1988, intitulé « The Priority of Right and the Ideas of the Good »148. Rawls y fait état d'un rapport distancié et critique au terme « neutralité ». Selon lui, certains sens du terme « neutralité », dont il affirme qu'ils sont fortement suggérés par le terme lui-même, sont irréalistes. C'est dire que les exigences de la neutralité ainsi définie seraient impossibles à réaliser. Il explique également plus loin que certains de ces sens sont également indésirables. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle, note-t-il dans l'article de 1988, il a évité d'utiliser ce terme dans Théorie de la justice. Le terme « neutralité » semble en effet absent de Théorie de la justice et ne figure pas même dans son index. Charles Larmore, comme on l'a vu, souligne lui aussi les inconvénients du terme « neutralité ». Selon lui, ce terme suggère « à tort que le libéralisme n'est pas une conception morale, qu'il est “neutre à l'égard de la morale” »149. Larmore s'emploie par conséquent à distinguer le sens dans lequel il utilise le terme « neutralité » des sens qui lui sont spontanément attachés. Néanmoins, même si le terme « neutralité » entraîne un certain nombre de confusions, ce terme s'est imposé, notamment sous l'impulsion de l'article de Dworkin intitulé « le libéralisme », comme un élément incontournable du vocabulaire libéral. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle Rawls et Larmore vont finalement se résoudre à l'employer. Il faudra néanmoins en user, comme l'indique Rawls, « en prenant les précautions nécessaires et en l'utilisant comme un simple support »150. Pour le dire 147J. Rawls, (1993 / 1995), p. 234. Je souligne. 148J. Rawls, (1988). 149C. Larmore, (1993), p. 164. 150J. Rawls, (1993 / 1995), p. 234. 92 autrement, il convient de préciser en quel sens on l'utilise. Dans cette perspective, on peut construire, en s'appuyant sur plusieurs distinctions, une sorte de cartographie de la neutralité. (2.2) Une multiplicité de classifications Il existe un nombre assez important de classifications de la neutralité, qui proposent des cartographies dont les variations de formulation sont parfois importantes. Cette abondance trouve ses raisons dans le fait que le débat autour de l'idéal de neutralité est aujourd'hui extrêmement vivant. Si, comme je l'ai indiqué dans mon premier chapitre, les premières objections à l'encontre de l'idéal de neutralité provenaient de penseurs qui s'opposaient au libéralisme et qui se définissaient le plus souvent comme des communautariens151, comme par exemple Michael Sandel, le débat sur la question de la neutralité ne s'est pas tari avec les objections communautariennes. Il s'est plutôt poursuivi et amplifié à l'intérieur même du libéralisme. En effet, certains auteurs qui tenaient pourtant à se définir comme des libéraux, se sont opposés à l'idéal de neutralité, le tenant pour irréaliste. On parle alors parfois de perfectionnisme modéré, voire de perfectionnisme non coercitif152. Les libéraux perfectionnistes ont produit des arguments par lesquels ils pensaient pouvoir démontrer le caractère irréaliste de l'idéal de neutralité. Les libéraux qui, à l'inverse, ont voulu maintenir une prétention à la neutralité ont dû faire l'effort de préciser en quel sens du terme « neutralité » ils entendaient s'insérer dans cette perspective. C'est sous l'impulsion de ce débat qu'un certain nombre de sophistications importantes dans la façon de classifier les différentes formes de neutralité se sont développées, à la fois chez les acteurs centraux du libéralisme et sous la forme d'une littérature secondaire abondante. Je ne pourrai mentionner ici l'ensemble de ces travaux. Je ne chercherai pas non plus à adopter la classification qui serait la plus exhaustive possible ou la plus sophistiquée. D'une part, il existe déjà, sur cette question, d'autres travaux extrêmement précis, avec lesquels il serait vain de chercher à rivaliser et qu'il serait parfaitement inutile de répéter. À ce titre, on peut se reporter aux travaux de Roberto Merrill, et 151Il faut évidemment nuancer ce qu'on a appelé le camp des « communautariens ». Les penseurs dont on a estimé qu'ils pouvaient être considérés comme communautariens soutiennent très souvent des thèses très éloignées les unes des autres. Le camp des communautariens ne peut donc en rien être considéré sous l'angle de l'unité doctrinale. Certains d'ailleurs, comme Charles Taylor, ont parfois estimé que leurs positions étaient à tort considérées comme communautariennes. 152J. Raz (1986) ; W. Galston (2002). 93 notamment à sa thèse de doctorat intitulée « neutralité politique et pluralisme des valeurs »153. Roberto Merrill a manifestement fait un travail bibliographique intensif et extensif, qui lui a sans doute permis de s'approcher de l'exhaustivité. D'autre part, j'ai estimé que certaines distinctions sophistiquées ne sont pas toujours indispensables pour parvenir à une vision claire de la formulation de la neutralité qui constitue, pour les libéraux neutralistes, la formulation la plus plausible. L'une des distinctions qui semble quasiment systématiquement reprise dans la littérature secondaire est celle qui est opérée par Will Kymlicka dans un article de 1989 intitulé “Liberal Individualism and Liberal Neutrality”154. Kymlicka s'appuie sur une distinction opérée par Joseph Raz, qu'il reformule de façon éclairante. Il écrit, à propos des deux formes de neutralité qu'il s'emploie à distinguer : The first requires neutrality in the consequences of the government policy; the second requires neutrality in the justification of the government policy. I will call these two conceptions consequential and justificatory neutrality, respectively 155. J'inclus, dans la cartographie que je propose, cette distinction entre neutralité des conséquences et neutralité des justifications, en opérant quelques modifications. J'ai néanmoins fait le choix de ne pas commencer par ce biais et de retenir une première classification bipartite proposée par Rawls, qui distingue nettement la neutralité procédurale – dont j'ai traité dans mon deuxième chapitre – de la neutralité politique alors que la distinction proposée par Kymlicka constitue, dans une certaine mesure, une distinction interne à la neutralité politique156. Ce choix est fondé sur le fait que cette distinction initiale entre neutralité procédurale et neutralité politique me semble le plus souvent absente des travaux qui traitent de la question de la neutralité, et qui, à l'instar de Kymlicka, se concentrent essentiellement sur la neutralité politique. La raison en est peut-être qu'un certain nombre de ces travaux, en particulier dans la littérature secondaire, émanent de la science politique plutôt que de la philosophie politique. Pour ma part, je considère que cette première forme de neutralité, la neutralité procédurale, 153R. Merrill, (2008). Cette thèse effectuée à l’EHESS sous la direction de Monique Canto-Sperber et de Daniel Weinstock, et soutenue en 2008, n'est pas publiée dans son exhaustivité. On peut néanmoins la consulter à la bibliothèque de l'EHESS. On se reportera également à de nombreux articles de Roberto Merrill, disponibles en ligne dont celui-ci : http://www.dicopo.fr/spip.php?article25, qui présente l'avantage, en sus de la qualité de son contenu, de proposer une bibliographie très importante. 154W. Kymlicka, (1989b). 155W. Kymlicka, (1989b), p. 884. 156Je préciserai néanmoins plus loin, comme je l'ai déjà suggéré dans mon deuxième chapitre, que la neutralité procédurale peut également être considérée comme une forme radicale de neutralité des justifications. 94 possède une importance primordiale pour saisir le sens du débat sur la neutralité ainsi, parfois, que ses errements, et qu'à ce titre, elle ne peut être ignorée. J'ai donc décidé de la mettre en avant. Cette première étape distinctive me permettra ainsi de dégager des formes de neutralité et des objets de la neutralité et de poser, à cette étape déjà, la question de la possibilité de la neutralité. Dans un deuxième temps, j'ai considéré qu'il était nécessaire d'opérer des distinctions au sein de la neutralité politique. Opérer cette différenciation entre plusieurs sens de la neutralité politique devra permettra de discriminer en quel sens la neutralité est plausible et éventuellement désirable. (2.3) Deux formes de neutralité : forme radicale – forme modérée On peut opérer une première distinction sur un critère d'extension. On distinguera une forme de neutralité dont l'extension est maximale d'une autre, qu'on pourra appeler modérée. Ainsi, ou bien on prétend que la théorie est totalement neutre. On affirme qu'on ne peut trouver trace, au fondement de la théorie, de présupposés dotés d'un contenu substantiel. On prend alors parti pour la neutralité procédurale, qui constitue la forme de neutralité la plus radicale. La neutralité détient ici son extension maximale. Ou bien, on assume la présence de présupposés substantiels auxquels on reconnaît un rôle fondationnel, tout en affirmant que la théorie conserve une certaine neutralité. Comme je l'ai montré, les libéraux semblent renoncer à la première forme de neutralité, arguant du fait qu'elle est impossible. Cette première distinction en suggère une seconde, qui se fonde sur un autre critère. L'extension qu'on accorde à la neutralité détermine l'objet auquel on applique la neutralité. (2.4) Deux objets pour la neutralité La neutralité peut être appliquée à deux objets : la théorie elle-même, ou la politique menée par un État libéral. Lorsqu'on prend le parti de la neutralité procédurale, lorsque donc on accorde à la neutralité son extension maximale, c'est à la théorie ellemême qu'on applique la neutralité. On exige que la théorie, ou plus précisément les présupposés qui sont au fondement de la théorie, soient totalement neutres. 95 Au contraire, lorsqu'on rejette la neutralité procédurale, on ne prétend plus que les fondements de la théorie sont neutres. Si on maintient néanmoins une prétention à la neutralité, si on affirme que, dans une certaine mesure, le libéralisme reste neutre malgré la présence de présupposés fondationnels substantiels, c'est qu'on applique la neutralité à un autre objet. Cette fois, c'est à l'État libéral et à la politique qu'il mène qu'on applique l'exigence de neutralité. C'est bien ce que semble viser Dworkin dans son article de 1978. Ainsi, lorsqu'il interroge la notion d'égalité, il s'interroge sur ce que cela signifie, pour un gouvernement, de devoir traiter les citoyens comme des égaux. Lorsqu'il est question de la neutralité, elle concerne l'action gouvernementale. Dworkin écrit : « le gouvernement doit demeurer neutre au regard de ce que l'on pourrait appeler la question de la vie bonne »157. De la même façon, lorsque Rawls distingue dans Libéralisme politique ou dans son article de 1988 les divers sens de la neutralité que j'introduirai ci-après, il applique cette neutralité à l'action de l'État. La neutralité, c'est alors la norme que l'État doit respecter s'il entend mener une politique qu'on pourra qualifier de libérale. Il faut préciser que lorsqu'on adopte ce second objet pour la neutralité, lorsqu'on affirme que c'est la politique de l'État libéral qui doit être neutre, une question surgit. On devra répondre à la question de savoir si toutes les mesures prises par l'État, toutes les lois, doivent être neutres, ou si l'exigence de neutralité se limite aux mesures les plus importantes. Rawls, par exemple, semble adopter la seconde option. Il explique que les restrictions liées à la neutralité « ne s'appliquent pas à toutes les questions politiques », mais « s'appliquent seulement à celles qui impliquent ce que nous avons appelé des questions constitutionnelles essentielles (constitutional essentials) et des questions de justice fondamentale »158. Rawls oppose alors les questions fondamentales comme « celles de savoir qui a le droit de vote, quelles sont les religions qu'il faut tolérer, à qui faut-il garantir une égalité équitable des chances ou la propriété » à d'autres questions politiques dont il estime qu'elles sont sans doute les plus nombreuses. On peut comprendre que ces questions concernent les affaires courantes et constituent des décisions techniques. Rawls donne, à titre d'exemple, « la plus grande partie de la législation fiscale et de nombreuses lois gouvernant la propriété, les décrets protégeant 157R. Dworkin, (1978 / 1997), p. 66. 158J. Rawls, (1993 / 1995), p. 261. Notons que ce passage de Libéralisme politique, situé dans la leçon VI, porte sur ce que Rawls appelle l'usage de la « raison publique ». Je reviendrai ultérieurement sur ce concept important. 96 l'environnement et contrôlant la pollution, établissant les parcs nationaux [...], subventionnant les musées et les arts ». Rawls note néanmoins que si l'on considère que des questions fondamentales sont en jeu dans ces décisions techniques, la neutralité doit s'appliquer. A titre de remarque finale, on peut insister sur l'importance de repérer le critère de distinction dont il a ici été question : l'objet auquel on applique la neutralité. Bien des débats sur la question de la neutralité ont en effet sans doute reposé sur la confusion entre une neutralité appliquée à la théorie et une neutralité appliquée à la politique de l'État libéral. De plus, si l'on admet que le libéralisme est la théorie politique qui cherche à comprendre comment la politique de l'État libéral peut être neutre, on dissipe dans une certaine mesure le paradoxe qui repose sur la reconnaissance de la présence de présupposés substantiels au fondement de la théorie et la prétention à la neutralité. On peut en effet commencer à admettre qu'une théorie fondée sur des présupposés substantiels parvient à formuler des principes qui permettront à l'État de mettre en œuvre une politique neutre. On opère ici la distinction entre la neutralité axiomatique et la neutralité politique et on ouvre la possibilité d'une neutralité politique qui ne soit pas fondée sur une neutralité axiomatique. Ainsi, les libéraux qui renoncent à la neutralité procédurale renoncent également à appliquer la neutralité à la théorie libérale elle-même. Néanmoins, là encore une question se pose. Il ne suffit pas d'affirmer que c'est la politique de l'État libéral qui doit être neutre pour dissiper toute confusion. Il faut encore préciser en quel sens la politique de l'État libéral doit être neutre. En effet, certains types de neutralité politique, fortement suggérés par le terme « neutralité », constituent des exigences qui d'une part sont impossibles à réaliser et qui d'autre part ne semblent pas désirables. (2.5) Trois sens de la neutralité politique On distinguera trois sens distincts du terme « neutralité » pris dans sa forme politique. Notons qu'on pourra également parler de types de neutralité politique : la neutralité des conséquences, la neutralité des buts, la neutralité des justifications. Au sein de la première catégorie, on distinguera la neutralité des effets de la neutralité des influences. 97 (2.5.1) La neutralité des conséquences : neutralité des effets et neutralité des influences Le premier type de neutralité politique qui est fortement suggéré par le terme « neutralité » est la neutralité des conséquences. Il s'agit simplement de l'idée selon laquelle lorsqu'on affirme que la politique de l'État libéral doit être neutre, on signifie par là qu'elle doit être neutre relativement à ses conséquences. On trouve, chez Joseph Raz, une définition assez complète de ce type de neutralité politique. Raz écrit: No political action may be undertaken if it makes a difference to the likelihood that a person will endorse one conception of the good or another, or to his chances of realizing his conception of the good, unless other actions are undertaken which cancel out such effects159. Charles Larmore désigne la même idée en utilisant l'expression “neutrality of outcome”160, qu'on peut traduire par « neutralité des résultats ». L'exigence de neutralité politique, lorsqu'elle est entendue comme neutralité des conséquences, signifie que l'État ne doit rien faire qui ait des conséquences sur les conceptions du bien endossées par les citoyens. Les conséquences des politiques libérales sur les conceptions du bien doivent être neutres. Pour bien saisir la portée de cette exigence et envisager la question de sa plausibilité et de sa désirabilité, il faut remarquer que, conformément à la définition que produit Raz, cette catégorie se subdivise en deux types de neutralité distincts : la neutralité des effets et la neutralité des influences. Parmi les conséquences des politiques libérales sur les conceptions du bien, on peut distinguer celles qui portent sur les chances de réaliser une conception du bien qu'un citoyen a préalablement choisie de celles qui portent sur les chances d'influencer le choix de cette conception du bien. Entre ces deux cas de figure, il y a une différence de temporalité. Dans le premier cas de figure, on se place en aval du choix de la conception du bien : les citoyens possèdent déjà une conception du bien et on se demande si les politiques menées par l'État libéral ne sont pas susceptibles de rendre plus facile la réalisation de certaines de ces conceptions et d'en défavoriser d'autres. On parlera alors de neutralité des effets. Dans le second cas de figure, on se situe en amont du choix : les citoyens n'ont pas encore choisi leur conception du bien. La question est alors de savoir si le cadre de l'État libéral n'est pas susceptible de les influencer dans ce 159J. Raz, (1986), p. 114-115. 160C. Larmore, (1987), p. 44. 98 choix. On parlera alors de neutralité des influences. On trouve plusieurs formulations de cette distinction, que ce soit dans la littérature secondaire ou chez les acteurs principaux du libéralisme. Simon Caney formule cette distinction en termes de neutralité des effets égaux et de neutralité de la facilité égale : Consequential neutrality (i) : (equal effects neutrality) the state is neutral if and only if it has an equal effect on all conceptions of the good. Consequential neutrality (ii) : (equally easy neutrality) the state is neutral if and only if it ensures that all conceptions of the good do equally well161. Rawls écrit également : a/ Que l'État doit assurer à ses citoyens une chance égale de réaliser la conception du bien, quelle qu'elle soit, qu'ils ont librement adoptée [...] c/ Que l'État ne doit rien faire qui rende plus probable l'adoption par les citoyens d'une conception particulière plutôt que d'une autre, à moins que des dispositions ne soient prises pour annuler ou compenser les effets de mesures de ce genre 162. Notons que cette distinction est assez fine et que ses diverses formulations introduisent des variations qu'on pourrait analyser en détail. Je considère néanmoins que cela n'est pas nécessaire ici, d'autant que l'examen de cas pratiques indique que les deux cas de figures sont le plus souvent mêlés. Ainsi par exemple, Rawls remarque que lorsque la neutralité est entendue comme neutralité des conséquences, les adversaires du libéralisme accusent l'idéal de neutralité de se contredire lui-même 163. Ceux-ci expliquent en particulier que les libéraux prétendent à la neutralité politique, mais que les politiques des États libéraux favorisent ceux de leurs citoyens qui ont opté pour des conceptions individualistes du bien. Ceux qui, au contraire, chercheraient à conserver un mode de vie communautaire ou une forme d'orthodoxie semblent rencontrer plus de difficultés à réaliser leur conception du bien dans le cadre d'un État libéral. Ils doivent, par exemple, accepter que leurs enfants reçoivent, dans le système scolaire, une éducation qui risque de les éloigner de la conception du bien qu'en tant que parents, ils cherchent à leur transmettre. Si Rawls a raison de souligner qu'il s'agit ici d'une objection récurrente 164, on 161S. Caney, (1991) p. 458. 162J. Rawls, (1993 / 1995), p. 236-237. 163J. Rawls, (1993 / 1995), p. 234. 164C'est d'ailleurs à cette question du lien entre la neutralité libérale de Rawls et l'individualisme que Kymlicka s'intéresse dans W. Kymlicka, (1989b). Kymlicka cherche à réfuter ce lien. 99 peut également remarquer que cet exemple pratique montre l'entremêlement de la neutralité des effets et de la neutralité des influences. D'une part, les partisans de conceptions du bien communautaires ou religieusement orthodoxes rencontrent plus de difficultés que les citoyens séculiers et individualistes à réaliser leur conception du bien dans la mesure où celle-ci inclut l'aspiration à la transmission de leur culture ou de leur système de croyances à leurs enfants. La neutralité des effets n'est donc pas ici respectée. D'autre part, leurs enfants, dont on peut estimer qu'ils sont dans une période de maturation et qu'ils n'ont pas encore fixé la conception du bien à laquelle ils adhéreront, subissent les influences des politiques libérales qui constituent leur environnement extra-familial. Ils pourront alors être conduits à se détourner de la conception du bien familiale pour adhérer à une conception plus individualiste ou à une autre communauté. C'est ici la neutralité des influences qui n'est pas respectée. Je ne m'attarderai pas davantage sur la sophistication interne de cette catégorie. Il importe davantage de savoir si c'est à cette compréhension de la neutralité que les libéraux adhèrent. C'est également la question de la plausibilité et de la désirabilité de ce type de neutralité qui est en jeu. Si le terme « neutralité » suggère fortement l'idée de neutralité des conséquences, il existe néanmoins un quasi-consensus parmi les libéraux quant à la nécessité de rejeter la neutralité des conséquences165. George Sher écrit : We may begin with a fundamental point that has already made: that any acceptable interpretation must construe neutrality as a property of the justification of laws, policies, or institutions rather than their effects. [...] If someone were to insist on neutrality of effects, his proposal would be doomed from the start. Recognizing this, most on both sides166 accept Kymlicka's claim that the relevant form of neutrality is justificatory rather than consequential167. Le rejet de cette forme de neutralité repose sur une multiplicité d'arguments qui démontrent que cette interprétation de l'idéal de neutralité n'est ni plausible, ni désirable. 165Roberto Merrill note néanmoins que certains libéraux font exception à ce rejet consensuel. Il renvoie à R. Goodin et A. Reeve (eds.), (1989), p. 193-210 et à D. Miller, (1990), p. 72-97, ainsi qu'à la présentation qu'en propose S. Wall, (2001), p. 398-410. Goodin et Reeve écrivent, à propos de la question de l'éducation: “even if there is a plausible reason to be concerned with motives or dispositions in the case, say, of education, when we move to problems of institutional design we do not want to produce the right motives or attitudes in people. Instead, we want to produce the right pattern of results”, Goodin et A. Reeve, (1989), p. 202. 166Les deux camps désignent ici les partisans de la neutralité et leurs opposants. 167G. Sher, (1997), p. 22. 100 Pour donner raison à ceux qui rejettent la neutralité des conséquences, Sher écrit : However we interpret “conception of the good”, all laws, policies, and institutions, and a fortiori their effects, are bound to conform to many such conceptions while failing to conform many others168. Larmore, semble aller dans le même sens : It is a general truth that what the state does, the decisions it makes and the policies it pursues, will generally benefit some people more than others, and so some conceptions of the good life will fare better than others. This, I believe, is unavoidable. At the very least, those who desire a life of theft will find it rough going169. L'argument est très simple. Il souligne le fait que toute action de l'État a des effets et que, mécaniquement, certaines conceptions du bien se trouveront avantagées par certaines décisions politiques alors que d'autres seront désavantagées. L'absence d'effet ne peut donc constituer une exigence plausible. On répliquera néanmoins que l'idéal de neutralité entendu comme neutralité des conséquences n'exige pas l'absence d'effet. Il exige plutôt que les effets sur les diverses conceptions du bien soient symétriques, de façon à ce que l'une de ces conceptions ne soit pas avantagée au dépend des autres. Mais cette interprétation de la neutralité des conséquences demeure irréaliste. Waldron écrit : The main theoretical difficulty is the postulation of some baseline relative to which differential effects of the state action may be measured. In practical terms it is a difficult requirement to live up, because it is hard to predict what the effect of a law is going to be on life-styles and mores170. S'il est inévitable que les politiques publiques aient des effets sur les conceptions du bien, il est en outre impossible de prévoir l'ensemble de ces effets. Il sera dès lors impossible de tenter de corriger et de compenser les effets qui seraient plus favorables à une conception du bien qu'à une autre. Il est donc impossible de rendre symétriques les effets des politiques publiques. Rawls propose également une réfutation de la neutralité des conséquences qui mérite qu'on s'y arrête. Il écrit : Il est certainement impossible que la structure de base d'un régime constitutionnel juste 168G. Sher, (1997), p. 22. 169C. Larmore, (1987), p. 43. 170Jeremy Waldron, (1993), p. 150. Le texte dont ce passage est extrait constitue le chapitre 7 du livre, qui est issu d'un article intitulé “Legislation and Moral Neutrality”, paru initialement dans R. Goodin & A. Reeve (eds), Liberal Neutrality, (1989), p. 61-83. 101 n'ait pas d'influence ou d'effets importants et ne détermine pas quelles sont les doctrines compréhensives qui durent et qui gagnent des partisans ; il serait futile de tenter de neutraliser ces effets et ces influences ou même d'évaluer pour des fins politiques leur profondeur ou leur étendue dans la société. Nous devons accepter les données de la sociologie politique du sens commun171. Pour Rawls, il faut abandonner la neutralité des conséquences, sans quoi on s'obstine à soutenir une position qui entre en contradiction avec les données de la sociologie politique du sens commun. L'emphase est ici mise sur l'impossibilité de la neutralité des influences. L'idée est très simple : tout cadre a une influence et il serait vain de vouloir nier cette réalité sociologique. L'argument ne s'arrête néanmoins pas là puisque Rawls accorde qu'on peut se demander si cette influence est légitime ou si elle constitue une injustice à l'égard des conceptions du bien qui sont désavantagées. Ainsi, si l'État libéral n'est pas un État perfectionniste, c'est-à-dire si aucune conception du bien particulière n'y est imposée, il constitue bien néanmoins un cadre qui possède une influence. Dans le cadre de l'État libéral, certaines conceptions du bien sont avantagées, d'autres sont désavantagées. La tâche sera ainsi plus aisée pour les conceptions du bien qui conçoivent l'adhésion à une conception du bien de façon volontariste et individuelle et qui, notamment, sont ouvertes aux nouveaux adhérents. Les modes de vie communautaires dans lesquels l'héritage joue un rôle important ou ceux auxquels on n'accède que par la naissance risquent d'avoir plus de difficultés à se maintenir dans le cadre libéral. La question est alors de savoir si cette difficulté accrue n'est pas injuste. Rawls traite ce problème dans paragraphe 6 de la leçon 5 de Libéralisme politique intitulé « la théorie de la justice comme équité est-elle équitable (fair) à l'égard des conceptions du bien ? »172 et répond par la négative à cette question. Sa réponse présente deux volets. D'une part, Rawls écrit : Les influences sociales qui favorisent certaines doctrines plutôt que d'autres ne peuvent être évitées. Aucune société ne peut accueillir en son sein toutes les formes de vie. Nous pouvons certes nous lamenter sur la limitation des mondes sociaux et du nôtre en particulier ; nous pouvons même regretter certains effets inévitables de notre culture et de notre structure sociale. Comme Berlin le dit depuis longtemps (c'est l'un de ses thèmes fondamentaux), il n'existe pas d'univers social qui ne renonce à quelque chose, c'est-à-dire qui n'exclut certaines formes de vie qui réalisent, de manière particulière, certaines valeurs fondamentales. [...] Mais ces nécessités sociales ne doivent pas être confondues avec les partis pris arbitraires ou une forme d'injustice 173. 171J. Rawls, (1993 / 1995), p. 237. 172J. Rawls, (1993 / 1995), p. 239-245. 173J. Rawls, (1993 / 1995), p. 241. Rawls fait ici référence à I. Berlin (1980), un recueil de quelques uns des articles les plus importants de Berlin. Il recommande également la lecture de l'introduction 102 Rawls s'inscrit dans le sillage d'Isaiah Berlin et endosse l'idée selon laquelle les mondes sociaux sont nécessairement limités. Cela signifie qu'un monde social ouvre sur une gamme déterminée de possibles. Divers modes de vie peuvent être endossés : il n'y a pas qu'un unique possible. Néanmoins, toute structure sociale est par nature sélective : tous les possibles ne peuvent y être représentés. Ainsi, du point de vue de l'analyse sociologique, l'exigence de neutralité des influences constitue une exigence absurde. Elle revient à exiger du monde social qu'il mette à la disposition des citoyens une gamme exhaustive de conceptions du bien, en les présentant toutes sous un jour également favorable. C'est finalement exiger l'absence de cadre et formuler une exigence impossible à satisfaire, d'autant qu'on peut admettre que de nouveaux contextes font apparaître de nouvelles conceptions du bien. La gamme des possibles est donc potentiellement infinie, bien que tous ne puissent valoir dans un cadre social déterminé. L'influence de l'État libéral ne constitue donc pas une injustice, d'autant – et c'est le second volet de l'argument – que ces conceptions du bien dont on affirme qu'elles sont désavantagées par le cadre libéral ne sont pas rendues totalement impossibles. Elles ne sont pas interdites par l'État. Leur permanence n'est pas directement menacée. Aucune action politique coercitive n'est engagée à leur encontre. L'usage de la coercition constituerait en effet une injustice, et entrerait profondément en contradiction avec les principes fondamentaux de l'État libéral. Mais lorsque l'égalité des libertés fondamentales est respectée, il n'y a pas d'injustice. L'exigence n'a pas à être poussée plus loin. Rawls reconnaît qu'il est possible que dans ces conditions, certaines conceptions du bien s'éteignent. Mais alors, affirme-t-il, c'est simplement qu'elles ne sont pas parvenues à attirer vers elles suffisamment d'adhérents. Il ajoute que, si les valeurs fondamentales de la démocratie ont été respectées, il n'est pas certain qu'il faille regretter cette disparition. Ici, Rawls accepte, comme Kymlicka le fait bien remarquer, une logique de marché174 dans le domaine culturel. Ce point peut évidemment faire l'objet de nombreuses critiques dans la mesure où il pose la question de savoir s'il est légitime d'accepter, par exemple, la possibilité de la disparition des cultures minoritaires ou de celles qui ne semblent pouvoir subsister sans le soutien financier actif l'État, comme celles qui sont fondées sur le goût pour les proposée par B. Williams. 174Pour la discussion de cette question, on se reportera à J. Rawls, (1993 / 1995), p. 241-242 et à W. Kymlicka, (1989b), p. 884: “Rawls endorses such a cultural marketplace”. 103 lettres et les arts. Cette question a fait l'objet de diverses analyses, notamment chez Kymlicka, qui s'est posé la question de savoir comment concilier les identités collectives et le cadre libéral175. Je ne m'engagerai pas ici dans la reconstruction de ces débats. Le point décisif est pour nous le suivant : Rawls démontre d'une part que l'exigence de neutralité des influences est sociologiquement irréaliste et même absurde au regard de ce qui définit la structure des mondes sociaux, d'autre part que l'impossibilité de cette neutralité des influences ne constitue pas une injustice, ni même peut-être un motif d'affliction, tant que cette influence se tient dans un cadre qui respecte l'égalité des libertés fondamentales. En plus de pouvoir être réfutée du point de vue de la possibilité, la neutralité des conséquences peut l'être du point de vue de sa désirabilité. Il s'agit là d'ailleurs d'un argument plus fort. Rawls écrit : « seules les conceptions acceptables (celles qui respectent les principes de justice) peuvent être choisies »176. Ainsi, si les conséquences des mesures prises par l'État sont telles que certaines conceptions du bien ne peuvent plus être poursuivies, notamment parce qu'elles sont proscrites, il n'y a là rien de regrettable ni d'injuste. Au contraire, des mesures coercitives à l'encontre de certaines conceptions du bien sont utiles et mêmes indispensables à la vie en commun. Elles constituent également des mesures justes. Il s'agit ici d'affirmer que, dans un État libéral, toutes les conceptions du bien n'ont pas droit de cité et que certaines peuvent et doivent être considérées comme illégitimes. L’État peut alors légitimement les exclure du champ des possibles. Il peut même légitimement les combattre : l'État pourra alors légitimement faire usage de sa force de coercition et réprimer ceux qui voudraient faire valoir de telles conceptions du bien. Tel est le cas des conceptions du bien qui sont contraires aux principes de justice et qui, par exemple, refusent de reconnaître les autres personnes comme des citoyens libres et égaux. Ainsi, il faut refuser d'accorder de la valeur à une conception du bien qui serait fondée sur une limitation voire sur une annihilation de la liberté des autres. Rawls écrit : « un individu qui trouve du plaisir à voir les autres dans une position de moindre 175W. Kymlicka, (1989a), (1995 / 2001). 176J. Rawls, (1993 / 1995), p. 237. 104 liberté comprendra qu'il n'a aucun droit, quel qu'il soit, à ce plaisir »177. Il s'agit ici d'une illustration de ce que Rawls appelle « la priorité du juste sur le bien », idée qui occupe déjà une place centrale dans Théorie de la justice. Cette priorité du juste sur le bien signifie l’opposition de Rawls à l’utilitarisme. Elle est fondée sur une certaine conception de la valeur. Rawls, contre l’utilitarisme, refuse de considérer que ce qui donne de la valeur à une préférence, c'est simplement le fait qu'elle soit une préférence. Selon Rawls, le simple fait qu’une conception du bien soit adoptée ne suffit pas à lui donner de la valeur. Toutes les conceptions du bien ne sont pas également dotées de valeur. Certaines en sont dénuées. C’est le cas de celles qui ne sont pas acceptables. Le critère qui permet d'opérer une distinction entre les unes des autres est celui du raisonnable. Seules les conceptions raisonnables du bien, c’est-àdire les conceptions du bien qui respectent les principes de justice, et qui, en particulier, reconnaissent les autres membres de la société comme des citoyens libres et égaux, sont acceptables. Toutes les autres doivent être exclues. Dès lors, l'exigence de la neutralité des conséquences se trouve définitivement réfutée. Elle n'est ni souhaitable ni acceptable. Il entre plutôt dans le rôle légitime de l'État libéral qui entend protéger la liberté et l'égalité de proscrire les conceptions du bien qui sont contraires aux valeurs fondamentales du libéralisme. Il faut donc abandonner cette interprétation de la neutralité. Mais alors, si l'on veut maintenir la revendication libérale de neutralité, quelle interprétation alternative de la neutralité peut-on proposer ? (2.5.2) La neutralité comme neutralité des buts La neutralité des buts178 se constitue comme alternative à la neutralité des conséquences. Rawls, qui rejette la neutralité des effets (a/) et la neutralité des influences (c/), propose cette formulation de la neutralité : b/ Que l'État ne doit rien faire pour favoriser ou promouvoir une doctrine compréhensive particulière plutôt qu'une autre ou fournir davantage d'assistance à ceux qui en sont partisans179. Il ajoute que la théorie de la justice comme équité s’efforce « de respecter la neutralité 177J. Rawls, (1971 / 987), p. 57. 178J. Rawls, (1993), p. 192-193, utilise l'expression “neutrality of aim”. C. Larmore, (1987), p. 44, utilise quant à lui, utilise le terme “goals”. 179J. Rawls, (1993 / 1995), p. 236. 105 du but au sens où les institutions fondamentales et les politiques publiques ne doivent pas être conçues pour favoriser une doctrine en particulier »180. Ce sont ici les expressions « ne doit rien faire pour » et « ne doivent pas être conçues pour » qui sont capitales. Dans le passage de la neutralité des conséquences à la neutralité des buts, un changement de perspective s'opère. Le critère d'après lequel on juge de la neutralité d'une politique n'est plus le même. Si, auparavant, on s'intéressait aux conséquences de l'action politique, on s'intéresse désormais aux motifs qui sont au fondement de ces actions. La neutralité des buts est donc une neutralité des intentions. Une politique pourra être décrétée neutre si elle n'est pas menée dans le but de favoriser une conception du bien plutôt qu’une autre, ou, pour le dire autrement, si l'intention du législateur est neutre. Waldron en fournit une bonne illustration : Instead of that [neutrality of consequences], the liberal may be talking instead about neutrality of intention – that is, neutrality in relation to the motives and reasons that the legislator uses to justify his laws. He may say – and I think this was John Stuart Mill's view (at least in Chapter 1 of On Liberty – the argument in Chapter 2 point in the other direction) that power must not be exercised over people for nonneutral reasons. Thus, for example, the fact that a law against Sunday trading would accord with the requirements of a sabbatarian faith is not a good reason for having such a law; but the fact that it is necessary to prevent shop employees from being overworked may be. And the later reason can be good reason, and the legislation neutral on that account, even though the law undoubtly benefits sabbatarian over non sabbatarian sects. [...] One and the same law, then, would be permitted or not permitted by the neutrality constraint depending on what the reasons for it were181. On constate qu'une telle interprétation de l'idéal de neutralité échappe aux écueils de la version conséquentialiste de la neutralité. En comprenant la neutralité comme neutralité des intentions, on parvient à comprendre qu'une mesure politique pourra être considérée comme neutre même si ses conséquences ne sont pas neutres. L'exemple du dimanche chômé est à ce titre éloquent. Une loi exigeant que les magasins ferment le dimanche pourra être décrétée neutre si elle est faite dans le but de protéger les employés et non dans le but de privilégier les croyants qui se voient imposer, par leur religion, de chômer le dimanche. Ainsi, même si, de fait, ces croyants obtiennent un privilège par l'intermédiaire de cette mesure, même si donc, elle n'est pas neutre du point de vue de ses conséquences, elle pourra être considérée comme neutre au sens exigé par l'idéal de neutralité libéral. Notons d'ailleurs, pour compléter 180J. Rawls, (1993 / 1995), p. 237. 181J. Waldron, (1993), p. 150. 106 l'exemple proposé par Waldron qu'il serait davantage conforme à l'exigence de neutralité d'exiger qu'un jour soit chômé, sans exiger que ce jour soit le dimanche. Cette mesure peut, dans une certaine mesure, suffire à la protection des salariés. Elle laisse alors la possibilité aux commerçants qui, pour des raisons religieuses, doivent chômer le vendredi ou le samedi de le faire. La législation de plusieurs provinces canadiennes a d'ailleurs évolué en ce sens. Cette conception de la neutralité prête néanmoins d'emblée le flan à des objections importantes, devenues aujourd’hui classiques chez les libéraux contemporains, et qui constituent des motifs suffisants de rejet. Sher écrit : What matters is not the justifications that an arrangement could be given, but only the one(s) that in fact motivated its institution. When we evaluate an arrangement's neutrality, we do so on the basis of the intentions with which it was actually adopted. But if this were what neutralism involved, we could not assess the legitimacy of any law, policy, or other political arrangement without first reconstructing the reasoning that actually led to its adoption. Yet even when a policy has been instituted by a single person, reconstructing his motives raise immense empirical and conceptual difficulties. Also, of course, most laws and policies are implemented not by single individuals but by many people acting in concert, and most agents have a variety of reasons for what they do. Thus, on the current proposal, the legitimacy of most political arrangements will be very difficult if not impossible to ascertain182. L'argument est le suivant : les intentions échappent à la connaissance. Il vaut sur deux plans différents. Ainsi, même si l'on admet que le législateur est un seul et même individu, remonter à l'intention qui a présidé à une décision législative constitue une mission impossible. C'est ici le problème classique de l'intériorité. L’autre, y compris le sujet individuel, est justement un autre. Dès lors, je n’ai pas directement accès à son intériorité. Pour connaître ses intentions, je dois me fier à ce qu’il me dit, ou à ce dont il a l’air. Or, dans cet espace peuvent s’insinuer le mensonge et la dissimulation. Je peux donc toujours me tromper quant aux intentions de l’autre. Leur connaissance est toujours incertaine. De plus, l'État ne se résume pas à un individu. Les décisions politiques sont des décisions collectives, qui font intervenir une pluralité importante d'acteurs. Ainsi, à moins d'hypostasier cette entité collective et de parvenir par ce procédé à la formation d'une unité, ce que signifie connaître les intentions de l’État n’est pas du tout clair : 182G. Sher, (1997), p. 23-24. 107 s’agit-il de connaître les intentions du gouvernement, c’est-à-dire de nos représentants ? Ou du peuple, qui détient la souveraineté quand bien même il ne l’exerce pas directement ? S’il n’est déjà pas aisé de connaître les intentions d’un sujet individuel, la difficulté est redoublée lorsqu’il s’agit d’un sujet collectif dont les frontières ne sont pas clairement déterminables. On est alors contraint d'abandonner cette interprétation de l'idéal de neutralité. Sher ajoute un dernier argument à la réfutation de la neutralité des buts. Il écrit : The problem is most acute when an arrangement has been in place for a long time. On the proposed account, the key question about a long-standing law, policy, or institutions is what motivated the original legislators or policy makers (or, in the case of the Constitution, the original framers). But whatever we think of “original intent” as a criterion of legislative or constitutional interpretation, we surely must refuse it as a criterion of current legitimacy. If we did not, the status of many perfectly acceptable laws and institutions would be hopelessly obscure. [...] To avoid these difficulties, we must reject the suggestion that the legitimacy of a well-entrenched law or political structure depends on the mental process of long-dead person. This must depend, instead, on some aspect of that law or structure as it now exists183. Remonter à l'intention qui a présidé à une mesure politique pour statuer sur sa neutralité nous obligerait dans certains cas à réfléchir aux intentions originelles des pères fondateurs. En plus de nous contraindre à un travail historique dont les résultats seraient toujours discutables, cette option nous empêcherait d'envisager la possibilité que le sens d'une mesure politique puisse évoluer avec le temps. On serait ainsi forcé par exemple de récuser une disposition si on s'aperçoit que son intention originelle n'est pas neutre, alors qu'il existe aujourd'hui des raisons parfaitement neutres de vouloir la maintenir. La neutralité des buts doit être récusée au profit de la neutralité des justifications. (2.5.3) La neutralité comme neutralité des justifications La neutralité entendue comme neutralité des justifications constitue une formulation plus sophistiquée de la neutralité des intentions, qui doit échapper aux difficultés mentionnées. Il s’agit alors d’exiger que les mesures envisagées par l’État puissent être justifiées dans des termes qui ne fassent pas appel à une conception compréhensive du bien. Larmore propose une formulation qui va dans ce sens : Political neutrality consists in a constraint on what factors can be invoked to justify a political decision. Such a decision can count as neutral only if it can be justified without appealing to the presumed intrinsic superiority of any particular conception of the good life. So long as a government conforms its decisions to this constraint, 183G. Sher, (1997), p. 24. 108 therefore, it will be acting neutrally184. De la même façon, Waldron propose de réviser la neutralité des buts et de la rabattre sur la neutralité des justifications : Perhaps the doctrine of liberal neutrality [...] can be seen as a constraint on the reason we deploy in our reconstruction of the justification of some rule we support (whatever its original intention was). We should not think of political morality simply as a set of principles for judging outcomes. Its primary action is to guide action and to constrain practical thought185. Le critère de neutralité n'est plus l'intention qui préside à une mesure politique, mais la justification qu'on est capable de produire en faveur de cette mesure. Si l'on est capable de justifier une mesure sans avoir recours à une conception particulière du bien, on pourra considérer qu'elle est neutre. Cette formulation révisée échappe aux difficultés précédentes. Dans la mesure où il n'est plus question de remonter à une intention, on échappe au problème de l'intériorité ainsi qu'aux inconvénients engendrés par la nécessité d'une longue reconstruction historique. Cette formulation rend également possible l'évolution des justifications et, éventuellement, la réinterprétation de certaines mesures publiques qui pourront alors être justifiées de façon neutre. Les libéraux semblent ainsi quasi unanimement adopter cette formulation de la neutralité. Ainsi par exemple, même si Rawls ne thématise pas comme telle la neutralité des justifications, on peut penser que c’est bien finalement cette forme de neutralité qu'il adopte. Dans la leçon VI de Libéralisme politique, consacrée à ce que Rawls appelle la « raison publique », il écrit : En ce qui concerne les questions constitutionnelles essentielles et de justice fondamentales, la structure de base et ses programmes publics doivent pouvoir être justifiés auprès de tous les citoyens, conformément aux exigences du principe de légitimité politique. À cela nous ajoutons que, dans ces justifications, nous ne devons faire appel qu'aux croyances générales qui sont acceptées pour le moment et aux formes du raisonnement du sens commun ainsi qu'aux méthodes et aux conclusions de la science quand elles ne sont pas controversées186. Ce dont il est question, ce n’est pas des intentions de l’État mais bien des « justifications », c’est-à-dire des raisons et des arguments employés, notamment par les acteurs publics, lorsqu’ils cherchent à montrer pourquoi telle ou telle mesure doit être 184C. Larmore, (1987), p. 44. 185J. Waldron, (1993), p. 150-151. 186 J. Rawls, (1993 / 1995), p. 273. Je souligne. 109 adoptée. Ainsi, ce qui doit être neutre dans une théorie de la justice libérale, ce sont ses justifications. La neutralité adoptée par Rawls est bien une neutralité des justifications. Il faut néanmoins préciser l'idée de justification neutre. On pourrait en effet se poser les questions suivantes : qu'est-ce qu'une justification neutre ? Ou, à quelle condition une justification est-elle neutre ? Il est alors important de comprendre que la réponse la plus spontanée à cette question n'est pas la réponse exacte. En effet, on aura sans doute tendance à penser qu'une justification est neutre si elle ne s'appuie sur aucune idée du bien, ou, pour le dire autrement, si elle n'a recours à aucun présupposé doté d'un contenu substantiel. Or, accepter cette réponse, c'est, au final, revenir à une conception de la neutralité comme neutralité procédurale. C'est affirmer que pour atteindre la neutralité, il faut se passer de tout présupposé substantiel. Or, ce n'est pas la position qu'assument la plupart des libéraux lorsqu'ils revendiquent la neutralité. Rawls affirme que la théorie de la justice comme équité n'est pas procéduralement neutre et soutient qu'elle s'appuie sur des présupposés substantiels : « une conception politique doit s’inspirer de différentes idées du bien »187. Rawls assume le fait qu'une certaine conception du bien soit présente au fondement de sa théorie de la justice et pense même que cette présence est indispensable à l'élaboration de principes de justice. De la même façon Larmore reconnaît que des idéaux substantiels comme l'égalité sont présents dans la justification. Il ne soutient donc pas une neutralité procédurale strictement définie. Dès lors, une justification neutre n'est pas une justification dénuée de tous présupposés substantiels. Elle n'est pas une justification qui se passe de toute conception du bien. Au contraire, la justification neutre inclut des idées du bien. Mais alors, comment peut-il encore y avoir neutralité ? Comment une justification peut-elle être neutre tout en s'appuyant sur des conceptions du bien ? 187 J. Rawls, (1993 / 1995), p. 217. 110 (3) Parvenir à une justification neutre (3.1) Le minimalisme moral : parvenir à une justification neutre en recourant à des présupposés minimalement moraux (3.1.1) Définition Le minimalisme moral constitue une tentative de résolution de ce problème. La thèse est la suivante : une justification est neutre si les présupposés auxquels elle recourt sont minimalement moraux. Ces présupposés auront bien un contenu substantiel. Ce ne seront pas des « valeurs neutres ». Néanmoins, puisque leur contenu moral est minimal, ces présupposés demeurent neutres. Charles Larmore soutient, dans une certaine mesure, une position de ce type. Dans son article intitulé « Du libéralisme politique », il commence par rappeler ce qui constitue, selon lui, le point de départ du libéralisme. Il affirme que les fondateurs du libéralisme ont cherché à résoudre deux problèmes. D'une part, contre les défenseurs de l'absolutisme et de la raison d'État, ils ont cherché à fixer les limites du pouvoir de l'État. D'autre part, ils ont cherché à savoir comment des hommes dont le désaccord sur la question de la vie bonne semble indépassable peuvent néanmoins vivre ensemble au sein d'une association politique stable et harmonieuse. Larmore écrit alors, à propos de ces penseurs libéraux : Pour résoudre ces deux problèmes d'un seul coup, ils ont cherché à circonscrire le rôle de l'État au moyen d'une conception morale minimale. Il est nécessaire de concevoir des principes politiques qui expriment une certaine idée du bien commun. Pourtant, cette conception morale doit être moins compréhensive que ces différentes idées de la vie bonne sur lesquelles les êtres raisonnables ne s'accordent pas. Plus précisément, ce doit être une conception à laquelle puisse adhérer le plus d'individus possible, même s'ils diffèrent inévitablement sur la valeur qu'il convient d'attribuer à des modes de vie spécifiques. (Par conception morale « minimale », je veux dire simplement que celle-ci sert de base commune et non que ceux qui y adhèrent s'y soumettront sans effort et sans exception)188. On a affaire à une position qui reconnaît en son sein la présence d'une « idée du bien », mais qui tient cette idée pour minimale. Ce minimalisme doit permettre de construire un libéralisme simplement politique. Larmore situe sa propre production philosophique dans cette perspective : 188C. Larmore, (1993), p. 163. 111 Il nous faut alors chercher une morale universelle, mais minimale, que l'on puisse partager aussi largement que possible, en dépit de ces désaccords. C'est la conception de libéralisme politique que je développe et défends189. Ces extraits appellent plusieurs remarques. Il est tout d'abord important de situer l'idée d'un libéralisme politique fondé sur une morale minimale. Cette idée est en premier lieu une idée critique : c'est en regard de ce qui, dans le libéralisme de la tradition, apparaît aux libéraux contemporains comme un défaut que ce libéralisme nouvelle manière se constitue. Le libéralisme de la tradition, c'est-à-dire le libéralisme de Kant ou de Mill, est considéré par Larmore comme insuffisant du point de vue de la cohérence interne. Rappelons que selon Larmore, ce libéralisme prône la neutralité politique mais la fonde sur une justification non neutre. C'est parce que la neutralité politique rend possible des conceptions de la vie bonne qui, comme l'autonomie ou l'expérimentalisme, sont considérées, respectivement par Kant et par Mill, comme intrinsèquement supérieures, que la neutralité politique est recommandée. La neutralité politique est un moyen au service d'une conception morale perfectionniste. Tel est, selon Larmore, le défaut du libéralisme de la tradition : il n'est pas suffisamment neutre. Il inclut une conception de la vie bonne et, de façon corrélative, une conception de la personne. Le libéralisme contemporain a très souvent, pour évoquer cette caractéristique du libéralisme traditionnel, eu recours au vocabulaire de l'épaisseur ou de la lourdeur. Le libéralisme de la tradition est désigné comme lourd ou épais, alors que le libéralisme renouvelé que les contemporains cherchent à élaborer revendique la finesse, la minceur ou la légèreté. Derrière ces termes, il y a également des jugements de valeur. Pour la théorie libérale, la lourdeur et l'épaisseur sont des défauts. La finesse et la légèreté des qualités. Affirmer que le libéralisme de la tradition est épais, c'est affirmer qu'il présente le défaut d'être trop lourd. Ainsi, on pourra opposer le maximalisme moral du libéralisme de la tradition, au minimalisme moral du libéralisme renouvelé. On peut, néanmoins, s'interroger sur les raisons qui ont conduit des libéraux contemporains à user de ce vocabulaire métaphorique. En quoi le libéralisme de la tradition est-il plus épais que le libéralisme renouvelé ? Pour traduire et expliquer la métaphore de l'épaisseur, il faut comprendre que le 189C. Larmore, (1993), p. 20. 112 reproche d'épaisseur est un reproche de défaut de neutralité. Ce qui est reproché au libéralisme de la tradition, c'est de ne pas être neutre vis-à-vis de certaines questions. C'est – et cette remarque permettra de comprendre la métaphore – de s'engager trop et trop loin sur certains sujets qui, en réalité, ne relèvent pas de sa sphère de compétence et sur lesquels, par conséquent, il devrait s'abstenir de prendre position. La métaphore de l'épaisseur et de la lourdeur est également parfois exprimée, notamment par Rawls, par le biais de l'image de la largeur. Rawls considère que le libéralisme de la tradition est trop large, ce qui signifie qu'il prétend traiter d'un nombre trop important d'objets et même parfois, nous dit Rawls, de tous les objets. Le libéralisme devient alors « général »190. Or, selon Rawls, cette prétention est illégitime. Le libéralisme doit se restreindre à une gamme d'objets limitée. En effet, deux types de problèmes, au moins, ne relèvent pas de son autorité. Tout d'abord, en tant que doctrine politique, le libéralisme n'a pas à se prononcer sur la question de la vie bonne. Or, Larmore et Rawls s'accordent à dire que le libéralisme de la tradition s'engage plus qu'il ne le devrait vis-à-vis de cette question. Larmore écrit à propos des idéaux d'autonomie et d'expérimentalisme : De tels idéaux sont loin d'être incontestés. Bien qu'ils ne constituent pas en eux-mêmes des idéaux substantiels de la vie bonne, mais gouvernent la façon dont nous devons embrasser de tels idéaux, ils n'en font pas moins l'objet d'un désaccord raisonnable. L'un des principaux courants du mouvement romantique, de J. G. Herder à A. MacIntyre, leur ont opposé les valeurs d'appartenance et de coutume 191. Si ni l'idéal d'autonomie ni l'idéal d'expérimentalisme ne sont à proprement parler des conceptions substantielles de la vie bonne – elles ne disent pas précisément de quelle façon il faut vivre – elles imposent néanmoins une façon de concevoir notre rapport à notre conception du bien. Elles peuvent constituer ce que Patrick Neal a appelé une méta-théorie du bien. Or, comme Larmore le souligne, cette méta-théorie du bien fait l'objet d'un débat qui opposait déjà les Romantiques et les penseurs des Lumières et dont certaines lignes de force se sont retrouvées dans le débat libéraux – communautariens. Certains en effet, affirment que notre rapport au bien ne doit pas se concevoir sous la modalité du choix, mais sous celle de l'héritage et cette dernière position semble tout à fait raisonnable. 190J. Rawls, (1993 / 1995), p. 37-38. 191C. Larmore, (1993), p. 168. 113 L'idée est donc la suivante : les libéralismes de la tradition, puisqu'ils imposent une certaine conceptualisation de notre rapport au bien, ne sont pas suffisamment neutres. Ils vont trop loin sur la question de la vie bonne alors qu'ils devraient s'arrêter avant de franchir la ligne rouge. Ils finissent alors par devenir des conceptions « trop larges ». Ils ont des prétentions sur des objets qui échappent à leur sphère légitime d'influence. Il en va de même d'un second objet : la conception de la personne. On repère d'ailleurs une corrélation entre ces deux défauts du libéralisme de la tradition. L'engagement trop profond du libéralisme de la tradition dans la voie des conceptions du bien aboutit à un engagement, également trop profond, sur la question de la conception de la personne. Ainsi par exemple, il y a chez Kant, une conception particulière de la personne et celle-ci est fondée sur toute une métaphysique. Or, selon les libéraux contemporains, il n'est pas de la compétence d'une doctrine politique de prendre position sur ce type de questions. Elles doivent être laissées à la métaphysique ou à la philosophie de l'esprit. C'est notamment le propos de Rawls dans son article intitulé « la théorie de la justice comme équité, une théorie politique et non métaphysique »192. Ainsi, le libéralisme contemporain cherche, contre la lourdeur et l'épaisseur coupables du libéralisme de la tradition, à refonder le libéralisme de façon à l'alléger et à l'amincir. Larmore écrit : On pourrait donner à cette nouvelle formulation le nom de « libéralisme politique ». Tel est en effet le propos d'un certain nombre d'écrits récents de John Rawls et de mon livre Patterns of Moral Complexity. Il s'agit de comprendre comment le libéralisme peut être une doctrine strictement politique et non une « philosophie de l'homme » en général ou une « doctrine morale générale ». Dans cette manière d'aborder la question, le principe de neutralité politique a toujours une justification morale, mais celle-ci doit beaucoup moins prêter à controverse que les idéaux d'autonomie et d'individualité de Kant et de Mill193. Le libéralisme politique serait un libéralisme épuré de ce qui va trop loin vis-à-vis des conceptions du bien et des conceptions de la personne. Il serait un libéralisme qui se limiterait, purement et simplement, à des questions politiques. En ce sens, il serait plus léger, plus fin que les libéralismes de la tradition. De cette façon, il pourrait réussir là où les libéralismes de la tradition ont échoué, 192J. Rawls, (1985 / 1993). 193C. Larmore, (1993), p. 171. 114 échec dont on peut considérer que la récurrence de la critique d'inspiration romantique est un signe. Le libéralisme s'est donné pour mission de rendre possible la cohabitation et la coopération de citoyens fondamentalement divisés sur les questions éthiques. Or, pour y parvenir, il doit proposer une formule dans laquelle l'ensemble de ces citoyens pourra se reconnaître. C'est évidemment impossible si le libéralisme lui-même repose sur une conception du bien qui est justement ce qui divise les citoyens. Le libéralisme politique, libéralisme affiné, constitue ainsi l'espoir d'une doctrine qui, parce qu'elle laisse de côté un certain nombre de questions, permettra de rassembler l'ensemble des citoyens. On comprend bien ici que pour y parvenir, le libéralisme doit se présenter comme une doctrine minimale. Le minimalisme est ainsi la condition de possibilité d'un libéralisme en accord avec le principe de légitimité démocratique. Néanmoins, si séduisante que puisse sembler cette solution, elle pose un certain nombre de problèmes dont j'estime qu'ils nous contraignent à l'abandonner. (3.1.2) Critique et réfutation du minimalisme moral L'une des raisons de rejeter le minimalisme moral tel qu'il est formulé par Larmore se situe dans le fait qu'il introduit une différence de degré là où une différence de nature semble nécessaire. Une lecture attentive du vocabulaire employé par Larmore nous permet d'affirmer que selon lui, le libéralisme politique est minimalement moral au sens où il est « moins » moral que le libéralisme de la tradition. De nombreuses expressions vont en ce sens. Larmore écrit : Cette conception morale doit être moins compréhensive que ces différentes idées de la vie bonne sur lesquelles les êtres raisonnables ne s'accordent pas194; Le principe de neutralité politique a toujours une justification morale, mais celle-ci doit beaucoup moins prêter à controverse que les idéaux d'autonomie et d'individualité de Kant et de Mill195; Il doit en tout cas être suffisamment neutre pour convenir à tous ceux qui attachent de la valeur à l'appartenance et à la coutume, puisque les idéaux romantiques dont devenus un élément durable de notre culture »196. Ou encore The justification of political neutrality that I have developed is more neutral than the classical justification that appealed to those ideals, and so – most importantly – it can 194C. Larmore, (1993), p. 163. 195C. Larmore, (1993), p. 171. 196C. Larmore, (1993), p. 173. 115 work for those who do not share those ideals” 197. On remarque la récurrence des termes « moins », « suffisamment », ou « plus », qui suggère que ce dont il est question, c'est d'une comparaison. La différence entre le libéralisme de la tradition et le libéralisme refondé prend alors la forme d'une différence de degré, et non celle d'une différence de nature. Le libéralisme politique est simplement moins substantiel et par là plus neutre que le libéralisme traditionnel. Or, ce point est important. Il nous permet de comprendre que ce que Larmore affirme, c'est que le libéralisme politique va moins loin que le libéralisme de la tradition sur la question de la vie bonne et sur celle de la conception de la personne. Le libéralisme s'arrête avant le libéralisme de la tradition. Cette position est cohérente avec le rejet de la neutralité axiologique. La notion même de minimalisme moral suggère qu'il n'est pas question de prétendre à l'absence d'engagement moral. Il s'agit plutôt de reconnaître la présence de certaines idées du bien, tout en affirmant leur finesse. Ces idées du bien sont censées être minimales, c'està-dire moins massives que celles qui sont présentes dans les libéralismes de la tradition. Ce minimalisme est censé laisser un espace plus large, dans lequel pourra se déployer une pluralité plus importante de conceptions du bien et de la personne alors que le libéralisme de la tradition imposait une conceptualisation plus déterminée du bien et de la personne. Le minimalisme moral serait ainsi plus respectueux du pluralisme moral et atteindrait une neutralité suffisante, qui néanmoins n'est pas une neutralité morale radicale. Cette formulation pose néanmoins problème. La notion de minimalisme moral introduit une différence de degré dont la signification est difficile à saisir. Cette conception qui prétend qu'une demi-mesure est possible a le défaut de l'imprécision. Il n'est en effet pas clair jusqu'où il est légitime, pour une conception politique, de prendre position sur des questions telles que la conception du bien ou la conception de la personne. On peut d'ailleurs penser que, sur de telles questions, soit on se prononce, soit on ne se prononce pas. Soit donc une conception du bien est présente dans la théorie, soit elle en est absente. De la même façon, soit une conception de la personne est présente, soit elle est absente. Il est difficile d'imaginer ce que pourrait constituer une conception minimale. La configuration semble binaire : un ou zéro. Le minimalisme 197C. Larmore, (1987), p. 66. 116 moral introduit une différence de degré là où seule une différence de nature semble véritablement concevable. De façon corrélative, on peut chercher à montrer que des présupposés qu'on dit minimaux et légers sont toujours en réalité plus substantiels et épais qu'on ne le prétend. Plus précisément, on peut chercher à montrer que si une forme de minimalisme moral est concevable, s'il peut effectivement exister quelque chose comme une morale minimale, cette morale minimale ne peut constituer le fondement d'une conception politique du juste. Une conception politique du juste sera toujours au contraire fondée sur une morale maximale. Pour soutenir une telle position, on peut se reporter à l'analyse proposée par Michaël Walzer dans Morale maximale, morale minimale198. Walzer y soutient une position assez complexe et subtile. Il cherche à affirmer l'existence d'une morale minimale, tout en affirmant que sa portée est limitée et qu'une conception articulée de la justice se fonde toujours sur une morale maximale. Selon Walzer, même s'il est difficile d'en indiquer le contenu, certaines expériences nous indiquent qu'existe une morale minimale. Morale maximale et morale minimale débute ainsi par l'évocation d'un exemple qui sera égrainé dans les pages suivantes. Walzer évoque un plan d'un journal télévisé de la fin de l'année 1989 : « sur l'image, on voit des gens qui défilent dans les rues de Prague en brandissant des pancartes. Certaines se contentent d'énoncer le mot « Vérité », d'autre « Justice »199. Il ajoute : « en voyant cette image, j'ai su immédiatement quel sens donner à ces pancartes – et tous les autres spectateurs avec moi. Mieux encore : j'ai reconnu et accepté les valeurs que défendaient ces manifestants – et tous (ou presque) avec moi »200. Cette compréhension immédiate, cette acceptation et, finalement, ce sentiment d'immédiate solidarité avec des hommes qui nous sont parfaitement étrangers sont le signe qu'existe quelque chose comme une morale minimale. Il est le signe qu'en matière de valeurs morales, nous possédons quelque chose en commun avec des individus qui appartiennent pourtant à un contexte culturel et historique parfaitement différent du nôtre. Walzer y insiste en indiquant que si certes Prague n'est pas si loin de chez nous, le 198M. Walzer, (1994 / 2004). 199M. Walzer, (1994 / 2004), p. 17. 200M. Walzer, (1994 / 2004), p. 17. 117 même sentiment pourrait être éprouvé avec « une marche pour « la vérité » et « la justice » qui aurait pour cadre Rangoon ou Pékin »201. Ainsi, une morale minimale existe. Elle rend possible une forme d'universalisme. Pourtant, il ne faut pas se méprendre sur la portée et sur la fécondité de cette morale minimale. Le minimalisme moral rend possible une expérience extrêmement précieuse : il nous permet de sortir d'un relativisme radical. Cette expérience est émotionnellement forte. Elle constitue un potentiel de solidarité, de partage et par là de mobilisation : nous pouvons sentir que nous avons le devoir de rejoindre la manifestation de Prague. Néanmoins, le minimalisme moral ne doit pas être compris comme une base sur laquelle on pourrait construire une morale universellement valable ni même une conception articulée et complète de la justice. Ce qu'on peut tirer de cette morale minimale est relativement limité : de la notion de justice prise en son sens minimal, on tirera quelques impératifs, sans doute essentiellement négatifs comme « un terme aux arrestations arbitraires, une application égale et impartiale des lois, l'abolition des privilèges et des prérogatives [...] – une justice des plus banales, des plus insignifiantes »202. Il sera impossible d'aboutir, sur cette base, à des principes de justice capables d'apporter une solution aux problèmes de justice distributive. Il sera impossible, sur cette base, de déterminer quelle est la juste distribution des droits, des libertés, des opportunités, ou encore des richesses matérielles. Selon Walzer, la résolution de ce type de question passe nécessairement par une morale maximale. Le moment de la morale minimale est donc toujours éphémère. Dès qu'on cherche à définir des principes de justice, on est contraint de sortir du minimalisme moral. Walzer écrit : Le minimalisme permet une certaine solidarité, certes limitée, mais utile et réconfortante. Il n'autorise pas une doctrine pure et dure. Nous défilons donc ensemble un moment, puis chacun retourne à sa manifestation. Le concept de minimum moral contribue à chacun de ces moments, et ne fait pas que les inaugurer. Il donne à voir ce qui nous a rassemblé en premier lieu, et il cautionne notre séparation. Dans sa restriction même, il justifie notre retour à cette vision élargie qui est la nôtre. Il est de notre devoir d'aller rejoindre les manifestants praguois ; après quoi, nous avons toute liberté de défendre les valeurs que peuvent accommoder nos conceptions morales élargies203. Il explique également que si les Tchèques se mettaient à développer devant nous 201M. Walzer, (1994 / 2004), p. 26. 202M. Walzer, (1994 / 2004), p. 19. 203M. Walzer, (1994 / 2004), p. 30. 118 ce qu'ils entendent par « vérité », et plus encore par « justice », le partage s'arrêterait immédiatement : Il est clair que lorsque les manifestants brandissent leurs pancartes, ils n'expriment pas un point de vue relativiste. C'est comme s'ils disaient – à juste titre, me semble-t-il – que tous les citoyens du monde doivent soutenir leur cause et se joindre à eux pour défendre « vérité » et « justice » [...]. Mais lorsqu'ils abordent d'autres problèmes – mettre en place un système de santé ou d'éducation pour Tchèques et Slovaques, débattre de stratégies unionistes ou séparatistes – ils cessent de prétendre à l'universalisme. Ils cherchent ce qui vaut le mieux pour eux, ce qui convient à leur histoire culturelle, sans plus réclamer notre approbation générale, ni tenter d'imposer leur modèle204. Selon Walzer, dès qu'on cherche à articuler une conception complète de la justice, on s'appuie nécessairement sur une morale maximale. S'il en est ainsi, c'est que la morale minimale ne constitue pas un point de départ universel à partir duquel des morales maximales particulières et différentes se seraient élaborées et dont on pourrait expliquer les divergences en avançant des raisons géographiques, historiques, etc. Elle n'est pas non plus un point de départ auquel on pourrait remonter pour élaborer, sur cette base, une morale universelle ou une conception de la justice universelle. Au contraire, ce qui existe en premier lieu, ce sont les morales maximales et particulières. La moralité minimale n'apparaît que dans un second temps, par l'intermédiaire de ce que Walzer désigne sous le concept de réitération. La morale minimale apparaît lorsque les morales maximales aboutissent à des expériences qui convergent. Par conséquent, la morale minimale n'existe que dans des limites très strictes, qui sont celles des quelques expériences mentionnées plus haut. Et même dans le cadre de ces expériences, notre point de départ est toujours celui de notre morale maximale. Ainsi, dès qu'on cherche à développer une conception de la justice, on quitte le cadre du minimalisme. Une conception articulée est toujours une conception maximale et particulière. Dès qu'une société réfléchit par exemple au système social qu'elle estime juste, dès qu'elle aborde la question de la justice distributive, l'expérience du partage prend fin. Les conceptions qui sont préconisées le sont en prenant compte des traits historiques et culturels propres à la société en question. Elles sont réfléchies et élaborées en contexte. Il n'est donc plus ici question d'une morale minimale. C'est sur fond de maximalisme moral qu'on répond à de telles questions. Dès lors – et c'est le point qui importe ici – il est impossible de prétendre fonder 204M. Walzer, (1994 / 2004), p. 20-21. 119 une conception politique de la justice sur une morale minimale. Toute conception morale élaborée est maximale. On ne pourra, par exemple, fonder des principes de justice sur des valeurs comme la justice, la liberté ou l'égalité, prises comme des valeurs minimales. Pour parvenir à des principes de justice, il faut fixer le sens de ces notions fondamentales : la justice, l'égalité, la liberté. Comme le souligne Larmore lui-même, il existe des définitions de ces notions qui sont extrêmement faibles. Définir, par exemple, l'égalité en affirmant que traiter quelqu'un avec un égal respect, c'est le traiter comme on traite les autres, ce n'est que construire une forme vide d'impartialité. Larmore souligne également que d'autres sens du terme également sont substantiels à l'extrême : par exemple lorsqu'on identifie égalité et égalitarisme et qu'on affirme qu'instituer l'égalité, c'est distribuer les ressources à part strictement égales205. Le premier sens accordé au terme égalité pourrait constituer sa version minimale et on voit que sur une telle base, on n'aboutira pas à des principes de justice. Le second sens représente l'extrême inverse. On parviendra à construire, sur cette base, des principes de justice, mais ils entreraient sans doute en contradiction avec certaines de nos intuitions fondamentales. Pour parvenir à des principes acceptables, il faudra passer par une réflexion sur le sens qu'on est prêt à accorder au terme égalité. Il s'agira de savoir ce que signifie le terme égalité. Or, cette recherche s'inscrira obligatoirement dans le cadre d'une morale maximale. La question sera alors de savoir quel est le sens, pour nous, c'est-à-dire eu égard à nos intuitions morales fondamentales, des idées d'égalité, de justice ou de liberté. Cette question ne trouve de réponse qu'en passant par l'examen du contexte qui est le nôtre. Finalement, une conception neutre de la justice ne peut être atteinte sur le fondement du minimalisme moral. Faut-il alors conclure à l'impossibilité de la neutralité ? Une conclusion aussi radicale n'est sans doute pas nécessaire. On peut en effet penser que l'erreur du minimalisme moral est une erreur de situation : le minimalisme moral, en affirmant que parce que les présupposés sont minimaux une neutralité satisfaisante est atteinte, situe mal les conditions qui rendent possible la neutralité. Le lieu de la neutralité est malencontreusement déplacé. 205On se reportera à C. Larmore, (1987), p. 61. 120 D'ailleurs, un examen précis des textes de Larmore révèle une ambiguïté de situation. Larmore écrit par exemple : « par conception morale « minimale », je veux dire simplement que celle-ci sert de base commune »206. Il définit également le libéralisme comme un « effort pour repérer une morale commune en dépit des controverses sur la nature du bien »207 ou écrit : « l'État libéral doit toujours agir en fonction d'une morale élémentaire ou commune, qui est plus susceptible de faire l'objet d'un accord raisonnable »208. Il y a donc comme une hésitation quant à la caractéristique qui permet d'atteindre la neutralité. Tantôt, ce qui définit le minimalisme moral, c'est la légèreté morale de ses présupposés, tantôt, c'est une autre caractéristique : la communauté, c'est-à-dire le caractère partagé de ses présupposés. Le premier point et le second peuvent évidemment être liés : plus une conception est légère, moins donc les présupposés qu'il faut reconnaître pour adhérer à cette conception sont nombreux, plus nombreux seront ceux qui seront susceptibles de l'accepter et plus elle sera facile à partager. Plus une conception est légère, plus elle a de chances d'être commune. La légèreté semble engendrer la communauté. Néanmoins, ces deux caractéristiques, la légèreté et la communauté, ne sont pas strictement identiques. Elles ne peuvent ni ne doivent être confondues. En effet, il semble qu'il n'y ait rien, par principe, qui interdise à une conception maximale d'être partagée. Des présupposés peuvent ne pas être minimaux, tout en étant partagés. Une morale peut être commune, sans pour autant être élémentaire. De plus, dans la mesure où, comme on l'a souligné, un engagement minimal en faveur d'une conception du bien est déjà un engagement, il peut ne pas engendrer la communauté. Une morale peut donc être élémentaire, ou prétendre l'être, sans pour autant être commune. Mais dès lors, quelle est la condition de la neutralité ? Quelle est cette caractéristique qui permet à des présupposés substantiels d'être présents tout en fondant des principes neutres ? 206C. Larmore, (1993), p. 163. 207C. Larmore, (1993), p. 20. 208C. Larmore, (1993), p. 164. 121 (3.2) La neutralité morale : parvenir à une justification neutre en recourant à des présupposés neutres Rawls choisit de fonder son argumentaire sur un point différent. Sa position est subtile : il choisit d'assumer la présence de certains présupposés substantiels au fondement de sa théorie de la justice, sans chercher à affirmer que leur finesse morale atténue leur caractère substantiel, mais tout en maintenant une revendication de neutralité. Comment peut-il soutenir une telle position ? Il écrit, à propos des présupposés qui constituent l'arrière-plan des principes de justice : « les idées en question doivent être des idées politiques du bien »209. Rawls espère pouvoir maintenir une revendication de neutralité tout en assumant la présence de présupposés substantiels grâce au concept d'« idée politique du bien ». Sa thèse est la suivante : c'est parce que les idées du bien qui sont au fondement des principes de justice sont des idées politiques du bien que la neutralité est maintenue. Mais quel est le sens de ce concept qui semble bien étrange ? Qu'est-ce qu'une « idée politique du bien » ? et en quoi cette invention conceptuelle permet-elle de résoudre l'opposition apparemment indépassable entre présence de présupposés substantiels et neutralité ? (3.2.1) Conception politique et doctrine morale : absence et présence d'une conception du bien De prime abord, la notion d'idée politique du bien semble paradoxale, en particulier si l'on se réfère à la façon dont Rawls utilise et oppose très souvent les termes « politique » et « moral ». Certains textes de Rawls nous conduisent en effet à poser une opposition tranchée entre conception politique et conception morale. Au début de Libéralisme politique, lorsque Rawls s'explique sur le projet qui est le sien dans cet ouvrage, il explique qu'il cherche à y construire un libéralisme simplement politique, c'est-à-dire un libéralisme qui, au contraire de ceux de Kant et de Mill, ne soit pas une doctrine morale. Il exprime également à cette occasion le regret qu'aucune distinction entre théorie politique et théorie morale n'ait été opérée dans Théorie de la justice210. Or, ce qui, dans le vocabulaire de Rawls, distingue le politique du moral, c'est notamment la présence, au sein du dernier d'une conception de la vie bonne. A propos des doctrines morales, Rawls écrit : « ces dernières sont en général 209J. Rawls, (1993 / 1995), p. 218. 210J. Rawls, (1993 / 1995), p. 3. 122 considérées comme des positions générales et compréhensives »211. Rawls précise la façon dont il faut comprendre les termes « général » et « compréhensif » : une conception morale est générale « si elle s'applique à une large gamme d'objets et, à la limite, à tous universellement » et elle est compréhensive « quand elle inclut les conceptions de ce qui fait la valeur de la vie humaine, les idéaux du caractère personnel comme ceux de l'amitié ou des relations familiales ou associatives, enfin, tout ce qui donne forme à notre conduite, et, à la limite, à notre vie dans son ensemble »212. Pour illustrer le caractère général des doctrines morales, Rawls avance l'exemple de l'utilitarisme. Selon lui : Le principe d'utilité, quelle que soit l'interprétation qu'on en donne, s'applique à toutes sortes de questions, depuis la conduite des individus et les relations personnelles jusqu'à l'organisation de la société dans son ensemble et le droit des gens213. Une doctrine générale est une doctrine qui prétend pouvoir apporter une réponse à l'ensemble des problèmes politiques et moraux. Il faut également insister sur le fait que ce qui caractérise une doctrine morale, c'est son caractère compréhensif. Or, ce qui définit ce caractère, ce n'est pas autre chose que le fait d'inclure une conception du bien. Cette conception peut être plus ou moins cohérente, totalisante et systématisante. Rawls distingue ainsi les doctrines morales partiellement compréhensives des doctrines pleinement compréhensives. Les dernières cherchent une cohérence parfaite. Elles cherchent à faire système et à être pleinement articulées. Les premières se satisfont d'une systématicité plus lâche et sans doute de tensions internes. Elles incluent néanmoins une conception de la vie bonne. A l'opposé, « une conception politique est présentée comme une position indépendante »214. D'une part, une conception politique n'a pas à être générale : elle peut être limitée dans sa portée et ne pas prétendre résoudre l'ensemble des questions politiques et morales alors que c'est le cas d'une doctrine morale. C'est bien le cas de la théorie de la justice comme équité dont l'objet se restreint à la structure de base de la société. D'autre part, – et c'est le point le plus important ici – elle n'est ni « justifiée en fonction d'une ou de plusieurs doctrines compréhensives » ni dérivée d'une doctrine de ce type. Une conception politique est indépendante au sens où elle ne dépend pas d'une doctrine morale compréhensive. 211J. Rawls, (1993 / 1995), p. 37. 212J. Rawls, (1993 / 1995), p. 38. 213J. Rawls, (1993 / 1995), p. 37. 214J. Rawls, (1993 / 1995), p. 37. 123 Le vocabulaire employé par Rawls semble bien aboutir à une opposition massive entre conception politique et doctrine morale, opposition dont l'une des lignes de partage est l'absence ou la présence d'une conception du bien. On a ainsi l'habitude de penser qu'une conception est morale lorsqu'elle inclut une idée du bien et qu'une conception est politique à condition qu'elle ne s'appuie sur aucune idée du bien. On a tendance à penser que dès qu'une conception contient une idée du bien, c'est une conception morale. Cette façon de comprendre la distinction entre le politique et le moral n'est sans doute pas entièrement dénuée de fondement. Poussée trop loin, elle devient néanmoins trompeuse. Elle suggère en effet que toute idée du bien doit nécessairement être exclue d'une conception politique. Elle suggère donc que le libéralisme politique doit reposer, s'il veut continuer à être simplement politique et s'il veut éviter de se muer en doctrine morale compréhensive, sur une neutralité radicale, de type axiologique. Pourtant, Rawls rejette la neutralité axiologique. Comme le souligne la notion d'idée politique du bien, il récuse également cette compréhension de la distinction entre politique et moral qui consiste à exclure toute idée du bien du sein des conceptions politiques. Il est donc nécessaire de réviser cette manière de comprendre la distinction entre politique et morale et de comprendre les raisons qui permettent de penser qu'une conception peut être simplement politique tout en contenant des idées du bien. Pour ce faire, c'est la catégorie de « conception du bien » ou d'« idée du bien » qu'il faut réviser. (3.2.2) Critiquer la notion de « conception du bien » L'emploi de cette catégorie, utilisée massivement et sans nuance, nous conduit à lier de façon erronée le libéralisme politique et la neutralité axiologique. Il faut donc déconstruire la catégorie de « conception du bien » pour comprendre qu'une idée du bien peut être présente au sein d'une conception politique sans que celle-ci devienne une doctrine morale. C'est, en un certain sens, ce que George Sher propose. Je m'appuierai sur les éléments qui, dans son analyse, me semblent aller dans ce sens, sans néanmoins le suivre dans l'ensemble de sa démarche. Sher écrit : How are we to understand the key phrase “conception of the good”? Taken literally, that phrase means something like “belief about what makes people better off, or what makes their lives better”. But in the current context, this 124 interpretation is both too narrow and too broad. Is it too narrow because some normative claims that are often treated as conceptions of the good – for example, claims about what God requires of us, or the moral status of abortion – are really about what is right rather than what is good. It is too broad because many views about what makes people better off are not, in the relevant sense, conceptions of the good at all215. Sher interroge la notion de « conception du bien ». Il indique que cette formulation invite à une interprétation maximale et inclusive : relèveraient de la conception du bien l'ensemble des éléments qui ont un impact sur la qualité de la vie. Sher montre également que cette interprétation de la notion de conception du bien n'est pas correcte. Elle est à la fois trop étroite et trop large et ces défauts d'extension conduisent à une impasse. Je reprendrai à Sher la seconde partie de sa critique : celle qui souligne que la catégorie de « conception du bien » est trop large. J'affirmerai ainsi que c'est cette interprétation trop large des notions de « conception du bien » ou d'« idée du bien » qui aboutit à l'exigence erronée de neutralité axiologique. L'exigence de neutralité présente dans la définition même du libéralisme s'exprime le plus souvent comme une exigence de neutralité vis-à-vis des conceptions du bien. Rappelons par exemple l'argument de Dworkin : pour réaliser l'idéal d'égalité, pour parvenir à traiter les citoyens comme des égaux, l'État ne doit pas se prononcer sur la question de la vie bonne. Il ne doit favoriser aucune conception du bien. Ses politiques doivent être neutres par rapport aux conceptions du bien. Or, si cette proposition est admise telle quelle, si on estime que la neutralité qu'on est en droit d'exiger de l'État libéral, c'est une neutralité à l'égard des conceptions du bien, on est conduit à une exigence de neutralité axiologique. Si on admet une définition extensive de la notion de conception du bien, si donc on pense que tout élément qui a un impact sur la qualité de la vie relève d'une conception du bien, et qu'on admet également que l'État libéral doit être neutre vis-à-vis des conceptions du bien, on est conduit à exiger du libéralisme politique une neutralité vis-à-vis de la morale tout entière. On est également conduit à exiger que toute conception du bien soit placée hors du champ d'action politique. L'État ne doit favoriser aucune conception du bien ou – pour le dire dans les termes de la neutralité des justifications – l'État ne doit jamais, lorsqu'il cherche à justifier l'une de ses politiques, faire appel à une conception du bien. Sher démontre que cette interprétation mène à des exigences contre-intuitives : 215G. Sher, (1997), p. 37-38. 125 “For example, people are obviously better off when they are healthy, prosperous, and secure, yet, even neutralists agree that governments may legitimately promote these goods”216. L'interprétation maximale de la notion de conception du bien nous conduit à englober, sous une même catégorie, des biens dont intuitivement on s'accorde à dire qu'ils doivent être exclus des politiques publiques, mais aussi – et c'est ce qui fait tout le problème – des biens, tels la santé, la sécurité, etc., dont intuitivement on pense qu'ils peuvent, voire qu'ils doivent, être favorisés par les politiques publiques. Ainsi Sher ajoute : As these examples suggest, the extension of “conception of the good” is better understood than its intension. In general, while such conceptions are taken to include religious doctrines, ideals of character and virtue, aesthetic and cultural values, and norms of sexual behavior, they are not understood to include claims about health, economic prosperity, security, freedom, equality, or social justice217. Il souligne que la catégorie de « conception du bien » inclut à la fois des éléments qui ressortent de la vertu religieuse, des valeurs esthétiques et culturelles, des comportements sexuels, mais également des éléments qui ont partie liée à la santé, la sécurité, la justice sociale. Ces éléments forment, de façon indifférenciée, des conceptions du bien. On admet alors que penser que la virginité est une valeur, c'est avoir une conception du bien et que, de la même façon, affirmer que la vie est meilleure lorsqu'on a accès, quel que soit son niveau de revenu, à un système de santé performant, c'est également avoir une conception du bien. Les conséquences politiques d'une telle catégorisation sont à la fois importantes et contre-intuitives. Cette catégorisation rassemble des éléments que, comme la virginité, nous excluons spontanément de la justification politique et d'autre qui, comme la santé, sont plutôt spontanément perçus comme des éléments légitimes d'une justification politique. Elle noie la différence entre raisons illégitimes et raisons légitimes. Elle nous conduit à exclure, dans un même geste, un argument qui repose sur la valorisation de la virginité et un argument qui repose sur la valorisation de la santé. Elle nous conduit au raisonnement suivant : - selon l'exigence libérale de neutralité, les justifications doivent être neutres à l'égard des conceptions du bien, 216G. Sher, (1997), p. 38. 217G. Sher, (1997), p. 38. 126 - or une conception qui valorise la santé est une conception du bien, - par conséquent toute action de l'État qu'on cherchera à justifier en affirmant qu'elle favorise l'accès à la santé devra être décrétée illégitime. On perçoit bien à quel point la conclusion est contre-intuitive. Comme Sher le souligne, les « neutralistes », c'est-à-dire les partisans d'un libéralisme fondé sur l'idéal de neutralité refuseraient cette conclusion. Ils considèrent au contraire qu'une justification fondée sur la valorisation de la santé, de la sécurité ou de la liberté constitue une justification appropriée au cadre de l'État libéral. Avec Sher, on comprend qu'une délimitation maximale de la catégorie de « conception du bien » a des conséquences contre-intuitives. Pour éviter ces conclusions contre-intuitives, il faut revenir sur la catégorie de « conception du bien » et, dans un même geste, reformuler l'exigence de neutralité de façon à admettre qu'une justification doit pouvoir, sans trahir le libéralisme, s'appuyer sur certaines conceptions du bien. Si l'on affirme qu'être neutre, c'est pour l'État être neutre vis-à-vis des conceptions du bien, simpliciter, on s'engage dans la revendication d'une neutralité axiologique. L'exigence de neutralité semble bien plutôt être légitime lorsqu'elle s'applique à une catégorie de biens spécifiques. Il semble légitime d'exiger de l'État libéral qu'il soit neutre relativement à des biens ayant trait à la vertu, à des valeurs esthétiques ou au comportement sexuel, alors que l'État semble légitime lorsqu'il justifie des politiques en recourant à l'idée qu'elles favorisent la santé, la prospérité, la sécurité, etc. Mais comment opérer cette reformulation de l'exigence de neutralité ? Comment trouver le fil rouge qui nous permet d'exclure de la justification publique certaines conceptions du bien et d'en admettre d'autres ? Une analyse minutieuse du vocabulaire utilisé par les libéraux qui prennent le parti de la neutralité peut nous mettre sur cette piste. On s'aperçoit alors que plusieurs, lorsqu'ils affirment que l'État doit être neutre, n'utilisent pas la catégorie de « conception du bien » prise dans son extension maximale. Ils ne s'expriment pas de façon aussi générale et relâchée, mais usent d'un vocabulaire plus précis qui leur permet d'opérer des distinctions parmi les biens. Ainsi dès l'article fondateur de Dworkin, la neutralité vis-à-vis des conceptions du bien n'est pas affirmée simpliciter. Dworkin écrit : « la première théorie de l'égalité 127 suppose que les décisions politiques doivent, autant que possible, être indépendantes de toute conception particulière de la vie bonne, de ce qui donne valeur à la vie »218. L'expression qu'il introduit n'est donc pas simplement « conception du bien », mais « conception particulière du bien ». De la même façon, quand Dworkin introduit la revendication de neutralité vis-àvis des conceptions de la personne, il écrit : « le libéralisme ne repose pas sur une conception particulière de la personne »219. L'adjectif « particulier » est à nouveau mobilisé. Dworkin semble ici déjà souligner le fait que la neutralité qui doit être celle de l'État libéral n'est pas une neutralité intégrale, mais une neutralité vis-à-vis de certaines conceptions : les conceptions particulières du bien et de la personne. Ce qu'exige la neutralité, c'est l'exclusion du particulier, c'est-à-dire de ce qui est moralement particulier, et non de la morale tout entière. Mais qu'est-ce que cela signifie, pour une conception du bien ou pour une conception de la personne, d'être « particulière » ? Cela n'est pas entièrement clair et on peut alors estimer que le vocabulaire choisi par Dworkin n'est pas tout à fait satisfaisant. On peut néanmoins, en faisant jouer l'opposition entre le particulier et le général, interpréter ainsi ce vocabulaire : Dworkin affirmerait ici que l'exigence de neutralité s'applique aux conceptions particulières du bien, par opposition aux conceptions générales. L'État libéral serait alors autorisé à recourir à des conceptions générales du bien et de la personne. Mais en affirmant cela, on ne fait finalement que déplacer le questionnement. On est en effet en droit de poser la question suivante : « qu'est-ce qu'une conception générale ? », et la réponse à cette question ne semble pas disponible chez Dworkin. Ce vocabulaire ne semble donc pas rendre aisé une classification bipartite qui départagerait clairement les conceptions auxquelles l'État peut légitimement avoir recours de celles qu'il doit exclure. Il faut chercher un vocabulaire plus directement éclairant. On peut, dans cette quête, se tourner vers le vocabulaire rawlsien. Rawls écrit : Nous devons distinguer entre, d'une part, une base publique de justification qui soit acceptable d'une manière générale par tous les citoyens – en ce qui concerne les questions politiques fondamentales – et d'autre part les nombreuses sources non publiques de justification qui font partie des doctrines compréhensives et ne sont acceptables que pour ceux qui adhèrent à celles-ci 220. 218R. Dworkin, (1978 / 1997), p. 67. 219R. Dworkin, (1978 / 1997), p. 84. 220J. Rawls, (1993 / 1995), p. 7. 128 Et plus loin : Les idées de bien dans la conception politique doivent être politiques et donc distinctes des idées du bien propres à des doctrines plus larges. La même remarque s'applique à la conception des personnes comme libres et égales221. Rawls établit une ligne de démarcation entre des idées qui constituent une base publique de justification et des sources non publiques de justification. Les premières sont des idées politiques du bien, les secondes des idées du bien dont il affirme qu'elles sont propres à des doctrines compréhensives. On comprend ici que, pour Rawls, certaines idées du bien, parce qu'elles sont des idées politiques du bien, peuvent servir de base à une justification politique bien qu'elles soient dotées d'un contenu substantiel. Ces idées politiques du bien sont donc neutres, au contraire d'autres idées du bien qui appartiennent à des doctrines compréhensives et qui, n'étant pas neutres, ne peuvent servir de base à une justification politique. Mais comment s'opère la ligne de démarcation entre ces idées ? Qu'est-ce qui différencient les idées politiques du bien et les idées du bien qui relèvent de doctrines compréhensives ? La réponse à cette question ne semble pas immédiatement évidente à la lecture des textes précédemment cités. Néanmoins, un éclairage s'opère lorsqu'on fait porter l'accent sur le terme « publique ». A partir du texte de Rawls, on peut ainsi avancer l'idée selon laquelle il existe, parmi les idées du bien, des idées publiques du bien et des idées non publiques du bien. Il est alors possible de rattacher les citations précédentes à l'importante leçon VI de Libéralisme politique, intitulée « la raison publique »222. Rawls y distingue la raison publique et les raisons non publiques, dont il précise qu'elles ne constituent pas néanmoins des « raisons privées ». Il écrit : En ce qui concerne les questions constitutionnelles essentielles et de justice fondamentales, la structure de base et ses programmes publics doivent pouvoir être justifiés auprès de tous les citoyens, conformément aux exigences du principe de légitimité politique. À cela nous ajoutons que, dans ces justifications, nous ne devons faire appel qu'aux croyances générales qui sont acceptées pour le moment et aux formes du raisonnement du sens commun ainsi qu'aux méthodes et aux conclusions de la science quand elles ne sont pas controversées. Le principe libéral de légitimité en fait le moyen le plus approprié, si ce n'est le seul, pour définir les directives des enquêtes publiques. Qu'avons-nous d'autre en matière de critère pour cela ? Cela veut dire que, quand nous discutons les q° constitutionnelles essentielles et les q° 221J. Rawls, (1993 / 1995), p. 7. 222J. Rawls, (1993 / 1995), p. 259-306. 129 de justice fondamentale, nous ne devons pas faire appel à des doctrines compréhensives religieuses ou philosophiques – à ce que nous, en tant qu'individus ou membres d'associations, considérons comme la vérité dans son intégralité – ni à des théories économiques complexes sur l'équilibre général, par exemple, si celles-ci sont en débat. Dans la mesure du possible, la connaissance et les modes de raisonnement qui fondent notre adhésion aux principes de justice et leur application aux questions constitutionnelles essentielles et aux questions de justice fondamentale doivent reposer sur des vérités simples, maintenant largement acceptées ou disponibles pour les citoyens d'une manière générale. Autrement, la conception politique ne fournirait pas une base publique de justification223. Plusieurs lignes d'opposition peuvent être repérées. La raison publique est simple, par opposition à complexe. Générale, et non particulière. Elle relève d'un savoir public, c'est-à-dire d'un savoir partagé par la société tout entière, et non d'un savoir qui peut être propre à une association hébergée par la société, comme par exemple une Église ou une Université. Et surtout – c'est là le critère le plus important – la raison publique est largement acceptée. Elle n'est pas controversée, alors que les raisons non publiques sont « en débat ». Cette analyse rawlsienne rejoint ici le vocabulaire utilisé par Charles Larmore qui écrit à propos de l'idéal de neutralité : This ideal demands only that so long as some view about the good life remains disputed, no decision of the state can be justified on the basis of its supposed intrinsic superiority or inferiority224. Et, dans Modernité et morale : Dans un ordre politique libéral, les principes politiques doivent être « neutres » à l'égard des notions controversées du bien. [...] Ce terme [neutralité] peut suggérer à tort que le libéralisme n'est pas une conception morale, qu'il est « neutre à l'égard de la morale ». En réalité, il cherche plutôt une neutralité à l'égard des différentes conceptions controversées de la vie bonne225. On peut juger que l'expression « conception controversée du bien » constitue le vocabulaire le plus heureux. En s'exprimant dans ces termes, on dira alors que l'État libéral doit être neutre à l'égard des conceptions controversées du bien et non à l'égard de toute conception du bien. L'État libéral n'a donc pas à être neutre à l'égard des conceptions du bien qui ne sont pas controversées mais qui, au contraire, font l'objet d'un accord unanime entre les citoyens. On obtient ainsi une ligne de démarcation assez claire, à supposer qu'on soit capable d'établir qu'il existe des conceptions du bien qui ne sont pas controversées et d'indiquer quelles conceptions sont de cette nature. 223J. Rawls, (1993 / 1995), p. 272-273. 224C. Larmore, (1987), p. 46. 225C. Larmore, (1993), p. 163-164. 130 Cette conception de la neutralité s'accorde avec le principe de légitimité politique mentionné par Rawls. En effet, dans la mesure où, dans un régime démocratique, les citoyens doivent pouvoir se reconnaître comme auteurs des lois, au moins en ce qui concerne les questions constitutionnelles essentielles et les questions de justice fondamentale, ils doivent tous, en tant que citoyens, pouvoir trouver des raisons de justifier ces mesures politiques. Les justifications doivent donc pouvoir être partagées par tous. Tous les citoyens doivent pouvoir, en tant que citoyens, adhérer aux justifications. Or, cette adhésion est évidemment impossible si ces justifications proviennent de raisons non publiques, c'est-à-dire de raisons qui, par définition, ne sont reconnues que par une partie de la société. Finalement, ce qui est neutre, ce n'est pas ce qui est dépourvu de contenu substantiel. Une idée politique est une idée neutre alors qu'elle est une idée du bien. Le critère adéquat de la neutralité, c'est la communauté, qu'il faut entendre comme qualité de ce qui est commun. À ce titre, on peut citer ces propos frappants de Rawls : La théorie de la justice comme équité n'est pas neutre procéduralement. Il est évident que ses principes de justice sont substantiels et vont beaucoup plus loin que les valeurs procédurales ; il en va de même de ses conceptions politiques de la personne et de la société qui sont représentées dans la position originelle. En tant que conception politique, elle vise à faire l'objet d'un consensus par recoupement. Cela veut dire qu'elle espère constituer une base publique de justification pour la structure de base d'un régime constitutionnel en procédant à partir d'idées intuitives fondamentales, implicites dans la culture politique publique, et en faisant abstraction des doctrines compréhensives. Elle recherche un terrain commun – ou, si l'on veut, un terrain neutre – étant donné le fait du pluralisme. Ce terrain commun est la conception politique ellemême en tant qu'objet d'un consensus par recoupement. Mais un terrain commun ainsi défini n'est pas procéduralement neutre226. Rawls, de façon parfaitement explicite, établit une pure et simple équivalence entre ce qui est neutre et ce qui est commun. Ainsi, une idée du bien est neutre, elle est une idée politique du bien, lorsqu'elle est commune, c'est-à-dire lorsqu'elle est partagée par l'ensemble des membres de la société. Il y a une équivalence de sens entre les termes « publique », « partagé », « non controversé », « commun » et « neutre ». Une idée politique du bien est neutre parce qu'elle est publique, c'est-à-dire non controversée, partagée par tous les membres d'une société, commune. Pour résumer, l'argumentaire qui permet de maintenir une neutralité adéquate tout en recourant à des présupposés substantiels est le suivant : dans le contexte du 226J. Rawls, (1993 / 1995), p. 236. 131 pluralisme, il n'est plus légitime de dériver le juste du bien. Les principes de justice doivent détenir un certain niveau de neutralité. Néanmoins, la neutralité axiologique est impossible. Des présupposés substantiels sont toujours présents en arrière-plan de la procédure qui mène aux principes de justice. Une théorie du juste ne peut être construite sans s'appuyer sur une certaine idée du bien. Un niveau adéquat de neutralité est toutefois maintenu à condition que les présupposés qui sont les nôtres soient neutres. Sont telles, les idées du bien qui ne sont pas controversées mais qui, au contraire, font l'objet d'un accord entre les membres de la société. Elles peuvent alors être appelées idées politiques du bien. Elles sont le terrain commun qui permet d'élaborer un libéralisme simplement politique. Plusieurs questions émergent. Tout d'abord, on peut se demander s'il existe bien, ainsi que Larmore et Rawls l'affirment, des idées du bien, et corrélativement des conceptions de la personne, qui ne sont pas controversées et qui peuvent dès lors prétendre à la neutralité et quelles sont ces conceptions. Le chapitre suivant sera consacré à l'étude de ce qui, chez Rawls, constitue de telles conceptions. Je chercherai à expliciter la conception rawlsienne du bien et sa conception de la personne qui constituent les présupposés sur lesquels il s'appuie pour parvenir aux principes de justice. Le moment d'explicitation des présupposés, s'il constitue une étape nécessaire, ne suffit pas néanmoins à démontrer que, comme Rawls le prétend, ces idées forment véritablement un terrain neutre. Il est nécessaire d'examiner les procédures par lesquelles Rawls justifie ses propres présupposés afin d'estimer si cette justification est suffisante. Il s'agira alors d'établir si Rawls parvient effectivement à démontrer que ses présupposés sont effectivement communément partagés. Cette question sera l'objet du cinquième chapitre. 132 Chapitre 4 Les présupposés substantiels du libéralisme politique de Rawls : idées fondamentales, conception politique du bien et conception politique de la personne (1) Préambule L'exposé des présupposés qui se situent au fondement des principes de justice constitue une étape nécessaire de notre réflexion. Avoir une idée claire du contenu de ces présupposés, de leur fonction et de leur statut est en effet indispensable si l'on veut ensuite pouvoir discuter la question de leur justification. Je m'efforcerai donc dans ce chapitre d'exposer le contenu de ces présupposés de façon assez détaillée. Ce chapitre sera sans doute plus didactique que les précédents. Je chercherai néanmoins à présenter les présupposés de Rawls dans leur contexte problématique. Certaines conceptions rawlsiennes, en particulier sa conception de la personne, gagnent à être précisées en les confrontant aux diverses objections qu'elles ont suscitées et dont certaines sont devenues classiques. J'espère ainsi mettre en évidence la subtilité des présupposés rawlsiens et éviter certains contresens courants. Si une clarification du contenu des présupposés de Rawls me semble nécessaire dans l'économie de mon exposé, je crains de ne pouvoir en proposer une étude exhaustive. Mon exposé sera nécessairement plus limité que certaines études qui se sont entièrement consacrées à cette tâche227. En outre, j'ai, dans ce chapitre, volontairement ignoré certaines questions. C'est le cas notamment de la psychologie morale qui est élaborée par Rawls dans la troisième partie de Théorie de la justice et qu'il mobilise à nouveau dans ses travaux ultérieurs. Cette psychologie morale permet à Rawls d'indiquer de quelle façon les personnes en viennent à former un sens de la justice qui les conduit à avoir une motivation suffisante pour agir selon des principes de justice. Or, 227On pourra par exemple se reporter à S. Mestiri, (2007) ainsi qu'à certains chapitres de sa thèse de doctorat intitulée « la conception de la personne dans la philosophie de John Rawls. Essai de reconstruction de la théorie de la justice comme équité » et soutenue en 2003, sous la direction de Yves Michaud à l'Université Paris I. S. Mestiri, (2003). 133 je considère que cette dimension de la psychologie morale est liée à la question de la stabilité plutôt qu'à la conception de la personne présente en arrière-plan des principes de justice. Elle fait partie des stratégies de justification a posteriori mobilisées par Rawls plutôt que de ses présupposés. J'aborderai donc la question de cette psychologie morale dans mon cinquième chapitre. (2) Intuitions morales et présupposés de la théorie de la justice comme équité (2.1) Intuition et théorie Quels sont les présupposés la théorie de la justice comme équité ? La question est ici de savoir quel est le contenu de ces différentes idées qui, selon Rawls, sont communément partagées et qui peuvent par conséquent prétendre à la neutralité. Cette question se heurte d'emblée à une première difficulté qui tient au statut que Rawls accorde à la morale et à la théorie morale. Selon Rawls, une théorie morale n'est pas une construction, mais plutôt une reconstruction. Cela signifie qu'en morale, il n'y a pas d'invention, mais plutôt une mise en forme. Rawls écrit dans Théorie de la justice : L'analyse des concepts moraux et l'a priori, même compris de manière traditionnelle, constituent une base trop peu solide. La théorie morale doit être libre d'utiliser des hypothèses contingentes et des faits généraux comme elle l'entend. Il n'y a pas d'autre moyen de rendre compte de nos jugements bien pesés en équilibre réfléchi. Telle est la conception qu'ont développée les auteurs classiques, au moins jusqu'à Sidgwick. Je ne vois pas de raison de m'en écarter228. Et un peu plus haut : Posons que chaque personne au-delà d'un certain âge, et possédant les capacités intellectuelles nécessaires, développe un sens de la justice dans des circonstances sociales normales. Nous devenons plus experts dans l'art de juger de ce qui est juste ou injuste et d'appuyer ces jugements sur des raisons. [...] Il est clair que cette capacité morale est extraordinairement complexe. Pour nous en rendre compte, il suffit de remarquer le nombre potentiellement infini et la variété des jugements que nous sommes prêts à faire229. Selon Rawls, qui s'inscrit, comme il le note lui-même, dans une longue tradition philosophique, la morale est d'abord un fait : avant tout effort de théorisation, il existe 228J. Rawls, (1971 / 1987), p. 76. 229J. Rawls, (1971 / 1987), p. 71. 134 déjà un certain nombre de jugements moraux. Ces jugements moraux préexistent et précèdent tout effort de théorisation. La morale existe donc indépendamment de la théorie morale. Chacun d'entre nous admet toujours déjà de nombreuses propositions morales, qu'on peut, puisque ces propositions sont admises de façon non réflexive, appeler des intuitions morales. Si ces intuitions morales sont nombreuses, elles sont aussi variées : les propositions morales intuitives se situent à des niveaux de généralité très différents, tout au long d'un spectre qui s'étend du plus particulier au plus général. Ainsi il y a par exemple, parmi nos intuitions morales, des propositions relativement générales telles « la croyance dans la tolérance religieuse et le rejet de l'esclavage »230, des propositions encore plus générales, dont on dira qu'il s'agit de « principes premiers »231, mais également des propositions dont l'objet est beaucoup plus précis et qui concernent par exemple l'équité des salaires, celle des impôts ou encore des peines 232. Certaines de ces intuitions morales, celles dont on pense qu'elles ont le plus de chance d'être correctes, sont ce que Rawls appelle des « jugements bien pesés »233. Néanmoins, présenter les présupposés de la théorie de la justice comme équité, ce n'est pas dresser la liste des intuitions morales qu'elle retient. Tout d'abord, il est vraisemblablement impossible de s'acquitter de cette tâche puisque, comme Rawls l'indique, le nombre de nos intuitions morales est potentiellement infini. De plus, le fait que des propositions morales préexistent ne signifie pas que la théorie morale n'a aucun rôle à jouer. Son rôle ne sera bien évidemment pas d'inventer la morale. Elle aura néanmoins un rôle de mise en forme et ce rôle est important. En effet, telle qu'elle existe dans l'intuition, la morale présente de graves défauts. Rawls écrit ainsi, à propos des théories morales intuitionnistes234 : 230L'exemple est employé par Rawls dans J. Rawls, (1993 / 1995), p . 32. 231J. Rawls, (1971 / 1987), p. 60. 232Pour ces exemples, on se reportera à J. Rawls, (1971 / 1987), p. 61. 233J. Rawls, (1971 / 1987), p. 73. On peut rappeler la définition de ce concept. Rawls écrit : « nous pouvons écarter les jugements formés en hésitant, ou ceux dans lesquels nous n'avons guère confiance et, de la même façon, ceux qui sont exprimés sous le coup de l'émotion ou de la peur, ou quand nous avons des chances d'en tirer profit d'une façon ou d'une autre. Tous ces jugements risquent d'être erronés ou influencés par un souci excessif de nos propres intérêts. Des jugements bien pesés sont simplement ceux que nous formulons dans des circonstances favorables à l'exercice du sens de la justice ». 234Les théories morales intuitionnistes sont ainsi nommées parce qu'elles ne cherchent pas à dépasser le niveau de l'intuition. Ici, la théorie n'ajoute rien à la diversité des intuitions. On pourrait donc chercher à montrer qu'il n'y a pas vraiment de théorie, au sens où il n'y a pas de mise en ordre des intuitions. Le rôle de la théorie, si elle en a un, peut alors éventuellement être d'expliquer pourquoi le niveau de l'intuition ne peut être dépassé. 135 Elles consistent en une pluralité de principes premiers qui peuvent entrer en conflit et donner des directives contraires dans certains types de cas ; ensuite, elles ne comprennent aucune méthode explicite, aucune règle de priorité pour mettre en balance ces principes les uns par rapport aux autres : nous devons simplement découvrir un équilibre par intuition, d'après ce qui nous semble le plus proche du juste 235. Lorsque nous ne disposons de rien d'autre que de nos intuitions morales, nous sommes parfois incapables de savoir ce que nous devons faire. Dans l'intuition, une pluralité de propositions morales coexiste et l'une des caractéristiques de cette pluralité est d'être désordonnée. Les différents impératifs moraux ne sont pas hiérarchisés. C'est la raison pour laquelle on se confronte régulièrement à des dilemmes moraux insolubles. Parfois, deux impératifs différents s'imposent à nous de manière égale et nous indiquent des devoirs contraires. Il nous est alors manifestement impossible de savoir ce que nous devons faire. Pour le savoir, il faudrait être capable de montrer qu'un devoir a priorité sur l'autre. Or, l'intuitionnisme moral implique par définition qu'aucun principe moral n'a priorité sur les autres. Selon Rawls, le rôle d'une théorie morale est de résoudre ce problème de priorité. La théorie morale doit ordonner les intuitions morales. Plusieurs options sont alors possibles : soit la théorie morale cherchera à établir qu'il existe un seul principe moral fondamental qui l'emporte inconditionnellement sur tous les autres. Tel est par exemple le statut du principe d'utilité chez les penseurs utilitaristes ou de l'impératif catégorique chez Kant. Soit la théorie morale reconnaîtra une pluralité de principes, mais indiquera la hiérarchie de ces principes. Telle est la voie suivie par Rawls. Les principes sont placés en ordre lexical : le premier principe l'emporte sur les suivants. Ainsi par conséquent, les droits et libertés fondamentaux de certains ne peuvent être sacrifiés dans la perspective d'un bien-être plus important pour d'autres. Que la théorie morale affirme qu'il n'y a qu'un principe moral ou qu'elle affirme une pluralité de principes, la théorie morale demeure un effort d'organisation et de mise en forme des intuitions morales. Cette mise en forme doit permettre de résoudre les problèmes d'indécidabilité, insolubles dans le cadre de l'intuitionnisme. Dans Théorie de la justice, Rawls n'opère pas encore de distinction entre théorie morale et théorie politique. La théorie politique est encore considérée comme une partie de la théorie morale. C'est donc de morale et de théorie morale en général qu'il est question. Dans Libéralisme politique, Rawls prend soin de rectifier ce qu'il considère 235J. Rawls, (1971 / 1987), p. 71. 136 désormais comme une erreur. En vertu de la distinction entre doctrine compréhensive et conception politique, il affirme que la théorie de la justice comme équité est simplement politique. Rawls attribue néanmoins à la théorie politique le même rôle qu'à la théorie morale dans Théorie de la justice : il affirme que la théorie politique part d'intuitions et qu'elle a pour fonction de mettre en forme ces intuitions. Il écrit : Ce sont les convictions bien arrêtées de ce genre, comme la croyance dans la tolérance religieuse et le rejet de l'esclavage, ainsi que les idées et les principes fondamentaux qui sont implicites en elles, que j'essaie de rassembler et d'organiser de manière cohérente en une conception politique de la justice. Ces convictions jouent provisoirement le rôle de point fixe que toute conception raisonnable doit prendre en considération. Je commence donc par examiner la culture publique elle-même en y voyant un fond commun d'idées et de principes fondamentaux qui, implicitement, sont acceptés. J'espère ensuite proposer une formulation de ces idées et de ces principes qui soit assez claire pour se combiner avec une conception politique de la justice en harmonie avec nos convictions les plus arrêtées236. La théorie politique part de jugements dont nous disposons toujours déjà, que Rawls appelle ici « convictions bien arrêtées ». Son rôle est d'organiser ces convictions qui, dans l'intuition, apparaissent comme un agrégat désorganisé et potentiellement contradictoire. Le résultat de cette organisation, c'est ce que Rawls appelle une « conception politique de la justice ». La théorie de la justice comme équité est une conception de ce type. Le rôle de la théorie politique est ainsi d'introduire un ordre là où intuitivement il n'y avait que désordre. En tant que théorie simplement politique, le matériau de la théorie de la justice comme équité, ce sont les intuitions politiques ; celles qui, comme le formule Rawls ici, font partie de notre « culture publique ». Mais comment une théorie politique parvient-elle à introduire de l'ordre dans nos diverses intuitions politiques et à formuler une conception politique de la justice ? Dans la théorie de la justice comme équité, c'est la fonction des « idées fondamentales ». (2.2) Les présupposés de la théorie de la justice comme équité : des « idées fondamentales » Dans le cadre de la théorie de la justice comme équité, c'est à l'issue d'une procédure que la théorie politique parvient à formuler des principes de justice hiérarchisés. Les principes sont le résultat d'une procédure, et la procédure est ellemême le résultat d'une construction. Comprendre comment la théorie politique ordonne les diverses intuitions morales, c'est donc comprendre comment la procédure elle-même 236J. Rawls, (1993 / 1995), p. 32. 137 est construite. C'est saisir quels sont les présupposés qui déterminent la construction de la procédure237. Ces présupposés qui permettent de construire la procédure et à terme de formuler une conception politique de la justice sont, chez Rawls, désignés à la faveur de diverses expressions. Dans La Justice comme équité, il écrit : Nous examinons la culture politique publique d'une société démocratique, et les traditions d'interprétation de sa constitution et de ses lois fondamentales, à la recherche de certaines idées familières qui peuvent être élaborées pour produire une conception de la justice politique238. Rawls explique ici que la théorie de la justice comme équité se fonde sur des « idées familières ». Elles sont « familières » au sens où elles sont implicites dans la culture politique publique. En tant que telles, elles sont également communément admises. Rawls nous rappelle simplement ici que le matériau de départ est l'intuition politique. Il affirme également que c'est en étant « élaborées » que ces idées familières produiront une conception politique de la justice. Il faudra donc chercher à comprendre en quoi consiste ce processus d'élaboration. Rawls précise également que : Certaines de ces idées familières sont plus essentielles que d'autres. Je qualifie d'idées fondamentales celles que nous utilisons pour organiser et donner une structure d'ensemble à la justice comme équité. L'idée la plus fondamentale de cette conception est celle de la société considérée comme un système équitable de coopération sociale à travers le temps, d'une génération à la suivante (TJ, §1, p. 30). Nous utilisons cette idée comme idée centrale organisatrice qui préside à notre tentative de développer une conception politique de la justice pour un régime démocratique. Cette idée centrale est élaborée en conjonction avec deux idées fondamentales complémentaires : l'idée de citoyens (les agents qui sont engagés dans la coopération sociale) considérés comme libres et égaux (section 7), et l'idée d'une société bien ordonnée, c'est-à-dire d'une société effectivement régie par une conception publique de la justice (section 3)239. Il explique que certaines « idées familières » sont plus essentielles que d'autres, dans la mesure où elles sont capables de jouer le rôle de mise en forme qui constitue l'objectif de la théorisation. Ces idées sont appelées « idées fondamentales ». Il faut, dans cette expression, entendre le terme « fondement » : les idées fondamentales constituent en effet la base à partir de laquelle on parviendra à une conception de la justice. Elles sont les présupposés qui président à l'élaboration de la procédure qui permettra d'aboutir à des principes de justice. 237Sur la notion de procédure, on se reportera à mon deuxième chapitre. 238J. Rawls, (2001 / 2008), p. 22. 239J. Rawls, (2001 / 2008), p. 22-23. 138 Parmi ces idées fondamentales, Rawls distingue « l'idée la plus fondamentale » qu'il appelle « idée centrale organisatrice » de deux autres idées : les deux « idées fondamentales complémentaires ». La première idée est, dans Libéralisme politique, désignée par les termes « idée organisatrice fondamentale »240. Ces expressions marquent la primauté de cette première idée. Elles indiquent que cette idée est le véritable point de départ de la théorie de la justice comme équité. Néanmoins, les idées complémentaires sont également dites « fondamentales ». À ce titre, elles semblent avoir, comme la première idée, le statut de fondement. Elles constituent donc également des points de départ de la théorie. Dès lors, exposer les présupposés de la théorie de la justice comme équité, c'est analyser les idées fondamentales. C'est exposer précisément le contenu de ces différentes idées. C'est également chercher à suivre le raisonnement du théoricien et comprendre comment il articule les différentes idées fondamentales. Je suivrai donc, dans mon exposé, l'ordre suggéré par Rawls : je commencerai par l'idée organisatrice fondamentale et poursuivrai par les idées fondamentales complémentaires. (2.3) Le contextualisme de Rawls Avant de passer à l'exposé de ces idées, une dernière précision importante est nécessaire. Les idées fondamentales de la TJE renvoient, pour l'idée organisatrice, à une conception de la société, et pour la première idée complémentaire, à une conception de la personne. De prime abord, ces idées semblent extrêmement générales. Elles semblent même si générales qu'on pourrait croire qu'elles formulent des conceptions universellement valables. Ainsi par exemple, affirmer que la société est un système de coopération, c'est apparemment décrire une réalité qui peut s'appliquer à tous les types de société. Cette première impression est néanmoins trompeuse. Les idées fondamentales qui constituent le point de départ de la TJE, sont précises et surtout, elles sont les idées d'un contexte. Elles sont des intuitions politiques. Mais, comme Rawls ne cesse de le répéter, elles sont les intuitions d'un contexte particulier. Elles sont des idées implicites au contexte de la démocratie constitutionnelle. Elles sont issues de ce que Rawls appelle 240J. Rawls, (1993 / 1995), p. 33. 139 « la culture politique publique d'une société démocratique »241. Une lecture contextualiste de la pensée de Rawls semble donc plus pertinente qu'une lecture universaliste. Rawls semble être contextualiste, à la fois au niveau de l'ambition de la théorie et au niveau des présupposés qui fondent la théorie. Ainsi, la TJE n'a pas prétention à proposer une conception de la justice universellement valable. Si cela est sans doute déjà vrai dans Théorie de la justice, c'est particulièrement clair à partir de Libéralisme politique. L'ambition de la TJE est de formuler une conception de la justice pour un contexte particulier, dont Rawls reconnaît qu'il est historiquement déterminé. Ce contexte, c'est d'abord celui de la modernité occidentale, qui, selon Rawls, a été profondément marquée par « trois développements historiques »242 : la Réforme protestante du XVIe siècle, le développement de l'État moderne et de son administration centrale et le progrès de la science moderne à partir du XVIIe siècle. Ces développements historiques forment le contexte de la modernité. C'est dire que la réalité sociale et politique est marquée par un certain nombre de traits structurels, au premier rang desquels le pluralisme moral. Ces traits sont autant d'éléments qui ne peuvent pas ne pas être pris en compte par celui qui cherche à élaborer une théorie de la justice. Ils sont autant de points de départ incontournables. C'est même parce qu'il y a un contexte qu'il y a un ensemble d'intuitions préexistantes, que le théoricien cherche à ordonner. Ainsi, la TJE pense pour le contexte de la démocratie constitutionnelle moderne et part de ce contexte. Par conséquent, les idées fondamentales sont profondément informées par le contexte démocratique. J'y reviendrai à plusieurs reprises lorsque j'expliciterai le contenu de ces idées. (3) Une idée organisatrice fondamentale : la société comme système équitable de coopération La première idée fondamentale, l'idée organisatrice fondamentale, se présente comme une définition de la société. Rawls écrit ainsi : L'idée la plus fondamentale de cette conception est celle de la société considérée 241Cette expression est récurrent sous la plume de Rawls, tout du moins à partir de Libéralisme politique. On se reportera par exemple à J. Rawls, (1993 / 1995), p. 32. 242J. Rawls, (1993 / 1995), p. 11. 140 comme un système équitable de coopération sociale à travers le temps, d'une génération à la suivante243. Ou encore : La théorie de la justice comme équité prend donc son point de départ dans une certaine tradition politique et pose comme son idée fondamentale l'idée de la société comme système équitable de coopération dans le temps entre une génération et la suivante244. Comment analyser ce qui se présente ici comme une simple définition de la société ? Pour en comprendre la subtilité, il faut être attentif à la nécessité de décomposer cette définition. Il faut voir qu'elle se compose d'une part d'un premier membre – la notion de système et coopération – et d'autre part un second – la valeur d'équité – et que ces deux membres appellent des analyses différentes. (3.1) La société comme système de coopération Dire que la société est un système de coopération, c'est produire une affirmation qui a plutôt le statut d'une simple description et dont le niveau de généralité est extrêmement élevé. Toute réalité sociale peut en effet sans doute être désignée par la notion de coopération. Cette affirmation n'est en rien problématique. On se situe plutôt au niveau d'une sociologie si minimale qu'elle peut prétendre à l'universalité. Toute société semble, d'une façon ou d'une autre, être marquée par une forme de division du travail et de spécialisation. Rawls semble poursuivre une tradition philosophique qu'on pourrait faire remonter à la République de Platon, qui décrit déjà la société comme un système de coopération impliquant une répartition sociale du travail. L'une des questions classiques de cette tradition philosophique est alors de s'interroger sur les raisons de cette vie en société. Celle-ci est le plus souvent expliquée par le besoin : l'ensemble des besoins fondamentaux est mieux satisfait lorsque les tâches sont réparties. Ce n'est pas néanmoins la question qui intéresse Rawls. La vie sociale est plutôt considérée comme un fait, dont il n'est pas nécessaire d'interroger les origines. Rawls porte en revanche son attention sur les effets de cette coopération. Il écrit, dans les premières pages de Théorie de la justice : Bien qu’une société soit une tentative de coopération en vue de l’avantage mutuel, elle 243J. Rawls, (2001 / 2008), p. 22. 244J. Rawls, (1993 / 1995), p. 39. 141 se caractérise donc à la fois par un conflit d’intérêts et par une identité d’intérêts. Il y a identité d’intérêts puisque la coopération sociale procure à tous une vie meilleure que celle que chacun aurait eue en cherchant à vivre seulement grâce à ses propres efforts. Il y a conflit d’intérêts puisque les hommes ne sont pas indifférents à la façon dont sont répartis les fruits de leur collaboration, car, dans la poursuite de leurs objectifs, ils préfèrent tous une part plus grande de ces avantages à une plus petite245. La coopération sociale produit d'emblée une tension. Tous en tirent profit puisqu'elle permet à chacun de satisfaire plus facilement l'ensemble de ses besoins. Dans la mesure où les besoins sont mieux satisfaits, elle ouvre également la possibilité de satisfaire des désirs superflus. Néanmoins, puisque chacun peut espérer obtenir la plus grande part possible des biens qui sont issus de cette coopération, il y a également conflit d'intérêt. La coopération pose d'emblée une question : celle des termes de la répartition des biens issus de la coopération. Il s'agit de savoir comment distribuer ces biens et selon quel critère : comment estimer la part des biens issus de la coopération sociale qui revient légitimement à chacun, étant entendu qu'il faut comprendre le terme « biens » au sens large : la coopération sociale crée des droits, des devoirs et des libertés, des opportunités sociales et des richesses ? Il s'agit là du problème de la justice distributive, problème central de la pensée de Rawls. (3.2) L'équité C'est là qu'intervient le second membre de la conception rawlsienne de la société. Sa fonction est d'avancer vers une réponse au problème de la justice distributive. La conception rawlsienne de la société propose une réponse à la question de savoir comment distribuer les biens sociaux : elle aboutit à la thèse selon laquelle l'équité doit présider à la distribution. Les biens issus de la coopération sociale doivent être répartis de façon équitable. On constate ici que l'idée organisatrice fondamentale est plus qu'une simple définition. Elle implique davantage que ne le ferait une analyse logique de la notion de société. Elle implique une thèse normative, qui porte sur la façon de distribuer les biens sociaux. Néanmoins, cette thèse qui repose sur la valeur d'équité ne suffit pas à résoudre de façon pratique la question de la justice distributive. On peut en effet se demander ce qu'est une distribution équitable ? L'équité n'est pas l'égalité arithmétique. Dire que la 245J. Rawls, (1971 / 1987), p. 30. 142 distribution doit être équitable, ce n'est pas dire que chacun doit avoir une part égale et identique des biens sociaux. Au sens classique – et en particulier dans son acception aristotélicienne – l'équité c'est l'égalité géométrique, c'est-à-dire la proportionnalité. Cette clarification ne résout néanmoins pas le problème. Il faudra en effet encore être capable de préciser proportionnellement à quoi les biens doivent être distribués. Plusieurs critères entreront alors en concurrence : on pourra estimer qu'il est juste de répartir les parts en fonction du mérite de chacun, ou encore en fonction des besoins. Les maximes « à chacun selon son mérite » et « à chacun selon ses besoins » proposent deux modalités très différentes de distribution tout en revendiquant le monopole de la distribution équitable. Comment donc choisir le critère de la distribution équitable ? Affirmer simplement que la société est un système équitable de coopération ne suffit pas à résoudre le problème de la distribution des biens sociaux. Rawls prend bien la mesure de cette insuffisance. Pour aboutir à une conception politique de la justice, l'idée organisatrice fondamentale a besoin d'être « élaborée » à l'aide d'une seconde idée. Cette seconde idée exprime une conception de la personne. (4) La seconde idée fondamentale : la conception de la personne (4.1) Fonction et statut de la conception de la personne (4.1.1) Élaborer l'idée de société par l'intermédiaire d'une conception de la personne Pourquoi, pour parvenir à résoudre la question de la distribution des biens sociaux, faut-il faire appel à une conception de la personne ? Tout d'abord, on peut constater que le statut qu'on accorde aux membres de la société a un impact direct sur les termes de la distribution. Si, par exemple, en empruntant une conception aristocratique, on considère que les individus sont profondément inégaux, on admettra comme parfaitement légitime une distribution inégale des droits, des opportunités et également des richesses. On acceptera par exemple que les fonctions et les positions sociales soient distribuées en fonction de la naissance. Si, au contraire, on estime que les personnes sont égales, on tiendra cette répartition pour injuste. Pour parvenir à une 143 conception de la justice, il semble donc nécessaire d'expliciter la conception de la personne sur laquelle on estime devoir se fonder. On peut maintenant comprendre le concept d'« élaboration » précédemment mentionné. Rawls explique que l'idée organisatrice fondamentale selon laquelle la société est un système équitable de coopération doit être « élaborée en conjonction avec deux idées fondamentales complémentaires »246, au premier rang desquelles « l'idée de citoyens (les agents qui sont engagés dans la coopération sociale) considérés comme libres et égaux »247. Élaborer une idée, c'est, à l'aide d'une autre idée, parvenir à en préciser le sens. C'est donner un sens univoque à une idée qui, initialement, présente une pluralité de sens possible. Ainsi, l'idée de société comme système équitable de coopération n'est pas univoque. La notion d'équité, utilisée sans plus de précision, admet plusieurs critères de distribution concurrents. La fonction de ce que Rawls appelle une « idée fondamentale complémentaire », ici l'idée de citoyens comme libres et égaux, est de mettre un terme à cette équivocité. En s'appuyant sur cette idée, on sera, à terme, capable de définir l'équité et d'établir le critère de distribution légitime. Il faut également mettre en avant le fait que l'élaboration est une contextualisation : on parvient à élaborer une idée en la contextualisant. On a constaté que l'idée de société comme système équitable de coopération conduit à la question de savoir quelle distribution des biens sociaux est légitime. Or, selon Rawls, cette question ne peut pas trouver de réponse si elle est posée in abstracto. Elle doit être reformulée et rattachée à un contexte. Hors contexte, elle n'a peut-être même pas de sens. Rawls écrit que la question qui est la sienne est la suivante : Quelle est la conception de la justice la mieux à même de définir les termes équitables de la coopération sociale entre des citoyens qui sont considérés comme des membres libres et égaux de la société, y coopérant pleinement durant toute leur vie et d'une génération à l'autre ?248 On constate que cette question est bien celle des termes équitables de la coopération sociale, mais qu'elle comporte des éléments supplémentaires, qui précisent le statut des membres de la société. Or, ce statut est, selon Rawls, le statut qu'il est nécessaire d'accorder aux personnes dans le contexte de la démocratie. Il écrit ainsi : « Comme nous nous inscrivons dans la tradition de la pensée démocratique, nous envisageons 246J. Rawls, (2001 / 2008), p. 23. 247J. Rawls, (2001 / 2008), p. 23. 248J. Rawls, (1993 / 1995), p. 27. 144 également les citoyens comme des personnes libres et égales »249. L'élaboration de l'idée organisatrice fondamentale passe bien par une mise en contexte. Il s'agit de penser la coopération sociale dans le contexte de la démocratie. Le rôle de l'idée fondamentale complémentaire est d'opérer cette mise en contexte. Par conséquent, il ne faut pas se méprendre sur le statut de cette idée fondamentale complémentaire. « Complémentaire » ne signifie pas secondaire ou dérivé. L'idée de citoyens libres et égaux n'est pas construite à partir de l'idée de société comme système équitable de coopération. Il y a plutôt simultanéité logique entre les deux idées. Elles possèdent le même type de statut. Rawls utilise d'ailleurs le terme « fondamental » pour désigner les idées complémentaires. Le même terme est donc mobilisé pour qualifier l'idée organisatrice et les idées complémentaires. Or, il faut bien entendre, dans cet adjectif, la présence de la notion de fondement. De plus, Rawls souligne que la conception de la personne à laquelle il a recours est puisée dans la « tradition de la pensée démocratique ». L'idée complémentaire est donc issue des intuitions politiques précédemment évoquées. Elle provient de l'ensemble varié des jugements politiques que, parce que nous nous situons dans un contexte, nous possédons toujours déjà. A ce titre, elle a exactement le même statut que l'idée fondamentale organisatrice, elle aussi puisée dans les intuitions politiques de notre contexte démocratique. Il n'y a donc pas de rapport de dérivation entre les différentes idées. Les idées complémentaires sont fondamentales, au même titre que l'idée organisatrice. Elles sont toutes issues de l'intuition et sont, à égalité, des axiomes pour la théorie de la justice comme équité. Ce n'est que dans l'ordre du raisonnement que le théoricien produit afin d'ordonner les intuitions et de construire une conception politique de la justice que la conception de la personne est seconde. Dans le raisonnement qui mène aux principes de justice, Rawls choisit de partir d'une première idée, la conception de la société. Il constate néanmoins que cette idée est équivoque et qu'à ce titre elle ne permet pas de résoudre le problème de la distribution des biens sociaux. Il a alors recours à une seconde idée, issue du contexte de la démocratie, et dont la fonction est de faire cesser l'équivocité de la première idée. C'est donc bien dans le raisonnement de la théorie de la justice comme équité que les idées se présentent dans l'ordre d'une succession. D'un 249J. Rawls, (1993 / 1995), p. 43. 145 point de vue logique, elles ont le même statut. Néanmoins, le fait que la conception de la personne soit seconde dans l'ordre du raisonnement du théoricien n'est pas sans conséquence. Cette place dans le raisonnement a au contraire une incidence sur le contenu même de cette idée : la conception de la personne est une conception politique. (4.1.2) Une conception politique et non métaphysique de la personne La fonction de l'idée complémentaire est d'élaborer l'idée organisatrice et, à terme, de résoudre la question des termes de la coopération. L'idée complémentaire est donc elle-même conçue dans un but bien précis : celui de résoudre une question politique. Dès lors, la question de la personne sera abordée dans une perspective exclusivement politique. Rawls écrit : Il existe, bien entendu, de nombreux aspects de la nature humaine qui peuvent être considérés comme particulièrement importants selon notre point de vue. C'est ce dont témoignent des expressions comme « homo politicus » et « homo oeconomicus », « homo ludens » et « homo faber ». Mais, puisque nous commençons notre exposé de la théorie de la justice avec l'idée que la société est conçue comme un système équitable de coopération à travers le temps entre les générations, nous adopterons une conception de la personne qui lui corresponde250. La conception de la personne adoptée par le théoricien doit correspondre à la conception de la société dont part la théorie et doit rendre possible son élaboration. La conséquence est importante : un certain nombre de thématiques qui sont pourtant centrales dans les philosophies du sujet sont ici ignorées. C'est le sens de la revendication rawlsienne selon laquelle la conception de la personne de la TJE est seulement politique et non métaphysique. Rawls signifie par là qu'il laisse de côté un certain nombre de questions qui, selon lui, ressortent de la métaphysique ou de la philosophie de l'esprit, et non de la philosophie politique. Rawls l'affirme déjà dans l'important article de 1985 intitulé « la théorie de la justice comme équité : une théorie politique et non pas métaphysique ». On retrouve certaines de ces affirmations, quasiment intégralement reprises, dans la première leçon de Libéralisme politique. Rawls écrit : Une partie de la difficulté vient de ce qu'il n'y a pas de définition acceptée de ce qu'est une doctrine métaphysique. On pourrait dire, comme Paul Hoffman me l'a suggéré, que 250J. Rawls, (1993 / 1995), p. 42-43. 146 le fait de développer une conception politique de la justice sans présupposer ou utiliser de manière explicite une doctrine métaphysique particulière, par exemple une conception métaphysique de la personne, présuppose déjà une thèse métaphysique, à savoir qu'aucune doctrine métaphysique n'est requise pour ce propos. On pourrait dire également que notre conception ordinaire de la personne comme unité de base de délibération et de responsabilité présuppose, ou implique en quelque sorte, certaines thèses métaphysiques au sujet de la nature de la personne comme agent moral ou politique. Respectant le précepte d'évitement, je ne nierai pas ces affirmations. Mais je répondrai de la manière suivante. Si nous considérons la présentation de la théorie de la justice comme équité et que nous notons comment elle est construite, quelles sont les idées et les conceptions qu'elle utilise, aucune doctrine métaphysique particulière de la nature des personnes, distincte d'autres doctrines et s'y opposant, n'apparaît parmi les prémisses ou semble être requise par ses arguments. Si des présuppositions métaphysiques sont impliquées, elles sont peut-être si générales qu'elles ne font pas de différence entre les diverses visions métaphysiques – celle de Descartes, Leibniz ou Kant ; les visions réalistes, idéalistes ou matérialistes – auxquelles la philosophie a traditionnellement eu affaire. Dans ce cas, elles n'apparaîtraient pas comme pertinentes pour la structure et le contenu d'une conception politique de la justice, d'une manière ou d'une autre251. Et également : Ici, je suppose qu'une réponse au problème de l'identité personnelle essaiera de préciser les divers critères (par exemple la continuité psychologique des souvenirs et la continuité physique du corps, ou d'une partie du corps) d'après lesquels deux actions ou états psychologiques différents, se produisant à deux moments différents, peuvent être considérés comme des actions ou des états de la même personne qui dure dans le temps ; elle essaiera aussi de préciser comment il faut concevoir cette personne qui dure, soit comme une substance cartésienne ou leibnizienne, soit comme un je transcendantal kantien, soit comme une continuité d'une autre sorte, corporelle ou physique, par exemple. [...] Ce dernier problème suscite de graves questions sur lesquelles les doctrines philosophiques passées et actuelles diffèrent largement et continueront sûrement à le faire. C'est pourquoi il est important d'essayer de développer une conception politique de la justice qui évite ce problème dans la mesure du possible 252. Rawls affirme que la conception de la personne qu'il développe n'est ni métaphysique ni psychologique. En suivant les indications délivrées dans ces notes, on peut comprendre le sens que Rawls attribue au terme « métaphysique » et constater qu'il s'agit d'un sens relativement restrictif. La métaphysique est ici la science qui porte sur la nature profonde de la réalité. C'est la science qui se demande quelle est la réalité du réel. Ainsi, une conception de la personne sera métaphysique quand elle se demandera ce qui, dans le fond, définit la personne. La personne peut alors être conçue de diverses façons et la tradition philosophique propose plusieurs doctrines métaphysiques concurrentes. La personne n'est pas conçue de la même façon chez Descartes, chez Leibniz ou chez Kant. La personne a parfois été définie comme corps, comme âme, ou encore comme conscience. Ces diverses positions constituent pour Rawls des métaphysiques 251J. Rawls, (1993 / 1995), p. 55, note 1. Cette note reprend une note de J. Rawls, (1985 / 1993),p. 226227, note 21. 252J. Rawls, (1985 / 1993), p. 229-230, note 23. Je souligne. 147 particulières. Rawls note également le lien entre ce questionnement métaphysique et le problème de l'identité personnelle. Ce champ de la philosophie cherche à comprendre ce qui fait qu'une personne reste la même tout au long de son existence tout en subissant des changements, notamment physiques. On se demande alors ce qui fait l'unité et la continuité de l'identité de la personne. Trouver une réponse à cette question n'est pas une tâche aisée et Rawls note que ce qu'il appelle la psychologie ou la philosophie de l'esprit (philosophy of mind) est aujourd'hui un champ vivant. Les questions posées ne sont pas encore résolues. Pour avancer, les théoriciens procèdent à des innovations conceptuelles253. Pour Rawls, la théorie de la justice comme équité peut s'abstenir de prendre position au sein de ces différents débats. Elle n'a pas à s'appuyer sur une conception métaphysique particulière de la personne. S'il en est ainsi, c'est d'abord parce que ces débats sont hors champ : on peut penser en effet que savoir quelle est la nature métaphysique de la personne – corps, âme, esprit – ne nous permettrait pas d'avancer sur la question des termes de la coopération. Les deux types de questionnement semblent pouvoir être déconnectés. Dans la mesure où la conception de la personne a une fonction bien précise, à savoir permettre l'élaboration de la conception de la société afin de résoudre le problème des termes de la coopération, Rawls s'autorise à laisser de côté certaines questions dont il estime qu'elles ne sont pas politiques. Parce que sa finalité est politique, il s'autorise à adopter une stratégie d'évitement. En outre, cette stratégie d'évitement n'est pas simplement autorisée. Eu égard au contexte politique pour lequel Rawls recherche une conception de la justice, elle est également nécessaire. S'il y avait, en arrière-plan de la théorie de la justice, une prise de position en faveur d'une métaphysique particulière, seuls les citoyens qui adhéreraient à cette conception pourraient accepter les principes de justice. Rawls insiste ainsi sur le caractère irrésolu des questions métaphysiques. Le statut métaphysique de la personne est, encore aujourd’hui, problématique. Il n’y a pas de thèse consensuelle, sur laquelle tous pourraient tomber d’accord. La métaphysique et la psychologie soutiennent ainsi des thèses particulières, c'est-à-dire des thèses controversées. Or, les présupposés de la TJE doivent pouvoir être admis par tous. Comme je l'ai indiqué dans le chapitre 253 Rawls renvoie au recueil d'articles de John Perry (ed.), (1975) ainsi qu'au livre de D. Parfit, (1984), 3ème partie. J. Rawls, (1985 / 1993), p. 229-230, note 23. 148 précédent, pour être légitimes, les justifications doivent pouvoir être assumées par tous, et cette exigence est valable pour les idées fondamentales de la TJE, qui constituent les fondements des principes de justice. Adopter une métaphysique particulière qui, par définition, ne pourrait faire l'objet d'un consensus est donc exclu. Le principe libéral de légitimité exige l'évitement métaphysique. L'affirmation rawlsienne selon laquelle la conception de la personne est politique et non métaphysique ne doit ainsi pas faire l'objet d'un contresens. Elle n'est pas l'affirmation d'une absence radicale de métaphysique. Si en effet on admet, comme Rawls semble d'ailleurs le concéder à Paul Hoffman, qu'une certaine métaphysique est toujours présente lorsqu'il y a une conception de la personne, revendiquer une absence radicale de métaphysique, c'est formuler une affirmation naïve et intenable. En ce sens extensif du terme « métaphysique », la conception rawlsienne de la personne possède bien une dimension métaphysique. Elle constitue, notamment, une forme d'individualisme méthodologique : Rawls tient ainsi pour acquis que la base de la responsabilité morale, c'est l'individu. La société, telle qu'il la conçoit est également conçue comme un ensemble d'individus. Or, d'autres types de métaphysiques sont possibles. On peut ainsi par exemple donner la préséance à la communauté et adopter une métaphysique holiste contre la métaphysique individualiste rawlsienne. Ainsi, lorsque Rawls affirme que sa conception de la personne n'est pas métaphysique, il s'appuie sur une définition restrictive du terme « métaphysique », qu'on peut lui concéder ou lui refuser, mais dont on ne peut nier que, d'une certaine façon, elle fait sens. On peut reconnaître que la conception rawlsienne de la personne n'engage aucune thèse qui trancherait la question de la nature profonde de la personne et qu'elle ne prend pas non plus position sur la question de l'identité personnelle. De telles prises de position seraient en effet inadmissibles dans la mesure où elles constituent des positions controversées. Ainsi, lorsque Rawls affirme que sa conception de la personne n'est pas métaphysique, il ne formule pas une revendication radicale. Il revendique seulement une forme de neutralité par rapport aux questions métaphysiques controversées. Sa revendication demeure néanmoins problématique si l'on tient l'individualisme méthodologique pour une thèse métaphysique controversée. Rawls pourra alors se défendre en affirmant qu'une telle métaphysique est implicite dans la culture politique de la démocratie constitutionnelle – affirmation qu'il restera à mettre à l'épreuve. 149 Ainsi, Rawls introduit, afin de résoudre la question des termes de la coopération, une idée fondamentale complémentaire. Il s'agit d'une idée politique de la personne. Cette idée est politique dans sa finalité et dans son contenu : sa fonction est de résoudre un problème politique et, dans son contenu, elle évite les thématiques qui excèdent le champ de la théorie politique. Mais quel est le contenu de cette idée fondamentale complémentaire ? Et comment parvient-elle à élaborer l'idée organisatrice fondamentale de façon à nous amener vers des principes de justice ? (4.2) Contenu de cette idée fondamentale complémentaire L'idée fondamentale complémentaire qui permet d'élaborer la conception de la société est « l'idée de citoyens (les agents qui sont engagés dans la coopération sociale) considérés comme libres et égaux »254. Trois notions sont ici présentes : les notions de citoyenneté, de liberté et d'égalité. Toutes trois doivent être précisées. (4.2.1) La notion de citoyenneté La notion de citoyenneté contient d'une part une dimension sociale et d'autre part une dimension proprement politique. Rawls écrit : Si nous prenons le monde antique, le concept de la personne y avait le sens, aussi bien pour la philosophie que pour le droit, de celui qui peut prendre part à la vie sociale ou y jouer un rôle, qui peut donc exercer ses droits et remplir ses devoirs. C'est pourquoi nous disons que la personne est un être qui peut être un citoyen, c'est-à-dire un membre normal et pleinement coopérant de la vie sociale pendant toute son existence 255. Le citoyen est d'abord un membre coopérant. En tant que tel, il occupe une place dans la répartition sociale du travail et participe à la production des biens sociaux. À ce titre, on peut s'attendre à ce qu'il réclame légitimement une part de cette production. Mais la notion de citoyenneté est également une notion proprement politique. Le citoyen, c'est celui qui est souverain en même temps que sujet. Il est auteur des lois et soumis à ces lois. Rawls semble endosser une conception tout à fait classique de la citoyenneté démocratique. Il écrit ainsi que les citoyens d'une société démocratique, « constitués en corps collectif, exercent le pouvoir politique et coercitif ultime les uns 254J. Rawls, (2001 / 2008), p. 23. 255J. Rawls, (1993 / 1995), p. 43. 150 sur les autres en promulguant des lois et en amendant leur constitution »256 et que « dans une démocratie, le pouvoir politique, qui est toujours coercitif, est le pouvoir du public, c'est-à-dire des citoyens libres et égaux constitués en corps collectif »257. Le citoyen a donc bien une fonction proprement politique. Il est un membre du souverain et à ce titre, auteur des lois. On constate que la conception rawlsienne de la personne est bien une conception contextualisée. Le contenu de l'idée de personne provient du contexte démocratique dans la mesure où la démocratie est bien le régime qui se caractérise par la souveraineté populaire. De plus, le citoyen que Rawls a en vue n'est pas le citoyen de n'importe quelle démocratie. Il est le citoyen d'une démocratie constitutionnelle moderne. Cela deviendra tout à fait clair lors de l'analyse de la liberté et de l'égalité. On notera d'ailleurs que Rawls souligne lui-même que le contexte de la démocratie constitutionnelle moderne joue un rôle déterminant pour le contenu de l'idée de personne. Pour l'exprimer, Rawls fait à nouveau intervenir le concept d'élaboration : Comme je l’ai indiqué plus haut (section 2.1-2), la conception de la personne est élaborée à partir de la façon dont les citoyens sont conçus dans la culture politique publique d’une société démocratique, dans ses textes politiques fondamentaux (constitutions et déclarations des droits de l’homme), et dans la tradition historique de l’interprétation de ces textes. Pour trouver ces interprétations, nous considérons non seulement les tribunaux, les partis politiques et les hommes d'État, mais aussi les spécialistes de droit constitutionnel et de jurisprudence, et les textes durables de toute nature qui expriment la philosophie politique de la société258. Si le rôle de l'idée de personne comme citoyen libre et égal aux autres est d'élaborer l'idée de société, cette première idée est elle-même une idée élaborée. C'est dire que son contenu est rendu univoque par l'entremise d'une contextualisation. C'est à l'aune de la culture politique publique de la démocratie constitutionnelle moderne que la conception de la personne s'élabore. On verra que cette élaboration vaut pour chaque composante de la conception de la personne : c'est le cas pour la notion de citoyen, mais également pour la liberté et l'égalité. (4.2.2) La notion de liberté : les trois significations de la liberté La personne rawlsienne est définie comme un citoyen libre et égal aux autres. La 256J. Rawls, (1993 / 1995), p. 261. 257J. Rawls, (1993 / 1995), p. 264. 258J. Rawls, (2001 / 2008), p. 40. 151 notion de liberté doit néanmoins être précisée. Elle n'est en effet en rien un concept immédiatement univoque. Elle renvoie à une grande diversité de traitement, au sein de champs variés. Le problème de la liberté se pose par exemple dans les champs de la morale ou de la psychologie. On se demandera alors dans quelle mesure nos choix volontaires sont libres ou dans quelle mesure ils sont au contraire déterminés. Il s'agit ici du problème de la liberté de la volonté. Rawls commence par exclure ces questions et précise l'angle sous lequel il fait appel à la notion de liberté. Cet angle est strictement politique : Ici encore, il nous faut garder à l'esprit le fait que la justice comme équité est une conception politique de la justice pour une société démocratique. La signification pertinente de la liberté des personnes doit provenir de la culture politique d'une telle société, et il se peut qu'elle entretienne peu de rapports, par exemple, avec la liberté de la volonté telle qu'elle est analysée dans la philosophie de l'esprit 259. À nouveau, parce qu'il accorde une fonction strictement délimitée à l'idée complémentaire de personne – elle n'est conçue que pour élaborer l'idée organisatrice de société et pour parvenir à répondre à la question des termes de la coopération –, Rawls s'autorise à opérer une sélection des champs. Il exclut ce qui, selon lui, n'est pas pertinent pour une perspective politique. Reste que, même dans son acception politique, la notion de liberté n'est pas univoque. Ainsi par exemple, certains affirment que la liberté, c'est la liberté négative. C'est le fait, pour les individus, de jouir d'un certain nombre de droits inaliénables. Cette conception de la liberté induit une forme de méfiance à l'égard de l'État. L'une des questions fondamentales est alors de savoir quelles sont les limites qu'il faut imposer à l'État. Pour d'autres néanmoins, la liberté doit être définie comme liberté positive. Selon cette conception, celui qui est véritablement libre, ce n'est pas celui qui jouit passivement de ses droits mais celui qui exerce le pouvoir politique. La participation au politique est essentielle à la liberté. Ainsi, pour que l'idée fondamentale complémentaire soit opératoire, la notion de liberté doit être clarifiée. Rawls indique, à cette fin, en quel sens le terme liberté doit être compris. Il affirme que les citoyens sont libres sous trois rapports. Premièrement, les citoyens sont libres en ce sens qu'ils considèrent qu'eux-mêmes, 259J. Rawls, (2001 / 2008), p. 42. 152 comme tout autre, possèdent la faculté morale de former une conception du bien 260. La liberté doit d'abord être comprise comme le fait, pour les personnes, de disposer de la capacité à former une conception du bien, qu'on peut définir comme la capacité de se donner à elles-mêmes « un système déterminé de buts et de finalités auquel s'ajoute le désir que prospèrent certaines personnes et certaines associations, qui font l'objet d'engagements et de fidélités, [qui] comprend également une vision de notre relation au monde – religieuse, philosophique ou morale –, vision du monde en référence à laquelle sont compris ces finalités et engagements »261. Avoir une conception du bien c'est ainsi posséder une conception de la vie bonne. C'est se situer dans un système complexe de fins qui sont hiérarchisées les unes par rapport aux autres. C'est donc, pour une personne, posséder des buts et des attachements qui contribuent à donner un sens à l'existence. Ce sens est à la fois orientation et signification. Cette conception du bien est le plus souvent corrélative d'une conception du monde. Elle peut être plus ou moins systématisante. Rawls parle alors de doctrine pleinement compréhensive lorsque l'ensemble forme un système parfaitement articulé, comme c'est par exemple l'objectif des doctrines religieuses et de certaines conceptions philosophiques, ou à l'opposé de doctrine partiellement compréhensive quand l'ensemble est plus lâche262. Selon Rawls, le citoyen est libre au sens où il possède la faculté de se donner à lui-même ses propres fins. Cette conception doit être précisée. Elle possède en effet des conséquences importantes qui ont suscité de nombreux débats. Ainsi, cette conception place la personne dans une position de détachement vis-à-vis des fins qui sont les siennes. Rawls précise ainsi qu'il ne faut pas concevoir les personnes comme « attachées à la conception particulière du bien qu'elles affirment à un instant donné »263. Les personnes sont plutôt en droit d'être considérées comme « indépendantes d'une 260J. Rawls, (1993 / 1995), p. 55. On trouve une formulation équivalente dans J. Rawls, (2001 / 2008) : « en premier lieu, les personnes sont libres en ce qu’elles considèrent qu’elles-mêmes et chacun des autres ont la capacité d’avoir une conception du bien », p. 43. J'ai préféré la formulation de Libéralisme politique dans la mesure où le terme « former » me semble plus juste pour désigner le type de rapport que, selon Rawls, nous entretenons avec nos conceptions du bien. Le terme utilisé par Rawls en anglais est simplement “have”. Il écrit : “first, citizens are free in that they conceive of themselves and of one another as having the moral power to have a conception of the good”, J. Rawls, (1993), p. 30. 261J. Rawls, (1993 / 1995), p. 359. Rawls définit également le concept de conception du bien comme « une famille ordonnée de fins ultimes et d’objectifs qui définissent la conception qu’une personne a de ce qui fait la valeur de la vie humaine, ou de ce qui est considéré comme une vie totalement digne d’être vécue », J. Rawls, (2001 / 2008), p. 39. 262Sur cette distinction, J. Rawls, (1993 / 1995), p. 38. 263J. Rawls, (2001 / 2008), p. 43. 153 conception du bien (ou système de fins ultimes) et non identifiées avec elle »264. Rawls semble ici assumer l'idée d'une « priorité du moi par rapport à ses fins » et affirmer que notre identité ne dépend pas entièrement de la conception du bien que nous adoptons. Il faut néanmoins éviter d'accorder aux propos de Rawls un sens excessivement volontariste. Cette interprétation intégralement volontariste de la conception rawlsienne de la personne a en effet constitué l'un des points d'accroche central de la critique communautarienne et, dans une certaine mesure, elle constitue une interprétation erronée des propos de Rawls. Ainsi, certains communautariens – au premier rang desquels il faut sans doute placer Michaël Sandel – cherchent à montrer que la conception rawlsienne de la personne n'est pas plausible. Sandel explique ainsi que, dans la réalité, nous ne choisissons pas nos fins par l'intermédiaire d'un acte de la volonté. Nous sommes au contraire toujours situés et engagés dans un contexte, dont nous héritons. Des fins, que nous n'avons pas choisies, préexistent toujours déjà et nous ne pouvons que constater qu'elles se sont imposées à nous en tant que fins. Selon Sandel, il est donc faux d'affirmer que le moi est « désengagé », c'est-à-dire initialement libre de toutes fins265. Or, si certaines formulations rawlsiennes semblent inviter à ce type de critiques – Rawls écrivait ainsi dans Théorie de la justice : « une personne morale est un sujet ayant des fins qu'il a lui-même choisies »266 – une interprétation excessivement volontariste de la psychologie morale de Rawls constitue une mauvaise interprétation. Rawls ne doit pas être suspecté d'une forme de naïveté sociologique et psychologique, qui serait l'effet de simplifications propres au libéralisme. Rawls ne nie pas du tout qu'empiriquement, nous naissons dans un contexte et qu'à ce titre nous héritons de certaines de nos fins. Il ne pense pas que le moi est d'abord libre de toutes fins, qu'il est initialement totalement vierge et qu'à un moment donné, par un acte de pure volonté, il choisit librement les fins qui seront les siennes. Rawls reconnaît au contraire que, dans une certaine mesure, nous sommes le fruit de notre contexte culturel, familial, etc.267. 264J. Rawls, (2001 / 2008), p. 43. 265Pour un exposé plus précis des thèses de Sandel, je renvoie à mon premier chapitre. 266J. Rawls, (1971 / 1987), p. 602. Ce passage est à plusieurs reprises cité et utilisé par Sandel pour alimenter sa thèse. 267Rawls semble parfaitement au fait des données fondamentales de la psychologie et de la sociologie. Ainsi par exemple, il écrit à propos de la famille : « la mesure dans laquelle les capacités naturelles se développent et arrivent à maturité est affectée par toutes sortes de conditions sociales et d’attitudes de classe. Même la disposition à faire un effort, à essayer d’être méritant, au sens ordinaire, est dépendante de circonstances familiales et sociales heureuses » J. Rawls, (1971 / 1987), p. 105. On ne peut donc l'accuser d'une forme de naïveté. 154 Rawls ne nie pas non plus que les fins qui sont les nôtres à un moment donné puissent, d'un point de vue subjectif, nous sembler tout à fait fondamentales. Il reconnaît au contraire parfaitement que nous puissions nous sentir totalement et intégralement engagés par ces fins, de façon à ce que nous soyons incapables d'imaginer nous détacher d'elles. Les fins qui sont les nôtres nous semblent constitutives de notre identité profonde. Rawls écrit ainsi que les citoyens : Peuvent avoir, et ils ont en effet à tout moment des affections, des dévotions, des loyautés dont ils estiment qu'ils ne voudraient pas, et même qu'ils ne pourraient et ne devraient pas, se détacher et évaluer objectivement. Ils peuvent estimer simplement impensable de s'envisager eux-mêmes, indépendamment de certaines convictions religieuses, philosophiques ou morales, ou de certains attachements et loyautés 268. Il explique également que, si nous étions obligés de renoncer à ces fins, « si nous les perdions brutalement, nous serions désorientés et incapables d’aller de l’avant : cela n’aurait, pourrions-nous penser, aucun intérêt »269. Rawls dessine ici ce qui semble constituer un moment de crise existentielle. En reniant certains engagements fondamentaux, nous tremblerions sur nos fondements. Ils se déroberaient sous nos pieds et nous serions ainsi totalement déséquilibrés. Cette expérience nous indique que ces fins et ces engagements occupent une place structurante dans notre identité personnelle. Ils définissent ce que nous sommes. Mais si Rawls n'ignore pas cette dimension constitutive des engagements personnels, comment interpréter sa conception de la personne ? Comment comprendre le détachement qu'il introduit entre la personne et ses fins ? Le vocabulaire utilisé a ici son importance. Ainsi, au terme « choisir » utilisé dans Théorie de la justice, on pourra préférer le terme « former » de Libéralisme politique. Le terme choisir semble en effet suggérer une conception excessivement volontariste, qui, si elle était véritablement la conception rawlsienne, serait l'objet légitime des critiques notamment formulées par Sandel. Néanmoins, cette interprétation constitue une erreur. Ainsi dans Libéralisme politique et dans La Justice comme équité, Rawls précise en quel sens il faut comprendre l'indépendance de la personne vis-à-vis de ses fins. Il explique qu'affirmer que les personnes sont indépendantes c'est affirmer qu'elles sont « capables de réviser et de changer cette conception en se fondant sur des arguments raisonnables et rationnels »270. Ainsi, l'important n'est pas que nous choisissions nos fins dans un pur 268J. Rawls, (2001 / 2008), p. 44. 269J. Rawls, (2001 / 2008), p. 44. 270J. Rawls, (1993 / 1995), p. 55-56. 155 acte de volonté, et à partir d'un terrain vierge, mais que nous soyons capables, si nous le souhaitons, de réviser nos conceptions du bien. Ainsi, Rawls ne nie pas qu'au départ, nous possédions déjà des conceptions héritées. Il affirme néanmoins que ce qui importe à une conception politique de la personne, c'est que nous soyons considérés comme capables de les réviser et éventuellement d'abandonner ces conceptions initiales. Ainsi, affirmer que les personnes ont une capacité à former une conception du bien, ce n'est pas affirmer qu'elles choisissent ex nihilo leur conception du bien. C'est affirmer qu'en droit elles peuvent en changer. On doit souligner à ce niveau l'importance du contexte pour la conception rawlsienne de la personne. Affirmer qu'être libre, c'est être capable de former une conception du bien, c'est-à-dire être capable de réviser la conception du bien à laquelle on adhère, c'est en effet concevoir la liberté comme liberté de conscience. C'est affirmer que la liberté de conscience est une dimension fondamentale de la liberté, et peut-être même la dimension la plus essentielle de la liberté. C'est considérer que ce qui fait la liberté d'une personne, c'est qu'elle soit, en droit, capable de décider par elle-même et pour elle-même des finalités qu'elle poursuivra. Or, le fait de donner une place aussi centrale à la liberté de conscience est l'effet d'une position contextualiste. C'est parce que la liberté est définie dans le contexte de la démocratie constitutionnelle moderne qu'elle doit être définie comme liberté de conscience. Rawls écrit ainsi : Lorsque nous décrivons la manière dont les citoyens se conçoivent comme libres, nous nous référons à la manière dont les citoyens ont tendance à se penser dans une société démocratique lorsque les questions de justice politique sont posées 271. Il souligne son engagement contextualiste : la conception de la liberté qu'il adopte correspond à la conception que, dans le contexte d'une démocratie constitutionnelle, les citoyens se font de la liberté. Lorsque Rawls affirme qu'être libre c'est avoir une capacité à former une conception du bien, il affirme que, dans une société démocratique, les citoyens accordent spontanément cette signification à la liberté. Rawls met en évidence cette tendance en introduisant une distinction entre identité politique et identité morale. Cette distinction suggère une conception selon 271J. Rawls, (2001 / 2008), p. 45. 156 laquelle les droits politiques fondamentaux ne doivent pas être conditionnés par l'identité morale de la personne : le fait de bénéficier du statut de citoyen ne doit pas dépendre du fait d'adhérer à une conception particulière du bien ou, par exemple, à une religion particulière. Selon Rawls, dans le cadre d'une démocratie, nous jugeons illégitime un système politique qui accorderait la citoyenneté en fonction de l'appartenance religieuse. Nous refusons que certains soient exclus de la citoyenneté parce qu'ils sont de telle ou telle confession religieuse. Nous pensons au contraire spontanément que citoyenneté et identité morale doivent être séparées. Or, Rawls rappelle avec raison qu'une telle façon de concevoir la citoyenneté n'est pas une évidence : « nous pouvons imaginer une société (l'histoire en offre de nombreux exemples) où les droits fondamentaux et les revendications reconnues dépendent de l'affiliation religieuse et de la classe sociale »272. Ainsi, les juifs ont longtemps en Europe été exclus de la citoyenneté pour des raisons religieuses. Selon Rawls, cette conception de la citoyenneté nous semble spontanément illégitime. Il précise que s'il en est ainsi, c'est non seulement parce que ce système est inégalitaire, mais aussi et surtout parce qu'il nous semble entraver une liberté conçue comme fondamentale. Un tel système nie en effet que nous soyons libres d'adhérer ou de ne pas adhérer à une religion. Il nous interdit également de quitter notre adhésion religieuse, même si nous la jugeons intimement obsolète. Ici, s'il est nécessaire d'être croyant pour être citoyen, on ne peut cesser d'être croyant sans cesser d'être citoyen. Tout cela nous semble à nous, citoyens des démocraties constitutionnelles, spontanément illégitime. Cette conviction spontanée révèle l'importance que nous accordons à la liberté religieuse, dont on peut estimer qu'elle est une composante de la liberté de conscience. Rawls affirme ainsi que le citoyen d'une démocratie constitutionnelle comprend l'importance fondamentale de l'identité morale. Cette identité nous définit en tant que personne. Elle indique ce que nous sommes, à un niveau existentiel. Le citoyen comprend également que l'identité religieuse peut jouer un rôle central dans la définition de l'identité morale. Rawls appuie ce point en recourant à un exemple récurrent : celui de Saül de Tarse qui, sur la route de Damas, devient l'apôtre Paul. Il explique que cette 272J. Rawls, (1993 / 1995), p. 56. 157 conversion constitue un chamboulement total de l'identité morale. Celui qui la vit peut alors avoir le sentiment d'être une autre personne. Rawls explique néanmoins que malgré l'importance existentielle de l'identité religieuse, le citoyen d'une démocratie constitutionnelle jugera que cette conversion ne doit pas avoir d'impact sur l'identité publique ou institutionnelle. La conversion ne doit rien changer aux droits qui, en tant que citoyens, sont ceux de la personne. C'est le signe que le contexte nous impose une conception de la personne qui opère une séparation entre identité politique et identité morale et qui pose le droit de changer de conception du bien comme un droit fondamental. Dans le contexte de la démocratie constitutionnelle, la liberté est bien définie comme liberté de conscience. Rawls ne signifie sans doute pas autre chose lorsqu'il écrit : « la conception de la personne elle-même est tenue pour normative et politique, non pas métaphysique ou psychologique »273. Rawls souligne ici que lorsqu'il indique quelle est la conception de la personne de la TJE, il explicite la conception de la personne du contexte de la démocratie constitutionnelle. Cette conception est donc déterminée par les valeurs du contexte politique. Elle est déterminée par les normes de ce contexte. La conception de la personne est donc normative dès sa source. Elle l'est également dans sa finalité puisque le but de cette conception est de parvenir à des normes du juste. Le propos de Rawls, lorsqu'il développe une conception de la personne, n'est donc pas de développer une psychologie qui pourrait prétendre à l'exactitude d'un point de vue empirique. Rawls ne cherche pas à décrire comment, dans la réalité, nous formons nos engagements fondamentaux, c'est-à-dire comment nous en arrivons à posséder les fins que nous possédons. Il laisse, comme je l'ai indiqué plus haut, ces questions de côté. Rawls travaille donc sur un plan différent, qui n'est ni métaphysique ni psychologique. On peut d'ailleurs penser qu'une bonne partie de la critique communautarienne prend sa source dans la confusion de ces plans. Ainsi, lorsque Sandel reproche son irréalisme à la conception rawlsienne de la personne, arguant du fait que nous héritons plutôt de nos valeurs que nous ne les choisissons, il manque sans doute sa cible : Rawls ne nie pas du tout le fait que nous naissions dans un contexte de valeur dont nous sommes toujours déjà imprégnés. Néanmoins, l'approche de Rawls n'est pas une 273J. Rawls, (2001 / 2008), p. 40. 158 approche génétique. C'est une approche normative et politique qui l'amène à considérer qu'une fois établi que nous possédons toujours déjà une conception du bien, il est néanmoins nécessaire de reconnaître aux personnes une capacité à réviser ces conceptions du bien et, éventuellement, à les abandonner si elles le jugent nécessaire. Rawls complète cette première dimension par une seconde. Il écrit : Une seconde dimension dans laquelle les citoyens se conçoivent comme libres tient à ce qu’ils s’envisagent eux-mêmes comme des sources auto-validantes de revendications valides. Autrement dit, ils se considèrent autorisés à émettre des revendications à l’égard de leurs institutions de manière à mettre en œuvre leurs conceptions du bien (pour autant qu'elles demeurent dans les limites autorisées par la conception publique de la justice). Les citoyens conçoivent ces revendications comme dotées d'un poids propre, indépendant d'une dérivation à partir des devoirs et obligations spécifiés par une conception politique de la justice 274. Selon Rawls, dans le contexte d'une société démocratique, les citoyens peuvent légitimement revendiquer le droit de posséder une conception du bien et, de façon corrélative, le droit de chercher à la réaliser. Ils le revendiquent en soulignant que ces conceptions du bien ont de la valeur. Rawls ajoute ici que la valeur que possède une conception du bien est simplement liée au fait que certains citoyens accordent de la valeur à cette conception. Les valeurs sont subjectivement constituées. C'est le sens de l'idée selon laquelle les personnes sont des « sources auto-validantes de revendication valides ». Cela ne signifie pas néanmoins que toutes les conceptions du bien, dès qu'elles sont endossées par des citoyens, ont droit de cité. Rawls précise bien que ces conceptions du bien doivent se situer parmi les conceptions autorisées par la conception publique de la justice. Ainsi, les conceptions fondées sur la discrimination ou sur le désir d'éliminer une minorité n'ont pas de poids, quelle que soit l'intensité avec laquelle elles pourraient être désirées par certains. Les conceptions du bien doivent être raisonnables. Néanmoins, au sein de ces limites, toutes les conceptions du bien sont dotées de valeur et elles le sont parce qu'elles sont tenues pour bonnes par des citoyens. Ici encore, il s'agit d'un effet du contextualisme : le fait que les citoyens soient des sources autovalidantes de revendications valides s'oppose à une détermination publique des valeurs. 274J. Rawls, (2001 / 2008), p. 45. 159 Ainsi, dans un autre type de contexte, seule une conception du bien publiquement reconnue bénéficierait du statut de valeur. Au contraire, la démocratie constitutionnelle moderne possède, parmi ces composantes définitionnelles, la reconnaissance du fait du pluralisme raisonnable. À ce titre, le contexte impose une compréhension antiperfectionniste des valeurs. Ce qui donne son poids à une conception du bien, c'est qu'elle soit endossée par un citoyen, et non qu'elle soit publiquement tenue pour bonne. Les citoyens peuvent choisir de valoriser la vie scientifique, la bière et la télévision ou le caviar et le tennis. Ils n'auront pas à attendre, pour que ce choix soit reconnu comme légitime, que l'État en fasse sa conception officielle. Le concept de « sources auto-validantes de revendications valides » doit néanmoins être précisé afin de répondre à une objection devenue classique. L'idée selon laquelle les individus sont les seules sources de la valeur est une idée vulnérable. On peut facilement objecter qu'il s'agit là d'une conception erronée de la valeur : les valeurs ne sont pas soumises au caprice des individus. Elles sont toujours définies de manière sociale, collective et intersubjective. Elles se situent toujours dans une forme de transcendance par rapport aux volontés individuelles. Prétendre le contraire, c'est mettre en danger la notion même de signification. On trouve une objection de ce type chez Charles Taylor. Il définit le subjectivisme comme une position selon laquelle « les choses n’ont pas de signification en elles-mêmes mais parce que les gens leur en attribuent une – comme si on pouvait déterminer ce qui est significatif, soit volontairement, soit involontairement et inconsciemment, rien que parce qu’on en a envie »275 et ajoute : C’est absurde. Je ne pourrais pas simplement décider que l’acte le plus significatif consiste à remuer les orteils dans la boue chaude. Sans explication, cela n'est pas plus intelligible que le fait d'avoir 3732 cheveux sur la tête. […] Mais si cela ne prend sens que grâce à une explication (la boue pourrait être l’élément dans lequel s’incarne l’esprit du monde, avec lequel on entre en contact par les orteils), cela devient sujet à la critique. [...] Nos sentiments, d’une certaine façon, ne sont jamais un principe suffisant pour faire respecter notre position, parce qu’ils ne peuvent pas déterminer ce qui est significatif276. Taylor démontre que les valeurs ne sont pas simplement subjectives et auto-fondées. Elles nous dépassent toujours. Nous héritons d'un horizon qui détermine les questions qui ont de l'importance et qui corrélativement définit un panel de réponses disponibles, 275C. Taylor, (1991 / 19994), p. 44. 276C. Taylor, (1991 / 19994), p. 44-45. 160 même si l'invention reste possible. Dans cette perspective, affirmer une auto-fondation simplement subjective des valeurs, c'est dissoudre l'horizon de sens. C'est, en conséquence, dissoudre toute forme de rationalité et instituer un relativisme radical : si les valeurs ont, pour être des valeurs, seulement besoin d'être tenues pour telles par des individus, elles n'ont pas à être discutées. Elles ne peuvent pas même l'être. L'adhésion individuelle est la seule sanction disponible. Taylor montre également l'une des conséquences plus inattendues de la dissolution des horizons : elle rend tout choix impossible, ou tout du moins arbitraire. Il explique en effet qu'un choix n'a de sens que si certains critères valent plus que d'autres. Pour donner du sens au choix, un horizon de signification est indispensable : A moins que certaines options soient plus significatives que d’autres, l’idée même de choix personnel sombre dans la futilité et donc dans l’incohérence. L’idéal du libre choix ne fait sens que si certains critères valent plus que d’autres. Je ne peux pas prétendre avoir choisi ma vie et déployer tout un vocabulaire nietzschéen seulement parce que j’ai pris un bifteck-frites plutôt que de la poutine au déjeuner. Ce n’est pas qui moi détermine quelles questions comptent. Si c’était vrai, aucune alors n’importerait et l’idée même du libre choix en tant qu’idéal moral perdrait toute consistance277. Taylor démontre que le subjectivisme constitue une erreur, à la fois sur un plan empirique et sur un plan normatif. Dans la réalité, un horizon de sens précède toujours les individus. De plus, la destruction de cet horizon induite par le subjectivisme aboutit à la destruction de la rationalité et ultimement, de la signification elle-même. En réalité, la position de Rawls ne ploie pas sous ce qui, d'ailleurs, n'est pas énoncé par Taylor comme une objection adressée à Rawls. Rawls reconnaît que, d'un point de vue empirique, un horizon de valeurs pré-existe toujours. On peut en effet interpréter son contextualisme en ce sens. Rawls affirme qu'il existe quelque chose comme une « culture politique publique d'une société démocratique ». Selon lui, cette culture existe et se manifeste dans « ses textes politiques fondamentaux (constitutions et déclarations des droits de l’homme), et dans la tradition historique de l’interprétation de ces textes »278. Cette culture contient des valeurs et les individus, toujours déjà situés dans un contexte culturel, en héritent. Elles leur pré-existent, à la façon de l'esprit objectif de Hegel. La reconnaissance de cet horizon de signification n'annule néanmoins pas la 277C. Taylor, (1991 / 19994), p. 47. 278J. Rawls, (2001 / 2008), p. 40. 161 nécessité de concevoir les personnes comme « sources auto-validantes de revendications valides ». L'idée est la suivante : même si un horizon de signification pré-existe, il ne faut pas considérer cet horizon comme une autorité qui impose des valeurs. Seul l'individu constitue une autorité légitime. Affirmer le contraire, ce serait nier la liberté de conscience. Si les significations pré-existent, elles doivent néanmoins, pour constituer des revendications légitimes être endossées par des individus. On ne peut maintenir la liberté de conscience et affirmer dans le même temps que des valeurs valent par elles-mêmes. Il faut concevoir ici la possibilité d'une distinction entre valeur et signification. Les significations peuvent bien toujours être sociales, collectives et intersubjectives. Il est également possible qu'elles doivent l'être. Néanmoins, on peut poser que l'opération par laquelle ces significations deviennent des valeurs doit nécessairement être individuelle. C'est parce que des individus endossent ces significations comme des valeurs qu'elles acquièrent une forme de légitimité. On remarquera d'ailleurs que Charles Taylor, dans certains de ses travaux récents, semble se ranger à une conception plus subjective de la valeur. Ainsi, dans Laïcité et liberté de conscience, co-écrit avec Jocelyn Maclure, Taylor n'abandonne pas l'idée selon laquelle les significations sont socialement constituées, mais adhère à une conception subjective de la liberté de conscience279. Maclure et Taylor soulignent les difficultés induites par une conception sociale de la valeur. Adopter une telle conception, c'est contraindre celui qui réclame un accommodement pour pouvoir exercer une pratique à laquelle il accorde de la valeur à démontrer qu'une autorité institutionnalisée – un État, une Église, un groupe – reconnaît bien cette pratique comme une valeur. C'est également contraindre les tribunaux qui doivent trancher les demandes d'accommodements à « agir comme interprètes des dogmes religieux et arbitres des inévitables désaccords d'ordre théologique »280. Dans cette perspective, seules les croyances et pratiques qui seraient reconnues comme des croyances et pratiques orthodoxes pourraient faire l'objet d'un accommodement raisonnable. Mais on est alors contraint de répondre à la question de savoir à quelles institutions on décerne le pouvoir d'établir des valeurs et il n'est pas certain qu'on puisse trouver une réponse satisfaisante à cette question. Certaines pratiques – celle du végétarien par exemple – 279J. Maclure et C. Taylor, (2010), p. 103-107. 280J. Maclure et C. Taylor, (2010), p. 105. 162 semblent pouvoir constituer des motifs légitimes d'accommodement raisonnable sans pour autant nécessairement s'être institutionnalisées. Une conception subjective de la valeur semble donc préférable et il semble qu'on puisse concilier une conception intersubjective de la signification et une conception individualiste de la valeur. Dans Libéralisme politique, Rawls ajoute une troisième dimension de la liberté à ces deux premières. Il écrit : Le troisième point de vue est celui qui considère les citoyens comme libres en raison de leur capacité à assumer la responsabilité de leurs fins, ce qui affecte la manière dont leurs diverses revendications sont évaluées. En gros, avec des institutions justes à l'arrière-plan et, pour chaque personne, un indice équitable de biens premiers (conformément aux principes de justice), on peut se représenter les citoyens comme capables d'ajuster leurs objectifs et leurs aspirations à la lumière de la contribution qu'ils peuvent raisonnablement espérer apporter. En outre, ils sont capables de limiter leurs revendications en matière de justice à ce qu'autorisent les principes de justice. Les citoyens ont alors à reconnaître que le poids de leurs revendications n'est pas donné par la force et l'intensité psychologique de leurs envies et de leurs désirs281. La troisième dimension de la liberté s'articule autour de la notion de responsabilité. L'idée est la suivante : dans la mesure où le fait de former une conception du bien – ou, pour le moins, le fait de continuer à la soutenir – est de l'ordre du libre choix individuel, la responsabilité de cette conception du bien repose également sur l'individu. L'individu doit assumer les fins qu'il poursuit. Il ne doit pas en faire peser le poids sur la société. C'est sans doute ici ce que d'autres ont appelé le problème des goûts dispendieux que Rawls a en vue. Dans la même perspective, Will Kymlicka écrit : Nous ne devrions pas escompter que nos semblables favorisent nos aspirations aux dépens des leurs. Il se peut très bien que mes amis et moi ayons des goûts dispendieux : nous aimons manger du caviar et jouer au tennis toute la journée. Mais il serait égoïste d’escompter que d’autres renoncent à leur juste part des ressources pour contribuer à satisfaire nos préférences, même si cela augmente notre bonheur. Si je dispose déjà de ma part des ressources, je ne saurais supposer que j’aie un droit légitime à disposer de celle de mes semblables (sous prétexte que cela me rendrait plus heureux) sans manquer à l’exigence de les traiter sur un pied d’égalité 282. Si l'individu est toujours libre de réviser les fins qui sont les siennes, il peut être tenu pour responsable de ses fins. Dès lors, s'il constate qu'il n'a pas les moyens de réaliser sa conception du bien, il ne pourra tenir la communauté pour responsable de cette 281J. Rawls, (1993 / 1995), p. 60. 282W. Kymlicka, (1990 / 2003), p. 52-53. 163 incapacité et revendiquer une plus grande part des biens issus de la coopération sociale. Il a la responsabilité d'ajuster ses fins aux moyens qu'il peut légitimement attendre de sa contribution à la coopération sociale, d'autant que – comme j'y reviendrai – en tant que personne rationnelle, il est capable d'un calcul moyen – fin. Soutenir le contraire et affirmer par exemple que l'intensité de nos désirs doit être prise en compte, c'est s'interdire de résoudre les questions de justice distributive. (4.2.3) La notion d'égalité La dernière notion qui complète la conception rawlsienne de la personne est la notion d'égalité. Le sens de cette notion doit également être précisé. En effet, comme je l'ai évoqué précédemment, dire que les personnes sont égales n'est pas formuler une affirmation univoque dans la mesure où l'exigence selon laquelle il faut traiter les personnes comme égales peut aboutir à une multiplicité de conceptions de la justice. On peut par exemple estimer que traiter les personnes comme égales, c'est les traiter de façon identique. On développera alors une conception strictement égalitariste de l'égalité. On estimera qu'il faut attribuer à chacun une part identique de tous les biens. On cherchera à réaliser une égalité arithmétique. Mais cette conception se heurte d'emblée à des difficultés. Dans certaines situations, on sera tenté de rejeter l'égalitarisme. On estimera alors que traiter les personnes comme égales exige un traitement différencié : il faudrait, pour réaliser la justice, donner davantage à certains. Telles sont par exemple les situations de handicap physique ou social. On développera alors une conception géométrique, ou proportionnelle, de l'égalité, étant entendu qu'il faudra alors être capable d'indiquer un critère de proportionnalité. Quel est donc le sens que Rawls accorde à la notion d'égalité ? Il écrit : En quel sens les citoyens sont-ils considérés comme des personnes égales ? On peut les concevoir comme égaux dans la mesure où ils sont tous considérés comme possédant, au degré minimum essentiel, les facultés morales nécessaires pour s’engager dans la coopération sociale pendant toute leur vie, et pour prendre part à la société en tant que citoyens égaux. Nous tenons la possession de ce degré de facultés pour base de l’égalité entre les citoyens conçus comme des personnes (TJ, §77). En d'autres termes, puisque nous concevons la société comme un système équitable de coopération, la base de l’égalité est la possession, au degré minimal requis, des facultés morales et non morales qui nous permettent de prendre part pleinement à la vie coopérative de la société283. Les citoyens sont égaux au sens où ils sont considérés comme possédant les facultés 283J. Rawls, (2001 / 2008), p. 41. 164 morales et non morales qui leur permettent de participer à la coopération sociale. Pourquoi soutenir une telle conception de l'égalité ? Rawls affirme que cette conception de l'égalité est issue d'une « idée de la personne implicite dans la culture politique publique »284. Il précise également que cette idée de l'égalité « nous l'idéalisons et la simplifions de différentes façons afin de nous concentrer sur la question principale »285, à savoir la question des termes de la coopération sociale. À nouveau, la conception rawlsienne de l'égalité s'appuie sur une interprétation du contexte de la démocratie constitutionnelle. Selon Rawls, la conception de l'égalité qu'il soutient est implicite dans ce contexte. On le comprend mieux lorsqu'on comprend que l'égalité que soutient Rawls est une égalité de droit. Rawls écrit : Nous ne nions pas, bien entendu, que les maladies et les accidents puissent frapper certains ; de telles malchances sont probables dans le cours normal de l'existence et il faut tenir compte de ces contingences. Mais étant donné notre but, je laisse de côté pour le moment la question de ces incapacités temporaires ou même permanentes, de maladies mentales si graves que les gens cessent d'être des membres coopérant au sens normal de la société286. Rawls a bien conscience que, dans la réalité, des inégalités de faits touchant les facultés morales et non morales peuvent exister. Il reconnaît qu'elles peuvent être si importantes que, dans les faits, les personnes ne participent pas toutes à la coopération sociale. Il n'y a pas d'égalité de fait. S'il définit les personnes comme citoyens libres et égaux, c'est qu'il pense qu'il existe, dans la culture politique publique de la démocratie constitutionnelle, une idée selon laquelle il faut tenir les citoyens pour égaux en droit. Il s'agit donc à nouveau d'une conception normative. La conséquence se situe également à un niveau normatif. Le fait de poser l'égalité de droit entre les personnes aboutit à une exigence : les citoyens doivent être considérés, à égalité, comme des membres de la société. Ils jouiront à égalité du statut de citoyen et pourront, à égalité, prétendre à une part des biens issus de la coopération sociale, étant entendu que la notion de bien est à nouveau à entendre au sens large : les biens sociaux, ce sont les droits, les libertés, les opportunités, les richesses, etc. Rawls insiste sur le fait qu'il s'agit là d'une caractéristique qui distingue la 284J. Rawls, (1993 / 1995), p. 45. 285J. Rawls, (1993 / 1995), p. 45. 286J. Rawls, (1993 / 1995), p. 45. 165 communauté et la société : Une communauté peut récompenser ou distinguer ses membres en proportion de leur contribution à ses valeurs et à ses fins partagées, mais une société démocratique n'a pas de valeurs ni de fins partagées de ce genre (qui relèvent du bien) au moyen desquelles ses citoyens peuvent être distingués. Tous ceux qui peuvent être des membres coopérants de la société politique sont considérés comme des égaux, et ils ne peuvent être traités différemment que dans les limites qu'autorise la conception politique de la justice287. Une communauté – il peut s'agir d'une Église, ou d'une société scientifique – peut, parce qu'elle poursuit un bien précis, opérer une forme de discrimination entre ses membres. Elle peut par exemple récompenser davantage ceux qui, selon elle, contribuent le plus à la poursuite de ses finalités. Dans une société démocratique, il n'y a par définition pas de finalité particulière : la société démocratique ne peut être perfectionniste. Par conséquent, tous ceux qui participent à la coopération doivent être considérés comme des égaux. On constate que la conception rawlsienne n'aboutit néanmoins pas nécessairement à un égalitarisme strict. L'égalité concerne le statut de citoyen, mais nullement la place sociale ou la répartition des richesses. Rawls précise ainsi : Les variations et les différences dans les capacités et les dons naturels sont de moindre importance ; elles n'affectent pas le statut de citoyens égaux des personnes et deviennent pertinentes seulement lorsque nous aspirons à certaines fonctions et positions, ou lorsque nous appartenons ou souhaitons adhérer à certaines associations dans la société288. On peut penser que certains droits fondamentaux seront attribués, même si les capacités morales et non morales nécessaires à la coopération sociale ne sont jamais actualisées – dans le cas du handicap de naissance par exemple – ou si les personnes sont privées de ces capacités – à la suite d'un accident. Les personnes continueront à jouir de certains droits. Néanmoins des traitements différents, concernant par exemple l'attribution des fonctions et des positions sociales, pourront être opérés, dans les limites autorisées par la conception politique de la justice. Une fois opérés ces éclaircissements, une question demeure néanmoins en suspens. Définissant ce qui, selon lui, constitue l'égalité, Rawls a recours la notion de « faculté ». Il opère également une distinction entre des facultés morales et des facultés non morales. Quelles sont ces différentes facultés ? En quoi consistent-elles ? 287J. Rawls, (2001 / 2008), p. 42. 288J. Rawls, (1993 / 1995), p. 359-360. 166 (4.3) les facultés morales et non morales. rationnel Le raisonnable et le A propos de sa conception de la personne conçue comme citoyen libre et égal aux autres, Rawls écrit : Les personnes conçues de cette manière possèdent ce que nous pouvons nommer les « deux facultés morales », qu'il est possible de décrire de la façon suivante : (i) L'une de ces facultés est la capacité d’un sens de la justice : celle de comprendre, d’appliquer, et d’agir selon (et non pas seulement en conformité avec) les principes de la justice politique qui spécifient les termes équitables de la coopération sociale. (ii) L'autre faculté morale est la capacité d’une conception du bien : celle d’avoir et de chercher à réaliser rationnellement une conception du bien289. La personne rawlsienne est conçue comme possédant deux facultés morales essentielles : le sens de la justice et la capacité à former une conception du bien. Sans entrer dans le détail de l'analyse de ces facultés, il faut préciser que, selon Rawls, l'exercice de ces facultés morales requiert nécessairement « les facultés intellectuelles de jugement, de pensée et d'inférence »290, qui possèdent le statut de facultés non morales. On peut également souligner que chacune des facultés morales est associée à une opération de la raison : le sens de la justice repose sur le raisonnable, la capacité à former une conception du bien sur le rationnel. Chacun de ces termes a un sens précis dans le vocabulaire de Rawls. Pour la clarté de l'exposé, on définira d'abord le rationnel. Rawls écrit : Le rationnel est une idée distincte du raisonnable et il s'applique à un seul agent unifié (une personne physique ou une personne morale) qui possède les facultés de jugement et de délibération nécessaires à la recherche des fins et des intérêts qui lui sont particuliers. Le rationnel s'applique à la manière dont ces fins et ces intérêts sont adoptés et défendus ainsi qu'à la manière dont ils reçoivent une priorité. Il s'applique également au choix des moyens et, dans ce cas, il est guidé par les principes sui vants qui sont bien connus : adopter les moyens les plus efficaces pour une fin ou choisir la solution de rechange la plus probable, toutes choses égales par ailleurs291. Rawls adopte apparemment une conception tout à fait traditionnelle de la rationalité comme rationalité instrumentale : être rationnel, c'est être capable de choisir les moyens les plus appropriés à la fin qu'on s'est donnée. Néanmoins, la conception rawlsienne de 289J. Rawls, (2001 / 2008), p. 39. 290J. Rawls, (1993 / 1995), p. 114. 291J. Rawls, (1993 / 1995), p. 78. 167 la rationalité excède cette conception purement instrumentale de la rationalité. En effet, Rawls affirme que c'est parce qu'il est rationnel qu'un agent adopte certaines fins et les ordonne d'une certaine façon, certaines de ses fins recevant ainsi la priorité sur d'autres fins. Le caractère rationnel de l'agent n'intervient donc pas simplement dans le choix des moyens, mais aussi dans le choix des fins. Il faut en effet se souvenir qu'en tant qu'il est libre, l'agent peut renoncer à certaines de ses fins et qu'il est également tenu pour responsable des fins qui sont les siennes. L'agent peut et doit renoncer à une fin s'il estime qu'il ne dispose pas des moyens d'y parvenir et qu'il ne peut légitimement revendiquer ces moyens. Selon Rawls, une telle décision est une décision rationnelle. On comprend alors en quel sens le rationnel porte également sur les fins et non seulement sur les moyens. L'agent rationnel est l'agent qui détermine quels sont les moyens nécessaires pour atteindre une fin et qui juge de l'opportunité de conserver telle ou telle fin en fonction des moyens qu'il peut légitimement revendiquer. Selon Rawls, un agent peut néanmoins être rationnel sans être raisonnable. Rawls explique que, dans le langage quotidien, « nous disons, par exemple, que « leur proposition était parfaitement rationnelle étant donné leur position de force, mais elle n'en était pas moins extrêmement déraisonnable, scandaleuse même »292. Ce qui manque à celui qui n'est que rationnel, c'est une « sensibilité morale »293 c'est-à-dire un sens de l'équité. Rawls écrit ainsi : Les personnes sont raisonnables en un sens fondamental quand, dans un contexte d'égalité, elles sont prêtes à proposer des principes et des critères qui représentent des termes équitables de coopération et à leur obéir de plein gré, si elles ont l'assurance que les autres feront de même. Elles jugent qu'il est raisonnable que chacun accepte ces normes et elles les considèrent donc comme également acceptables pour elles ; et elles sont prêtes à discuter les termes équitables que les autres proposent294. Un agent raisonnable est un agent capable de saisir et de formuler les termes d'une distribution équitable. Il saisit quels sont les principes qui permettront de réaliser la justice. Il est également capable, une fois qu'il a reconnu ces principes, d'agir selon ces principes. Ces principes sont pour lui une motivation à agir. On note ici que Rawls s'oppose à la thèse humienne selon laquelle seuls des désirs sont sources de motivation pour l'action. Il s'inscrit dans la perspective kantienne selon laquelle l'action peut trouver sa source dans des principes. 292J. Rawls, (1993 / 1995), p. 76. 293On rencontre cette expression importante dans J. Rawls, (1993 / 1995), p. 79. 294J. Rawls, (1993 / 1995), p. 77. 168 Rawls mentionne également un second aspect du raisonnable. Il est, selon Rawls « la disposition à reconnaître les difficultés du jugement et à en accepter les conséquences quand nous faisons appel à la raison publique pour diriger l'exercice légitime du pouvoir politique dans un régime constitutionnel »295. Un agent raisonnable reconnaît que certaines questions – et en particulier les questions éthiques fondamentales qui portent sur le sens de l'existence et sur la nature du bien – ne peuvent faire l'objet d'un accord raisonnable. Il reconnaît que des personnes raisonnables, lorsqu'elles débattent de ces questions, ne pourront sans doute jamais parvenir à un accord. Il y a, sur ces questions, un désaccord raisonnable. Celui qui est raisonnable tirera alors les conséquences de ce désaccord raisonnable : Des personnes raisonnables jugeront qu'il est déraisonnable d'utiliser le pouvoir politique, si jamais elles le possédaient, pour réprimer des opinions qui ne sont pas déraisonnables, bien que différentes des leurs. La raison en est qu'étant donné le fait du pluralisme raisonnable, il n'existe pas de fondement public et commun de justification pour les doctrines, dans le cadre de la culture publique d'une société démocratique 296. Les personnes raisonnables refusent de faire un usage coercitif du pouvoir politique dans le but d'imposer une doctrine compréhensive particulière ou d'en réprimer une autre. Être raisonnable, c'est exiger la neutralité des justifications : c'est exiger que l'action publique, et en particulier l'action coercitive, s'appuie sur la raison publique, c'est-à-dire possède une justification qui puisse être partagée par tous. On peut ici proposer une très brève synthèse. La personne rawlsienne est un citoyen libre et égal aux autres. Elle est dotée de deux facultés morales : un sens de la justice et une capacité à former une conception du bien. Elle est également raisonnable et rationnelle. De plus, cette conception de la personne est conçue dans une perspective particulière : elle correspond, selon Rawls, à la conception de la personne qui est implicite dans la culture politique publique de la démocratie constitutionnelle. Dans l'économie de la théorie, elle a également une finalité précise : élaborer l'idée de société comme système équitable de coopération afin de répondre à la question des termes de la distribution. Ainsi, en s'appuyant à la fois sur l'idée fondamentale organisatrice et sur cette première idée fondamentale complémentaire, Rawls pense pouvoir définir les principes d'une conception politique de la justice pour une démocratie constitutionnelle. 295J. Rawls, (1993 / 1995), p. 83. 296J. Rawls, (1993 / 1995), p. 90. 169 Mais comment y parvient-il ? Comment passe-t-on des idées fondamentales aux principes de justice ? (5) Une méthodologie constructiviste Si la question de Rawls est de savoir quels sont, dans une société démocratique, les termes équitables de la coopération, y répondre l'oblige à un détour. Le contexte de la démocratie impose certaines exigences méthodologiques. Rawls pose ainsi la question suivante : Comment les termes équitables de la coopération doivent-ils être déterminés ? Doiventils simplement être posés par quelque autorité extérieure, distincte des personnes qui coopèrent, par exemple par la loi de Dieu ? Ou ces termes doivent-ils être acceptés par ces personnes comme équitables à la lumière de leur connaissance d'un ordre moral indépendant ? Ou, encore, ces termes devraient-ils être établis par un accord entre ces personnes elles-mêmes à la lumière de ce qu'elles considèrent comme leur avantage réciproque ?297 La question n'est pas d'établir directement les termes de la coopération mais de commencer par réfléchir à la méthode appropriée aux circonstances de la démocratie. La question posée est ici la question « comment ? ». Il s'agit de savoir de quelle façon nous sommes autorisés à procéder lorsque, dans un contexte démocratique, nous cherchons à fixer les termes de la coopération. Rawls répond que les traits structurels de ce contexte doivent être pris en compte, au premier rang desquels le fait du pluralisme raisonnable : Étant donné le fait du pluralisme raisonnable, les citoyens ne peuvent se mettre d'accord sur aucune autorité morale, qu'il s'agisse d'un texte ou d'une institution sacrés. Ils ne peuvent pas non plus s'entendre sur l'ordre des valeurs morales ou sur les édits de ce que certains regardent comme le droit naturel298. Eu égard au fait du pluralisme raisonnable, les membres de la société n'ont plus en commun une doctrine compréhensive. Par conséquent, ils n'ont plus de socle substantiel commun qui leur permettrait de trancher les questions de justice. Il n'y a plus de conception du bien qui permettrait, par dérivation, d'aboutir à une conception du juste. Les citoyens ne sont plus d'accord sur la source du droit. Ils sont par conséquent privés de la méthode qui, traditionnellement, permettait de répondre à la question des termes 297J. Rawls, (1993 / 1995), p. 131. 298J. Rawls, (1993 / 1995), p. 131. 170 de la coopération. Ils ne peuvent plus dériver le juste du bien. Comment dès lors, dans ce contexte, établir ce qui est juste ? Selon Rawls, il faut adopter une méthode qui s'accorde avec les présupposés fondamentaux du contexte démocratique. Il estime que la conception de la société et la conception de la personne que nous devons adopter dans le contexte démocratique imposent une méthodologie particulière : une méthodologie constructiviste. L'idée est la suivante : concevoir la société comme un système équitable de coopération entre citoyens libres et égaux nous impose de situer la source du droit dans un accord conclu entre les membres de la société : Notre exercice du pouvoir politique n'est correct et ne peut donc être justifié que lorsqu'il s'accorde avec une Constitution dont on peut raisonnablement espérer que tous les citoyens souscriront à ses exigences essentielles, à la lumière de principes et d'idéaux acceptables pour eux en tant qu'ils sont raisonnables et rationnels. Tel est le principe libéral de légitimité299. Le contexte de la démocratie, qui transparaît notamment à travers la notion de citoyenneté a un impact sur la façon dont on situe la source du droit. Celle-ci n'est plus un fait moral indépendant, extérieur aux personnes. Ce sont les citoyens eux-mêmes, en tant qu'ils sont citoyens, qui sont cette source du droit. Chercher à savoir quels sont les termes légitimes de la coopération, c'est dès lors se demander quels principes émergeraient d'un accord entre les citoyens. En ce sens, Rawls estime que le contexte du pluralisme nous impose, lorsque nous cherchons à résoudre les questions politiques, une méthodologie constructiviste. Si des éléments de constructivisme sont déjà présents dans Théorie de la justice, c'est à partir des conférences intitulées « le constructivisme kantien dans la théorie morale »300 que le terme est explicité. Rawls construit alors une analogie entre la position kantienne et sa propre position. Il prend néanmoins ensuite ses distances par rapport à ce rapprochement et, dans la troisième leçon de Libéralisme politique, entièrement consacrée à la question du constructivisme, il indique clairement ce qui sépare son constructivisme politique du constructivisme moral de Kant. On pourra alors définir le constructivisme politique comme le fait d'affirmer que, concernant les questions de justice fondamentales, la seule autorité légitime est l'accord conclu entre les citoyens considérés comme libres et égaux. 299J. Rawls, (1993 / 1995), p. 264. 300J. Rawls, (1980 / 1993). 171 On notera alors que, chez Rawls, le constructivisme est une méthodologie plutôt qu'une position méta-éthique à part entière. Le constructivisme se présente en effet sans doute dans son expression initiale comme une position méta-éthique, c'est-à-dire, conformément à la distinction qu'on peut opérer entre éthique normative et métaéthique301, comme une thèse qui porte sur le statut ontologique des valeurs morales et sur la façon dont nous avons accès à ces valeurs. En tant que théorie méta-éthique, le constructivisme se conçoit comme une troisième voie. Aaron James écrit : Constructivism seeks a “third way” that is, a position that does without the metaphysics of realism, but still explains ethical truth, objectivity, knowledge, and motivation in ordinary, non-skeptical terms302. Le constructivisme cherche à éviter les écueils des deux positions méta-éthiques classiques : le réalisme et l'anti-réalisme. Contre le réalisme, qui postule l'existence de faits moraux entièrement indépendants et qui s'affronte alors à des difficultés ontologiques et épistémologiques considérables303, le constructivisme affirme que les faits moraux sont construits par l'intermédiaire d'un accord et qu'en dehors de cet accord, il n'existe pas de faits moraux. Contre l'anti-réalisme qui rabat les valeurs morales sur des émotions ou des préférences et qui, par conséquent, soutient une position subjectiviste ou relativiste, le constructivisme soutient que l'accord qui définit les faits moraux leur confère une forme d'objectivité. Ainsi, en tant que thèse métaéthique, le constructivisme semble soutenir une position tranchée. Le constructivisme s'engage sur les questions métaphysiques et épistémologiques. Par exemple, en affirmant qu'il n'existe pas de faits moraux en dehors de l'accord, le constructivisme adopte une position ontologique anti-réaliste. D'un point de vue épistémologique, il cherche à maintenir l'objectivité des jugements moraux304. Le constructivisme rawlsien se détache de ce type de position. En affirmant qu'il 301Pour un exposé très clair de cette distinction entre éthique normative et méta-éthique, on pourra se référer à J. Couture, (1986), p. 1-3. 302A. James, à paraitre, p. 1. 303Pour une mise en évidence des difficultés ontologiques et épistémologiques du réalisme, on peut se reporter à l'article de J. L. Mackie, (1977). On se référera en particulier aux pages 38 à 42, dans lesquelles Mackie expose ce qu'il appelle “the argument from queerness”. Il écrit : “this has two parts, one metaphysical, the other epistemological. If there were objective values, then they would be entities or qualities or relations of a very strange sort, utterly different from anything else in the universe. Correspondingly, if we were aware of them, it would have to be by some special faculty of moral perception or intuition, utterly different from our ordinary ways of knowing everything else”, J. L. Mackie, (1977), p. 38. 304A. James écrit : “The hope, then, is for a third way — a way of somehow “constructing” values not anyway or already there in the impersonal order of things, but yet fully objective in the sense that ordinarily matters to us”, A. James, à paraitre, p. 2. 172 est constructiviste, Rawls ne cherche pas à s'engager dans un débat méta-éthique. Conformément à sa stratégie d'évitement, il cherche au contraire à se tenir à l'écart de ce type d'engagement métaphysique. Le constructivisme rawlsien est donc extrêmement circonscrit : il n'est qu'une position méthodologique. Rawls expose la méthode dont il estime qu'elle est la seule, dans un contexte démocratique, à pouvoir légitimement trancher la question des termes de la coopération. A ce titre, le constructivisme rawlsien, dans ses dernières formulations, n'entend pas se définir comme une position antiréaliste. Il cherche au contraire à dégager des principes que tous les citoyens pourraient accepter, y compris ceux qui adhèrent à une doctrine compréhensive selon laquelle il existe des faits moraux indépendants. Le constructivisme politique de Rawls aboutit à la position originelle. En effet, si seul un accord entre citoyens est source légitime du droit, tout accord n'est pas légitime. Si par exemple, certains jouissent d'une position privilégiée lorsque l'accord est conclu, ils pourront profiter de cette position et œuvrer à l'adoption de principes qui seront à leur avantage. L'accord conclu ne sera qu'un contrat de dupes. À ce titre, il sera illégitime. Pour que l'accord soit valable, il faut que ceux qui concluent l'accord – que Rawls appelle « partenaires » – soient placés dans des conditions qui garantiront l'équité de l'accord. Il faut s'assurer que c'est seulement en tant que citoyens libres et égaux que les partenaires adoptent des principes de justice, et non en tant qu'individus dotés de tels ou tels intérêts particuliers. C'est là le rôle de la position originelle et du voile d'ignorance305. On comprend maintenant comment les idées fondamentales aboutissent à une conception politique de la justice : ces idées nous conduisent à une méthodologie constructiviste qui, par l'intermédiaire de la position originelle et du voile d'ignorance, permettra de faire émerger un accord en faveur des principes de justice qui sont ceux de la théorie de la justice comme équité. 305Pour un exposé plus détaillé de la position originelle et du voile d'ignorance, on se reportera au deuxième chapitre. 173 (6) Choix des principes de la théorie de la justice comme équité et conception politique du bien (6.1) Choix des principes de justice et intérêts fondamentaux Afin d'avoir une vision d'ensemble des présupposés de la théorie rawlsienne, il est nécessaire d'indiquer de quelle façon le choix des principes de justice s'opère. Rawls explique ainsi que ce choix n'est pas une déduction, mais une élection. Les principes ne découlent pas logiquement des idées fondamentales. Ils sont choisis parmi une liste restreinte c'est-à-dire parmi un ensemble fini de possibilités. Rawls dresse ainsi une « courte liste de conceptions traditionnelles de la justice »306 et cherche par là à démontrer la supériorité des principes proposés par la théorie de la justice comme équité par rapport aux conceptions traditionnelles, et notamment par rapport à l'utilitarisme. Il n'exclut pas néanmoins qu'il puisse exister un système de principes qui n'ait pas encore été formulé et qui soit encore meilleur. Mais comment s'opère le choix entre les diverses possibilités ? Comment les partenaires qui, dans la position originelle, sont les représentants des citoyens en viennent-ils à préférer certains principes à d'autres ? Quels sont les critères qui rendent ce choix possible ? Les partenaires parviennent à un choix parce qu'ils possèdent une forme d'« autonomie rationnelle »307. Cela signifie que les partenaires possèdent une connaissance d'eux-mêmes, ou, plus exactement des personnes dont ils sont les représentants. Ils savent, par exemple, que ces personnes sont des citoyens libres et égaux, qu'ils possèdent deux facultés morales fondamentales, qu'ils sont rationnels et raisonnables. Ces connaissances permettent aux partenaires d'attribuer à ceux dont ils sont les représentants des « intérêts d'ordre plus élevé ». Rawls écrit ainsi : Étant donné que nous considérons les citoyens comme ayant les deux facultés morales déjà mentionnées, nous leur attribuons deux intérêts « d'ordre plus élevé » qui leur correspondent pour le développement et l'exercice de ces facultés. Dire que ces intérêts sont « d'ordre plus élevé » veut dire qu'une fois précisée l'idée fondamentale de la personne, ces intérêts sont considérés comme fondamentaux et donc comme normalement régulateurs et effectifs. Quelqu'un qui n'a pas développé ces facultés morales au degré minimal requis et ne peut les exercer ne peut être un membre normal et pleinement coopérant de la société pendant une vie complète. Il s'ensuit qu'en tant que représentants des citoyens, les partenaires adoptent des principes qui garantissent 306J. Rawls, (1971 /1987), p. 156. Sur cette question, on se reportera à toute la section 21 intitulée « la présentation des diverses possibilités ». 307J. Rawls, (1993 / 1995), p. 105. 174 des conditions permettant à ces facultés leur développement adéquat et leur plein exercice308. Plus loin, il complète ces deux premiers intérêts d'ordre plus élevé par un troisième : Les partenaires représentent des citoyens qui ont, à tout moment, une conception précise du bien [...]. Il va de soi que les partenaires ne connaissent pas le contenu de ces conceptions précises ni les doctrines utilisées pour les interpréter. Mais ils possèdent cependant un troisième intérêt d'ordre plus élevé qui les guide, car ils doivent essayer d'adopter des principes de justice qui permettent aux personnes représentées de protéger et de favoriser certaines conceptions précises (quoique non définies) du bien pendant une vie complète, rendant possible des changements dans leurs opinions et des conversions d'une conception à l'autre 309. Les partenaires savent quels sont les intérêts fondamentaux des citoyens. Ils savent que les citoyens ont pour intérêt fondamental le développement de leurs facultés morales et la poursuite de la conception du bien qu'ils auront formée. Ces connaissances leur donnent des critères d'après lesquels ils pourront élire le meilleur principe de justice ou le meilleur système de principes parmi ceux qui leur sont proposés. En effet, en tant que représentants rationnels, les partenaires vont chercher, lors de leur choix, à protéger les intérêts fondamentaux des citoyens. Ils vont choisir les principes qui garantiront la réalisation des facultés des citoyens et qui leur permettront de poursuivre au mieux leur conception du bien. Rawls soulève néanmoins une difficulté. Il explique que les trois intérêts d'ordre plus élevé sont « purement formels »310 et que par conséquent, le simple fait de savoir que nous possédons ces intérêts « ne favorise pas des principes de justice particuliers »311. Rawls signifie par là que le simple fait de savoir que les citoyens possèdent tels ou tels intérêts fondamentaux ne permet pas aux représentants de discriminer entre les principes de justice qui sont à leur disposition. Pour comprendre cette affirmation, il faut mobiliser l'opposition entre forme et contenu et comprendre que le choix de principe suppose la connaissance d'un contenu. Rawls s'appuie sur un exemple. Il explique qu'on peut définir le sens de la justice comme « l'intérêt le plus élevé que nous avons à développer et à exercer notre capacité de comprendre, d'appliquer et de suivre les principes de justice »312 mais qu'une telle définition ne permet pas aux représentants de choisir parmi les différents principes de 308J. Rawls, (1993 / 1995), p. 105. 309J. Rawls, (1993 / 1995), p. 106. 310J. Rawls, (1993 / 1995), p. 107. 311J. Rawls, (1993 / 1995), p. 107. 312J. Rawls, (1993 / 1995), p. 107. 175 justice. Pour choisir des principes qui permettront de protéger les intérêts fondamentaux de citoyens, les représentants doivent également avoir une connaissance des moyens par lesquels ces intérêts seront réalisés. Pour le dire autrement, il leur faut connaître le contenu des intérêts fondamentaux. De cette façon, on pourra facilement tester chaque conception de la justice et choisir celle dont on estime qu'elle protège au mieux les moyens nécessaires à la réalisation des intérêts fondamentaux. C'est dans cette perspective que Rawls introduit « l'idée de biens premiers »313. (6.2) Le choix des principes et les biens premiers C'est ici que nous introduisons l'idée de biens premiers. Nous stipulons que les partenaires évaluent les principes disponibles en estimant la façon dont ils garantissent les biens premiers essentiels à la réalisation des intérêts d'ordre plus élevé de la personne pour laquelle chacun agit comme un représentant. Nous attribuons ainsi aux partenaires suffisamment de buts déterminés pour que leurs délibérations rationnelles parviennent à un résultat défini. Pour identifier les biens premiers, nous examinons les conditions sociales environnantes ainsi que les moyens qui sont, en général, nécessaires pour développer et exercer les deux facultés morales et pour poursuivre effectivement des conceptions du bien ayant des contenus très différents 314. Ce que Rawls appelle « les biens premiers » et qu'il désignait dans Théorie de la justice comme des « biens sociaux premiers »315 sont simplement les moyens qui rendent possible la réalisation des intérêts fondamentaux des citoyens. Le rôle du concept de biens premiers est de donner un contenu aux intérêts fondamentaux et de rendre le choix des principes possible. Grâce à ce concept, les partenaires savent plus précisément ce qu'ils doivent protéger et choisiront la conception de la justice qui favorisera au mieux les intérêts des citoyens. Le concept de biens premiers constitue donc la dernière étape qui, dans l'échafaudage théorique de Rawls, débouche sur la réponse à la question des termes de la distribution. Mais quels sont ces biens premiers ? Et pourquoi faut-il les appeler « biens premiers » ou « biens sociaux premiers » ? Plusieurs listes des biens premiers parsèment l'œuvre théorique de Rawls. Celle qui est sans doute la plus complète se trouve dans La Justice comme équité : Nous distinguons cinq types de bien primaires316 : 313J. Rawls, (1993 / 1995), p. 107. 314J. Rawls, (1993 / 1995), p. 107. 315J. Rawls, (1971 / 1987), notamment p. 122-1230. 316Dans sa traduction de La Justice comme équité, Une Reformulation de Théorie de la justice, Bertrand Guillarme utilise l'expression « biens primaires » là où Catherine Audard utilisait l'expression « biens 176 (i) Les droits et libertés de base : la liberté de pensée, la liberté de conscience et les autres (section 13). Ces droits et libertés sont des conditions institutionnelles essentielles requises pour le développement adéquat et l’exercice plein et informé de deux capacités morales [...]. (ii) La liberté de mouvement et le libre choix d’une occupation dans un contexte social offrant des possibilités diverses, possibilités permettant de chercher à réaliser une variété de fins et de mettre en œuvre les décisions de révision et de modification de ces fins. (iii) Les pouvoirs et les prérogatives attachés aux fonctions et aux positions d’autorité et de responsabilité. (iv) Le revenu et la richesse, considérés comme des moyens polyvalents (dotés d’une valeur d’échange) dont on a généralement besoin pour réaliser une vaste gamme de fins, quelle que soit la nature de ces fins. (v) Les bases sociales du respect de soi-même, comprises comme les aspects des institutions de base normalement essentiels pour que les citoyens aient un sens aigu de leur valeur en tant que personnes, et qu’ils soient capables de progresser dans leurs fins avec confiance317. On constate que ces biens premiers concernent à la fois les droits et libertés, mais également les opportunités, les richesses et même ce que Rawls appelle les bases sociales du respect de soi. Mais en quoi sont-ils premiers ? En quoi se distinguent-ils des autres biens ? Et comment Rawls est-il parvenu à établir une telle liste ? Il écrit, à propos de sa conception des biens premiers : [Elle] part de la découverte d'une ressemblance partielle dans la structure des conceptions du bien des citoyens qui sont acceptables. [...] Même si les citoyens ne défendent pas la même conception compréhensive (acceptable) et complète du point de vue de ses fins ultimes et de ses allégeances, deux conditions suffisent pour qu'ils puissent partager une même idée de l'avantage rationnel ; premièrement, que les citoyens défendent une conception identique d'eux-mêmes comme personnes libres et égales ; deuxièmement, que leurs conceptions compréhensives (acceptables) du bien, si différents qu'en soient le contenu et les doctrines religieuses ou philosophiques qui s'y rattachent, aient besoin pour se développer des mêmes biens premiers, c'est-à-dire des mêmes libertés, possibilités et droits fondamentaux, des mêmes moyens tels que le revenu et la richesse, tous garantis par les mêmes bases sociales du respect de soi. Nous soutenons que ces biens sont ce dont les citoyens, en tant que personnes libres et égales, ont besoin et que la revendication de tels biens est justifiée 318. On comprend que les biens premiers sont dits « premiers » parce qu'ils sont, selon Rawls, nécessaires à la réalisation de toute conception du bien, ou, plus précisément à toute conception du bien qui pourrait être adoptée par une personne qui se comporte premiers » dans sa traduction de Libéralisme politique et de Théorie de la justice. Ces deux expressions sont seulement deux traductions différentes du même concept, à savoir le concept de « primary goods ». 317J. Rawls, (2001 / 2008), p. 89-90. Pour une liste équivalente mais moins détaillée, on se reportera à J. Rawls, (1993 / 1995), p. 224 ou encore à J. Rawls, (1971 / 1986), p. 123. 318J. Rawls, (1993 / 1995), p. 223. 177 comme un citoyen libre et égal aux autres, rationnel et raisonnable. Il existe ainsi, selon Rawls, certains biens dont il est absolument impossible de se passer lorsqu'on poursuit une conception raisonnable du bien. Sans être des besoins vitaux, ces biens sont nécessaires. En prenant quelques exemples, on comprendra aisément que pour pouvoir poursuivre la conception du bien qu'on a formée en tant que citoyen libre et égal aux autres, il est indispensable de disposer des droits et libertés de base, tels la liberté de pensée ou la liberté de conscience. Le fait de former une conception du bien suppose en effet qu'on puisse former librement cette conception et, éventuellement, en changer si on estime qu'elle n'est plus pertinente. La liberté de conscience est donc un bien dont on doit nécessairement disposer afin de disposer de l'espace qui nous permettra de définir, par nous-mêmes et pour nous-mêmes, notre conception du bien. Dans la mesure où cela est vrai quel que soit le contenu de notre conception du bien, on peut considérer que la liberté de conscience est un bien premier. De la même façon, on peut admettre qu'un certain nombre de conditions matérielles doivent nécessairement être réunies pour qu'on puisse poursuivre et réaliser la conception du bien qu'on a formée. À ce titre, les revenus et la richesse sont également des biens premiers. Si Rawls, dans Théorie de la justice, utilise l'expression « biens sociaux premiers », c'est pour souligner le fait que l'ensemble de ces biens – les droits et libertés, les opportunités, les richesses – sont des produits de la coopération sociale. À ce titre, ils ne sont pas des biens naturels. Ils existent, parce que les hommes vivent dans un cadre social dans lequel ils coopèrent les uns avec les autres. Un dernier point important doit être avancé. On pourrait se demander si le fait que la théorie de la justice comme équité repose sur une conception des biens premiers n'en fait pas une conception perfectionniste ? En effet, comme je l'ai établi dans le premier chapitre, le libéralisme semble se définir par une exigence de neutralité. Pour être libéral, un État devra être neutre – au sens précisé dans le troisième chapitre – par rapport aux conceptions particulières du bien. On peut donc avoir le sentiment que la présence de l'idée de biens premiers dans la TJE entre en contradiction avec cette exigence de neutralité. 178 En réalité, il en va tout autrement. Tout d'abord, il faut comprendre que pour parvenir à des principes de justice, la présence d'idées du bien est indispensable. Rawls écrit ainsi : « une conception politique doit s'inspirer de différentes idées du bien »319. Ainsi, comme on l'a montré plus haut, si aucune idée du bien n'était présente, les intérêts fondamentaux des citoyens resteraient indéterminés et par conséquent le choix des principes serait impossible. De plus, Rawls affirme que la présence de ces idées du bien ne mue pas son libéralisme politique en doctrine compréhensive si une condition est scrupuleusement respectée : Il semblerait que la principale condition soit que les idées en question doivent être des idées politiques. Elles doivent appartenir à une conception politique raisonnable de la justice, si bien que nous pouvons supposer 1/ qu'elles sont partagées ou peuvent être partagées par des citoyens considérés comme des personnes libres et égales; 2/ qu'elles ne présupposent aucune doctrine particulière tout à fait (ou partiellement) compréhensive320. Si les idées du bien qui sont mobilisées sont des idées politiques du bien, alors les principes établis demeurent conformes aux exigences de neutralité libérale. Pour s'assurer que les idées du bien sont bien des idées politiques, il faut examiner la façon dont ces idées sont définies. On constate alors que la liste des biens premiers est établie « à partir d'une conception politique et non à partir d'une doctrine compréhensive »321. Ainsi, pour confectionner la liste des biens premiers, Rawls n'est pas parti d'une conception compréhensive particulière. Il est au contraire parti d'une conception politique : la conception politique de la personne. C'est en effet par l'analyse de cette conception qu'il est parvenu à l'idée d'intérêts d'ordre plus élevé et finalement aux idées de biens premiers qui donnent un contenu aux intérêts d'ordre plus élevé. Ainsi, parce qu'elles dérivent d'une conception politique, les idées du bien sont elles-mêmes également des idées politiques et peuvent être utilisées sans mettre en péril le caractère politique de la théorie. On notera également qu'on retrouve le critère de neutralité établi dans le chapitre précédent : ce qui fait qu'une idée est neutre, c'est qu'elle est partagée, ou qu'elle peut l'être par les citoyens définis comme libres et égaux. Les biens premiers sont en effet, par définition, des biens qui seront considérés comme des biens par tous les citoyens, quelle que soit leur conception particulière du bien. Leur statut de bien n'est donc pas 319J. Rawls, (1993 / 1995), p. 217. 320J. Rawls, (1993 / 1995), p. 218. 321J. Rawls, (1993 / 1995), p. 232. 179 controversé. Il fait plutôt l'objet d'un accord entre les membres de la société. C'est également la raison pour laquelle, selon Rawls, les biens premiers sont des idées politiques du bien qui peuvent légitimement être utilisées comme présupposés dans la construction de la théorie de la justice comme équité : les biens premiers sont des biens communs au sens où ils sont considérés comme des biens par l'ensemble des citoyens, quelle que soit leur conception particulière du bien. (7) Les présupposés de Rawls et le problème de la justification On a indiqué les idées qui constituent les présupposés de la théorie de la justice comme équité. C'est par l'intermédiaire de deux idées fondamentales – l'idée de société comme système équitable de coopération et l'idée de personne comme citoyen libre et égal aux autres – et par l'entremise d'idées politiques du bien que Rawls pense parvenir à des principes de justice. Il faut donc insister sur la place cruciale que ces présupposés occupent dans la TJE. Ces présupposés sont les fondements qui permettront de construire la procédure qui, elle, aboutira au choix des principes de justice. C'est ce que, dans le troisième chapitre, j'avais appelé le rôle fondationnel des présupposés. Or, ce rôle fondationnel a des conséquences importantes. Puisqu'on se situe dans un cas de justice procédurale pure, la validité des résultats de la procédure repose entièrement sur la validité des présupposés qui président à la construction de cette procédure 322. Par conséquent, si les présupposés sont faux, ou douteux, les principes le seront également. Tout se passe comme si les présupposés transmettaient leur statut et leur valeur de vérité aux principes. Dès lors, si l'on veut pouvoir prétendre que la conception de la justice que l'on soutient est solide, il faut également être capable de démontrer la solidité de ses présupposés. Les présupposés doivent être suffisamment fondés et justifiés. Mais, dans l'économie de la théorie rawlsienne, le sont-ils réellement ? On a plutôt le sentiment que les différentes idées qui servent de fondement à Rawls sont simplement posées et affirmées. Si c'est bien le cas, Rawls met alors en danger l'ensemble de son édifice. Afin de tester la solidité de cet édifice, il semble donc nécessaire de s'interroger sur les modalités de justification des présupposés de la TJE : Rawls justifie-t-il ses présupposés ? Quel type de stratégies met-il en place pour 322On pourra se reporter, pour une analyse plus détaillée de cette question, au deuxième chapitre. 180 parvenir à une justification satisfaisante ? Tel sera le problème auquel je chercherai à répondre dans le cinquième chapitre. Je soutiendrai que des stratégies de justification sont bien présentes dans l'œuvre théorique de Rawls. Elles sont mises en place par l'intermédiaire d'une épistémologie cohérentiste et par l'entremise de créations conceptuelles pertinentes comme l'équilibre réfléchi. Je chercherai néanmoins à démontrer que la conception politique de Rawls, tel qu'il la formule lui-même, semble appeler un autre type de justification : une justification herméneutique. Rawls indique bien les présupposés seraient justifiés si l'on était capable de démontrer qu'une interprétation de la culture politique publique de la démocratie constitutionnelle nous y conduit. La justification semble donc nécessairement impliquer, de l'aveu même de Rawls, semble un véritable travail herméneutique. Pourtant, et sans doute de façon assez paradoxale, Rawls semble toujours, dans son œuvre théorique, refuser de s'adonner à cette tâche. 181 Chapitre 5 Des stratégies de justification (1) Nécessité de justifier les présupposés Comme je l'ai indiqué précédemment à plusieurs reprises, les présupposés de la théorie de la justice comme équité ont une importance particulière. Ils sont les fondements des principes de justice et dans la mesure où l'élaboration d'une conception de la justice est un cas de justice procédurale pure, les présupposés transmettent leur statut aux principes. Dès lors, si les présupposés sont douteux ou s'ils sont, par exemple, dérivés d'une conception du bien controversée, les principes le seront également. La conception de la justice violerait alors le principe libéral de légitimité qui établit qu'une telle conception doit pouvoir être admise par tous les citoyens considérés comme libres et égaux, indépendamment de leur conception compréhensive du bien. Dès lors, si les principes de justice doivent être neutres au sens où ils ne doivent pas être fondés sur une conception du bien controversée, les présupposés doivent l'être également. S'il est clair que ces présupposés ne sont pas procéduralement neutres – ils possèdent un contenu substantiel – ils doivent pouvoir prétendre à la neutralité entendue comme neutralité des justifications : ces présupposés doivent pouvoir être justifiés de façon neutre, c'est-àdire sans avoir recours à une conception du bien controversée. Ainsi, si Rawls s'autorise à s'appuyer sur telle ou telle idée, c'est parce qu'il estime qu'elle a le statut d'idée politique. Il affirme par là qu'elle est communément admise, qu'elle est partagée par tous les citoyens d'une démocratie constitutionnelle. Une telle idée pourra alors être dite « familière »323 ou « implicite »324 à la « culture politique publique d'une société démocratique »325. C'est en effet à cette condition qu'elle peut posséder une neutralité suffisante. Mais Rawls démontre-t-il que ces idées sont bien telles qu'il le dit ? Rawls démontre-t-il que les différentes idées exposées dans le précédent chapitre sont bien admises par tous eu égard au contexte de la démocratie constitutionnelle ? 323J. Rawls, (2001 / 2008), p. 22. 324J. Rawls, (1993 / 1995), p. 45. 325J. Rawls, (1993 / 1995), p. 32 ; J. Rawls, (2001 / 2008), p. 22. 183 Une telle démonstration semble nécessaire, sans quoi les fondements de la TJE seraient de simples hypothèses. Supposer que ces idées sont partagées n'est pas suffisant. Si les présupposés ne font l'objet d'aucune justification, de quelque nature que ce soit, le point de départ de la théorie rawlsienne devient extrêmement fragile et cette fragilité se répercute sur l'édifice tout entier. Si les idées dont part Rawls ne sont que des affirmations infondées, la rigueur du raisonnement qui leur succédera n'y fera rien : les principes de justice seront dénués de fondements solides. Pourtant, malgré l'urgence et l'évidente nécessité, les « idées fondamentales » que Rawls utilise ne semblent faire l'objet ni d'une démonstration ni d'une fondation. Leur caractère partagé ne semble pas démontré. Rawls explique que les idées fondamentales, fondements de sa conception politique, sont des idées « familières ». Il ajoute que parmi les nombreuses idées familières qu'en tant qu'êtres de contexte nous possédons toujours déjà, certaines sont plus essentielles que d'autres. Sur cette base, il s'en empare et en fait les fondements de sa conception politique. Mais Rawls ne semble pas nous dire en quoi, ni pourquoi ces idées sont plus essentielles que les autres. L'opération par laquelle une idée familière est hissée au rang d'idée fondamentale ne semble en rien explicitée et on ne voit pas ce qui l'autorise. Le théoricien semble simplement s'autoriser lui-même à s'en saisir, sans fournir davantage d'explication. On a le sentiment qu'en lieu et place d'une démonstration, on a une rencontre faite au hasard. Il y a une rencontre avec certaines idées familières qui sont là, sur le bord du chemin, et qu'à ce titre on peut appeler des idées obvies. Il y a ensuite une opération de sélection de certaines de ces idées familières, opération par l'intermédiaire de laquelle certaines de ces idées obvies deviennent des idées fondamentales. Mais ce processus de sélection ne semble pas faire l'objet d'une quelconque justification. Rawls semble ainsi se contenter d'affirmer, sans jamais le justifier, que les idées qu'il mobilise sont communément admises. Or, affirmer n'est pas démontrer. De plus, l'affirmation selon laquelle certaines idées sont partagées est profondément problématique. 184 (2) Un partage problématique (2.1) Idées partagées, fait du pluralisme, communauté et société. Des contradictions conceptuelles ? L'affirmation selon laquelle il existe, dans le contexte d'une démocratie constitutionnelle, un certain nombre d'idées partagées semble d'abord entrer en contradiction avec certains traits définitionnels de ce contexte. Comme Rawls y insiste dans Libéralisme politique, le fait du pluralisme doit être considéré comme une donnée fondamentale dans le cadre de la démocratie constitutionnelle. Il faut, dit-il, accepter que lorsque les institutions respectent la liberté de conscience, se développe une diversité inédite de conceptions du bien. Dès lors, il semble qu'il y ait contradiction à affirmer d'un côté le fait du pluralisme et de l'autre l'existence d'un fond commun d'idées. Dans cette perspective, le concept de conception du bien controversée peut sembler tout à fait redondant. Il semble suggérer que certaines conceptions du bien sont disputées et qu'il y a désaccord à leur sujet, tandis que d'autres ne le sont pas. Cette hypothèse semble limiter de façon importante, et peut-être même détruire, ce que Rawls définit pourtant comme son point de départ : le fait du pluralisme. L'existence d'idées partagées semble également ruiner l'une des distinctions opérées par Rawls : celle qui indique la différence entre une communauté et une société : Si une société démocratique n'est pas une association, ce n'est pas non plus une communauté si nous entendons par communauté une société gouvernée par une doctrine compréhensive commune, religieuse, philosophique ou morale. [...] Concevoir une démocratie comme une communauté (ainsi définie), c'est méconnaître la portée limitée de sa raison publique fondée sur une conception politique de la justice. C'est ne pas comprendre le genre d'unité que peut atteindre un régime constitutionnel respectueux des principes démocratiques les plus fondamentaux 326. Alors que dans une communauté, il existe un horizon commun, la société doit être placée sous le sceau de la diversité. Dans une communauté, il existe une forme d'unité qui surpasse l'unité à laquelle une société peut prétendre. Dans une communauté, les membres ont en partage une même vision du monde et du bien. Ils partagent une même doctrine compréhensive. Il n'y a évidemment sans doute pas là unanimité totale, ni sur 326J. Rawls, (1993 / 1995), p. 69. 185 la conception du cosmos, ni sur la conception de la vie bonne. Néanmoins, il y a, de fait, un consensus relatif et surtout l'unité fait office d'idéal et de norme 327. La distinction opérée entre communauté et société indique que dans une société moderne c'est au contraire la diversité et le désaccord qui priment, en fait comme en droit. Mais dès lors, n'y a-t-il pas contradiction à affirmer qu'il existe, dans une société, un fond commun partagé ? Rawls ne bat-il pas ici malgré lui en retraite ? N'attribue-t-il pas à la société moderne davantage d'unité qu'elle n'en possède réellement ? (2.2) L'échec de la stratégie empiriste Si l'existence d'idées fondamentales partagées est problématique d'un point de vue conceptuel, elle semble l'être tout autant d'un point de vue empirique. La question qui est ici la nôtre trouverait en effet une solution très facile s'il était aisé d'indiquer un certain nombre d'idées que, nous, citoyens d'une démocratie moderne, partageons de façon évidente. Il n'y aurait alors nul besoin de démonstration, de fondation ou de justification. On pourrait simplement faire le constat d'un partage, sur la base du travail des sociologues ou des politistes. On serait face à un fait inébranlable. Or, il semble que l'expérience n'aille pas du tout dans ce sens. Dans les sociétés pluralistes qui sont les nôtres, l'empirisme nous mène au constat d'une immense diversité plutôt qu'à celui d'un fond commun. Ainsi, si l'on adoptait la méthode de l'enquête, il y aurait fort à parier qu'il serait impossible de mettre la main sur des conceptions qui seraient effectivement et unanimement partagées par l'ensemble des membres de la société. À un instant t et au sein d'un même État démocratique moderne, on constatera sans doute qu'il y a un faisceau extrêmement large de positions. On sera frappé par la diversité et on sera bien en peine d'y dégager un fond commun. Ainsi, même au sein d'une démocratie constitutionnelle, une méthode empiriste nous conduira à constater que certains, même s'ils sont peu nombreux, soutiennent des positions qui s'opposent en tout point aux idées fondamentales dont Rawls affirme qu'elles sont communément partagées. On pourra, dans les faits, trouver des individus qui récusent les valeurs d'équité, d'égalité ou de liberté. Certains affirmeront par exemple que 327Rawls écrit ainsi, en passant : « le fait du pluralisme raisonnable limite ce qui est pratiquement possible dans les circonstances de notre monde social, par opposition aux conditions d'autres périodes historiques où les gens sont souvent considérés comme ayant été unis (même s'ils ne l'ont jamais été) par l'affirmation d'une conception englobante », J. Rawls, (2001 / 2008), p. 21. La parenthèse indique bien que Rawls n'a pas une vision simpliste des sociétés traditionnelles. 186 l'esclavage ne constitue pas une injustice et qu'il existe des différences et des inégalités naturelles entre les races ou entre les sexes. Ces conceptions, dont Rawls affirmerait qu'elles ne sont pas raisonnables, sont effectivement présentes dans les sociétés pluralistes. Une stratégie empiriste échoue donc à appuyer l'existence d'un fond commun d'idées et telle n'est d'ailleurs pas la stratégie retenue par Rawls. (2.3) La diversité théorique Une autre difficulté s'ajoute aux deux précédentes : la diversité théorique. Il semble ainsi qu'au sein de la philosophie politique contemporaine, certains aient retenu, à titre de point de départ et de fondement, des idées tout à fait différentes, qui les conduisent à des principes tout à fait différents, idées qui pourtant semblent tout aussi familières que les idées utilisées par Rawls. On peut, à titre d'exemple, avancer le cas de la conception de la justice développée par Robert Nozick. Les idées dont Nozick se sert pour construire sa théorie de la justice ne semblent pas excentriques. On pourrait tout à fait admette que, comme les prémisses rawlsiennes, elles sont implicites à la culture politique publique d'une société démocratique. Ainsi par exemple l'idée, inspirée de Locke, selon laquelle nous sommes les propriétaires légitimes de notre corps et des biens qui sont issus de notre travail ou encore l'idée, quant à elle inspirée de Kant, qu'une personne mérite un respect inconditionnel sont, sans doute, des idées qui, ainsi énoncées, recevraient notre assentiment. Nous serions prêts à les accepter et nous pourrions reconnaître qu'elles font partie des positions derrière lesquelles nous nous rangeons spontanément. Pourtant, sur cette base, Nozick parvient à des positions normatives diamétralement opposées à celles de Rawls. Il tient par exemple toute fiscalité redistributive pour injuste, considérant que, puisque chacun possède la propriété légitime et inaliénable de sa personne et de ses biens, toute redistribution imposée s'apparente à du travail forcé. Selon lui, le rôle de l'État doit donc se cantonner à la réalisation de la sécurité et la seule fiscalité juste est celle qui sert cette finalité. Nozick soutient une thèse frontalement opposée au principe de différence de Rawls328. 328Sur cette question, je renvoie à mon premier chapitre. 187 La situation est la suivante : alors que les fondements de la pensée de Nozick ne semblent ni absurdes ni étrangers à nos intuitions spontanées, alors, donc, que ces fondements sont également des idées familières, les résultats normatifs sont opposés à ceux de Rawls. La nécessité de justifier les prémisses s'en trouve à nouveau soulignée. Affirmer que ces prémisses sont des idées familières ne suffit pas, puisqu'il semble que d'autres prémisses, tout aussi familières, pourraient aboutir à des positions normatives opposées. La question est donc la suivante : les présupposés rawlsiens ont-ils la faiblesse de l'intuition ? Sont-ils dès lors arbitraires, ce qui détruirait la crédibilité des principes de justice ? Ou y a-t-il chez Rawls, une fondation de ces présupposés ou, tout au moins, certaines stratégies de justification qui permettraient de donner du crédit aux prémisses et à la conception de la justice qui en découle ? La thèse que je chercherai à soutenir est la suivante : la conception de la justice défendue par Rawls n'a pas cette vulnérabilité extrême. Rawls mène au contraire une réflexion serrée sur la question de la justification et met corrélativement en place des stratégies de justification qui opèrent dans des champs différents et complémentaires. Je soutiendrai néanmoins que s'il faut admettre que le souci de justification est au cœur de l'œuvre normative de Rawls et qu'il fait montre, pour répondre aux exigences de la justification, d'une créativité conceptuelle admirable, on peut s'étonner que l'une des stratégies de justification qui semble pourtant la plus simple et la plus naturelle et que Rawls ne manque pas de signaler, stratégie qu'on appellera herméneutique, reste inexploitée. (3) Justification et philosophie morale (3.1) L'importance de la question de la justification pour Rawls Contrairement à une crainte que ce qui précède pourrait éveiller, Rawls ne néglige pas la question de la justification. Elle est, au contraire, tout à fait essentielle dans l'économie de son œuvre. Elle occupe en outre une place particulière dans son itinéraire intellectuel puisque, comme le rappelle Samuel Freeman, “moral justification 188 was the topic of Rawls's doctoral dissertation and his first publication” 329. Freeman ajoute : “it occupied him throughout his life” 330, signalant avec justesse qu'une grande partie de Libéralisme politique est consacrée à la question de savoir quel type de justification est approprié à une société démocratique. Pour aller dans le même sens, on remarquera que la section finale de Théorie de la justice, intitulée « remarques finales sur la justification »331, est entièrement consacrée à la question de la justification. Néanmoins, la réponse proposée par Rawls à cette question de la justification est remarquable par sa complexité. Elle fait intervenir une myriade de concepts. Freeman écrit : “The idea of reflective equilibrium is one of several key ideas about justification in Rawls's theory of justice. Others are the original position, constructivism, and public reason”332. À ces concepts qui jouent un rôle essentiel dans les stratégies rawlsiennes de justification, il faudra ajouter sa conception de la psychologie morale, ainsi que l'idée de congruence, remplacée à partir de Libéralisme politique par le concept de consensus par recoupement. La réflexion rawlsienne sur la justification engage également une multiplicité de points de vue : celui des partenaires dans la position originelle, celui des citoyens d'une société bien ordonnée, et nôtre propre point de vue à nous qui accompagnons la réflexion du théoricien. La justification se joue à différents moments de la théorie : en amont et en aval du choix des principes. En outre, elle fait intervenir les idées de choix rationnel, de stabilité ou de faisabilité. Enfin, elle repose sur une prise de position quant à la façon dont il faut concevoir la justification en morale. Comprendre la raison pour laquelle, selon Rawls, la théorie de la justice comme équité est justifiée suppose donc de comprendre sa conception de la justification ainsi que l'articulation des différents concepts et des différents plans qu'il fait intervenir. Dans la mesure où ces concepts et ces plans s'interpénètrent, ni la compréhension ni l'exposé de la conception rawlsienne de la justification ne sont choses aisées. (3.2) Justification, vérité et objectivité Mais d'abord, il convient de saisir les enjeux et la spécificité de la question de la justification lorsqu'elle est posée dans le champ de la morale. Pour ce faire, on peut 329S. Freeman, (2007), p. 29, 2007. La publication en question est J. Rawls, (1951). 330S. Freeman, (2007), p. 29. 331J. Rawls, (1971 / 1987), p. 618-629. 332S. Freeman, (2007), p. 29. 189 partir d'une définition générale de la justification. Samuel Freeman propose la définition suivante : In general, the idea of justification is an epistemological concept, connected with our knowledge of some domain (of empirical facts, mathematical theorems, moral principles, etc.), how we come to know or at least can claim to know what we do, and our reasons for our beliefs and judgments regarding what is true. To provide a justification for some claim or action is to provide reasons for believing that the claim is true or that the action is right or reasonable. Justification is connected with the idea of the objectivity of judgments and there being some method of argument (in some cases, proof) which rational and/or reasonable people can apply to reach the same correct conclusion333. De façon générale, affirmer qu'une proposition est justifiée, c'est lui accorder un certain statut épistémologique. C'est affirmer que cette proposition possède un fondement et qu'il est possible de mettre en évidence ce fondement. La mise en évidence de ce fondement nous permet alors de disposer d'une puissance de conviction envers les autres et d'obtenir leur assentiment. Par exemple, si j'affirme « la somme des angles d'un triangle est égal à 180° », je suis capable de prouver cette affirmation à l'aide d'une démonstration géométrique. Je dispose d'une justification, qui est ici une preuve mathématique. D'autres affirmations peuvent être justifiées en ayant recours à l'expérience. C'est le cas si j'affirme « la terre est ronde, ou plus ou moins » et que je l'établis en présentant des clichés qui viennent de l'espace. Je peux donc considérer que ces propositions sont justifiées et que je suis par conséquent autorisé à les tenir pour vraies. Je ne les affirme pas de façon arbitraire. J'ai des raisons, et de bonnes raisons, d'affirmer ce que j'affirme. Une proposition justifiée est donc simplement une proposition dont je suis capable de démontrer qu'elle est vraie, tout en prenant le terme « vérité » dans son sens le plus classique, c'est-à-dire comme adéquation entre ce qui est dit ou pensé et ce qui est réellement. Dans cette perspective, on peut considérer qu'un jugement justifié est un jugement dont on a établi l'objectivité. On a avancé les raisons de ce jugement et dès lors, toute personne rationnelle ou raisonnable se rangera nécessairement à ces raisons. Il ne dépendra pas de la subjectivité de chacun de tenir ce jugement pour vrai. Dans le champ de la morale, la question de la justification se pose nécessairement sous des modalités quelque peu différentes. Poser une question morale c'est demander, à propos d'une action, si cette action est bonne ou éventuellement juste. 333S. Freeman, (2007), p. 29. 190 Il n'y a pas de sens à dire qu'une action est vraie. Le vrai ne s'applique qu'au discours ou à la pensée. On pourra néanmoins poser la question de la vérité lorsqu'on analysera les propositions morales. On peut ainsi se demander si par exemple la proposition « tuer est mal » est vraie. On se demande alors si l'on est justifié à affirmer « tuer est mal » et à tenir ce jugement pour objectif. Reste que la question de savoir si les propositions morales peuvent, à l'instar des propositions qui décrivent le réel, recevoir une justification est une question importante. Elle est également éminemment problématique. La possibilité de justifier certains types de propositions semble en effet aller de soi. Une proposition mathématique peut être justifiée de façon analytique, en remontant aux axiomes qui sont tenus pour vrais et en procédant à une démonstration. D'autres propositions, celles qui, par exemple, décrivent le réel, sont empiriquement vérifiables. On sera donc capable de justifier empiriquement ces propositions. Tenir les énoncés analytiques et les énoncés empiriquement vérifiables pour justifiables est donc peu problématique. Or, les jugements moraux ne sont ni analytiques, ni empiriquement vérifiables. Il n'y a pas vraiment de sens à chercher à vérifier empiriquement un jugement comme « tuer est mal ». Les jugements moraux ne décrivent pas le réel. Ils ne parlent pas d'un monde objectif et extérieur. Il n'y a donc pas de réalité à laquelle les comparer. Ce constat a conduit certains à affirmer que ces jugements ne peuvent pas faire l'objet d'une justification et qu'à proprement parler ils ne sont pas réellement des jugements si juger c'est affirmer quelque chose à propos de la réalité extérieure. C'est, notamment, la thèse de ce qu'on a appelé le positivisme logique et dont Alfred Jules Ayer est un représentant. Dans Langage, Vérité et Logique334, Ayer affirme que puisque les propositions morales ne sont pas empiriquement vérifiables, il faut considérer qu'elles sont seulement l'expression de sentiments. L'une des thèses centrales de Ayer est donc une thèse sémantique selon laquelle les propositions morales n'ont pas de valeur de vérité. Elles ne sont ni vraies ni fausses. Dans cette perspective qu'on peut appeler non-cognitiviste, la question de la justification perd tout son sens. Dans la mesure où la proposition morale ne dit rien du monde extérieur, il n'y a aucun sens à chercher à la vérifier. La proposition morale porte sur un état émotionnel. On parle également de « boo-hurrah theory » pour désigner une position qui, 334A. J. Ayer, (1936 / 1956). 191 sans être identique à elle de Ayer, partage son non-cognitivisme335. Ici, dire « tuer est mal », c'est dire « tuer - boo ». Dire « tenir ses promesses est bien », c'est dire « tenir ses promesses - hurrah ». C'est, à chaque fois, exprimer un sentiment, sans prétendre dire quelque chose de la réalité extérieure. C'est formuler une proposition parfaitement subjective. Lorsque je formule une proposition morale, j'exprime un état de ma subjectivité. Je dis « j'approuve X » ou « je n'approuve pas Y ». Il n'y a dès lors aucun sens à vouloir établir l'objectivité de cette proposition. Ce type de positions, qui dénient à la morale toute forme d'objectivité et toute possibilité de justification, a d'une certaine façon dominé la philosophie morale durant une bonne partie du vingtième siècle, en particulier dans le contexte anglo-saxon qui est celui de Rawls. En l'adoptant, on est nécessairement conduit à un relativisme radical. En effet, si les propositions morales ne sont pas susceptibles de vérité et de fausseté, il n'y a aucun sens à chercher à savoir si une conception morale est meilleure qu'une autre. Il n'y a plus aucun critère de comparaison entre les conceptions morales. Par voie de conséquence, toute entreprise de réflexion morale normative perd sa pertinence. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle la philosophie morale s'est, au vingtième siècle, concentrée sur des problèmes méta-éthiques. L'une des préoccupations de Rawls consiste à rompre avec cette domination et à réactiver la réflexion morale normative. Or, une telle réflexion est conditionnée par la possibilité de comparer les conceptions morales et d'établir, sur la base d'arguments rationnels, que certaines conceptions sont meilleures que d'autres. Pour le dire autrement, la morale normative est conditionnée par la réhabilitation de la notion de justification en morale et par la réaffirmation de la possibilité d'une forme d'objectivité en morale. C'est aussi là l'une des raisons pour lesquelles Rawls accorde tant d'importance à la question de la justification. Sans vouloir faire de Rawls un cognitiviste336, on peut considérer qu'il maintient néanmoins jusqu'au bout une thèse non relativiste : pour lui, toutes les conceptions morales ne se valent pas. Certaines conceptions ne sont pas acceptables et l'une des 335Pour ce type de position qu'on appelle émotiviste, on pourra se référer à C. L. Stevenson, (1937). 336La question de savoir si Rawls assume une position cognitiviste selon laquelle les jugements moraux sont des propositions qui peuvent être vraies ou fausses n'est pas une question simple. Rawls semble en effet avoir progressivement évité de prendre position sur la question de la vérité et de la fausseté des jugements moraux. Dans Libéralisme politique, il opte finalement pour le terme « raisonnable » et abandonne le terme « vrai ». Il conserve ainsi l'idée selon laquelle certains jugements moraux possèdent une forme d'objectivité. 192 tâches les plus importantes de la philosophie consiste à déterminer quelle est la meilleure conception morale. Mais comment est-ce possible ? Le positivisme logique a en effet raison de souligner qu'en morale le recours à une vérification empirique n'a aucun sens. Même si l'on affirme que les jugements moraux peuvent être objectifs, on est obligé d'admettre que leur objectivité n'est pas celle des jugements empiriquement vérifiables. Comment donc peut-on affirmer qu'une théorie morale est justifiée ? Quel est le sens de la justification en morale ? (4) La conception rawlsienne de la justification : cohérentisme contre fondationalisme Dans la dernière section de Théorie de la justice intitulée « remarques finales sur la justification », Rawls réfléchit à la question de savoir à quelle condition une théorie est justifiée et développe une conception singulière de la justification. Dans le cadre de Théorie de la justice, il applique cette réflexion à la théorie morale et plus tard, pour les raisons évoquées précédemment, il la restreindra à la théorie politique. (4.1) Le fondationalisme, méthode traditionnelle de justification Rawls propose d'abord une présentation de la façon dont, dans la tradition philosophique, une théorie morale a été tenue pour justifiée. Il écrit : Les philosophes essaient en général de justifier les doctrines éthiques de l'une des deux façons suivantes. Parfois, ils essaient de trouver des principes évidents (self-evident) dont ils dérivent un ensemble de critères et de préceptes suffisants pour rendre compte de nos jugements bien pesés. Nous pourrions appeler cartésienne cette sorte de justification. Elle suppose qu'on puisse tenir pour vrais des principes premiers et, même, pour nécessairement vrais ; ensuite la déduction transfère cette conviction des prémisses vers la conclusion. Une seconde approche (qu'on appelle naturaliste par un abus de langage) consiste à introduire des définitions de concepts moraux en termes de concepts présupposés non moraux, puis à montrer grâce à des procédures bien établies relevant du sens commun et des sciences que les énoncés mis en couple avec les jugements moraux soutenus sont vrais. Bien que, dans cette procédure, les premiers principes de la morale ne soient pas évidents, la justification des convictions morales ne pose pas de difficultés particulières. Ces principes peuvent être établis, étant donné les définitions, de la même façon que les autres énoncés concernant le monde 337. Rawls présente « deux façons » de justifier les doctrines éthiques. De la première, il 337J. Rawls, (1971 / 1987), p. 618-619. 193 affirme qu'elle est d'inspiration cartésienne, de la seconde, qu'elle est en général appelée « naturaliste » même si, estime-t-il, cette terminologie est erronée. En réalité, ces deux façons de procéder constituent une seule et même conception de la justification, qu'on appellera fondationnaliste. Il s'agit d'une perspective selon laquelle une doctrine éthique est justifiée lorsque ses prémisses sont elles-mêmes justifiées. Lorsqu'on a établi, de manière certaine, la validité des prémisses, on estime que la conception morale dérivée de ces prémisses est elle-même justifiée. Cette méthode peut être dite fondationnaliste au sens où la justification de la théorie est identifiée à la justification de ses fondements. On peut estimer, en suivant Rawls, que l'approche cartésienne ainsi que l'approche dite naturaliste sont bien exemplaires de la méthode fondationnaliste. L'idée selon laquelle il faut, pour parvenir à une connaissance certaine, disposer de fondements qui le soient également, est en effet centrale dans la pensée de Descartes. Cette conception, déjà présente dans les Règles pour la direction de l'esprit, est au cœur de la démarche du Discours de la méthode et des Méditations métaphysiques. On peut considérer qu'elle est l'effet conjugué de l'influence des mathématiques et d'une métaphore architecturale. Descartes écrit ainsi dans le passage autobiographique de la première partie du Discours de la méthode : Je me plaisais surtout aux mathématiques, à cause de la certitude et de l’évidence de leurs raisons : mais je ne remarquais point encore leur vrai usage ; et, pensant qu’elles ne servaient qu’aux arts mécaniques, je m’étonnais de ce que leurs fondements étant si fermes et si solides, on n’avait rien bâti dessus de plus relevé : comme au contraire je comparais les écrits des anciens païens qui traitent des mœurs, à des palais fort superbes et fort magnifiques qui n’étaient bâtis que sur du sable et sur de la boue : ils élèvent fort haut les vertus, et les font paraître estimables par-dessus toutes les choses qui sont au monde ; mais ils n’enseignent pas assez à les connaître, et souvent ce qu’ils apprennent d’un si beau nom n’est qu’une insensibilité, ou un orgueil, ou un désespoir, ou un parricide338. Descartes se représente la connaissance comme un édifice. Cette métaphore aboutit naturellement à l'idée selon laquelle si les fondements – ou plutôt faudrait-il dire ici les fondations – ne sont pas solides, l'édifice qu'est la connaissance ne pourra qu'être branlant. Corrélativement, pour aboutir à une connaissance solide, il faudra disposer de fondements solides. Transférée dans le vocabulaire de la certitude, cette métaphore aboutit à l'idée qu'une connaissance certaine ne peut être obtenue qu'à partir d'une première connaissance absolument indubitable. Parvenir à ce type de connaissance, c'est tout l'enjeu du doute cartésien, aussi bien dans le Discours de la méthode que dans les 338R. Descartes, (1637 / 2000), p. 36-37. 194 Méditations métaphysiques. Le doute est volontaire et méthodique. Il est mené à son terme de façon à savoir s'il existe une première connaissance absolument certaine. Ce premier fondement indubitable, c'est, pour Descartes, le cogito. Le modèle mathématique introduit quant à la procédure qu'est la déduction. La déduction n'étant qu'une opération logique, elle transmet au résultat du raisonnement la valeur de vérité du premier fondement. Toute proposition simplement déduite d'un fondement absolument certain sera elle aussi absolument certaine. Pour parvenir à des affirmations justifiées, il suffit donc de s'assurer qu'elles sont déduites d'un premier fondement absolument certain. Descartes applique bien cette procédure à la morale. Selon lui, la véritable morale est l'un des aboutissements du premier fondement. Il écrit : Toute la philosophie est comme un arbre dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale, j’entends la plus haute et la plus parfaite morale, qui, présupposant une entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse 339. La morale à laquelle Descartes espère, à terme, pouvoir aboutir serait une science. Elle serait absolument certaine et elle le serait en vertu du statut de son fondement. La morale est justifiée parce que ses prémisses le sont. De la même façon, si l'on suit la description rawlsienne de ce qu'on appelle le naturalisme, on s'aperçoit que la justification des concepts moraux s'opère par la justification de leurs fondements. C'est cette fois le recours à l'expérience qui remplace l'intuition et l'évidence. On estime que les concepts moraux sont dérivés de concepts non moraux qu'on tient pour vrais eu égard à des preuves fondées sur l'expérience. Les conceptions utilitaristes classiques sont paradigmatiques de cette façon de procéder. Bentham écrit : Nature has placed mankind under the governance of two sovereign masters, pain and pleasure. It is for them alone to point out what we ought to do, as well as to determine what we shall do. (...) In words a man may pretend to abjure their empire: but in reality he will remain subject to it all the while. The principle of utility recognizes this subjection, and assumes it for the foundation of that system, the object of which is to 339R. Descartes, 1644 / 2002, p. 36. 195 rear the fabric of felicity by the hands of reason and of law 340 tels sont les premiers mots du premier chapitre de l'un de ses ouvrages les plus importants, An Introduction to the Principles of Morals and Legislation. L'utilitarisme de Bentham possède un fondement naturaliste : le bien, concept moral et normatif, est identifié au plaisir. Une action bonne, ou morale, est une action qui, conformément au principe d'utilité, augmente la somme de plaisir. Identifier le bien ne fait plus problème dans la mesure où il est aisé d'identifier le plaisir. La question de la justification d'une conception morale est ainsi résolue. Dans chaque cas donc, la doctrine morale est justifiée parce qu'elle est fondée sur des éléments qui sont eux-mêmes justifiés. (4.2) Rawls contre le fondationalisme (4.2.1) Cohérentisme contre fondationalisme Rawls entend rompre avec cette manière de procéder : « je n'ai adopté aucune de ces deux procédures de justification »341. Rawls développe une méthode de justification alternative que, par opposition au fondationalisme, on appellera cohérentiste : Il vaut mieux, je crois, envisager une théorie morale comme une théorie comme les autres, en considérant, comme il convient, ses aspects socratiques (§9). Il n'y a pas de raison de supposer que ses premiers principes ou ses hypothèses aient besoin d'être évidents ou que ses concepts et ses critères puissent être remplacés par d'autres notions certifiées comme étant non morales. [...] Je n'ai donc pas fait comme si les premiers principes, les conditions ou les définitions avaient des traits spécifiques leur donnant une place particulière dans la justification d'une doctrine morale. Ils sont des éléments ou des outils centraux de la théorie, mais la justification repose sur la conception dans son ensemble et sur son accord avec nos jugements bien pesés mis en équilibre réfléchi ainsi que sur la façon dont elle les organise. Comme nous l'avons déjà noté, la justification est une question de soutien mutuel entre les diverses considérations, d'accord de tous les éléments dans une doctrine cohérente (§4)342. Rawls propose une conception de la justification qui ne repose pas exclusivement sur les points de départ de la théorie. Selon lui, « la justification repose sur la conception dans son ensemble ». C'est par le tout de la théorie que celle-ci se trouve justifiée. C'est la raison pour laquelle, par opposition à une justification fondationnaliste qui tient la théorie pour justifiée parce que ses fondements le sont, on parlera de justification 340J. Bentham, (1780) 341J. Rawls, (1971 / 1987), p. 619. 342J. Rawls, (1971 / 1987), p. 619-620. 196 cohérentiste. Il est nécessaire de bien comprendre le sens de ce cohérentisme et de percevoir le contraste entre une justification fondationnaliste et une justification cohérentiste. Une justification cohérentiste adopte une stratégie holiste. C'est, tout d'abord, la localisation de la justification qui est déplacée. Dans un cadre fondationnaliste, le lieu de la justification se situe en amont de la théorie morale. La justification de la théorie morale repose sur la justification de prémisses dont il faut d'ailleurs remarquer qu'elles ne sont pas elles-mêmes des propositions morales : le cogito cartésien est une proposition métaphysique et les présupposés naturalistes sont des données empiriques non morales. La justification peut en outre être localisée de manière précise : elle opère à partir d'un lieu précis, à savoir les prémisses. On peut dès lors parler ici de justification locale. Au contraire, dans le cadre d'une justification cohérentiste, la justification de la théorie morale ne se fait pas en amont de la théorie morale. Elle a plutôt lieu en aval de cette théorie. C'est une justification a posteriori. C'est par le tout de la théorie que la théorie est justifiée. On a affaire à une approche globale qui ne peut être réalisée que lorsque la théorie morale est suffisamment élaborée. Il est nécessaire de disposer d'une vue d'ensemble. (4.2.2) Les fondements du cohérentisme Mais pourquoi Rawls choisit-il de s'engager dans cette voie, qui rompt avec la pratique de la justification jusqu'alors en vigueur dans la théorie morale ? Adopter une conception cohérentiste de la justification, c'est refuser d'accorder aux points de départ de la théorie une importance primordiale. Or, chez Rawls, ce refus est réfléchi et motivé : Il nous est impossible d'affirmer à l'avance que l'idée de coopération sociale avec ses deux idées complémentaires seront les idées organisatrices dont nous avons besoin pour élaborer une conception politique réalisable de la justice. La culture politique publique n'est pas sans ambiguïté : elle contient une variété d'idées organisatrices possibles dont on pourrait préférer faire usage, des idées diverses de la liberté et de l'égalité, et d'autres idées de la société343. Si Rawls récuse la méthode fondationnaliste, c'est qu'il estime qu'elle est elle-même fondée sur une erreur. Il estime que, dans le champ de la morale, il nous est impossible 343J. Rawls, (2001 / 2008), p. 48. 197 de disposer d'un certain nombre de propositions absolument certaines et d'aboutir, par déduction, à une conception morale qu'on tiendra pour justifiée. Il admet qu'en morale, il y a bien quelque chose qui ressemble à l'évidence : notre contexte met à notre disposition un certain nombre d'idées morales. Nous éprouvons à leur égard une forme de familiarité. C'est dire que nous sommes d'emblée spontanément disposés à tenir ces idées pour des points de départ solides. Nous éprouvons, à leur égard, quelque chose qui se rapproche du sentiment d'évidence. Néanmoins, comme Rawls le note ici avec pertinence, si la culture politique publique nous plonge dans un monde d'idées familières, elle est également ambiguë. Les idées familières sont nombreuses et divergent parfois. La culture politique publique nous offre par exemple une multiplicité de conceptions de la liberté ou de l'égalité qui, prises isolément, pourraient toutes nous sembler acceptables. Ces conceptions pourraient dès lors constituer autant de points de départ plausibles à partir desquels on pourrait élaborer une conception de la justice. Mais dès lors, on comprend bien qu'en fonction de l'idée familière dont on s'est servi comme point de départ, on aboutira à des conceptions de la justice différentes, comme l'exemple de la conception nozickienne évoquée précédemment le souligne. Justifier la conception morale développée supposerait de pouvoir justifier le choix qu'on a préalablement opéré parmi les différentes idées familières. Or, selon Rawls, cela est impossible. Selon Rawls, il est impossible, en morale, de disposer d'un point de départ qui possède un niveau de certitude plus élevé que celui d'une idée familière. Il n'y a pas, en morale, d'évidence nécessaire ou de vérité indubitable. Nous disposons bien de points de départ, mais ils ne sont que des « points fixes provisoires », selon l'expression forgée par Rawls. Cela signifie que ces points de départ, ces propositions qu'on est spontanément porté à accepter, sont, par principe, susceptibles de recevoir une forme de révision. C'est aussi le sens de l'idée selon laquelle la théorie morale possède des « aspects socratiques » : Rawls entend ainsi souligner le fait que certaines affirmations morales auxquelles on avait initialement tendance à adhérer sont finalement erronées. On sera alors autorisé à les récuser ou à les modifier. Ces idées ne sont en rien tenues pour des évidences inébranlables qui, à ce titre, suffiraient à justifier la théorie tout entière. On comprend alors pourquoi Rawls rejette le fondationalisme au profit du 198 cohérentisme : pour importantes que soient les idées familières, elles ne sont pas des évidences indubitables. Puisque dans le cadre de la théorie, on procède à partir d'idées familières dont on se sert comme idées fondamentales, il n'est pas possible d'accorder aux points de départ un rôle privilégié lorsqu'il faut justifier la théorie. (4.2.3) Un cohérentisme limité Comprendre les raisons du cohérentisme de Rawls permet également d'en saisir les contours. Il est en effet important d'avoir à l'esprit que le cohérentisme de Rawls est un cohérentisme exclusivement moral. Il ne s'agit pas d'une théorie générale de la justification, qui inscrirait Rawls dans une tradition épistémologique qu'on pourrait faire commencer avec Pierre Duhem et qui se continue chez Willard Van Quine, voire chez Nelson Goodman. Le cohérentisme moral de Rawls ne participe pas d'un parti pris en faveur d'une définition de la vérité comme cohérence. La tentation de lire le cohérentisme de Rawls comme une thèse épistémologique plus générale trouve sans doute sa source chez Rawls lui-même puisqu'il fait référence à Quine et à Goodman dans deux notes de Théorie de la justice344. Néanmoins, comme le souligne Samuel Freeman, Rawls avait déjà développé sa théorie de la justification vingt ans avant l'écriture de Théorie de la justice, lors de son doctorat345. De plus, le cohérentisme est fondé sur l'impossibilité d'atteindre l'évidence. Or, selon Rawls, cette impossibilité est propre au champ de la morale, ou, pour le dire de façon plus exacte, Rawls ne signale cette impossibilité que dans le champ de la morale. Il ne dit rien de la façon dont il est possible de procéder dans les sciences de la nature. Rawls n'exclut donc sans doute pas que le fondationalisme reste une option possible en dehors du champ de la morale, lorsque certaines propositions peuvent être établies de manière certaine. En réalité, Rawls ne dit rien de cela. Il n'opte ni pour l'un ni pour l'autre, conformément, 344J. Rawls, (1971 / 1986), p. 79, n. 7 pour la référence à Nelson Goodman; p. 634, n. 34 pour la référence à Quine. 345S. Freeman écrit : “for Rawls reflective equilibrium is not a general theory of justification suitable for all judgments. It is often thought that Rawls's idea of reflective equilibrium is based on the holistic epistemology of his colleagues at Harvard, Willard Van Quine and Nelson Goodman. Rawls indeed cites parallels with Goodman's account of deductive and inductive inference when he first mentions reflective equilibrium (TJ, 20n./18n. rev.), and also the influence of Quine (TJ, 579n./507n. rev.). Rawls was always generous of citing influences on his work. But Rawls developed the idea of “considered judgments” and bringing them into a reflective equilibrium over twenty years before he wrote A Theory of Justice, in his doctoral dissertation, and then in “Ouline for a Decision Procedure in Ethics” (1951) (CP, ch.1). As evident in that article, Rawls sees reflective equilibrium, not as part of a more general epistemological account of justification; rather it is an account of justification appropriate to moral philosophy, for the justification of moral principles” S. Freeman, (2007), p. 31. 199 sans doute, à sa stratégie d'évitement. Rawls ne s'engage pas en faveur d'une conception particulière de la vérité. Le cohérentisme de Rawls est seulement moral dans Théorie de la justice et finalement seulement politique à partir de Libéralisme politique. Mais si le cohérentisme de Rawls n'est pas une position épistémologique générale, s'il n'est pas une conception de la vérité, il faut expliquer pourquoi la cohérence possède une force de justification. Cette affirmation ne va en effet pas de soi. Le critère de la cohérence est éminemment problématique. Dans les sciences de la nature, une théorie peut, jusqu'à un certain point, être cohérente tout en étant fausse. Dans le champ de la morale, rien n'empêche d'imaginer une conception morale qui soit cohérente, c'est-à-dire une conception qui, d'un point de vue logique, rassemble des jugements qui n'entrent pas en contradiction les uns avec les autres, mais qui, en même temps soit déraisonnable et inacceptable d'un point de vue moral. Une conception raciste peut, par exemple, vraisemblablement être cohérente. Elle n'en demeure pas moins moralement inacceptable et injustifiable. Dès lors, comment la cohérence fait-elle justification ? Pourquoi, parce qu'elle est « cohérente », une conception morale peut-elle être tenue pour justifiée ? Pour le comprendre, il faut analyser de façon plus précise le fonctionnement d'un concept clef introduit par Rawls, le concept « d'équilibre réfléchi ». (5) Justification et équilibre réfléchi Le concept d'équilibre réfléchi est, comme le note Samuel Freeman, un concept clef dans la conception rawlsienne de la justification 346. Thomas Scanlon semble aller dans le même sens puisqu'il consacre une part essentielle de son excellent article intitulé “Rawls on justification”347 à l'équilibre réfléchi, ainsi qu'à la relation que les autres concepts impliqués dans la justification entretiennent avec ce premier concept. Mais comment comprendre ce concept ? Qu'est-ce qu'un équilibre réfléchi ? Et pourquoi atteindre l'équilibre réfléchi c'est, pour une conception morale, posséder une justification ? 346S. Freeman écrit : “The idea of reflective equilibrium is one of several key idea about justification in Rawls's theory of justice”, S. Freeman, (2007), p. 29. 347T. Scanlon, (2003). 200 (5.1) Équilibre réfléchi et jugements moraux (5.1.1) Équilibre réfléchi, vérification et description À première vue, le concept d'équilibre réfléchi semble avoir une fonction relativement restreinte. Dans la première leçon de Libéralisme politique, Rawls opère une distinction entre trois points de vue portant sur la théorie de la justice comme équité : - celui des partenaires dans la position originelle, - celui des citoyens d'une société bien ordonnée, et, enfin, - celui que nous-mêmes, vous et moi occupons quand nous élaborons la théorie de la justice comme équité et que nous l'examinons en tant que conception politique de la justice348. C'est pour caractériser le troisième point de vue que Rawls introduit le concept d'équilibre réfléchi : Le troisième point de vue – celui de vous et moi – est celui à partir duquel la théorie de la justice comme équité et, en fait, n'importe quelle autre conception de la justice, doit être évaluée. Ici, la vérification se fait par l'équilibre réfléchi ; jusqu'à quel point la conception, dans son ensemble, articule-t-elle de manière satisfaisante nos convictions bien pesées les plus fermes sur la justice politique, à tous les niveaux de généralité, si on l'examine sérieusement et que l'on opère tous les ajustements et toutes les révisions qui semblent nécessaires ? Une conception de la justice qui satisfait à ce critère est, dans la mesure où nous pouvons en être sûrs, celle qui est la plus raisonnable pour nous349. Ce passage éclaire la fonction restreinte qui peut être attribuée à l'équilibre réfléchi. Ici, l'équilibre réfléchi semble jouer un rôle de « vérification ». Il s'agit, une fois qu'on a élaboré une conception de la justice, de contrôler la conformité de cette conception avec ce que Rawls appelle nos convictions bien pesées, qu'on peut pour l'heure définir comme l'ensemble des intuitions morales fondamentales auxquelles nous adhérons spontanément et auxquelles nous ne sommes pas prêts à renoncer 350. Si la théorie élaborée est en accord avec ces convictions morales premières et fondamentales, on pourra alors estimer qu'on a atteint un « équilibre réfléchi » et que la théorie est justifiée : elle est « la plus raisonnable pour nous ». L'équilibre réfléchi opère ici comme une instance de contrôle a posteriori. On teste la théorie a posteriori, c'est-à-dire après qu'elle a été élaborée. On vérifie qu'elle n'entre pas en contradiction avec les données de 348J. Rawls, (1993 / 1995), p. 53. 349J. Rawls, (1993 / 1995), p. 54. 350Je reviendrai ultérieurement sur ce concept. 201 notre expérience morale immédiate. Dans cette perspective, il est éclairant de comprendre l'équilibre réfléchi comme un analogon de l'expérience cruciale : l'équilibre réfléchi joue, en morale, un rôle analogue à celui que joue l'expérience cruciale dans les sciences de la nature. Traditionnellement, l'expérience cruciale est conçue pour vérifier la validité d'une hypothèse formulée en amont. Sur la base d'une observation, on formule une hypothèse censée fournir une explication au phénomène naturel qui a fait l'objet d'une observation. À l'étape suivante, on imagine un dispositif expérimental qui permettra de valider l'hypothèse : c'est ce qu'on appelle une expérience cruciale. L'expérience du Puy de Dôme, imaginée par Blaise Pascal, est paradigmatique d'un tel processus. Il y a, au départ, une observation : celle qu'ont faite, par hasard, des puisatiers de Florence. Ils se sont aperçus qu'au-delà d'une certaine hauteur, à savoir 10,33 mètres, il est impossible de faire monter l'eau dans des conduites dont on a pourtant chassé l'air à l'aide de pompes. Cette expérience faite par hasard – et qu'à ce titre on peut appeler expérience obvie – dément l'hypothèse aristotélicienne qui a fait autorité jusque-là, hypothèse selon laquelle la nature a horreur du vide. Ici en effet, on extrait de l'air, mais aucune matière ne semble venir combler le vide artificiellement créé. Pour expliquer ce phénomène, Torricelli avance l'hypothèse selon laquelle c'est la pression de l'air qui produit l'élévation du liquide, et non l'attraction du vide. Afin de vérifier cette hypothèse, Pascal imagine une expérience, inspirée d'un dispositif mis en place par Torricelli. Une colonne de mercure est renversée dans une cuve qui contient elle aussi du mercure. Si le tube est assez long, une partie du liquide s'en échappe. L'idée de Pascal est de reproduire ce dispositif à des altitudes différentes. L'expérience imaginée est ainsi corrélée à l'hypothèse de la pression atmosphérique : si c'est bien l'air qui pèse sur le liquide et qui le maintient à une certaine hauteur, le mercure devra s'élever à une hauteur plus importante en bas du Puy de Dôme qu'en haut, la colonne d'air étant plus importante et faisant donc davantage pression à la base qu'au sommet. On remarque que la démarche du scientifique consiste à prévoir les observations qui seraient faites si l'hypothèse est juste. Il y a prévision des résultats, en fonction de l'hypothèse. L'expérience est enfin réalisée. Elle est cruciale au sens où si les observations réelles ne sont pas conformes aux prévisions, l'hypothèse devra être tenue pour fausse. Au contraire, si les observations menées sur le terrain sont conformes aux 202 prévisions, l'hypothèse sera vérifiée351. Dans le cas de l'expérience du Puy de Dôme, les observations sont conformes aux prévisions. Pascal tient dès lors l'hypothèse de la pression atmosphérique pour vraie. Le passage de Libéralisme politique précédemment cité nous pousse à penser l'équilibre réfléchi sur le même modèle. De la même façon qu'il y a des observations initiales, nous possédons des intuitions morales. La conception morale est alors l'analogon de l'hypothèse scientifique. Elle est censée rendre compte des données empiriques. Une fois cette conception élaborée, elle peut être testée. Dans la mesure où cette conception est composée d'un certain nombre de principes normatifs, il est possible de prévoir ce que commanderont ces principes dans telle ou telle circonstance, de la même façon qu'il était possible de prévoir les résultats de l'expérience scientifique corrélée à l'hypothèse. Par exemple, un principe moral comme l'impératif catégorique proscrira le meurtre ou le mensonge. Le principe d'utilité les recommandera s'ils accroissent le bonheur du plus grand nombre. Une fois cette prévision effectuée, on fera une nouvelle observation : on comparera les résultats prévisionnels de la conception morale avec nos intuitions morales. Comme dans les sciences de la nature, si les prévisions opérées à partir des principes entrent en contradiction avec certaines de nos convictions bien pesées dont nous estimons qu'il nous est impossible de nous séparer, il faudra tenir les principes pour faux et les rejeter. Si au contraire, les prévisions s'accordent avec nos intuitions, on pourra considérer qu'il y a un équilibre entre nos principes et nos intuitions. Les principes seront vérifiés. On pourra affirmer qu'ils sont justifiés. Ainsi, si l'équilibre réfléchi doit être compris de cette façon, il joue le même rôle que l'expérience scientifique dans les sciences de la nature. La méthode de l'équilibre réfléchi doit être comprise dans le cadre d'un cohérentisme vérificationniste a posteriori. C'est à ce titre que l'équilibre réfléchi produit une justification des principes. L'équilibre réfléchi, analogon de l'expérience cruciale, montre que les principes coïncident avec l'expérience. Les principes s'en trouvent justifiés. Il faut dès lors noter ici que cette justification opère après coup, c'est-à-dire après que les principes ont été 351La critique avancée par Popper indiquera néanmoins de façon pertinente que l'expérience ne valide jamais l'hypothèse. Elle ne peut que l'invalider. En effet, les prévisions peuvent être justes sans que l'hypothèse le soit. On aurait alors affaire à une simple coïncidence que d'autres expériences pourront éventuellement réfuter. Je ne développe pas ici davantage puisque mon propos n'est pas strictement épistémologique. 203 élaborés. L'équilibre réfléchi semble ne jouer aucun rôle dans la formation des principes. Néanmoins, cette façon de concevoir l'équilibre réfléchi n'est pas satisfaisante. Si l'équilibre réfléchi opérait de cette façon, il ne serait en rien une méthode de justification. En effet, cette interprétation de l'équilibre réfléchi est conforme à ce que Scanlon appelle l'interprétation descriptive352 de l'équilibre réfléchi. Scanlon note ainsi avec pertinence que plusieurs passages de Théorie de la justice et de “The Independence of Moral Theory”353 présentent la philosophie morale comme une entreprise descriptive et font de l'équilibre réfléchi la méthode la plus sûre pour parvenir à une description correcte. Rawls écrit ainsi : On peut considérer la théorie morale en premier lieu (et je souligne la nature provisoire de ce point de vue) comme une tentative pour décrire notre capacité morale ; ou bien, comme dans le cas présent, on peut envisager une théorie de la justice comme décrivant notre sens de la justice. [...] Une comparaison utile peut ici être établie avec la description de notre sens de la grammaire vis-à-vis des phrases de notre langue maternelle 354. Cette comparaison avec la grammaire souligne bien la nature descriptive de l'entreprise morale. Le but de la grammaire est bien de parvenir à un balisage de notre pratique du langage. Ici, la pratique précède la théorisation, qui s'efforce d'en rendre compte le plus fidèlement possible. Ainsi, s'il y a lieu de comparer la morale et la grammaire, c'est parce que la morale est conçue comme une pratique qui existe en amont de tout effort de théorisation. Le rôle de la théorie morale est alors de rendre compte, de la meilleure façon possible, d'intuitions morales qui existent indépendamment des principes et qui les précèdent. Comme Rawls l'indique dans “The Independence of Moral Theory”, le rôle du philosophe est alors de parvenir à une présentation structurée de la morale : One thinks of the moral theorist as an observer, so to speak, who seeks to set out the structure of other people's moral conceptions and attitudes [...]. We may also include ourselves, since we are ready to hand for detailed self-examination 355. Dans cette perspective, l'équilibre réfléchi est la méthode par laquelle on s'assure qu'on est parvenu à une description correcte. Grâce à l'équilibre réfléchi, on s'assure que la systématisation opérée est conforme à nos intuitions morales essentielles. 352T. Scanlon, (2003), p. 141-142. 353J. Rawls, (1999), p. 288. 354J. Rawls, (1971 / 1986), p. 72 ;; cité dans T. Scanlon, (2003), p. 141. 355J. Rawls, (1999), p. 288. 204 On comprend ici les soubassements de l'analogie entre l'équilibre réfléchi et l'expérience cruciale. Penser que le rôle de l'équilibre réfléchi est d'opérer une vérification des principes moraux, de la même façon que l'expérience cruciale permet la vérification d'une théorie scientifique, c'est avoir une certaine conception de la morale. C'est penser la morale sur le modèle des sciences de la nature. C'est donc supposer qu'il existe, en morale, un ensemble de données qu'on peut observer. C'est penser que ces données précèdent toute théorie et existent indépendamment de toute théorie. C'est aussi penser que le rôle de la théorie morale est de parvenir à des principes, comme on formule des lois dans les sciences de la nature : ces principes devront simplement rendre compte des données observées. Comme dans les sciences de la nature, on appliquera le principe d'économie : les meilleurs principes seront ceux qui parviennent à englober un maximum de faits moraux. Néanmoins, une telle conception de l'équilibre réfléchi semble extrêmement vulnérable. Scanlon écrit ainsi : As this brings out, in the descriptive interpretation, the method of reflective equilibrium does not seem to be a method of justification (or a search for justification) at all, especially when it applies to other people's considered judgments. Rather, it seems to be a way of arriving at accurate portraits of various possible conceptions of justice, which we may choose between using some other method356. L'idée est la suivante : si le but de l'équilibre réfléchi est de s'assurer a posteriori que les principes formulés coïncident avec nos intuitions morales et qu'ils décrivent correctement notre sens moral, l'équilibre réfléchi n'est en rien une méthode de justification. Pour le comprendre, il faut revenir à l'analyse de la notion de justification et en saisir la dimension normative. Ainsi, une proposition peut être tenue pour justifiée lorsqu'on est capable d'en montrer le bien fondé. Justifier, c'est montrer qu'on a des raisons – et de bonnes raisons – d'affirmer ce qu'on affirme. Or, si l'équilibre réfléchi permet de parvenir à une description cohérente de la conception morale soutenue par certaines personnes ou par certains groupes, cette méthode nous permet alors de disposer, ainsi que Scanlon le souligne, d'un portrait de cette conception morale. Néanmoins, disposer d'un portrait d'une conception morale, ce n'est pas être assuré de la validité de cette conception. Dans une perspective vérificationniste et descriptive, lorsqu'on a atteint l'équilibre réfléchi, on est capable de dire : voici les principes qui gouvernent nos intuitions morales. À aucun moment on n'a 356T. Scanlon, (2003), p. 143. 205 démontré le bien fondé de ces intuitions morales. À aucun moment on n'a démontré que nous avons raison de juger comme nous jugeons. Les données de l'intuition morale ont été synthétisées comme un ensemble de faits. On a montré quels sont les principes qui les gouvernent. Elles n'ont néanmoins pas été justifiées en tant que normes. Ainsi, le fait qu'il y ait un accord entre les principes et les intuitions ne prouve en rien la validité des intuitions initiales. Ces intuitions pourraient très bien être fausses, mauvaises, ou profondément immorales. Ainsi, selon l'interprétation descriptive de l'équilibre réfléchi, lorsqu'on atteint l'équilibre réfléchi, on a seulement démontré qu'on est capable de formuler des principes qui sont conformes à nos opinions morales irréfléchies. On n'a pas fondé ces opinions en raison. Dès lors, si l'équilibre réfléchi n'est qu'une méthode descriptive ou qu'une méthode de vérification a posteriori, elle ne produit en rien une justification. Mais dès lors, pourquoi Rawls fait-il manifestement reposer la justification de la théorie de la justice comme équité sur ce concept ? Comment faut-il comprendre l'équilibre réfléchi s'il faut y voir une méthode de justification ? Pour répondre à cette question, il faut s'attarder de façon plus précise sur la façon dont on parvient à l'équilibre réfléchi. Seule une analyse minutieuse de ce concept nous permettra de saisir sa dimension critique. Or, c'est parce que l'équilibre réfléchi est un processus critique qu'il est une méthode de justification. On comprendra ainsi que l'équilibre réfléchi ne doit pas être pensé sur le modèle de l'expérience cruciale des sciences de la nature. (5.1.2) La mécanique de l'équilibre réfléchi Pour comprendre comment l'équilibre réfléchi peut assumer une fonction de justification, il faut en saisir la mécanique. Si l'on suit l'excellente description proposée par Scanlon, aboutir à l'équilibre réfléchi suppose de passer par un certain nombre d'étapes, qui sont au nombre de trois357. À la première étape du processus, on cherche à identifier les différents jugements dont on peut dire qu'ils sont des « jugements bien pesés »358. Selon l'analyse que Rawls en propose dans Théorie de la justice : 357T. Scanlon, (2003), p. 140: “in broad outline (subject to further refinement) the method of reflective equilibrium proceeds in three stages”. 358T. Scanlon, (2003), p. 140 : “One begins by identifying a set of considered judgments about justice”. L'expression “considered judgments” est traduite par « convictions bien pesées » et parfois aussi par « jugements bien pesés ». 206 [Les jugements bien pesés] font partie de ces jugements dans lesquels nos capacités morales ont le plus de chances de se manifester sans distorsion. [...] Nous pouvons écarter les jugements formés en hésitant, ou ceux dans lesquels nous n'avons guère confiance et, de la même façon, ceux qui sont exprimés sous le coup de l'émotion ou de la peur, ou quand nous avons des chances d'en tirer profit d'une façon ou d'une autre. Tous ces jugements risquent d'être erronés ou influencés par un souci excessif de nos propres intérêts. Des jugements bien pesés sont simplement ceux que nous formulons dans des circonstances favorables à l'exercice du sens de la justice [...]. La personne qui émet le jugement est donc supposée avoir la capacité, l'opportunité et le désir d'arriver à une décision correcte (ou du moins elle n'a pas le désir contraire)359. Le jugement bien pesé est un jugement émis par une personne informée et qui n'est pas influencée par des sentiments susceptibles de produire une distorsion de jugement (la peur, l'intérêt, etc.). C'est dès lors un jugement en lequel nous avons spontanément confiance. Les jugements bien pesés sont en premier lieu nos intuitions morales 360. Rawls en donne quelques exemples : La tolérance religieuse est maintenant un acquis et les arguments en faveur de la persécution religieuse ne sont plus professés ouvertement ; de même, l'esclavage, qui fut à l'origine de notre guerre de Sécession, est à présent rejeté comme intrinsèquement injuste361. Il est important d'avoir à l'esprit que les convictions bien pesées englobent des jugements moraux dont les niveaux de généralité sont variés. Comme l'explique Samuel Freeman : To clarify: we can distinguish moral judgments at three levels of generality. First there are particular judgments; for example, the judgments that A harmed or wronged B, or (more generally) that the U.S. government is wrong on imprison aliens merely on grounds of suspicion and without a fair hearing. Then there are more abstract judgments, which include (but are not limited to) commonly accepted rules and principles: people ought to keep their promises, slavery is wrong, or democratic citizens ought to have right of freedom of expression. Third, there are the most abstract moral considerations and principles, which are appealed to in justification of moral rules. Here would be such generalizations as persons ought to be treated with equal respect, or as “ends-in-themselves,” or Sidgwick's principle of benevolence, that we ought to maximize the good, impartially construed362. Nous possédons des intuitions morales à divers niveaux de généralité, du plus particulier au plus général. Les jugements particuliers se prononcent sur des cas particuliers, qui concernent des entités singulières : un individu, un État, etc. Au niveau de généralité suivant, on trouve des règles générales qui nous indiquent la façon dont nous devons nous comporter : nous devons, par exemple, toujours tenir nos promesses, 359J. Rawls, (1971 / 1986), p. 73. 360Pour une analyse plus précise des “considered judgments”, on pourra se reporter à T. Scanlon, (2003), p. 143. 361J. Rawls, (1993 / 1995), p. 32. 362S. Freeman, (2007), p. 32. 207 etc. Enfin, le niveau de généralité le plus élevé est celui des principes : les principes, tels l'impératif catégorique de Kant ou le principe d'utilité, ont pour ambition d'établir le critère de tout jugement moral. Ainsi par exemple, dans une perspective kantienne, pour savoir si une action est bonne, il faudra lui faire subir le test de l'universalisation. Dans une perspective utilitariste, il faudra savoir si les conséquences de cette action maximisent le bonheur du plus grand nombre. Il est intéressant de noter que, pour Rawls, les principes les plus généraux appartiennent eux aussi à nos convictions bien pesées, comme si les doctrines philosophiques avaient fini par être intégrées à la conscience collective. On notera également que nos convictions bien pesées sont potentiellement incompatibles les unes avec les autres. Si par exemple, et l'impératif catégorique et le principe d'utilité font partie de nos intuitions morales spontanées, il y aura indubitablement conflit entre ces principes lorsqu'ils auront à s'appliquer l'un et l'autre dans certaines situations particulières. C'est l'une des difficultés de l'intuitionnisme, parfaitement bien pointée par Rawls. La première étape est donc celle de l'intuition morale. Or, à cette étape, un problème se pose d'emblée. En effet, les intuitions sont si diverses qu'elles sont potentiellement contradictoires. Dès lors, si des intuitions nous commandent de façon contradictoire, il devient impossible de juger ou d'agir. Sortir de cette configuration malheureuse, c'est le rôle de la seconde étape. Scanlon écrit : The second stage is to try to formulate principles that would “account for” these judgments. By this, Rawls means principles such that, had one simply been trying to apply them rather than trying to decide what seemed to be the case as far as justice is concerned, one would have been led to this same set of judgments 363. Lors de cette seconde étape, il s'agit de s'appuyer sur les intuitions morales diverses et variées et de rechercher des principes dont l'application recouperait les intuitions initiales. Comme l'écrit Rawls : 363T. Scanlon, (2003), p. 140-141. 208 Ce sont les convictions bien arrêtées de ce genre, comme la croyance dans la tolérance religieuse et le rejet de l'esclavage, ainsi que les idées et les principes fondamentaux qui sont implicites en elles, que j'essaie de rassembler364. Il s'agit de trouver des principes qui, lorsqu'ils sont appliqués, nous permettent de retrouver nos convictions bien pesées. Les principes doivent ainsi permettre de parvenir à une synthèse de nos intuitions. On peut avoir le sentiment de retrouver l'approche descriptive précédemment évoquée. Pour l'heure, les principes semblent simplement devoir permettre une synthèse des intuitions morales, sans provoquer de modification de ces intuitions. Néanmoins, cette description n'est pas correcte. En effet, dans l'effort de synthèse, un certain nombre de problèmes surgissent. Ils sont naturellement liés à l'un des traits de notre intuition morale précédemment évoqué : l'intuition contient des jugements qui sont potentiellement en conflit les uns avec les autres. C'est pour cette raison qu'une troisième étape est nécessaire. Rawls écrit, à propos de la recherche de principes : Si cela réussit et que les principes correspondants s'accordent avec nos convictions bien réfléchies sur la justice, nous pouvons être satisfaits. Il est toutefois probable qu'il y aura des divergences365. Il arrivera vraisemblablement que la recherche de principe ne soit pas immédiatement fructueuse. Nous ne trouverons pas aisément des principes qui engloberont la totalité de nos convictions bien pesées. Ainsi par exemple, aussi bien l'impératif catégorique de Kant que le principe d'utilité, lorsqu'ils sont rigoureusement appliqués, entrent en contradiction avec certaines de nos intuitions morales. Pour prendre des exemples bien connus, l'impératif catégorique proscrit le mensonge de façon si radicale que nous sommes tenus de dire la vérité, quelles que soient les conséquences. Pourtant, notre intuition morale nous pousse à penser que le mensonge est justifié lorsque, par exemple, il nous permet de protéger un ami poursuivi par un pouvoir injuste. De façon similaire, le principe d'utilité semble recommander le sacrifice d'un innocent, si ce sacrifice maximise le bonheur du plus grand nombre. Là aussi, l'application du principe se heurte à notre intuition. Le problème qui se pose à nous est bien exprimé par Scanlon : “Should one give 364J. Rawls, (1993 / 1995), p. 32. 365J. Rawls, (1971 / 1986), p. 47. 209 up the judgments that the principles fail to account for, or modify the principles, in order to achieve a better fit ?”366. En cas de divergence, deux possibilités se présentent à nous : soit nous abandonnons les principes, soit nous acceptons de renoncer à certaines de nos convictions morales initiales. Quel parti faut-il choisir ? Scanlon poursuit : It is likely that some accommodation of both of these kinds may be required. One is then to continue on this way, working back and forth between principles and judgments, until one reaches a set of principles and a set of judgments between which there is no conflict. This state is what Rawls calls reflective equilibrium 367. Ce qui est requis, c'est un processus d'ajustement réciproque 368. Nous apporterons des modifications aux principes si nous estimons qu'ils entrent en contradiction avec des convictions morales auxquelles nous ne pouvons pas raisonnablement renoncer. Nous accepterons néanmoins, lorsque nous le jugerons possible, de renoncer à certaines convictions morales pour conserver les principes. Ce processus se répétera chaque fois que nous constaterons une divergence entre les principes et nos jugements bien pesés. Au terme de ce processus de va-et-vient, nous atteindrons ce que Rawls appelle un « équilibre réfléchi ». Atteindre l'équilibre réfléchi c'est donc posséder un système de principes qui s'accorde avec notre système de jugements. Rawls écrit : Je qualifie cet état final d'équilibre réfléchi. On peut parler d'équilibre parce que nos principes et nos jugements finissent par coïncider et il est le résultat de la réflexion puisque nous savons à quels principes nos jugements se conforment et que nous connaissons les prémisses de leur dérivation369. Il y a équilibre dans la mesure où il n'y a plus de tension et de contradiction entre les principes et les autres jugements. Nous possédons toujours une pluralité de jugements moraux, qui sont de niveaux de généralité variés, mais contrairement à ce qui se produisait au stade initial de l'intuition, nous avons réduit les tensions qui existaient entre ces jugements. Notre conception morale est désormais exempte de contradiction. L'équilibre réfléchi est un équilibre entre l'ensemble de nos jugements moraux. Cette description de l'équilibre réfléchi appelle plusieurs remarques importantes afin de prendre en considération un certain nombre d'objections devenues classiques. 366T. Scanlon, (2003), p. 141. 367T. Scanlon, (2003), p. 141. 368On trouve l'expression « processus d'ajustement » dans J. Rawls, (1971 / 1986), p. 47. 369J. Rawls, (1971 / 1986), p. 47. 210 (5.1.3) L'équilibre réfléchi, un idéal On pourrait en effet être tenté d'objecter à Rawls que le processus qu'il décrit ne peut, en réalité, jamais se réaliser. Il peut ainsi sembler tout à fait impossible de parvenir à des principes qui résoudraient totalement le problème des divergences. Or, Rawls tient compte de cette objection potentielle. Il précise en effet que l'équilibre réfléchi doit être compris comme un idéal au sens kantien du terme. C'est dire que l'équilibre réfléchi est un processus qui se poursuit perpétuellement. Rawls écrit ainsi : « L'effort pour arriver à un équilibre réfléchi se poursuit indéfiniment »370. Ce processus n'est interrompu que de façon temporaire, lorsqu'on est parvenu à formuler des principes qui nous semblent, dans l'état actuel des choses, les meilleurs possibles. Rawls écrit : « Cet équilibre n'est pas nécessairement stable. Il est susceptible d'être troublé par la poursuite de l'examen »371. Et plus loin : Il faut accepter le fait que nos théories présentes sont primitives et comportent de graves défauts. Nous devons tolérer des simplifications si elles révèlent, par approximations successives, les grandes lignes de nos jugements. Il faut être prudent face aux objections appuyées par des contre-exemples, car il se peut que la seule chose qu'elles nous apprennent soit déjà connue, à savoir que notre théorie comporte une erreur quelque part. Ce qui est important, par contre, c'est la fréquence et l'étendue de ces erreurs. Car il est vraisemblable que toutes les théories comportent des erreurs, la véritable question qu'il convient de poser étant celle de la meilleure approximation globale372. Rawls ne prétend donc pas, avec la théorie de la justice comme équité, être parvenu à formuler une conception morale parfaite. Il reconnaît que cette conception peut être confrontée à un certain nombre de cas problématiques, qu'il appelle ici « contreexemples » et qui ne sont rien d'autres que des exceptions. L'équilibre réfléchi auquel Rawls pense être parvenu avec la théorie de la justice comme équité n'est donc pas définitif. Des problèmes moraux continueront à se poser et à apparaître. L'équilibre réfléchi est bien un idéal, un processus en perpétuelle continuation. La question se pose dès lors de savoir ce qu'il faudra faire lorsque des exceptions apparaîtront. Dans ce cas, ce sont toujours les mêmes options qui s'offriront à nous : soit nous renoncerons aux jugements qui font exceptions, soit nous chercherons à modifier les principes. Ce constat appelle des remarques importantes. Tout d'abord, il est important de 370J. Rawls, (1993 / 1995), p. 131. 371J. Rawls, (1971 / 1986), p. 47. 372J. Rawls, (1971 / 1986), p. 76-77. 211 comprendre que les exceptions et les cas problématiques ne fonctionnent pas comme les résultats d'une expérimentation dans les sciences de nature. Ici, c'est le modèle des sciences de la nature qui est remis en question. La compréhension approfondie de l'équilibre réfléchi que nous possédons à présent nous indique que l'analogie entre la théorie morale et la théorie scientifique n'est pas correcte et que l'équilibre réfléchi n'est pas l'analogon de l'expérience cruciale. Comme je l'ai exposé précédemment, dans le cadre des sciences de la nature, si les observations réellement faites ne coïncident pas avec les observations prévues à l'aune de l'hypothèse censée expliquer un phénomène naturel, il faut rejeter l'hypothèse formulée en amont. S'il est possible, en tenant compte du faillibilisme de Popper, d'admettre que l'expérimentation ne valide pas l'hypothèse, il demeure néanmoins que l'expérimentation conserve sa puissance d'invalidation. Dans les sciences de la nature, il n'est pas possible d'affirmer que les faits se trompent. L'observation ne ment jamais. C'est toujours l'hypothèse qui doit être révisée. Tel n'est pas le cas en morale. Le processus de l'équilibre réfléchi nous indique qu'il est possible de préférer des principes à des convictions morales auxquelles on adhérait initialement intuitivement. Cela suggère que les intuitions morales ne sont pas des faits incontournables. Elles peuvent être modifiées. On peut y renoncer alors qu'il est impossible de rejeter une observation. Une telle vision de la morale peut sembler extrêmement problématique. On pourrait en effet accuser les principes de s'auto-justifier et, dès lors, de fonctionner de façon circulaire : les principes continuent à prétendre à la validité, même lorsqu'ils sont démentis par un contre-exemple. On pourrait ainsi reprendre l'objection que Popper adresse à la psychanalyse et au marxisme qui, selon lui, sont des théories autovalidantes, incapables de se remettre en question au vu d'expériences contradictoires. Cette objection peut sembler sérieuse. Si le principe résiste à l'épreuve du contreexemple, n'y a-t-il pas quelque chose comme une pétition de principe ? Néanmoins, si l'on se souvient que le cohérentisme de Rawls n'est pas une conception globale de la justification et qu'il est limité à la morale, cette objection peut être surmontée. Il faut en effet avoir à l'esprit que ce que dit Rawls de la fonction – ou de l'absence de fonction – du contre-exemple se limite au champ de la morale. Ce point 212 nous permet de saisir quelle conception Rawls se fait de la morale. Tout d'abord, cette conception se fonde sur la reconnaissance du fait que la morale n'est pas à inventer de toutes pièces mais qu'il existe d'emblée un certain nombre de jugements moraux que nous adoptons toujours déjà. Elle reconnaît le fait de la morale. Le rôle de la théorie morale est alors un rôle de mise en forme. Cette conception morale insiste également sur l'immense complexité de notre sens moral. Cette complexité rend d'autant plus difficile la tâche de la théorie morale. Pour Rawls, c'est parce que notre sens moral est extrêmement complexe que l'équilibre réfléchi doit être conçu comme un idéal. La théorie morale ne peut proposer qu'une mise en forme approximative de notre sens moral. On reprochera sans doute à cette conception de la théorie morale d'être bien décevante. On peut au contraire prendre le parti d'en souligner la pertinence. On a manifestement affaire ici à un théoricien qui ne pense pas énoncer un système de principes qui apportera une réponse définitive aux problèmes moraux. Rawls, contre une vision close et statique qui assigne à la théorie morale l'ambition de résoudre une fois pour toutes les questions morales, affirme que le système de principes qu'il énonce est vraisemblablement voué à être dépassé. Or, il faut souligner l'intérêt d'une telle conception. Elle s'accorde avec le fait que le champ de la morale est informé par les évolutions historiques. Cette conception tient compte du fait qu'en morale, de nouveaux problèmes peuvent apparaître. Les évolutions techniques modifient l'étendue de nos possibles. De nouvelles capacités s'offrent à nous. Or, tout ce qui est possible n'est ni nécessairement souhaitable ni moralement acceptable. Ainsi, puisque de nouveaux problèmes moraux apparaissent, il peut sembler pertinent d'opter pour une conception dynamique de la théorie morale et d'accepter le fait que les principes qu'on énonce ne sont pas définitifs. C'est dans cette perspective que le problème du contre-exemple doit être compris. L'émergence d'un contre-exemple peut-être un signal. Il peut être le signe qu'un nouveau problème moral a émergé. Il doit donc nous pousser à nous interroger à nouveau sur la validité de nos principes. À lui seul, il n'invalide néanmoins pas totalement ces principes, dont on assume d'emblée le caractère approximatif. De plus, en présence d'un contre-exemple, on peut choisir de modifier le 213 jugement qui ne coïncide pas avec les principes, plutôt que de rejeter ces principes. Ce point est d'une importance cruciale. On pourrait penser que renoncer à un jugement qui met en difficulté les principes, c'est formuler une hypothèse ad hoc et chercher ainsi à sauvegarder artificiellement des principes qui ne tiennent pas. En réalité, cette possibilité de renoncement met en avant une dimension essentielle de l'équilibre réfléchi : sa dimension critique. (5.1.4) L'équilibre réfléchi comme processus critique Lorsqu'il est compris de façon descriptive, le concept d'équilibre réfléchi est vulnérable à l'égard d'une autre objection devenue classique : l'objection de conservatisme373. Scanlon écrit : The charge of conservatism is based on the plausible idea that an adequate method for deciding what to believe about a subject must provide some standard with reference to which the current beliefs we happen to have can be judged and perhaps found wanting. Reflective equilibrium is too conservative, it is charged, because it is so closely tied to those beliefs themselves. It may be a process through which these beliefs can be made more systematic and internal inconsistencies eliminated, but it lacks the independence that would be necessary to give it a real critical or justificatory force 374. L'idée est la suivante : la méthode de l'équilibre réfléchi cantonne la réflexion morale à une approche descriptive. Cette méthode nous permet, comme l'indique Scanlon, de rendre une conception morale plus systématique et d'éliminer tensions et contradictions internes. Néanmoins, elle a pour points de départ les jugements que nous possédons déjà. Elle les traite comme des données préalables et estime que le rôle des principes moraux est de rendre compte de ces données préalables, autant que faire se peut. Dès lors, il semble en effet qu'il soit impossible, dans la quête qui nous conduit aux principes, de remettre radicalement en question certaines intuitions morales ou même de poser la question de leur valeur intrinsèque. Le rôle de la morale semble alors entièrement descriptif. Aucune réflexion normative et potentiellement critique ne semble possible dans ces conditions. Si c'est bien le cas, l'équilibre réfléchi ne constitue pas une méthode de justification crédible pour une théorie morale. Si aucune critique des points de départ n'est possible, on a simplement montré, avec l'équilibre réfléchi, ce qui, dans une conception morale, est tenu pour juste. On n'a en rien démontré que cette prétention était fondée : on n'est pas parvenu à une justification. 373Cette objection est évoquée par Rawls lui-même : J. Rawls, (1999), p. 288. On se reportera également à T. Scanlon, (2003), p. 105-151, ainsi qu'à D. Copp, (1982) et à N. Daniels (1979). 374T. Scanlon, (2003), p. 150. 214 En réalité, le concept rawlsien d'équilibre réfléchi, s'il est bien compris, n'est pas vulnérable à cette objection. On peut ainsi démontrer que le processus qui nous conduit à l'équilibre réfléchi est un processus critique. Pour le comprendre, il faut s'attarder sur le statut que Rawls accorde aux convictions bien pesées. Rawls écrit :« ces convictions sont, pour nous, des points fixes provisoires que doit respecter n'importe quelle conception de la justice »375. On remarquera aussi que cette expression « points fixes provisoires » est récurrente sous la plume de Rawls lorsqu'il expose le statut des convictions bien pesées376. Mais que signifie cette expression ? De prime abord, elle semble bien paradoxale et a l'allure d'un oxymore : comment, en effet, ce qui est fixe peut-il l'être de façon provisoire ? Ce qui est fixe est ce qui est permanent. C'est un trait qui se maintient à travers le temps et qui n'est pas sujet à modification. L'idée d'un point fixe provisoire semble n'avoir aucun sens. En réalité, il s'agit pour Rawls de concilier deux données importantes concernant la morale, à savoir, d'une part, le fait que nous possédons toujours déjà des jugements moraux et que la morale n'est pas à inventer et, d'autre part, que la théorie morale est une entreprise normative, qui, dès lors, doit être capable d'un retour critique sur nos intuitions initiales. Dès lors, Rawls tient à affirmer que les points de départ dont nous partons dans l'entreprise morale doivent être tenus pour révisables. S'il existe un fait moral, ce fait n'est pas définitif. Il n'est pas l'analogon de l'observation. C'est le sens de l'idée selon laquelle la morale est Socratique. Rawls écrit, dans la première édition de Théorie de la justice : Moral philosophy is Socratic: we may want to change our present considered judgments once their regulative principles are brought to light. And we may want to do this even though these principles are a perfect fit. A knowledge of these principles may suggest further reflections that lead us to revise our judgments377. Ce passage, qui n'a pas été repris dans la seconde édition de Théorie de la justice, est particulièrement intéressant. Rawls insiste sur le fait que nos convictions bien pesées sont des points de départ auxquels nous pouvons être amenés à renoncer. Il ajoute également que nous pouvons être amenés à renoncer à certains jugements, même s'ils 375J. Rawls, (1971 / 1986), p. 46. 376On pourra ainsi se reporter, par exemple, à Libéralisme politique : « ces convictions jouent provisoirement le rôle de points fixes que toute conception raisonnable doit prendre en considération », J. Rawls, (1993 / 1995), p. 32. 377J. Rawls (1971), p. 49; cité dans T. Scanlon, (2003), p. 148. Scanlon précise à la note 8 que ce passage n'a pas été reproduit dans la seconde édition. 215 n'entrent pas en contradiction avec les principes qui les gouvernent. Le critère de cohérence n'est donc pas le seul critère qui entre en jeu. Comment le comprendre ? On peut bien imaginer que lors de la deuxième étape, c'est-à-dire lorsque nous nous mettons à la recherche de principes, nous acquérons une meilleure connaissance de nos jugements initiaux. En particulier, nous acquérons une meilleure connaissance des raisons pour lesquelles nous formulons ces jugements. Nous sommes désormais capables de comprendre que ces jugements particuliers, que nous vivions initialement comme des faits qui s'imposaient à nous, peuvent être reliés à certains principes. Nous adhérons à ces jugements parce que nous appliquons, sans même le savoir, un principe moral plus général. Or, parvenus à ce niveau de réflexion, nous pouvons également nous apercevoir que ce principe, lorsqu'il est rigoureusement appliqué, engendre un certain nombre de conséquences. Il induit un certain nombre d'autres jugements moraux. Or, nous pourrons parfois juger que ces conséquences ne sont ni acceptables, ni souhaitables. Nous serons dès lors amenés à renoncer à notre jugement initial et au principe qui le gouvernait, quand bien même il n'y aurait, à aucun moment, contradiction entre le jugement et le principe. Le potentiel critique de l'équilibre réfléchi est ici bien révélé. Dans la mesure où cette méthode fait jouer non seulement des jugements particuliers, mais également des principes généraux et qu'il y a un mouvement de va-et-vient entre jugements particuliers et principes généraux, les points de départ intuitifs n'ont pas de pouvoir déterminant. Ils pourront parfaitement être modifiés si, à un moment donné de la réflexion, on estime qu'ils doivent l'être. Pour aller dans le même sens, on rappellera le propos de Scanlon. Lorsqu'il cherche à réfuter l'objection de conservatisme, il montre que la force de cette objection est réduite à néant par le fait que les jugements bien pesés ne sont pas simplement des jugements particuliers mais des jugements à tous niveaux de généralité. Dans la recherche de l'équilibre réfléchi, il y a donc un examen des différentes conceptions morales concurrentes. C'est le sens de ce que Rawls appelle l'équilibre réfléchi « large »378, par opposition à l'équilibre étroit, qui ne ferait intervenir que des jugements particuliers. Ainsi, puisqu'il y a une véritable mise en concurrence des différentes conceptions morales traditionnelles, par exemple le kantisme et l'utilitarisme, et que ces 378En anglais, “wide reflective equilibrium”, T. Rawls, (1999), p. 289. 216 conceptions présentent des différences et des divergences profondes, on est en droit de se demander, comme le fait Scanlon : “conservatism as opposed to what?”379. En effet, à moins d'estimer qu'il faut inventer la théorie morale à partir de rien, il faut accepter de partir de nos intuitions morales. À condition que ces intuitions soient tenues pour provisoires et qu'elles soient issues de traditions variées, le risque de conservatisme est évincé. D'ailleurs, le potentiel critique de la méthode de l'équilibre réfléchi apparaît clairement dans Théorie de la justice. Scanlon remarque ainsi que : A great deal of space in A Theory of Justice is devoted to arguing that the two principles are in accord with our considered judgments about justice (or that they are more in accord with these judgments that is utilitarianism, or the perfectionist principle, or other alternative views). [...] In some other cases the aim is to show that these principles do not lead to results that conflict with our considered judgments; for example, that the difference principle would not lead to a “callous meritocratic society” But a surprisingly large part – indeed most – of Rawls's discussion of the implications of his view is devoted to cases in which his two principles seem to conflict with common attitudes about justice, and to arguing that in these cases we should modify or abandon the judgments that seem to conflict with the principles rather than the other way around. So, for example, Rawls argues that we should reject the idea that economic reward should be proportional to moral desert (TJ, pp. 103-4/88-9 rev., 31015/273-77 rev.), or to individual's marginal contribution to society (TJ, pp. 307-8/270-1 rev.), and he argues (in the well-known passage appealing to the idea of arbitrariness from a moral point of view (TJ, pp. 71-75/61-65 rev.)) that individuals have no claim of justice to the shares they could command in a free market, and, more generally, that the results of such a market have a claim to be just only so long as the appropriate background conditions are assured. These arguments for modifying judgments that conflict with a principle rather than abandoning the principle itself take just the form that was described in the general account of reflective equilibrium. The fact that so much of Rawls's argument takes this form shows why the charge of conservatism against that method is mistaken380. Un certain nombre de jugements qui, initialement, figuraient sans doute parmi les jugements auxquels nous adhérions spontanément, sont finalement rejetés à l'issue du processus qui mène aux principes de la théorie de la justice comme équité. Comme le note Scanlon, Rawls est amené à développer une critique assez radicale de la notion de mérite qui l'amène à une position qui n'est sans doute pas immédiatement intuitive. Cet exemple montre bien que le processus qui mène à l'équilibre réfléchi est un processus critique. Les jugements finaux et les jugements initiaux ne sont pas les mêmes. Ainsi que l'affirme Rawls, nos jugements bien pesés ont été « dûment élagués et remaniés »381. Certains jugements ont simplement été désavoués. D'autres ont été profondément 379T. Scanlon, (2003), p. 150. 380T. Scanlon, (2003), p. 156-157. 381J. Rawls, (1971 / 1986), p. 47. 217 transformés. Or, le fait que l'équilibre réfléchi soit un processus critique en fait une méthode de justification. (5.1.5) Équilibre réfléchi et justification comparative Parvenus à ce niveau d'analyse, nous pouvons en effet saisir ce qu'il s'est produit au moment où nous parvenons à l'équilibre réfléchi. À ce moment-là, nous possédons un système de principes et, corrélativement, tout un système de jugements moraux, qui se situent à tous les niveaux de généralité. Tous sont passés par le prisme de l'activité critique et il y a désormais coïncidence entre nos principes et nos différents jugements. Dès lors, à ce moment, on peut affirmer que les principes, comme les jugements, sont justifiés. En effet, les jugements qui se situent à un niveau de généralité inférieur à celui des principes, même s'ils sont, dans leur contenu, demeurés identiques à ce qu'ils étaient au moment initial de l'intuition, ont subi une transformation de statut. Si l'intuition est comparable à l'opinion ou au préjugé – les jugements émis le sont sans qu'on soit capable d'en répondre ; ils sont irréfléchis et dénués de fondement – une fois qu'on est parvenu à l'équilibre réfléchi, on est au contraire capable de relier un jugement particulier à des principes. On est donc capable d'indiquer pourquoi on affirme ce qu'on affirme. On possède, pour ce jugement, une raison, un fondement. Or, c'est justement ce qui définit le fait de posséder une justification. Les principes peuvent également être tenus pour justifiés. Un élément supplémentaire doit néanmoins être introduit afin que notre explication soit complète. Si une conception morale et, plus particulièrement, un système de principes peut être tenu pour justifié, c'est parce que ce système de principes parvient à piloter tout un système de jugements qu'on est prêt à accepter, mais c'est aussi et surtout parce qu'il y parvient mieux que n'importe quelle autre conception morale concurrente. Ainsi, chez Rawls, si l'on a une conception holiste de la justification, il s'agit aussi d'une conception comparative. Cela signifie qu'on peut considérer qu'une conception morale est justifiée lorsqu'on l'a comparée aux conceptions concurrentes et qu'on a démontré qu'elle est meilleure que ces conceptions concurrentes, au sens où elle aboutit à un système de jugement qui est plus acceptable et qu'elle réalise mieux l'équilibre réfléchi. 218 Si Rawls soutient ce type de conception comparative de la justification, c'est parce que la justification ne peut être faite dans l'absolu. Pour être capable de justifier, dans l'absolu, une conception morale, il faudrait d'une part démontrer que tous les jugements engendrés par le système de principes de cette conception sont acceptables et d'autre part que cette conception morale permet de résoudre définitivement l'ensemble des problèmes moraux. Or, ces objectifs sont tous deux impossibles à atteindre. En effet, le nombre de jugements engendrés par des principes est potentiellement infini puisque dans l'application des principes il faudra tenir compte des circonstances particulières. De plus, il est impossible d'affirmer qu'on a atteint, avec un système de principes, le dernier mot de la théorie morale. Comme je l'ai souligné précédemment, de nouveaux problèmes moraux apparaissent, notamment sous l'impulsion du développement technique. Il est dès lors plausible qu'une conception morale parfaitement adaptée à une époque ne le soit plus à la suivante, qui se pose de nouvelles questions morales, comme par exemple la question de la responsabilité à l'égard des générations futures, qui n'a de sens que si nous avons les capacités techniques de nuire à ces générations futures. On notera d'ailleurs que l'idée selon laquelle il est impossible de justifier, dans l'absolu, une conception morale est tout à fait cohérente avec le fait de concevoir l'équilibre réfléchi comme un idéal au sens kantien du terme. Dans cette perspective, le système de principes justifié est le système qui s'approche le plus de l'équilibre réfléchi. Ainsi, conformément à cette conception comparative de la justification, Rawls procède dans Théorie de la justice à une « série de comparaisons par paires »382. La section 21 s'intitule « la présentation des diverses possibilités »383. Rawls y répertorie, sous la forme d'une liste, les différentes conceptions en concurrence : les deux principes de la conception de la justice comme équité, les deux formes du principe d'utilité (classique et moyenne), le perfectionnisme, ou encore les conceptions égoïstes. Rawls estime ainsi avoir constitué la liste des conceptions morales les plus crédibles. En procédant à des comparaisons entre ces systèmes de principes et en démontrant que le système qui réalise le mieux l'équilibre réfléchi est la théorie de la justice comme équité, il estime qu'il parviendra à une justification suffisante de ce système de principes. On notera néanmoins que, le plus souvent, les comparaisons opérées par Rawls se concentrent sur la paire que constituent les principes de la TJE et le principe d'utilité. L'utilitarisme est en effet la cible privilégiée de Rawls 382J. Rawls, (1971 / 1986), p. 156. 383J. Rawls, (1971 / 1986), p. 155-159. 219 dans Théorie de la justice : il se donne pour but de formuler une alternative crédible à l'utilitarisme qui, selon lui, domine la philosophie morale malgré de graves imperfections. Ainsi, lorsque Rawls parvient à démontrer que le système de principe qu'il préconise est meilleur que le principe d'utilité, il estime que ce système est justifié. Mais comment Rawls parvient-il à démontrer que la TJE est meilleure que les conceptions concurrentes, et, en particulier, qu'elle est meilleure que le principe d'utilité ? L'argument de Rawls consiste à démontrer que cette conception parvient, mieux que les autres, à l'équilibre réfléchi. Mais pour le comprendre, il faut faire intervenir une dimension supplémentaire de l'équilibre réfléchi, dimension que jusqu'à présent nous n'avons pas mentionnée. En effet, la justification rawlsienne ne repose pas simplement sur un équilibre réfléchi entendu comme équilibre entre nos principes et nos jugements moraux de niveaux de généralité inférieurs. L'équilibre réfléchi, pour constituer une méthode de justification, doit être compris comme un équilibre entre l'ensemble de nos jugements, c'est-à-dire comme un équilibre qui ne se restreint pas à nos jugements moraux mais qui intègre également l'ensemble de nos jugements non moraux. L'équilibre entre nos jugements moraux est une condition nécessaire de la justification. Ce n'est néanmoins pas une condition suffisante. Une conception morale sera justifiée lorsqu'elle sera capable de mettre en équilibre réfléchi nos jugements moraux et nos jugements non moraux. Seule une telle conception de l'équilibre réfléchi permet de comprendre pourquoi au premier abord on a l'impression, lorsqu'on s'intéresse à la question de justification, de trouver chez Rawls une multiplicité de stratégies de justification, qui se jouent à des plans et à des niveaux différents. Ainsi, la justification semble se jouer au moment de la position originelle mais également faire intervenir la psychologie morale ainsi que les concepts de consensus par recoupement et de raison publique. Si notre compréhension de l'équilibre réfléchi n'intègre pas les jugements non moraux, ces différentes stratégies et ces différents plans semblent totalement déconnectés. On ne peut alors saisir la cohérence de la conception rawlsienne de la justification. 220 (5.2) Équilibre réfléchi, jugements moraux et jugements non moraux (5.2.1) L'éclatement de la justification ? Lorsqu'on s'intéresse à la question de la justification chez Rawls, on est initialement frappé par l'apparente multiplicité des stratégies de justification. La justification de la théorie de la justice comme équité semble se jouer à des niveaux différents et selon des stratégies différentes. Plus spécifiquement, chaque moment de la théorie semble posséder un type de justification particulier et les connexions entre ces justifications différentes ne sont pas immédiatement évidentes. La justification de la TJE semble éclatée. La dernière section de Théorie de la justice, qui est consacrée à la question de la justification, semble aller dans le sens d'une justification éclatée. Rawls y distingue trois parties dans l'exposé de la TJE et indique, pour chacune de ces trois parties, une stratégie de justification qui lui est propre. La première partie de Théorie de la justice est consacrée à la présentation des principes et Rawls indique que ces principes « sont justifiés sur la base du caractère raisonnable des stipulations concernant le choix de telles conceptions »384. La justification semble reposer sur la résolution d'un problème de choix rationnel. Elle se produit par l'entremise de la position originelle. La seconde partie de Théorie de la justice porte sur le genre d'institutions que la justice recommande. Rawls écrit : Mon but était ainsi de montrer que la théorie proposée s'accorde avec les points fixes de nos convictions réfléchies mieux que les autres doctrines bien connues et qu'elle nous conduit à réviser et à extrapoler nos jugements d'une manière qui, à la réflexion, semble bien plus satisfaisante385. À cette seconde étape, c'est l'équilibre réfléchi qui semble être l'opérateur de la justification. Concernant la troisième partie de Théorie de la justice, Rawls écrit : Dans la troisième partie, nous avons vérifié si la théorie de la justice comme équité est une conception applicable. Cela nous a forcé à soulever la question de la stabilité et celle de la congruence entre le bien et le juste tels que nous les avons définis. Ces considérations ne déterminent pas mais confirment (§81) l'acceptation initiale des principes dans la première partie de l'argumentation. Elles montrent que notre nature 384J. Rawls, (1971 / 1986), p. 620. 385J. Rawls, (1971 / 1986), p. 620. 221 permet la réalisation du choix originel386. Le rôle de la troisième partie est de vérifier a posteriori si les principes dont on a établi qu'ils sont justes sont également applicables. Les concepts de stabilité et de congruence sont ici les opérateurs de justification. La question de la stabilité sera traitée en faisant intervenir des considérations liées à la psychologie morale. On notera également que le concept de congruence entre le bien et le juste sera abandonné après Théorie de la justice pour être remplacé par le concept de consensus par recoupement. Cet exposé souligne l'éclatement des stratégies de justification. Chaque étape de la théorie semble posséder une justification qui lui est propre : le choix rationnel dans la position originelle pour la première partie, l'équilibre réfléchi pour la seconde, la psychologie morale et le concept de congruence pour la troisième. Or, certaines de ces stratégies se jouent en amont du choix des principes, d'autres opèrent en aval. Les différents concepts ne semblent pas posséder de connexion naturelle. La façon dont Rawls prétend parvenir à une justification de la théorie de la justice comme équité ne donne donc pas d'emblée un sentiment de cohérence et d'unité. Pourtant, Rawls, avant d'exposer la façon dont les trois parties fonctionnent insiste sur le fait qu'elles constituent une unité : « les trois parties de l'exposé de cette théorie sont conçues pour constituer un tout unifié en s'appuyant les unes sur les autres »387. Dire que l'exposé de la théorie doit être compris comme un tout unifié et que chaque partie s'appuie sur les autres, c'est indiquer que la théorie n'est pas un assemblage artificiel de parties indépendantes et simplement juxtaposées. C'est affirmer l'interdépendance des moments de la théorie. Mais comment le comprendre ? En quoi et comment la théorie forme-t-elle un tout unifié ? Je chercherai à démontrer que pour saisir l'unité de la théorie de la justice comme équité, il est nécessaire de concevoir la conception rawlsienne de la justification comme une conception unifiée et que, pour ce faire, il faut admettre que le concept d'équilibre réfléchi est le concept clef de la justification chez Rawls. Le concept d'équilibre réfléchi doit être conçu comme le centre de gravité de la justification, un centre autour duquel tournent tous les autres concepts qui interviennent dans la justification. Je chercherai également à démontrer que si le concept d'équilibre réfléchi peut jouer ce rôle, c'est 386J. Rawls, (1971 / 1986), p. 621. 387J. Rawls, (1971 / 1986), p. 620. 222 parce que l'équilibre réfléchi ne se réduit pas à un équilibre des jugements moraux. L'équilibre réfléchi intègre des jugements non moraux. Cette thèse n'est pas immédiatement évidente. En effet, si l'on suit la présentation des différentes étapes de la théorie telle que Rawls la résume dans la section 87 de Théorie de la justice, le concept d'équilibre réfléchi semble n'intervenir qu'au second moment de la théorie. Il semble absent de la première et de la troisième partie. Je chercherai à démontrer qu'en dépit de cette apparence, le concept d'équilibre réfléchi intervient à ces deux moments de la théorie et qu'il joue même un rôle tout à fait fondamental : la justification repose toujours sur lui. (5.2.2) Justification, psychologie morale et équilibre réfléchi On s'intéressera, pour commencer, à la troisième partie de Théorie de la justice. Rappelons que Rawls écrit : Dans la troisième partie, nous avons vérifié si la théorie de la justice comme équité est une conception applicable. Cela nous a forcé à soulever la question de la stabilité et celle de la congruence entre le bien et le juste tels que nous les avons définis. Ces considérations ne déterminent pas mais confirment (§81) l'acceptation initiale des principes dans la première partie de l'argumentation. Elles montrent que notre nature permet la réalisation du choix originel388. Rawls assigne à la troisième partie de Théorie de la justice un rôle de vérification a posteriori : l'objectif est de vérifier que les principes qui ont d'ores et déjà été formulés sont applicables, ou, pour le dire autrement, qu'ils sont réalisables. Rawls relie notamment cette question du caractère réalisable de la TJE à celle de la stabilité. La question de savoir si les principes de la TJE sont réalisables est une question à laquelle Rawls accorde une grande importance. C'est déjà le cas dans Théorie de la justice et ça l'est encore dans La Justice comme équité, l'un des derniers textes publiés de Rawls. L'importance de cette question est liée à la façon dont Rawls conçoit la philosophie morale et politique. Selon lui, elle doit être normative, mais réaliste. C'est ce que signifie l'idée selon laquelle une théorie de la justice doit être une « utopie réaliste ». Dans La Justice comme équité, Rawls écrit : La justice comme équité est utopique de façon réaliste : elle explore les limites de ce qui est praticable tout en étant réaliste, c'est-à-dire qu'elle cherche à déterminer dans quelle mesure un régime démocratique peut atteindre une réalisation complète de ses 388J. Rawls, (1971 / 1986), p. 621. 223 valeurs politiques dans le monde tel que nous le connaissons (avec ses lois et ses tendances), ou si l'on préfère dans quelle mesure il est possible d'approcher la perfection démocratique389. La théorie politique est utopique au sens où elle énonce un idéal, qui ne sera peut-être qu'approché de très loin par les démocraties réelles qui, comme tous les États, sont traversées par des rapports de force et sont prises dans des considérations stratégiques et pragmatiques. Le rôle de la théorie politique est d'énoncer une norme, celle du juste, dont les démocraties réelles devront chercher à se rapprocher. Néanmoins, selon Rawls, en tant qu'utopie normative, la théorie morale se doit également d'être réaliste. L'utopie doit être réalisable. Elle ne doit pas, pour le moins, être tout à fait hors d'atteinte. Ici, Rawls reprend finalement un thème qu'on trouve déjà chez Rousseau qui, dans le préambule du premier livre du Contrat social écrit : Je veux chercher si dans l'ordre civil il peut y avoir quelque règle d'administration légitime et sûre, en prenant les hommes tels qu'ils sont, et les lois telles qu'elles peuvent être : je tâcherai d'allier toujours dans cette recherche ce que le droit permet avec ce que l'intérêt prescrit afin que la justice et l'utilité ne se trouvent point divisées390. Chez Rousseau, comme chez Rawls, la philosophie politique est normative : elle indique ce qui est légitime et juste. Elle se distingue en cela des approches simplement pragmatiques qui, comme c'est dans une certaine mesure le cas du Prince de Machiavel, ont pour objectif de décrire la façon dont le pouvoir fonctionne effectivement, sans jamais poser la question de sa légitimité. Néanmoins, tout en étant normative, la philosophie politique ne doit pas être irréaliste. Ainsi que Rawls l'écrit dans Libéralisme politique : « [elle] ne se retire pas du monde et de la société, contrairement à ce qu'on pourrait croire »391. Rawls rejette ainsi l'approche de type platonicien qui consiste purement et simplement dans le fait d'imaginer une cité idéale, quand bien même on dessinerait ainsi un modèle inapplicable392. L'une des conséquences majeures de cette façon de concevoir la philosophie politique est la suivante : il faut, dans l'élaboration de la théorie, tenir compte d'un certain nombre de contraintes, au premier rang desquelles se situent la sociologie du sens commun et surtout la psychologie morale. La théorie politique doit tenir compte de ce que sont les hommes. Plus précisément, elle doit tenir compte de la façon dont les hommes pensent et de la façon dont ils nouent des liens les 389J. Rawls, (2001 / 2008), p. 32. On se reportera également, sur ce concept d'utopie réaliste à la p. 21. 390J.-J. Rousseau, (1762 /2001), p. 45. Je souligne. 391J. Rawls, (1993 / 1995), p. 72. 392Platon fonde notamment sa cité idéale sur la possibilité d'une classe de gardiens dénués de toute tendance à l'attachement. 224 uns avec les autres. Le statut que Rawls accorde à la philosophie politique appelle une remarque importante, qui prend la forme d'une réponse à une objection. Pour une philosophie libérale, revendiquer le fait de formuler une théorie politique idéalement juste mais néanmoins applicable est une ambition qui se heurte à une objection. L'un des points d'accroche récurrents de certaines critiques communautariennes souligne ainsi que le libéralisme est une théorie politique dotée d'une instabilité intrinsèque 393. Certains soulignent ainsi le fait que, dans la mesure où les fondements d'une théorie libérale sont profondément individualistes, le libéralisme produit des individus isolés, qui sont d'abord et avant tout soucieux de leurs propres intérêts. Dans cette perspective qui opère une corrélation entre individualisme et égoïsme, les individus libéraux sont incapables de penser et d'agir en vue d'un bien commun. Ils sont exclusivement centrés sur euxmêmes. Ceux qui entendent s'opposer au modèle libéral cherchent ainsi à démontrer que le libéralisme produit inexorablement des forces anti-sociales, qu'il sape les fondements de toute unité sociale et de toute solidarité, et, qu'en dernière instance le libéralisme aboutit à une société profondément instable. Traversée par des forces antagonistes, une société libérale est toujours au bord de la dissolution. On pourra également insister sur le fait que dans la perspective de cette analyse, un libéralisme redistributeur comme celui de Rawls se place en contradiction avec luimême : les principes de justice préconisent une redistribution des richesses et pourtant, le libéralisme produit des individus égoïstes qui sont incapables d'agir selon ces principes. Les principes de justice sont dès lors inapplicables, ce qui rend la société libérale structurellement instable. Si l'on prend cette objection au sérieux, on doit admettre que Rawls a la charge de la preuve. Il doit démontrer que ses principes libéraux sont réalisables et, plus précisément, que les individus produits par une société libérale sont capables d'agir selon ses principes de justice. Rawls doit prouver que les individus de la société libérale sont capables d'acquérir une motivation suffisante pour agir selon les principes libéraux. On comprend mieux pourquoi Rawls écrit que le fait de se poser la question du caractère applicable de la TJE l'a forcé à poser celle de la stabilité et à s'intéresser à la psychologie morale. Des principes sont applicables s'ils aboutissent à une société stable, 393Pour une position de ce type, on se reportera à M. Walzer, (1990 / 1997) ; C. Taylor, (1991 /1994). 225 c'est-à-dire à une société qui produit chez ses membres une capacité à agir selon les principes de justice en vigueur dans cette société et un désir suffisant de le faire. Lorsqu'une société engendre des individus qui possèdent une tendance à respecter ses principes de justice, on peut dire de cette société qu'elle « engendre son propre soutien »394 , ou autrement, dit qu'elle est stable. Ainsi, affirmer qu'une société régie par une conception particulière de la justice est stable, ce n'est ni affirmer que les institutions de cette société ne subissent aucun changement ni qu'aucune injustice ne se produit jamais puisqu'à ce compte-là aucune société ni aucune conception de la justice ne seraient stables. La stabilité n'est pas la staticité. On le comprend mieux lorsqu'on a en tête le fait que Rawls construit son concept de stabilité politique par l'intermédiaire d'un emprunt à la science physique. On s'aperçoit alors que Rawls relie la thématique de la stabilité à la notion d'équilibre. Rawls parle ainsi d'équilibre stable et d'équilibre instable. Proposant une analyse de ses notions dans Théorie de la justice, il écrit : La première chose à remarquer est qu'elles [les idées de stabilité et d'équilibre] s'appliquent à des systèmes. C'est donc un système qui peut être en équilibre, ce qui veut dire qu'il a atteint un état qui persiste indéfiniment dans le temps, aussi longtemps que des forces extérieures ne le troublent pas. [...] Un équilibre est stable quand, si l'on s'en écarte, sous l'influence, par exemple, de perturbations extérieures, il existe des forces à l'intérieur du système qui tendent à le reconstituer, sauf si les chocs extérieurs sont trop grands. Au contraire, un équilibre est instable quand un mouvement qui s'en écarte déclenche des forces à l'intérieur du système qui conduisent à des modifications encore plus grandes 395. En mécanique, on affirme qu'un système est à l'équilibre lorsque son état reste le même tant que des forces extérieures ne le troublent pas. On ajoute qu'un équilibre est stable si, malgré des perturbations extérieures, le système finit par revenir à son état initial. Par exemple, un verre posé sur une table est à l'équilibre. Aussi longtemps que rien ne viendra troubler cet équilibre, il persistera. Néanmoins, il ne s'agit pas d'un équilibre stable. Si, en faisant intervenir une force extérieure, on fait tomber le verre, si bien qu'il passe d'une position verticale à une position horizontale, il ne reviendra pas de luimême à sa position initiale. Au contraire, un pendule est à l'équilibre stable. Lorsqu'on le fait dévier, il se balance pendant un moment et finit par revenir à sa position initiale. 394J. Rawls, (1971 / 1986), p. 498. 395J. Rawls, (1971 / 1986), p. 498. 226 Le problème qui occupe Rawls n'est néanmoins pas un problème de mécanique classique. Il explique en effet que « les systèmes qui nous intéressent ici sont, bien entendu, les structures de base des sociétés bien ordonnées correspondant aux différentes conceptions de la justice »396. La question de la stabilité a bien un sens politique. Affirmer qu'une conception de la justice est stable, c'est donc affirmer que la société dans laquelle ses principes s'appliquent se maintient dans un état de justice. Rawls écrit : La stabilité veut dire que, même si les institutions changent, elles demeurent encore justes ou presque, ces ajustements étant nécessités par de nouvelles conditions sociales. Les déviations inévitables par rapport à la justice sont corrigées efficacement ou maintenues dans des limites tolérables par des forces intérieures au système. Parmi ces forces, je suppose que le sens de la justice que partagent les membres de la communauté joue un rôle fondamental397. Une conception est stable si les forces en présence dans la société dans laquelle cette conception s'applique sont capables, alors que des perturbations surviennent, de restaurer un état de justice. On constate ici que Rawls emprunte également à la mécanique classique le concept de force, pour l'appliquer à la théorie politique. Il conçoit alors une société comme un système de forces. Dans une société, il y a des forces qui poussent les individus à agir selon les principes de justice. Il y a également des forces qui poussent les individus à aller à l'encontre de ces principes. On peut par exemple penser que l'intérêt strictement égoïste peut nous pousser à violer certaines lois fondamentales – celles qui protègent la liberté des autres, ou leur propriété privée par exemple – mais qu'il existe également des forces qui nous poussent à comprendre le bien fondé de ces lois et à vouloir agir selon elles (et non simplement en conformité avec elles). Dans cette perspective, on dira qu'une société est stable si les forces qui œuvrent en faveur des principes de justice sont supérieures à celles qui poussent à les enfreindre. Une société sera stable si les individus qui vivent dans cette société ont en général plus de motivation à agir selon les principes de justice qu'à les enfreindre. Mais comment peut-on savoir si une société est susceptible ou non de parvenir à cette stabilité ? Selon Rawls, cette question ne peut être résolue qu'en répondant à « celle de savoir si les gens qui grandissent dans des institutions justes (d'après la définition de la conception politique) acquièrent un sens normalement suffisant de la 396J. Rawls, (1971 / 1986), p. 499. 397J. Rawls, (1971 / 1986), p. 499. 227 justice en sorte qu'ils obéissent en général à ces institutions »398. Il s'agit là d'une question de psychologie morale, et, plus précisément de la question de l'apprentissage moral c'est-à-dire de la question de savoir comment se forment les sentiments moraux et comment on acquiert un désir d'agir selon certains principes. On pourra ainsi affirmer qu'une conception de la justice est stable si les membres de la société qui est régie par cette conception sont susceptibles, en grandissant au sein des institutions de cette société, d'acquérir une motivation à agir selon les principes de cette conception. On peut ainsi considérer que toute conception de la justice possède une psychologie morale et une théorie de l'apprentissage moral implicites et qu'évaluer la stabilité d'une conception passe par leur explicitation. Le chapitre 8 de Théorie de la justice est largement consacré à l'explicitation de la psychologie morale implicite à la théorie de la justice comme équité. Rawls écrit ainsi : Dans les sections qui suivent (§§70-72), je fais une esquisse du cours du développement moral tel qu'il pourrait se dérouler dans une société bien ordonnée qui met en pratique les principes de la théorie de la justice comme équité. Je ne m'intéresserai qu'à ce seul cas particulier. Mon but est donc d'indiquer les étapes principales à travers lesquelles une personne pourrait acquérir une compréhension des principes de justice et s'y attacher en grandissant dans cette forme particulière de société bien ordonnée399. La démarche de Rawls est d'abord analytique. Elle consiste, en partant des principes de justice de la TJE, à expliciter la psychologie morale et la théorie de l'apprentissage moral qu'elle suggère. Rawls écrit ainsi, à propos de la psychologie morale qu'il expose : « je souligne que c'est une psychologie morale tirée de la conception politique de la justice comme équité »400. C'est également le sens du titre du §8 de la deuxième leçon de Libéralisme politique dans lequel Rawls souligne que cette psychologie morale est « philosophique, non psychologique »401. Il faut comprendre par là que cette psychologie morale est tirée de la conception politique qu'est la TJE. Elle n'est pas d'abord une psychologie qui part de données empiriques et qui cherche à se donner une valeur scientifique incontestable. Comme l'écrit Rawls : « il ne s'agit pas d'une psychologie issue des sciences de la nature, mais plutôt d'un schème de concepts et de principes servant à exprimer une certaine conception politique de la personne et un idéal 398J. Rawls, (1993 / 1995), p. 179. 399J. Rawls, (1971 / 1986), p. 502. 400J. Rawls, (1993 / 1995), p. 120. 401J. Rawls, (1993 / 1995), p. 120. 228 de citoyenneté »402. La question est bien de savoir quelle est la théorie de l'apprentissage moral qu'il faut supposer pour aboutir à des personnes qui désirent agir selon les principes de la TJE. Sur cette base, Rawls en vient à exposer une conception du développement moral qui conçoit l'apprentissage moral comme un apprentissage par étapes. Trois étapes sont distinguées : la morale de l'autorité, la morale du groupe et enfin la morale fondée sur des principes. Rawls résume ces trois étapes au travers de trois lois : Première loi : à condition que les institutions familiales soient justes et que les parents aiment l'enfant, qu'ils expriment leur amour par le souci de son bien, alors l'enfant, qui reconnaît leur amour pour lui, apprend à les aimer en retour. Deuxième loi : à condition qu'une personne ait développé sa capacité de sympathie par l'acquisition de liens affectifs, conformément à la première loi, et que l'organisation sociale soit juste et reconnue publiquement comme telle par tous, alors cette personne développe des relations d'amitié et de confiance à l'égard des autres membres du groupe à mesure que ceux-ci remplissent leurs devoirs et leurs obligations de manière évidente et vivent en fonction des idéaux de leur position. Troisième loi : à condition qu'une personne ait développé sa capacité de sympathie en ayant des liens affectifs, conformément aux deux premières lois, et que les institutions de la société soient justes et publiquement reconnues comme telles par tous, alors cette personne acquiert le sens de la justice qui y correspond à mesure qu'elle reconnaît qu'elle-même et ceux qu'elle aime sont les bénéficiaires de cette organisation 403. Cette synthèse, proposée par Rawls, appelle plusieurs commentaires. Tout d'abord, on remarquera que, si Rawls affirme que cette psychologie morale est philosophique et non psychologique, elle n'est pas totalement détachée de la psychologie entendue comme science. Ainsi, la psychologie morale dont Rawls affirme qu'elle est implicite à la TJE s'appuie sur le concept de stade, concept emprunté à la psychologie morale scientifique de Piaget. Rawls propose une psychologie morale documentée, qui tient compte des données scientifiques et, en particulier, des avancées scientifiques les plus récentes. Si Rawls affirme qu'il s'inspire de deux traditions différentes dont on peut dire qu'elles sont l'œuvre de philosophes plutôt que de psychologues au sens contemporain du terme – d'une part, la tradition empiriste des utilitaristes de Hume à Sidgwick qui affirme que le but de l'apprentissage social est de fournir des motivations qui, initialement, sont manquantes, et d'autre part, une tradition provenant du rationalisme, illustrée par Rousseau, Kant, ou encore J.S. Mill et selon laquelle « l'apprentissage moral ne consiste pas tant à fournir des motivations manquantes qu'à développer 402J. Rawls, (1993 / 1995), p. 120. 403J. Rawls, (1971 / 1986), p. 530. 229 librement nos capacités innées intellectuelles et émotionnelles, en fonction de leur pente naturelle »404 – Rawls s'appuie également sur les travaux de la psychologie qui lui est contemporaine et qu'on peut dire scientifique puisqu'elle s'appuie sur des données expérimentales. Sa psychologie morale s'inspire en particulier des travaux de Jean Piaget qui écrit en 1932 Le Jugement moral chez l'enfant. Cette première source est complétée par les travaux, plus récents encore, de Lawrence Kohlberg. Rawls cite ainsi “The Development of Children's Orientation toward a Moral Order: I. Sequence in the Development of Moral Thought” et “Stage and Sequence: the Cognitive Development Approach to Socialization” parus respectivement en 1963 et 1969 405. Dans Théorie de la justice, qui paraît en 1971, Rawls manifeste donc le souci de tenir compte des données scientifiques récentes. Sa psychologie morale est philosophique mais elle est informée et documentée. Elle n'est pas fondée sur l'ignorance des travaux scientifiques. Rawls considère simplement que, si la psychologie scientifique doit être prise en compte, elle ne peut déterminer, à elle seule, une conception de la justice. Elle est seulement un cadre qui doit, certes, être pris en compte, mais à l'intérieur duquel une multiplicité de conceptions de la justice sont possibles. Rawls écrit dans le passage de Libéralisme politique précédemment évoqué : La nature humaine et sa psychologie naturelle sont flexibles; elles peuvent limiter les conceptions des personnes et des idéaux de la citoyenneté qui sont viables ainsi que les psychologies morales qui les soutiennent, mais elles ne peuvent dicter celles que nous devons adopter406. Une fois ce point clarifié, une seconde remarque doit être faite. En partant des lois synthétisées par Rawls, on peut repérer les deux bases sur lesquelles la psychologie morale de la TJE repose : « le souci inconditionnel de notre propre bien »407 et l'idée de « réciprocité »408. Leur combinaison doit aboutir à l'idée selon laquelle des personnes qui grandissent dans le cadre d'une société régie par les principes de la TJE acquièrent un désir d'agir selon ses principes. Le point de départ de la psychologie morale de la TJE est donc très simple : elle 404J. Rawls, (1971 / 1986), p. 501. 405Lawrence Kohlberg, “The Development of Children's Orientation toward a Moral Order: I. Sequence in the Development of Moral Thought”, Vita Humana, vol. 6 (1963) et “Stage and Sequence: the Cognitive Development Approach to Socialization”, Handbook of Socialization Theory and Research, D.A. Goslin (ed.), Chicago, Rand McNally, 1969. Ces deux articles sont cités dans J. Rawls, (1971 / 1987), note 6. 406J. Rawls, (1993 / 1995), p. 120-121. 407J. Rawls, (1971 / 1986), p. 538. 408J. Rawls, (1971 / 1986), p. 534. 230 part de l'idée selon laquelle les hommes ont une tendance à se soucier de leur propre bien. Ils ont des désirs, et souhaitent pouvoir les réaliser. Ce trait psychologique ne doit néanmoins pas nous conduire à l'idée selon laquelle les hommes sont fondamentalement et radicalement égoïstes. Rawls considère en effet qu'il faut au contraire tenir compte de notre tendance à la réciprocité qui, selon lui, constitue un « fait psychologique important » et qu'il définit comme la « tendance à rendre la pareille »409. L'idée est la suivante : notre nature est telle que nous ne répondons pas à l'amour par la haine. Nous répondons au contraire au soin que d'autres nous manifestent par un souci pour le bien d'autrui. Ce souci du bien d'autrui commence dans la sphère familiale, lorsque les parents traitent l'enfant avec amour. Il se diffuse ensuite selon un processus progressif d'abstraction. En dernière instance, il nous rend capable de vouloir des principes de justice pour eux-mêmes. Mais comment l'explicitation de cette psychologie morale peut-elle jouer un rôle dans la justification de la TJE ? Si la psychologie morale devait à elle seule valider la TJE, il faudrait au préalable démontrer la validité de cette psychologie morale. Or, Rawls ne semble jamais s'engager dans cette voie. Il se contente au contraire d'une approche descriptive : il décrit la psychologie morale implicite à la TJE. Néanmoins, Rawls pense que le fait d'avoir ainsi explicité la psychologie morale de la TJE lui permet d'affirmer que la TJE est « une conception morale relativement stable »410, ce qui semble bien indiquer qu'il considère que cette explicitation contribue à la justification de la TJE. Mais ici, on peut s'étonner de l'emploi du terme « relativement ». Faut-il comprendre par là que la psychologie morale, dans la mesure où elle est plausible tout en demeurant douteuse, rend possible une justification partielle de la TJE ? La TJE serait ainsi plus ou moins justifiée. Si le terme « relativement » devait être compris de cette façon, on pourrait évidemment pointer toute l'insuffisance de la stratégie rawlsienne de justification : une plus ou moins justification ne saurait être satisfaisante. Elle ne signifie d'ailleurs pas grand-chose. Il faut donc interpréter autrement le terme « relativement ». On y parvient lorsqu'on se souvient du fait que la conception rawlsienne de la justification est une conception comparative : une conception de la justice ne peut être justifiée dans l'absolu. Il n'est pas possible d'avoir la certitude d'être parvenu au dernier mot de la 409J. Rawls, (1971 / 1986), p. 534. 410J. Rawls, (1971 / 1986), p. 537. 231 théorie politique. On peut seulement espérer démontrer qu'une conception est meilleure que les conceptions concurrentes. On dispose alors d'une raison de préférer une conception plutôt qu'une autre. Or, c'est bien cela, pour Rawls, posséder une justification : être capable de démontrer pourquoi il faut préférer telle conception plutôt que telle autre. C'est bien la stratégie que Rawls adopte lorsqu'il est question de psychologie morale : le rôle de la psychologie morale est de démontrer que la TJE est plus stable que les autres conceptions. Rawls écrit : « Dans la suite de mon argumentation en faveur des principes de la théorie de la justice comme équité, je voudrais montrer que cette conception est plus stable que d'autres possibilités »411. L'explicitation de la psychologie morale inhérente à la TJE va être utilisée de façon à opérer des comparaisons entre les différentes conceptions de la justice. Puisqu'on a admis qu'une conception politique se doit d'être réalisable et que la stabilité est dès lors l'un de ses traits les plus désirables, à degré égal de justice, il faudra opter pour la conception la plus stable : « la conception qui sera choisie sera la plus stable, toutes choses égales par ailleurs »412. Ainsi, si l'on parvient à démontrer que la TJE est plus stable que ses concurrentes, on possédera une raison de préférer la TJE. Rawls écrit ainsi : Dans l'idéal, nous devrions comparer la doctrine du contrat avec toutes celles qui la concurrencent de ce point de vue, mais, comme ailleurs, je ne considérerai que le principe d'utilité413. Comme ailleurs donc Rawls se contente de comparer la TJE et le principe d'utilité, considérant que puisque la conception utilitariste est la concurrente la plus sérieuse de la TJE, démontrer que la TJE est préférable à l'utilitarisme, c'est justifier cette première conception. Rawls doit donc expliciter la psychologie morale inhérente à l'utilitarisme et la comparer avec la psychologie morale de la TJE 414. Rawls affirme alors que pour que le principe d'utilité soit applicable, ou, pour le dire autrement, pour que les individus soient motivés à agir selon le principe d'utilité, sous l'une ou l'autre de ses formes, les lois psychologiques précédemment évoquées devraient être modifiées. En particulier : Maintenant la seconde loi dit que les individus tendent à avoir des sentiments amicaux 411J. Rawls, (1971 / 1986), p. 497. Je souligne. 412J. Rawls, (1971 / 1986), p. 537-538. Je souligne. 413J. Rawls, (1971 / 1986), p. 538. Je souligne. 414Pour plus de précision, on se reportera à J. Rawls, (1971 / 1986), p. 538-540. 232 envers ceux qui remplissent leur rôle de manière évidente dans des systèmes de coopération qui sont publiquement connus pour maximiser la somme d'avantages ou le bien-être moyen (selon la variante utilisée)415. C'est en effet à cette condition que certains, par exemple, les membres d'un groupe défavorisé, souhaiteront que les avantages d'un groupe plus favorisé soient encore augmentés, si cette augmentation produit une augmentation totale ou moyenne. Or, dans le cadre de cette loi psychologique, comme Rawls le note, aucun principe de réciprocité n'est à l'œuvre. On suppose au contraire qu'un groupe défavorisé éprouvera une motivation à agir afin d'améliorer la situation d'un groupe plus favorisé. Or, Rawls affirme :« la loi psychologique résultante n'est pas aussi plausible qu'auparavant »416 et il ajoute : « certains groupes risquent de n'avoir que peu de désirs (si ce n'est aucun) d'agir justement (selon le principe utilitariste), ce qui entraînera une perte de stabilité »417. On peut en effet penser que les membres d'un groupe défavorisé seront peu enclins à accepter de favoriser encore davantage qu'il ne l'est déjà un groupe plus favorisé qui ne manifeste aucun souci pour leur bien. Selon Rawls, « le recours à l'utilité peut susciter des soupçons »418 : les plus défavorisés peuvent soupçonner les plus favorisés de masquer la recherche de leur avantage égoïste derrière le principe d'utilité. C'est alors la légitimité même du critère d'utilité qui est remise en question. Certains éprouvent une forme de défiance à l'égard du principe d'utilité et en contestent le caractère juste. Ils cesseront alors d'avoir une motivation suffisante à agir selon ce principe, ce qui constitue, pour la société régie par ce principe, un facteur d'instabilité. Comme Rawls le note de façon pertinente, afin de posséder une psychologie morale suffisamment stable, les utilitaristes sont obligés d'accorder à la capacité de sympathie une place centrale. De cette façon, « ceux qui ne tirent pas profit de l'amélioration de la situation des autres doivent s'identifier à l'augmentation de la somme (ou de la moyenne) de satisfaction, sinon ils ne chercheront pas à suivre le critère d'utilité »419. La sympathie permet alors aux membres de groupe défavorisé de jouir, par procuration, de la satisfaction des plus favorisés et de profiter indirectement de l'augmentation de la somme ou de la moyenne de satisfaction. Or, Rawls affirme à propos de ce sentiment de sympathie, qui consiste à se mettre à la place de l'autre et à ressentir ce que l'autre ressent : « de telles inclinations altruistes existent sûrement. Mais 415J. Rawls, (1971 / 1986), p. 539. 416J. Rawls, (1971 / 1986), p. 539. 417J. Rawls, (1971 / 1986), p. 539. 418J. Rawls, (1971 / 1986), p. 539. 419J. Rawls, (1971 / 1986), p. 539. 233 elles risquent d'être moins fortes que celles engendrées par les trois lois psychologiques »420 et plus loin : « en faisant directement appel à la sympathie comme base d'une conduite juste en l'absence de réciprocité, le principe d'utilité non seulement exige plus que la théorie de la justice comme équité, mais aussi dépend d'inclinaisons plus faibles et moins communes »421. On notera ici la récurrence des formules comparatives. Rawls s'applique ainsi à démontrer que la psychologie morale inhérente à l'utilitarisme est moins plausible que la psychologie morale de la TJE. L'argument est le suivant : tandis que la TJE s'appuie sur le souci de notre propre bien et sur le principe de réciprocité, l'utilitarisme fait appel à la sympathie. Or, selon Rawls la capacité à ressentir de la satisfaction lorsque l'autre en ressent est sans doute un trait de la nature humaine, mais elle y est moins généralement présente que le souci de notre propre bien. Elle constitue également un sentiment moins fort, notamment parce que la satisfaction ressentie par sympathie est ressentie de façon indirecte, trajet dont on peut estimer qu'il affaiblit le sentiment initial, ainsi que le reconnaissent d'ailleurs les utilitaristes. Rappelons ainsi qu'Adam Smith, qui fait pourtant reposer sa théorie des sentiments moraux sur le sentiment de sympathie, écrit : Les émotions du spectateur seront toujours très susceptibles de rester en deçà de la violence de ce qui est ressenti par celui qui souffre. Le genre humain, quoique naturellement sympathique, ne peut jamais concevoir à propos de ce qui advient à autrui ce degré de passion qui naturellement anime la personne principalement concernée422. Rawls en conclut que la motivation à agir selon un principe fondé sur la sympathie sera moins forte que la motivation à agir selon un principe fondé sur le souci de son propre bien combiné à l'idée de réciprocité. Dès lors, la comparaison entre le principe d'utilité et la TJE semble en faveur de la TJE, qui, selon la démonstration de Rawls, s'appuie sur une psychologie morale plus solide. La TJE est ici justifiée au sens où l'on détient une raison de la préférer aux conceptions concurrentes. Mais quel est ici le rôle de l'équilibre réfléchi ? À première vue, le concept semble totalement absent. La stratégie de justification qui opère par l'intermédiaire de la psychologie morale semble parfaitement indépendante, ce qui irait dans le sens de l'idée selon laquelle la conception rawlsienne de la justification est éclatée, chaque étape de la 420J. Rawls, (1971 / 1986), p. 539. Je souligne. 421J. Rawls, (1971 / 1986), p. 540. Je souligne. 422A. Smith, (1759 / 1999), p. 45. 234 théorie possédant une justification qui lui est propre, interprétation qui ruine la thèse de l'unité. Si l'on souhaite affirmer l'unité de la justification rawlsienne, il faut être capable d'indiquer que la justification opère, à chaque étape de la théorie, par l'intermédiaire d'un seul et même opérateur. Telle est bien la thèse que je cherche à soutenir et j'affirme que cet opérateur central de la justification rawlsienne, c'est l'équilibre réfléchi. L'équilibre réfléchi est, à chaque étape de la théorie rawlsienne, le véritable opérateur de la justification. C'est grâce à lui qu'on est autorisé à affirmer qu'il faut préférer la TJE aux autres conceptions de la justice. J'affirme également que pour que cette thèse soit plausible, il faut accepter une conception extensive de l'équilibre réfléchi : l'équilibre réfléchi ne se restreint pas à un équilibre entre nos jugements moraux. Il est un équilibre entre l'ensemble de nos jugements, qu'ils soient moraux ou non moraux. Pour le démontrer, on peut tout d'abord remarquer qu'il existe, à chaque étape de la théorie rawlsienne, une unité de questionnement. À chaque étape, la question est de savoir pourquoi il faut préférer une conception de la justice à une autre conception. C'est la question que se posent les partenaires dans la position originelle. C'est également la question que nous devons nous poser en aval du choix des principes. La démonstration est complète lorsqu'on s'aperçoit qu'à chaque fois, c'est le concept d'équilibre réfléchi qui fournit la solution à cette question. Ainsi par exemple, dans la position originelle, comment les partenaires choisissent-ils entre les différentes conceptions morales ? Pourquoi préfèrent-ils une conception à une autre ? Rawls écrit : En général, j'ai supposé que les personnes, dans la position originelle, connaissent les faits généraux sur le monde, y compris les principes psychologiques de base, et s'y réfèrent quand elles prennent leurs décisions423. Comme indiqué plus haut, le voile d'ignorance n'est pas un voile intégral. Les connaissances nécessaires au choix des principes sont accessibles aux partenaires de la position originelle. Or, Rawls indique bien que ce choix s'opère en tenant compte des connaissances générales en matière de psychologie. Ainsi, la psychologie morale, que Rawls présente dans le chapitre 8 de Théorie de la justice comme un élément de la troisième partie de la théorie, intervient en réalité dès le choix des principes, c'est-à-dire 423J. Rawls, (1971 / 1986), p. 498. 235 dès la position originelle qui constitue le premier moment de la théorie. On peut en conclure qu'il y a une unité de la théorie au sens où les différents moments de la théorie s'interpénètrent. On peut alors comprendre comment s'opère le choix en faveur de certains principes dans la position originelle. Ce choix semble s'opérer sous contrainte : il faut, dans le choix des principes, tenir compte de l'ensemble des connaissances et des jugements qui sont disponibles et choisir les principes qui sont le plus compatibles avec ces jugements. Si les partenaires dans la PO optent pour les principes de la TJE, c'est parce qu'ils estiment que ces principes sont, davantage que d'autres principes de justice, compatibles avec l'ensemble de leurs jugements qu'ils soient moraux ou non moraux. Or, c'est précisément ce qui définit la recherche de l'équilibre réfléchi : la recherche de principes qui soient capables de rendre compte de nos jugements. Il faut néanmoins souligner qu'il s'agit ici d'un équilibre réfléchi extensif : c'est avec des jugements de toutes natures, c'est-à-dire des jugements moraux et des jugements non moraux – comme c'est le cas de nos connaissances en matière de psychologie – que les principes doivent s'accorder. Ainsi, ce qui justifie le choix des partenaires dans la position originelle, c'est bien l'équilibre réfléchi : c'est bien parce que la TJE réalise mieux que les autres conceptions cet équilibre réfléchi extensif qu'elle apparaît comme préférable aux autres. C'est donc sur le concept d'équilibre réfléchi que repose la justification du choix des principes dans la première étape de la théorie424. Il en va de même dans la troisième étape de la théorie, moment de vérification lors duquel le point de vue adopté n'est plus celui des partenaires de la position 424On pourrait également insister sur le fait que le concept d'équilibre réfléchi intervient déjà au moment de la constitution de la position originelle elle-même. C'est ce que montre bien la section 4 de Théorie de la justice, qui s'intitule d'ailleurs « la position originelle et la justification ». Rawls écrit : « Dans notre recherche de la description préférable de cette situation, nous tenons compte de ces deux points de vue. Nous commençons par la décrire de manière à ce qu'elle corresponde à des conditions préalables généralement partagées et, de préférence, faibles. Ensuite, nous examinons si ces conditions sont assez fortes pour conduire à un ensemble non trivial de principes. Sinon, nous continuons à chercher des prémisses qui soient tout aussi raisonnables. Mais si cela réussit et que les principes correspondants s'accordent avec nos convictions bien réfléchies sur la justice, nous pouvons être satisfaits. Il est toutefois probable qu'il y aura des divergences. Dans ce cas, nous avons le choix : ou bien nous révisons nos propres jugements, car même les jugements que nous considérons provisoirement comme des points fixes sont susceptibles de révision. Par un processus d'ajustement, en changeant parfois les conditions des circonstances du contrat, dans d'autres cas en retirant des jugements et en les adaptant aux principes, je présume que nous finirons par trouver une description de la situation initiale qui, tout à la fois, exprime des conditions préalables raisonnables et conduise à des principes en accord avec nos jugements bien pesés, dûment élagués et remaniés. Je qualifie cet état final d'équilibre réfléchi », J. Rawls, (1971 / 1987), p. 46-47. On constate ici que la position originelle est elle-même construite par l'intermédiaire d'une recherche d'équilibre réfléchi. 236 originelle mais le nôtre. À cette étape, ce qui justifie qu'on préfère une conception de la justice à une autre conception, c'est qu'elle soit « la plus stable, toutes choses égales par ailleurs »425. Il faut ici comprendre que la justice n'est pas l'unique critère de validité d'une théorie de la justice : les jugements non moraux, notamment ceux qui sont issus de la psychologie morale, doivent également être pris en compte. Or, cette prise en compte passe elle aussi par l'intermédiaire du concept d'équilibre réfléchi. Ainsi, en imaginant que deux conceptions réalisent, de façon similaire, un équilibre réfléchi entre nos jugements moraux, il faudra préférer la conception qui s'approche davantage de l'équilibre réfléchi entre nos jugements moraux et nos jugements non moraux. Ici, à nouveau, l'opérateur de la justification, c'est l'équilibre réfléchi. Le concept d'équilibre réfléchi intervient donc à chaque moment de la théorie, en amont des principes ainsi qu'en aval. Il est véritablement le centre de gravité de la justification, centre autour duquel gravitent tous les autres concepts qui interviennent dans le processus de justification. Pour synthétiser ce long développement, on retiendra que la question de la justification n'est pas du tout négligée par Rawls. Elle est au contraire centrale dans la théorie rawlsienne. En vertu de la conception rawlsienne de la morale, elle emprunte néanmoins des voies singulières : la justification ne porte jamais exclusivement sur les présupposés qui sont les points de départ de la procédure qui mène aux principes de justice. Le cohérentisme moral de Rawls rend en effet impossible cette option. C'est, si l'on peut dire, « seulement » la théorie toute entière qui peut être justifiée et elle ne peut l'être qu'en comparaison avec d'autres. L'équilibre réfléchi, concept qu'il faut entendre dans son extension maximale, à savoir comme équilibre entre l'ensemble de nos jugements, qu'ils soient moraux ou non moraux, est dès lors le centre de gravité de la justification rawlsienne. (6) Les bases d'une justification alternative : une méthode herméneutique À l'occasion de cette longue reconstruction de la conception rawlsienne de la 425J. Rawls, (1971 / 1986),p. 537-538. Je souligne. 237 justification, je me suis efforcée de chercher à comprendre cette conception complexe et à rendre compte, autant que faire se peut, de sa cohérence et de son efficacité. J'applique ainsi le principe herméneutique de charité. Le fait de présupposer que la conception rawlsienne possède une rationalité maximale ne doit néanmoins pas nous empêcher de nous demander si Rawls atteint réellement son objectif et si la façon dont il prétend justifier sa conception de la justice est efficace. Ainsi, la conception rawlsienne semble résister à un certain nombre d'objections, au premier rang desquelles l'importante objection de conformisme. Elle semble cohérente et solide. Elle repose sur une conception de la morale qu'on peut juger pertinente. Néanmoins, une remarque me semble devoir être faite. Celle-ci ne devra pas nécessairement être comprise comme une objection frontale, mais plutôt comme l'expression d'un étonnement. Cette remarque est la suivante : très souvent, lorsque Rawls s'occupe de décrire la façon dont il procède dans sa recherche de principes de justice, il explique qu'il part d'idées qui, selon lui, sont « implicites » dans la culture publique des démocraties. Il est frappant de noter que ce terme est récurrent, en particulier à partir de Libéralisme politique. Le relevé suivant, qui n'est vraisemblablement pas exhaustif, le mettra en évidence. Rawls écrit : Ce sont les convictions bien arrêtées de ce genre, comme la croyance dans la tolérance religieuse et le rejet de l'esclavage, ainsi que les idées et les principes fondamentaux qui sont implicites en elles, que j'essaie de rassembler et d'organiser de manière cohérente en une conception politique de la justice426. Son contenu [celui de la TJE] est exprimé en utilisant certaines idées fondamentales implicites dans la culture politique publique d'une société démocratique427. Dans une société démocratique, il y a une tradition de pensée démocratique dont le contenu est bien connu et intelligible pour les citoyens et leur sens commun éduqué d'une manière générale. Les principales institutions de la société et les formes acceptées de leur interprétation sont considérées comme un fond d'idées et de principes implicitement partagés428. L'idée fondamentale et organisatrice de la théorie, dans le cadre de laquelle les autres idées fondamentales sont reliées systématiquement, est celle de la société comme système équitable de coopération à travers le temps, et donc entre une génération et la 426J. Rawls, (1993 / 1995), p. 32. Je souligne. 427J. Rawls, (1993 / 1995), p. 38. Je souligne. 428J. Rawls, (1993 / 1995), p. 38. Je souligne. 238 suivante. Mon exposé commence par cette idée que je crois être implicite dans la culture publique de la démocratie429. La culture politique d'une démocratie qui a relativement bien fonctionné pendant une période de temps considérable contient normalement, du moins de manière implicite, certaines idées intuitives fondamentales à partir desquelles on peut élaborer une conception politique de la justice valable pour un régime constitutionnel430. Lorsqu'on se penche sur ce que dit Rawls de la provenance des idées qui servent de fondement aux principes de la TJE, on peut être frappé par la récurrence de la formulation qui indique que ces idées sont implicites dans la culture politique publique, ou – pour le dire autrement – dans la « tradition » des sociétés démocratiques. Si je souhaite insister sur ce terme, c'est que j'estime qu'il nous dit quelque chose du rôle de la théorie politique et de la fonction du philosophe politique. Il me semble en effet qu'en affirmant que la TJE se fonde sur des idées implicites dans la culture politique publique des démocraties, Rawls assigne à la théorie politique le rôle d'expliciter et d'ordonner ces idées implicites. Le rôle de la théorie politique, c'est ainsi tout d'abord de rendre explicite ce qui, initialement, n'est qu'implicite. C'est de rendre visible ce qui est initialement présent tout en étant recouvert. On remarquera que cette position est tout à fait cohérente avec le contextualisme de Rawls, c'est-à-dire avec l'idée selon laquelle la théorie politique ne se produit pas elle-même, à partir de rien, mais qu'elle travaille sur la base d'une tradition particulière. On remarquera ainsi que le terme « tradition » est lui aussi récurrent dans le vocabulaire de Rawls, en particulier à partir de Libéralisme politique, ce dont on pourrait s'étonner tant Rawls a été critiqué pour sa prétendue déconnexion à l'égard de tout contexte historique et culturel. Mais le travail du philosophe n'est pas simplement un travail d'explicitation. Il est également un travail d'ordonnancement et de sélection. Rawls souligne que la tradition démocratique n'est pas univoque. Elle est plutôt traversée par des idées concurrentes, qui ne sont pas toujours compatibles les unes avec les autres. La tradition démocratique est, en ce sens, une tradition complexe. Le rôle du philosophe est alors d'indiquer, parmi les différentes idées qui sont présentes dans la culture politique publique, comme par exemple parmi les différentes conceptions de la liberté ou de 429J. Rawls, (1993 / 1995), p. 40. Je souligne. 430J. Rawls, (1993 / 1995), p. 64. Je souligne. 239 l'égalité, quelles sont les idées qui nous permettent de parvenir à la formulation de principes la plus satisfaisante. Tel est donc le rôle du philosophe politique : explicitation et sélection. Or, à proprement parler, expliciter et sélectionner, c'est interpréter. Chez Rawls, le philosophe est un interprète et on peut considérer que – même si Rawls ne le formule jamais ainsi – son libéralisme est un libéralisme politique herméneutique. En effet, interpréter, c'est passer de l'implicite à l'explicite. Interpréter, c'est déplier ce qui initialement était plié, c'est-à-dire ce dont le sens n'était pas immédiatement articulé. C'est donner une expression claire à ce qui n'était que confusément présent. Mais interpréter, c'est également indiquer quel est, parmi les différentes possibilités, le sens qu'il faut retenir. Interpréter, c'est donc bien sélectionner. Or, si c'est là la tâche du philosophe, le philosophe est bien un interprète. Mais dans ce cas, il doit également être capable de répondre de son interprétation. En effet, si interpréter c'est indiquer un sens qui n'était pas immédiatement accessible, toute interprétation appelle une justification. Le principe même de l'interprétation implique mécaniquement la nécessité de la justification. En effet, dans le passage qui conduit de l'implicite à l'explicite, une multiplicité d'interprétations possibles apparaissent et celui qui propose une interprétation doit être capable de montrer pourquoi il retient telle interprétation plutôt que telle autre interprétation concurrente. Il doit être capable de démontrer que l'interprétation qu'il retient est, parmi la multiplicité des interprétations, la meilleure des interprétations. La nécessité de la justification est d'autant plus pressante que dans l'interstice qu'ouvre l'interprétation, l'erreur d'interprétation peut toujours s'immiscer. Il faut donc être capable de démontrer que l'interprétation qu'on propose est la bonne interprétation et non une projection abusive. Or, c'est justement sur ce point que l'œuvre normative de Rawls peut laisser un sentiment d'inachèvement. Si Rawls reconnaît que le geste qui est le sien est bien un geste d'interprétation, comme en atteste la récurrence du terme « implicite » et l'idée selon laquelle le philosophe politique construit un passage sélectif de l'implicite vers l'explicite, il ne semble pas, à proprement parler, fournir de justification directe de son interprétation. Dans l'œuvre normative de Rawls, le travail herméneutique qui rend explicites des idées implicitement présentes dans la culture politique publique et qui justifie leur sélection n'est jamais visible. Comme je l'indiquais au début de ce chapitre, 240 la procédure par laquelle des « idées familières » deviennent des « idées fondamentales » n'est jamais explicite. C'est ce que constate également Aaron James dans l'un de ces articles intitulé “Constructing Justice for Existing Practice : Rawls and the Status Quo”431. Aaron James y propose une lecture continuiste de l'œuvre de Rawls. Selon lui, Rawls, qu'il s'intéresse à la justice domestique – c'est-à-dire à la justice à l'échelle d'un État-nation – ou à la justice internationale, utilise une seule et même méthode, qui consiste dans le fait de partir d'une pratique déjà existante. Selon James, Rawls part d'une pratique, en identifie les participants, construit une position originelle et, enfin, détermine les principes sur lesquels les parties se mettraient d'accord. James affirme alors que les principes sont fondés sur l'interprétation d'une pratique. Il écrit : “Rawls's method has “interpretivist” underpinnings; original position reasoning is partly grounded in what has come to be called “constructive interpretation” of existing practices”432. L'interprétation de la pratique de la justice domestique conduit par exemple Rawls à adopter une ontologie individualiste dans cette sphère, alors que lorsqu'il est question de justice internationale, ce sont les peuples qui sont pris comme entité de référence. Selon James, ce choix ontologique est fondé sur l'interprétation des pratiques différentes que sont la justice domestique et la justice internationale, telles qu'elles existent déjà en tant que pratique. C'est la raison pour laquelle il conclut que la méthode de Rawls possède ce qu'il appelle des « “interpretivist” underpinnings », expression qu'on pourrait traduire par « soubassements herméneutiques ». Mais, ce qui importe avant tout, c'est cette remarque d'Aaron James : While Rawls does expressly present himself as explicating what is implicit in our public political cultures, and while he does occasionally appeal to defining historical examples and public texts or traditions, he does not explicitly carry out the dirty work of interpretive argument433. James souligne le fait que Rawls semble adopter une attitude incohérente. Il assume la fonction d'interprète, estimant que seule une interprétation peut nous conduire aux idées fondamentales, mais ne se plie pas aux règles de l'interprétation. Il se refuse à faire le « sale boulot » que constitue le travail herméneutique. En effet, de la part d'un 431A. James, (2005). 432A. James, (2005), p. 4-5. 433A. James, (2005), p. 25. 241 interprète, on serait en droit d'attendre une exploration précise et minutieuse du matériau qu'il utilise pour construire son interprétation. On serait donc en droit d'attendre de Rawls qu'il nous démontre que l'interprétation de son matériau, à savoir la culture politique publique des démocraties, conduit véritablement aux idées fondamentales qui sont les fondements des principes de la TJE. Or, ici, Rawls semble être en défaut de plusieurs façons. D'une part, Rawls reste assez vague quant au matériau concret qui forme la « culture politique publique ». Il distingue la culture politique publique de la « culture environnante » de la société civile et affirme que « cette culture politique publique comprend les institutions politiques d'un régime constitutionnel et les traditions publiques de leur interprétation (y compris les traditions du pouvoir judiciaire) ainsi que les textes et documents historiques connus de tous »434 alors que la culture environnante contient les « doctrines compréhensives de toutes sortes – religieuses, philosophiques et morales »435 qui « constituent la culture sociale et non pas politique, la culture de la vie quotidienne, de ses nombreuses associations: Églises et Universités, sociétés savantes et scientifiques, clubs et équipes, pour n'en nommer que quelques-unes »436. Cette distinction ne nous indique pas précisément quel est le matériau concret sur lequel l'interprétation se fondera. Ce matériau semble inclure des « institutions », qui sont déjà elles-mêmes interprétées, aussi bien que des textes et des documents historiques. Mais Rawls ne précise pas quelles sont ces institutions, ni de quelle façon elles sont interprétées. Il ne précise pas non plus quels sont ces textes et ces documents dont il affirme qu'ils sont connus de tous. Le matériau de l'interprétation semble donc extensif et vague. D'autre part, – et c'est sans doute le point le plus important – Rawls ne démontre à aucun moment comment, à partir de son matériau, il est conduit aux idées fondamentales de la TJE. À aucun moment il n'interprète en acte. À aucun moment il ne nous montre que tel texte précis, dont il aurait démontré au préalable qu'il fait bien partie de la culture politique publique des démocraties, nous conduit indubitablement aux idées fondamentales de la TJE. Il ne démontre jamais, sur la base de textes précis, qu'une bonne interprétation de ces textes nous conduit, par exemple, à la définition de la société ou à la conception de la personne qu'il retient comme points de départ de la TJE. 434J. Rawls, (1993 / 1995), p. 38. 435J. Rawls, (1993 / 1995), p. 38. 436J. Rawls, (1993 / 1995), p. 38. 242 À aucun moment il ne démontre que d'autres points de départs, comme ceux, par exemple, que Nozick utilisent, constituent de mauvaises interprétations de la culture politique démocratique. On peut donc tomber d'accord avec l'analyse de James : tout se passe comme si Rawls savait bien que seule une méthode herméneutique constitue la véritable justification des présupposés d'une conception de la justice, mais qu'il refusait – peutêtre apeuré par l'ampleur du travail historique que cette tâche suppose – de se plier aux règles de l'interprétation et de faire le « sale boulot » herméneutique. Si tel est bien le cas, on peut juger que la théorie rawlsienne est en défaut. Elle reconnaît la valeur de la méthode herméneutique mais n'en respecte pas les contraintes. Si l'on s'arrêtait là, cette remarque aurait valeur de critique. Néanmoins, une autre stratégie est possible. Lorsqu'on s'intéresse à l'œuvre de Rawls, on remarque que cette œuvre n'est pas uniforme. Elle est plutôt constituée de deux pans que, la plupart du temps, on lit – lorsqu'on les lit tous les deux – de façon indépendante. Il y a ainsi d'un côté l'œuvre théorique et normative, constituée d'une multiplicité d'articles et d'ouvrages majeurs comme Théorie de la justice et Libéralisme politique, et de l'autre une œuvre historique, constituée de deux volumes, les Lectures on the History of Moral Philosophy437 et les Lectures on the History of Political Philosophy 438. L'œuvre théorique et normative de Rawls a reçu une grande attention. Elle a été traduite en de nombreuses langues, a fait l'objet de centaines de publications. En revanche, l'œuvre historique a été le plus souvent négligée. Le fait que les Lectures aient été publiées si tardivement – en 2000 et en 2008 – est à ce titre révélateur. Seuls certains élèves de Rawls semblent s'être intéressés à ces textes, parfois pour des raisons biographiques, parfois par fidélité pour leur professeur. Mais il me semble que l'intérêt proprement théorique de ces textes n'a pas encore été réellement exploré et qu'aucune tentative de lecture intégrale de l'œuvre, c'est-à-dire d'une lecture qui chercherait à mettre en rapport l'œuvre théorique et l'œuvre historique, n'a été menée. Une telle lecture semble pourtant nécessaire. Les Lectures on the History of Moral Philosophy et les Lectures on the History of Political Philosophy sont le résultat 437J. Rawls, (2000a / 2008). Dans le corps du texte, j'emploierai l'abréviation LHMP pour désigner l'édition américaine et l'abréviation LHPM pour désigner sa traduction française. 438J. Rawls, (2008). J'emploierai l'abréviation LHPP pour désigner ce volume, qui, à ce jour, n'est pas traduit en français. 243 de la carrière d'enseignant de Rawls, longue de plus de trente ans. Rawls a en effet, d'un bout à l'autre de sa carrière universitaire, pratiqué l'enseignement et cet enseignement n'a cessé de porter sur les textes fondamentaux de la tradition philosophique. On peut choisir de n'y voir qu'un élément biographique et anecdotique. On peut également choisir d'y voir un fait significatif d'un point de vue philosophique. Ainsi, si Rawls n'avait pas souhaité enseigner, ou ne plus enseigner après la parution de Théorie de la justice, il aurait sans doute pu le faire. Grâce au prestige acquis avec la parution de Théorie de la justice, il aurait également pu concentrer son enseignement sur ses propres recherches et constructions théoriques. Or, s'il a bien consacré une partie de son enseignement à sa propre doctrine, il n'a cessé d'enseigner l'histoire de la philosophie. Il n'a cessé de revisiter les textes de la tradition, alimentant sa lecture à l'aune des publications scientifiques les plus récentes en histoire de la philosophie. N'est-ce pas là le signe que l'histoire de la philosophie joue un rôle crucial dans l'œuvre théorique et normative de Rawls ? Telle est l'hypothèse que je voudrais soutenir et soumettre à l'étude des Lectures439. Cette hypothèse est la suivante : sauf à condamner la légèreté de Rawls, on peut chercher dans l'œuvre historique le travail herméneutique qui n'est pas mené dans l'œuvre théorique et normative. Cette lecture me semble plus compatible avec le principe de charité que j'ai adopté dans ma lecture de l'œuvre normative et je souhaite l'appliquer à l'ensemble de l'œuvre. La question que je poserai aux Lectures est donc la suivante : les Lectures sont-elles le lieu dans lequel le véritable travail herméneutique, le « sale boulot » qu'évoque Aaron James, est pratiqué ? L'interprétation des grands textes de la tradition que Rawls propose lui permet-elle de justifier les présupposés de la TJE ? 439Je désignerai sous ce terme générique les deux volumes regroupant le travail historique de Rawls : les Lectures on the History of Moral Philosophy (LHMP) et les Lectures on the History of Political Philosophy (LHPP). 244 Deuxième partie La justification des présupposés : l'hypothèse herméneutique 245 Chapitre 6 Pourquoi lire ? La fonction philosophique de l'histoire de la philosophie (1) L'hypothèse herméneutique : un bref rappel Un bref rappel concernant l'hypothèse que je chercherai à tester. Cette hypothèse est le résultat du cheminement qui a occupé toute ma première partie. Il me semble être parvenue à établir que si le libéralisme se définit par une prétention à la neutralité (chapitre 1), cette prétention libérale à la neutralité ne doit pas être comprise comme une prétention à la neutralité radicale ou axiologique. Les positions libérales ne prétendent pas et ne peuvent prétendre se passer de tout présupposé substantiel. La neutralité procédurale est impossible (chapitre 2). La neutralité à laquelle le libéralisme prétend doit plutôt être comprise comme neutralité des justifications. De plus, une justification neutre n'est pas une justification qui se passe de toute référence à des valeurs morales. C'est plutôt une justification qui n'a recours qu'à des idées politiques du bien, ou, pour le dire autrement, à des idées du bien non controversées que Rawls appelle également « idées fondamentales » (chapitre 3). Pour terminer, une fois ces « idées fondamentales » explicitées (chapitre 4), j'ai interrogé les diverses stratégies de justification employées afin de démontrer que l'une des pistes évoquées par Rawls – la piste herméneutique – ne semble pas véritablement exploitée ni menée à son terme (chapitre 5). Ainsi, alors que, très souvent, Rawls semble reconnaître que les « idées fondamentales » sont justifiées parce qu'elles sont implicites dans la culture politique publique et que, ce faisant, il semble affirmer que la justification doit emprunter la voie de l'interprétation, il ne s'adonne nulle part – tout au moins dans son œuvre normative – à un tel travail. Mon hypothèse est dès lors la suivante : on peut espérer trouver dans l'œuvre historique de Rawls le travail herméneutique qui est évoqué dans l'œuvre normative sans y être à proprement parler mené. Les Lectures seraient, si cette hypothèse peut être vérifiée, le lieu de la justification des présupposés sur lesquels Rawls construit les principes de la TJE. Il s'agit ici d'explorer les deux volumes des Lectures et de chercher 247 à tester cette hypothèse. L'une des questions de fond que j'aurai à résoudre est de savoir comment et pourquoi des textes issus de la tradition philosophique pourraient avoir un effet de justification. Comment, des textes issus de la tradition philosophique et de leur interprétation, pourrait émerger une justification des présupposés substantiels sur lesquels la TJE repose ? Avant d'en venir à cet important problème, il me faut procéder à une première présentation des Lectures. La question se pose en effet tout d'abord de savoir quel est le statut qu'il faut accorder aux Lectures dans la mesure où ce statut n'est pas sans poser problème. Au premier abord, les Lectures sont d'abord une simple compilation de cours, résultat de la carrière d'enseignant de Rawls. Or, ces Lectures n'ont été publiées que très tardivement, notamment parce que Rawls s'est longtemps opposé à leur publication. Cette résistance devrait peut-être nous rendre suspicieux à l'égard de ces textes et, sans doute, encore davantage à l'égard de l'hypothèse évoquée précédemment. En effet, on peut penser que Rawls ne se serait pas opposé à la publication de ces textes s'ils possédaient un véritable intérêt philosophique et s'ils jouaient un rôle important dans la justification des présupposés de la TJE, comme j'espère pouvoir le démontrer. Dans ce sixième chapitre, je chercherai donc à clarifier le statut des Lectures. Je chercherai à montrer que, si elles sont sans doute et à des degrés variés des objets à part dans l'œuvre de Rawls, il est légitime de les considérer comme des textes à proprement parler et d'affirmer qu'elles constituent une partie à part entière de l'œuvre de Rawls. Il me semble, qu'à ce titre, il est également légitime de les considérer comme un matériau sur lequel on peut construire une interprétation. Je chercherai en outre à montrer que Rawls adosse les Lectures à une conception singulière de la pratique de l'histoire de la philosophie et que par conséquent il semble tout à fait légitime de penser que ces textes possèdent un intérêt proprement philosophique. Ce faisant, j'espère apporter une première confirmation à l'hypothèse selon laquelle les Lectures jouent un rôle dans la justification des présupposés sur lesquels repose la TJE. 248 (2) Les Lectures, un l'interprétation de la TJE ? matériau légitime pour Le travail de Rawls dans le domaine de l'histoire de la philosophie nous est accessible par l'intermédiaire de deux volumes : d'une part, les Lectures on the History of Moral Philosophy (LHMP), publiées en 2000 et traduites en français sous le titre Leçons sur l'histoire de la philosophie morale (LHPM), et d'autre part les Lectures on the History of Political Philosophy (LHPP), publiées six ans après la mort de Rawls, en 2008, et qui, à ce jour, ne sont pas traduites en français. Chacun de ces volumes a été édité par un élève de Rawls – Barbara Herman pour les LHMP et Samuel Freeman pour les LHPP. L'éditeur a, à chaque fois, pris soin de rédiger un avant-propos en ouverture des Lectures. Ces deux avant-propos nous donnent un certain nombre d'informations utiles : ils nous permettent en premier lieu de comprendre quels sont les différents matériaux qui ont été utilisés pour réaliser ces deux ouvrages. Ils nous indiquent également quelles furent les conditions de publication de ces Lectures. Sur cette base, je pense pouvoir démontrer que les deux volumes des Lectures peuvent légitimement être considérés comme des textes, qu'ils doivent être inclus dans l'œuvre de Rawls et, surtout, qu'on peut les considérer comme un matériau légitime pour construire une interprétation de l'œuvre de Rawls. (2.1) Le statut des Leçons sur l'histoire de la philosophie morale (2.1.1) Le matériau des Leçons sur l'histoire de la philosophie morale. Le critère d'écriture Ce volume publié se présente comme un parcours historique de la philosophie morale moderne. Après une introduction qui cherche à établir la spécificité de la philosophie morale moderne et ce qui la différencie de la philosophie morale classique, c'est-à-dire ici de la philosophie morale de l'antiquité grecque, Rawls propose une série de leçons qui s'organisent au fil d'un parcours historique. Cinq leçons sont d'abord consacrées à Hume, puis deux à Leibniz, dix à Kant et, enfin, deux à Hegel. Le cœur de ces Leçons sur l'histoire de la philosophie morale semble se trouver dans ces leçons consacrées à Kant. Dans son avant-propos, Barbara Herman nous donne un certain nombre de 249 renseignements intéressants concernant les matériaux qui ont été utilisés afin de former ce volume. Elle explique que les LHMP sont le résultat de la longue carrière de Rawls qui, durant plus de trente ans, a enseigné la philosophie morale et politique à Harvard. Or, souligne-t-elle, ces cours ont évidemment subi un certain nombre d'évolutions au fil des années. Afin d'en rendre compte, Barbara Herman propose un rapide parcours de cette carrière d'enseignant et y repère plusieurs périodes importantes. Tout d'abord, avant 1977, Herman mentionne un cours d'introduction destiné à des étudiants de premier cycle, tantôt appelé « éthique », tantôt « psychologie morale ». Dans le cadre de ce cours, Rawls évoquait un certain nombre de figures différentes : Aristote, Kant, Mill, mais aussi Hume, Sidgwick ou Ross. Selon Herman, l'un des enjeux de ce cours était tout d'abord de présenter les différents types de raisonnement moral – le perfectionnisme, l'utilitarisme, l'intuitionnisme et le constructivisme kantien – mais également d'insister sur l'importance du rôle social d'une conception morale. Selon Herman, les cours de Rawls subissent un changement important au milieu des années 70. Rawls commence, durant cette période qui coïncide avec celle des Dewey Lectures, à se concentrer sur l'étude de la philosophie morale de Kant. Rawls construit un nouveau matériau de cours sur Kant, qu'il enseigne pour la première fois lors d'un séminaire destiné à des étudiants de deuxième et troisième cycles. C'est à l'occasion des “Kant lectures” de l'automne 1977 que, pour la première fois, Rawls fait circuler ses notes de cours parmi les étudiants, afin de leur faciliter la tâche. Comme le précise Herman, à partir de 1978, Rawls prend l'habitude de mettre à jour ces notes et d'en distribuer la nouvelle version chaque fois qu'il donne ce cours. Ces “Kant lectures” subissent des modifications importantes en 1979, 1987 et 1991. Au milieu des années 80, Rawls ajoute aux leçons sur Kant quatre leçons sur Hume et deux leçons sur Leibniz. Les leçons sur Kant sont assez profondément modifiées. Alors que dans leurs premières versions, Rawls consacrait l'essentiel de son attention aux Fondements de la métaphysique des mœurs, il cherche à corriger progressivement cette présentation dont il estime qu'elle ne permet pas de donner une vision exacte de la contribution de Kant à la morale dans la mesure où certaines idées fondamentales ne sont formulées que dans La Critique de la raison pratique, dans La Religion dans les limites de la simple raison ou dans la Doctrine de la vertu. 250 En 1991, Rawls délivre ce cours de philosophie morale pour la dernière fois. Il y ajoute une leçon sur Hume, portant leur nombre à cinq. On retrouve les deux leçons sur Leibniz. Les leçons sur Kant sont au nombre de dix : quatre d'entre elles sont consacrées au Fondements de la métaphysique des mœurs, et les six autres concernent la priorité du juste, le constructivisme, le fait de la raison, la liberté, la psychologie morale de la Religion dans les limites de la simple raison, et l'unité de la raison. Deux leçons sur Hegel trouvent également leur place. Ce que Barbara Herman nous donne à lire en publiant les LHMP correspond donc à la dernière version des cours de philosophie morale de Rawls, la version de 1991. Le texte a été établi à partir des notes de cours distribué par Rawls lui-même, à l'exception – précise Barbara Herman – des leçons sur Hegel, pour lesquelles Rawls n'a jamais distribué de texte écrit. Le texte des leçons sur Hegel a été établi à partir de notes que Rawls avait rédigées pour ce cours de philosophie morale et pour des cours de philosophie politique440. Or, le fait que le texte que nous lisons soit le résultat final de ce long parcours, de ce parcours long d'une carrière tout entière, me semble constituer un premier argument important en faveur de l'idée selon laquelle les LHMP peuvent être considérées comme un texte. On peut en effet se poser la question de savoir à quelle condition on peut considérer qu'un texte est un texte et, plus précisément, à quelle condition on peut légitimement attribuer un texte à un auteur, l'incorporer, aux côtés d'autres textes, à ce qui constitue l'œuvre de cet auteur, et développer, sur cette base, une interprétation de l'œuvre de l'auteur. Certains soutiendront une conception extensive de l'œuvre, considérant que tout ce qu'un auteur a écrit ou dit fait partie de son œuvre. Cette conception extensive présente pourtant un défaut important. Elle aboutit à mettre sur le même plan des textes dont l'auteur considérait qu'ils étaient, dans leur forme comme dans leur contenu, suffisamment achevés pour qu'il les assume pleinement et les reconnaisse comme siens, et d'autres objets – des brouillons, des tentatives parfois avortées, des positions soutenues à une période puis rectifiées en profondeur ou même abandonnées – qui, eux, n'étaient pas considérés comme tels. Une conception extensive 440Concernant le matériau à partir duquel les leçons sur Hegel ont été constituées, on se reportera à J. Rawls, (2000a), p. xiv, note 3. Herman écrit : “the Hegel lectures in this volume we compiled by the editor from Rawls's notes for those classes, and from some partial notes for lecture in his political philosophy course. Rawls read through them in 1998 and made some changes. Given Rawls's longstanding interest in Hegel, to have in print even a little of his view of Hegel's contribution to moral philosophy seemed to warrant the editorial license”. 251 de l'œuvre risque donc d'avoir un effet néfaste, celui de brouiller les positions qu'on peut, ou non, attribuer à un auteur. Dans cette perspective, et si l'on pense devoir opter pour une vision plus restreinte de l'œuvre, l'un des critères qui pourra nous aider à déterminer qu'un texte est bien un texte au sens fort, c'est-à-dire un matériau légitime pour l'interprétation, c'est un critère d'écriture : si l'on peut établir qu'un texte a été écrit, au sens fort du terme, par un auteur, on dispose d'un critère suffisant pour incorporer ce texte à l'œuvre de l'auteur et le considérer comme un matériau pour l'interprétation. On considérera par exemple que les notes d'un cours, donné une seule fois en début de carrière, ne constituent pas à proprement parler un texte. Ce qui distingue l'un et l'autre, c'est qu'un texte n'est pas un premier jet. Pour qu'il soit incorporé à l'œuvre d'un auteur, un texte doit être, dans sa forme comme dans son contenu, relativement abouti. Cela suppose qu'un certain processus de maturation et de corrections successives ait été possible. Si l'on veut éviter une conception trop restreinte de l'œuvre, on adoptera le critère d'écriture comme critère suffisant et non comme critère nécessaire : établir qu'un texte a fait l'objet d'un long processus de maturation et de corrections successives, de façon à aboutir à une forme et à un contenu que l'auteur considère comme plus ou moins définitif constitue un critère suffisant pour incorporer cet objet à l'œuvre de l'auteur et le considérer comme un matériau pour l'interprétation de cette œuvre. Certains textes pourront néanmoins être considérés comme des parties de l'œuvre d'un auteur sans remplir le critère d'écriture, si, par exemple, l'auteur a explicitement reconnu ces textes comme siens. Ce critère d'écriture semble bien pouvoir s'appliquer à ce que nous lisons dans le volume des LHMP. Ainsi, tout d'abord, ce que nous lisons, c'est un texte qui a été entièrement rédigé par l'auteur. Barbara Herman souligne que les leçons n'ont pas nécessité, avant d'être rendues publiques, de travail d'édition considérable. Elle écrit : The editorial work on the lectures, has, accordingly441, been minor. Apart from sorting out obscure abbreviations, checking quotations, and cleaning up some of the inevitable roughness of a teaching manuscript, the lectures have been left as Rawls distributed them in 1991442. Si un important travail d'édition n'a pas été nécessaire, c'est que les leçons n'étaient pas qu'un ensemble de notes éparses. Elles avaient fait l'objet d'un travail de rédaction et de 441Ce terme se réfère au paragraphe précédent. Il souligne qu'il s'agissait là également de la volonté de Rawls 442J. Rawls, (2000a), p. xviii. 252 reprise. Herman mentionne néanmoins que les leçons sur Hegel peuvent faire figure d'exception : elles se trouvaient initialement dans un état d'achèvement moins abouti. Dans ce cas de figure, Rawls semble lui-même avoir participé au travail d'édition, opérant un certain nombre de corrections sur le texte qui avait été établi à partir de diverses notes de cours. Ainsi, si le texte a, cette fois, été établi par l'éditeur, il a été corrigé et approuvé par l'auteur. On peut ainsi considérer que le texte qui constitue ce volume est le résultat d'une très longue maturation. Ces leçons sont le résultat de plus de trente années d'enseignement et de fréquentation des penseurs fondamentaux de la philosophie morale moderne. Le texte a été rédigé et a fait l'objet de corrections successives, dans sa forme comme dans son contenu. C'est bien ce que nous permet d'établir l'avant-propos de Barbara Herman. En indiquant les changements successifs que Rawls a fait subir à ses cours, Herman montre bien que ces leçons ont été travaillées et retravaillées. Elles ont été progressivement complétées, de façon à mieux remplir leur objectif. Ainsi par exemple, le plan des leçons sur Kant a subi des modifications importantes de façon à gommer la focalisation initiale sur les Fondements de la métaphysique des mœurs, dont Rawls considérait qu'elle rendait mal compte de la contribution de Kant à la morale. Les corrections successives qui ont été opérées sur ces leçons ont, du point de vue de l'auteur de ces leçons, amélioré le texte. Ces corrections indiquent en outre que la version que nous lisons possède un certain degré d'achèvement. On peut sans doute estimer que ces leçons auraient sans doute été à nouveau modifiées si la carrière de Rawls avait été encore plus longue. Il n'en demeure pas moins, que, dans l'état qui est le leur, elles constituent un résultat relativement abouti. Ainsi, si les leçons des LHMP se plient au critère d'écriture, on détient un premier argument en faveur de l'idée selon laquelle ces textes peuvent être considérés comme des textes au sens fort du terme. Ils peuvent donc être reconnus comme faisant partie intégrante de l'œuvre de Rawls et être considérés comme un matériau pour un travail d'interprétation. Une autre question demeure néanmoins importante, qui nous permettra 253 d'introduire un second critère. En effet, si les leçons sont le résultat d'une longue maturation et d'une série de corrections successives, si elles sont donc relativement abouties dans leur forme comme dans leur contenu, pourquoi Rawls s'est-il longtemps opposé à leur publication ? N'est-ce pas là le signe qu'il ne faut pas leur accorder un statut identique aux textes qui constituent l'œuvre philosophique de Rawls, comme Théorie de la justice ou Libéralisme politique, dont Rawls a au contraire encouragé la publication ? (2.1.2) La publication des Leçons sur l'histoire de la philosophie morale Dans son avant-propos, Barbara Herman revient précisément sur les conditions de publications des LHMP. Elle écrit : Rawls never intended that his lectures be published. As he saw things, they were not serious works of scholarship, but were aimed at helping his students and himself to understand and appreciate the thought of a set of important figures in the history of moral philosophy, most prominently Kant. Too many questions remained unanswered, too much was obscure for them to be of value to anyone, he often said. It was only after many years of resistance that he finally agreed to let the project go forward 443. Les cours de Rawls n'étaient pas, dans son esprit, destinés à être publiés, contrairement à des ouvrages comme Théorie de la justice ou Libéralisme politique. Les versions écrites qu'il faisait circuler n'avaient qu'une finalité pédagogique : il s'agissait d'aider les étudiants à mieux s'approprier les différents auteurs dont il était question dans ces cours. Herman souligne même que Rawls s'est, pendant longtemps, activement opposé à la publication de ces cours. Cela peut nous conduire à penser que les LHMP n'ont clairement pas le même statut que des textes comme Théorie de la justice ou Libéralisme politique et même nous pousser à affirmer qu'elles ne doivent pas être considérées comme un matériau sur lequel construire une interprétation de l'œuvre de Rawls. Le fait que Rawls se soit longtemps opposé à la publication de ces leçons infirmerait alors d'emblée l'hypothèse qui est la mienne. On peut en effet estimer que si les Lectures jouaient un rôle important en termes de justification, Rawls ne se serait jamais opposé à leur publication. Il l'aurait au contraire souhaitée et favorisée, comme ce fut le cas pour le volet proprement philosophique de son œuvre. C'est ici un second critère permettant de définir à quelle condition un texte doit 443J. Rawls, (2000a), p. xviii. 254 être considéré comme un matériau pour l'interprétation qui se découvre : le critère de publication. On considérera en effet qu'on a affaire à un matériau pour l'interprétation lorsqu'un auteur autorise et encourage la publication d'un texte. Ce faisant, en effet, il le reconnaît lui-même comme sien. Il indique, par ce geste, que ce texte doit être considéré comme une partie intégrante de son œuvre. Ce second critère complète le premier : même si un texte ne répond pas au critère d'écriture, l'autorisation de publication nous autorisera à le considérer comme un matériau pour l'interprétation. Or, il me semble que si l'on accepte ce second critère, on dispose alors d'une raison supplémentaire d'inclure les LHMP dans l'œuvre de Rawls. Ainsi, si Rawls a en effet longtemps résisté à la publication de ses leçons de philosophie morale, il a fini par adhérer à ce projet de publication. Or, il n'y a pas de raison de ne pas accorder au fait que Rawls ait finalement donné son accord pour la publication de ces textes au moins autant d'importance qu'au fait qu'il s'y soit longtemps opposé. En acceptant que ces textes soient publiés et en participant activement au travail d'édition, corrigeant les textes dont il n'était pas suffisamment satisfait, Rawls semble les avoir reconnus comme siens. Ce faisant, il semble également indiquer qu'ils appartiennent bien à son œuvre et peuvent être considérés comme tels. La longue résistance de Rawls ne doit donc vraisemblablement pas être interprétée comme un déni de paternité. Les remarques de Barbara Herman nous aident ainsi à mieux la comprendre. Selon elle, ce qui explique cette longue résistance, c'est d'abord le fait que Rawls ne se considérait pas lui-même, à proprement parler, comme un historien de la philosophie et que, partant, il considérait que ses cours contenaient encore, même dans leur version la plus aboutie, un nombre important d'imperfections, et qu'ils n'étaient pas une contribution valable à l'histoire de la philosophie. On peut donc considérer que c'est une double modestie qui est à l'origine de la résistance de Rawls. Modestie qui est d'abord liée au statut et au travail qu'il estime être le sien : il estime que ses leçons ne doivent pas être considérées comme un véritable travail d'histoire de la philosophie. Comme Rawls le sait très bien puisqu'il s'y réfère régulièrement dans ses leçons, d'autres font ce travail, de façon précise et scientifique. Il considère que ce n'est pas son cas. Il estime ainsi que ce qu'il produit n'apporte rien de nouveau ou d'essentiel au progrès de l'histoire de la philosophie. 255 La modestie de Rawls est également une modestie à l'égard des textes et des auteurs sur lesquels il se penche : les œuvres qui sont examinées dans ces cours sont en effet des œuvres canoniques, puissantes et complexes. Rawls estime qu'elles nécessiteraient, pour être comprises, d'avantage d'attention qu'il ne leur en accorde et que, partant, il ne parvient pas à une compréhension pleinement satisfaisante de ces œuvres. Si ces éléments peuvent nous donner un certain nombre d'indications sur la façon dont il convient d'aborder ces textes, ils ne me semblent pas plaider en faveur de l'exclusion des leçons hors du corpus rawlsien. Ainsi, il ne faut sans doute pas lire ces leçons comme on lit des ouvrages scientifiques d'histoire de la philosophie. On devra ainsi garder à l'esprit, en lisant ces textes, que le but de Rawls n'est pas ici précisément de faire progresser l'histoire de la philosophie. Comme je l'établirai dans la suite de ce chapitre, Rawls ne cherche pas à construire une interprétation nouvelle et originale des auteurs qu'il examine. Il ne se donne pas non plus de contrainte d'exhaustivité. Reste qu'ici, on comprend que si Rawls a d'abord résisté à la publication de ces leçons, ce n'est pas parce qu'il refusait de les considérer comme siennes, ni parce qu'il estimait qu'elles ne faisaient pas réellement partie de son œuvre. C'est plutôt parce qu'il estimait qu'elles n'étaient pas à la hauteur des travaux scientifiques menés en histoire de la philosophie. En tenant compte de cette précaution, on peut considérer les leçons comme des textes faisant partie à part entière de l'œuvre de Rawls et comme un matériau pour une interprétation de l'œuvre de Rawls. La question de savoir si l'on doit accorder à ces textes un statut strictement identique aux autres textes de Rawls semble néanmoins devoir être tranchée par la négative. Rawls semble en effet avoir tenu à marquer la différence des leçons. Les LHMP semblent ainsi devoir être incorporées à l'œuvre de Rawls tout en reconnaissant qu'il s'agit d'un objet différent du reste de l'œuvre. Pour le comprendre, il faut s'intéresser aux raisons qui ont finalement conduit Rawls à accepter la publication de ses leçons de philosophie morale et aux conditions qu'il a imposées quant à leur publication. Selon Barbara Herman, deux raisons ont pesé dans la décision de Rawls. Elle explique que Rawls a d'abord tenu compte d'un état de fait : dans la mesure où des notes de cours avaient été distribuées aux étudiants, 256 différentes versions de ces cours circulaient effectivement. Elles circulaient néanmoins auprès d'un public relativement restreint : “if you were not a friend of a friend of someone who studied ethics at Harvard, you would not have them” 444. C'est donc notamment dans un souci d'équité, afin que tous puissent y avoir également accès, que Rawls a accepté la publication des LHMP. En outre, Herman explique que la multiplicité des versions en circulation constituait un problème pour Rawls : “however imperfect Rawls thought the last version was, since he also thought the lectures had improved over time, it was important that the version that would survive be the best”445. Ainsi, si imparfaite que lui paraissait encore la dernière version de ces leçons, elle lui semblait meilleure que les versions précédentes. C'est donc également afin que ce soit la meilleure version, ou la moins imparfaite, qui survive et qui s'impose que Rawls autorisa la publication des LHMP. C'est en effet cette version, et non les précédentes, que Rawls considérait véritablement comme sienne. Barbara Herman explique, enfin, que c'est à certaines conditions que Rawls a donné son accord pour publication : “when he agreed to let the lectures be published, Rawls did so on the condition that their format not be changed: they were to remain lectures, that is, retain the style and voice of the pages distributed to students” 446. Ainsi, Rawls a voulu conserver le style singulier des Lectures. Il a voulu qu'on continue, par l'intermédiaire d'un style empreint d'une forme d'oralité, à ressentir le fait que ces leçons étaient faites pour être entendues. On peut sans doute considérer que ce faisant, il souligne le fait que ces textes ont un statut spécifique dans son œuvre, statut qui les distingue d'autres textes comme Théorie de la justice ou Libéralisme politique. Mais si les LHMP peuvent être considérées comme un objet doté d'une certaine spécificité, c'était bien la volonté de Rawls de les inclure dans son œuvre. Il semble donc légitime de considérer les LHMP comme un matériau pour un travail d'interprétation de l'œuvre de Rawls. Mais qu'en est-il des Lectures on the History of Political Philosophy ? Une difficulté inédite est ici présente : les LHPP ont été publiées en 2008, soit six ans après la mort de Rawls. Il semble donc de prime abord plus difficile de les considérer comme 444J. Rawls, (2000a), p. xviii. 445J. Rawls, (2000a), p. xviii. 446J. Rawls, (2000a), p. xviii. 257 faisant partie intégrante de l'œuvre de Rawls. Je chercherai néanmoins à montrer que leur date de publication n'est pas un obstacle sérieux et qu'il faut leur accorder le même statut qu'aux LHMP. (2.2) Le statut des Lectures on the History of Political Philosophy Les LHPP contiennent une leçon introductive incluant des remarques générales sur la philosophie politique, quatre leçons sur Hobbes, trois leçons sur Locke, deux leçons sur Hume, trois leçons sur Rousseau, quatre leçons sur Mill et enfin trois leçons sur Marx. À ces leçons qui constituent le corps du texte s'ajoutent deux grands appendices composés de quatre leçons sur Henry Sidgwick et de cinq leçons sur Joseph Butler. D'autres appendices s'intercalent parfois entre les leçons. Ainsi chacune des quatre leçons sur Hobbes est suivie d'un ou de plusieurs appendices qui, en général, reprennent un point évoqué dans cette leçon et en proposent un approfondissement. À la toute fin du volume, on trouve enfin le plan du cours que Rawls donnait au printemps 1983447. Comme les LHMP, les LHPP sont précédées d'un avant-propos de l'éditeur, ici, Samuel Freeman. L'un des rôles de cet avant-propos est d'apporter un éclaircissement sur les matériaux utilisés pour constituer ce volume. Freeman explique que les LHPP sont le résultat d'un cours de philosophie politique moderne, offert à Harvard sous l'intitulé “Philosophy 171”, dont Rawls a assuré la charge du milieu des années 1960 jusqu'en 1995, l'année de sa retraite. Comme ce fut le cas pour son cours de philosophie morale, le cours de philosophie politique de Rawls a subi un certain nombre de changements et de transformations au fil du temps. Samuel Freeman explique ainsi qu'à la fin des années 1960 et pendant les années 1970, Rawls enseigne sa propre théorie, la théorie de la justice comme équité, et, de façon conjointe, des travaux contemporains et classiques. Par exemple, en 1971, il enseigne, outre Théorie de la justice, Locke, Rousseau, Hume, Isaiah Berlin et H. L. A. Hart. Plus tard dans les années 1970 ainsi qu'au début des années 1980, il consacre entièrement ses cours à la lecture des figures majeures qu'on retrouve dans ce volume. 447J. Rawls, (2008), p. 458-459. 258 Ainsi en 1983, son enseignement porte sur Hobbes, Locke, Hume, Mill et Marx. Sidgwick et Rousseau sont également souvent étudiés au cours de cette période. Dans ce cas, Rawls ne consacre pas de leçons à Hobbes ou à Marx. En 1983, c'est la dernière fois qu'il enseigne ces figures majeures sans Théorie de la justice. À partir de 1984, Rawls revient à un enseignement conjoint de la théorie de la justice comme équité et de certaines figures majeures. Les auteurs le plus souvent abordés sont Locke, Rousseau, Mill et Marx. Le texte que Samuel Freeman édite est d'une composition plus complexe que celui des LHMP. Alors que le volume des LHMP correspond, dans sa forme comme dans son contenu, à la dernière version de ce cours de philosophie morale, celle de 1991, les leçons qui sont réunies dans les LHPP n'ont jamais été intégralement données par Rawls sous cette forme. En outre, les textes réunis ici ne datent pas de la même période. Ainsi, quatre auteurs, Locke, Rousseau, Mill et Marx ont fait l'objet de l'enseignement de Rawls jusqu'à la fin de sa carrière, en 1995. Les leçons sur Hobbes et Hume ont en revanche été établies à partir d'enregistrements datant de 1983. Rawls n'a ainsi jamais, lors d'un seul et même cours de philosophie politique, enseigné l'ensemble de ces leçons, dans l'ordre qui est celui du volume. Cela pourrait nous amener à craindre que les LHPP soient, dans leur forme, une création relativement artificielle qui soit davantage le fait de l'éditeur que de l'auteur. Ce n'est néanmoins pas réellement le cas. Ainsi, s'il faut admettre que Rawls n'a jamais intégralement suivi le parcours qui nous est donné à lire dans le volume des LHPP, il a, à plusieurs reprises, même si c'est de façon diachronique, opéré les passages qui sont restitués dans ce volume. Le plan des LHPP n'est donc pas entièrement artificiel. Les transitions qui y sont opérées, comme le confirme le contenu du texte, sont bien celles de l'auteur. Ainsi, Rawls a en effet, certaines années, notamment en 1983, opéré un passage de Hobbes à Locke, puis de Locke à Hume448. On peut donc admettre que le plan des LHPP, qui suit d'ailleurs un parcours simplement chronologique, n'est pas étranger à la façon dont Rawls concevait les choses. 448C'est ce que précise S. Freeman dans une note de son avant-propos : “the editor served as one of Rawls's graduate teaching assistants (along with Andrew Reath) in the spring term of 1983, and recorded the Hobbes and Hume lectures transcribed here. The lectures on Locke, Mill and Marx were also recorded in 1983. These tapes, as well as tapes of Rawls's 1984 lectures, have been preserved in digital format and deposited in the Rawls Archives at Widener Library, Harvard University”, J. Rawls, (2008), p. x, note 1. 259 Qu'en est-il du contenu des leçons ? Là aussi, les choses sont plus complexes que pour les LHMP. On peut distinguer trois groupes de leçons. Un premier groupe est formé par les leçons sur Locke, Rousseau, Mill et Marx, quatre des huit auteurs rencontrés dans les LHPP. Freeman indique que ces quatre auteurs sont ceux qui ont été enseignés le plus fréquemment par Rawls jusqu'à la fin de sa carrière. Il écrit : Since they were regularly taught during the last ten to twelve years of Rawls's teaching career, the lectures in this volume on Locke, Rousseau, Mill and Marx are the most finished and complete. Rawls typed them into computer files and adjusted and refined them over the years, until 1994. As a result, they required very little editing 449. Et plus loin : Before Jack asked me in 2000 to undertake the editing of this volume, Mardy 450 had already more or less completed the editing of the lectures on Locke, Rousseau, Mill and Marx. Jack went over these lectures and gave his approval451. Ce premier groupe de leçons semble respecter le critère d'écriture précédemment évoqué. Le contenu de ces leçons est, comme celui les LHMP, le résultat d'un long processus de maturation et de corrections successives. Samuel Freeman y insiste en ce qui concerne, en particulier, les leçons sur Marx. Il écrit : The Marx lectures evolved perhaps more than others over the years. In the early 1980s Rawls endorsed the position (held by Allen Wood, among others) that Marx did not have a conception of justice but rather regarded justice as an ideological concept necessary to sustain the exploitation of the working class. He revises that position in the lectures included here, under the influence of G. A. Cohen and others452. Lorsque nous lisons ce premier groupe de leçons, nous lisons un texte qui a été mûrement réfléchi, si bien que c'est en conscience que Rawls soutient l'interprétation qu'il soutient, interprétation qui a parfois subi un certain nombre de revirements importants. Freeman précise également que ces leçons ont été revues et corrigées par l'auteur après que le travail d'édition a été accompli. Du point de vue du critère d'écriture, ces leçons peuvent donc être considérées comme des textes de Rawls et intégrées au corpus de son œuvre. Elles constituent un matériau légitime pour l'interprétation. Les choses sont sans doute moins claires concernant les deux autres groupes de leçons. Le second groupe de leçons est formé par les leçons sur Hobbes et les leçons sur 449J. Rawls, (2008), p. ix. 450Il s'agit de Mardy Rawls, l'épouse de John Rawls. 451J. Rawls, (2008), p. xvi. 452J. Rawls, (2008), p. x. 260 Hume. Freeman explique que ces leçons n'étaient pas parvenues au même niveau d'achèvement que celles du premier groupe : “somewhat less finished are the earlier lectures on Hobbes and Hume from 1983. They do not appear to have been written out as a continuous and complete set of lectures (with the exception of most of the first Hume lecture)”. Ainsi, les leçons sur Hobbes et Hume sont plus anciennes que le premier groupe de leçons. Le texte auquel nous avons accès n'est pas, ou du moins pas autant que pour le premier groupe de leçons, le résultat d'un long travail d'écriture, à l'occasion duquel la pensée a l'opportunité de mûrir et le texte d'être corrigé à plusieurs reprises. Freeman précise que le texte de ce second groupe de leçons est le résultat d'une transcription, établie à partir d'enregistrements audio des cours que Rawls a donnés en 1983, année durant laquelle Freeman était lui-même l'un des assistants d'enseignement de Rawls. Il précise que cette transcription a été complétée en s'appuyant sur les notes manuscrites de Rawls ainsi que sur les polycopiés que Rawls distribuait à ses étudiants : Rawls typically provided students with summaries that outlined the main points in his lectures. Prior to the early 1980s (when he started typing his lectures on a word processor), these handouts were handwritten in a very fine script which, when typed out, filled more than two single-spaced pages. These handouts have been used to supplement the lectures on Hobbes and Hume453. Le texte final de ce second groupe de leçons ressemble à un assemblage issu d'une multiplicité de sources : d'abord établi sur la base d'enregistrements audio, il a ensuite été complété par des notes de l'auteur et par des polycopiés distribués à des étudiants. Le critère d'écriture ne semble pas ici s'appliquer avec succès. Il ne me semble pas, pour autant, que ces textes doivent être exclus du corpus rawlsien. Tout d'abord, rien de ce qui est contenu dans ces leçons ne semble venir d'ailleurs que de ce qui a été produit par Rawls lui-même. De plus, les polycopiés utilisés par l'éditeur avaient pour finalité d'aider les étudiants à repérer les points les plus importants des leçons et de mettre en évidence l'essentiel de leur structure. On peut dès lors penser qu'ils ont eu ce même effet vertueux sur le travail d'édition. En outre, la façon de constituer le texte semble ici correspondre aux exigences élémentaires de scientificité : on peut en effet penser que si l'éditeur a recouru à une multiplicité de sources, c'est justement pour opérer un certain nombre de recoupements et obtenir un objet final qui restitue au mieux la pensée de l'auteur. 453J. Rawls, (2008), p. x. 261 Le troisième groupe de leçons se compose des deux leçons placées en appendice : les leçons sur Sidgwick et sur Joseph Butler. Freeman explique que ces leçons ont été laissées par Rawls dans un état d'inachèvement encore plus grand que les précédentes454. En ce qui concerne Sidgwick, Freeman précise que Rawls l'a abordé pendant un certain nombre d'années, notamment en 1976, 1979 et 1981. A propos du matériau qui a été utilisé pour constituer les leçons sur Sidgwick placées en appendice, Freeman écrit : The first two Sidgwick lectures included here were for the most part taken from the handwritten notes that Rawls duplicated and handed out to students. He used these handouts as his lecture notes, and then elaborated upon them orally when delivering the lectures. For this reason, the first two Sidgwick lectures cannot be considered by any means complete lectures455. À propos des leçons sur Butler, Freeman écrit : The five lectures on Butler were among Rawls's handwritten paper. These lectures were used in Rawls course on the history of moral philosophy in the spring on 1982, when he also taught Kant and Hume456. L'état d'inachèvement de ces leçons pousse Freeman à nous mettre en garde quant au statut qu'il convient de leur accorder. Le critère d'écriture semble dans les deux cas largement en défaut. De plus, les leçons sur Butler auraient davantage eu leur place dans un volume de philosophie morale. Si Freeman s'est néanmoins décidé à les publier ici, c'est semble-t-il pour des raisons philosophiques. Il rappelle ainsi l'importance que Rawls accorde à chacun de ces deux auteurs : Rawls considère Sidgwick comme le point culminant de l'utilitarisme classique et, selon l'éditeur, on trouve, dans ces leçons sur Sidgwick, des éléments qu'on ne trouve dans aucun autre texte de Rawls sur l'utilitarisme. De plus, Rawls considère Butler comme l'un des penseurs qui, tout en n'étant pas utilitariste, apporte l'une des réponses les plus puissantes à Hobbes. Butler représente, aux yeux de Rawls, l'une des figures majeures de la philosophie morale moderne. Freeman souligne également qu'il existe un certain nombre de correspondances entre la doctrine de Butler et celle de Rawls. Butler constitue donc, selon Freeman, l'une des influences majeures de Rawls. C'est donc notamment parce qu'ils contiennent des éléments qui ne sont présents dans aucun autre texte et qu'ils permettent de mieux comprendre la position de Rawls lui-même que l'éditeur a tenu à 454Freeman écrit : “Rawls's lectures on Bishop Joseph Butler and Henry Sidgwick were not left as finished as the other lectures in this volume”, J. Rawls, (2008), p. xi. 455J. Rawls, (2008), p. xi. 456J. Rawls, (2008), p. xi. 262 publier ces textes. Leur état d'inachèvement a néanmoins conduit Freeman à placer ces leçons en appendice plutôt que de les intercaler dans le parcours historique qui constitue le corps des LHPP. On peut également penser que le fait d'intercaler ces leçons entre les autres leçons des LHPP, en les plaçant dans l'espace chronologique qui aurait dû être le leur, aurait eu pour effet de donner au plan des LHPP le caractère artificiel que j'évoquais plus haut. Le fait que l'éditeur ne s'y soit pas résolu nous donne un argument supplémentaire en faveur de l'authenticité de ce plan. Néanmoins, si le critère d'écriture n'est pas rempli par ces leçons, c'est le cas du critère de publication. Samuel Freeman explique ainsi que, comme dans le cas des leçons de philosophie morale, aucune des leçons présentes dans les LHPP n'avait été écrite dans l'intention d'être publiée457. La situation est tout à fait semblable à celle des LHMP : après avoir refusé cette publication pendant des années, Rawls y a finalement consenti, après que les LHMP ont été publiées en 2000 et une fois l'essentiel du volume qui formerait les LHPP constitué. Et de la même façon, c'est le sentiment que ces leçons ne constituent pas des contributions sérieuses à l'histoire de la philosophie qui est la source de la résistance de Rawls. Reste qu'en 2000, Rawls confie le travail d'édition des LHPP à Samuel Freeman, travail largement entamé par Mardy Rawls. Freeman indique qu'en dépit de leur état d'inachèvement, Rawls a donné son accord pour la publication des leçons Sidgwick et Butler peu de temps avant de mourir, en novembre 2002458. Le critère de publication semble ainsi s'appliquer à l'ensemble des leçons des LHPP, même si Freeman n'est pas tout à fait explicite en ce qui concerne le second groupe de leçons459. Si donc Rawls lui-même a autorisé l'édition de ces textes, on pourra considérer qu'il les a reconnus comme siens et qu'ils doivent être considérés comme tels, même s'ils ne sont pas tous le résultat d'un long processus de maturation et de correction. Finalement, il convient de suivre le choix de l'éditeur : les deux premiers groupes de leçons seront considérés comme des textes au sens fort et on s'autorisera à les 457“none of these lectures were written with the intention that they would be published” J. Rawls, (2008), p. xv. 458“he agreed to their publication shortly before he died in November 2002” J. Rawls, (2008), p. xi. 459Le fait que Rawls ait donné son accord pour la publication du troisième groupe de leçons, qui était pourtant dans un état d'inachèvement encore plus grand nous laisse penser que ce critère s'applique également pour le second groupe de leçons. 263 mobiliser dans la construction d'une interprétation de l'œuvre de Rawls. Davantage de prudence sera requise lorsqu'on se référera aux leçons placées en appendice. (2.3) La réception des Lectures Alors que la littérature secondaire qui porte sur ce que j'ai désigné comme l'œuvre normative de Rawls est particulièrement abondante, la situation est clairement asymétrique en ce qui concerne le volet historique de l'œuvre. L'œuvre normative de Rawls a fait l'objet de centaines d'articles et d'un grand nombre de livres, dont certains sont d'excellente qualité. Les divers aspects de l'œuvre ont été discutés, aussi bien l'arrière-plan méthodologique que les principes de justice eux-mêmes. En revanche, les travaux qui portent sur l'un ou l'autre volume des Lectures sont très peu nombreux, et, pour l'essentiel, il s'agit de courtes recensions, dont certaines sont néanmoins de très bonne qualité460. On pourra également mentionner l'intérêt que certains historiens de la philosophie et spécialistes de l'un ou l'autre des auteurs abordés par Rawls dans ses Lectures ont manifesté pour ces textes461. Il n'existe néanmoins à ma connaissance aucune étude systématique qui, d'une part cherche à prendre en charge les Lectures dans leur ensemble, et d'autre part interroge leur intérêt philosophique. Aucune étude systématique ne me semble interroger, dans une perspective continuiste, la relation des Lectures et de l'œuvre théorique de Rawls. Mais justement, est-il légitime de prêter à ces textes un véritable intérêt philosophique ? Y a-t-il des indices qui peuvent nous pousser à penser que ces textes ne sont pas seulement des cours et qu'ils ne sont pas dénués d'intérêt pour la compréhension de la théorie de la justice comme équité ? Il me semble qu'il est possible, en s'intéressant à la conception rawlsienne de l'histoire de la philosophie, d'établir que les Lectures possèdent un intérêt à proprement philosophique, notamment en termes de justification des présupposés de la TJE. Je pense ainsi pouvoir indiquer un premier élément plaidant en faveur de l'hypothèse d'une justification herméneutique des présupposés de la TJE. 460On peut citer, à titre d'exemple : C. Bird, (2007) ; M. P. Zuckert (2002) ; A. Leclerc (2009). On se reportera également à la bibliographie dont une section répertorie la littérature secondaire consacrée aux Lectures. 461On peut ainsi se rapporter à E. Le Jallé (2008). 264 (3) L'intérêt philosophique des Lectures : une conception philosophique de l'histoire de la philosophie (3.1) Rawls, un historien de la philosophie ? Un détour par la biographie de Rawls nous enseigne qu'il n'est pas seulement – si l'on peut dire – l'un des philosophes, qui, par son œuvre, a le plus pesé et continue à peser sur la pensée politique et morale contemporaine. Il est également un professeur, qui, pendant toute sa carrière, a enseigné l'histoire de la philosophie morale et politique. Ainsi, Rawls ne s'est pas contenté, y compris à une période avancée de sa carrière, d'enseigner les résultats de ses propres recherches, alors qu'il en aurait sans doute eu la possibilité après la publication de Théorie de la justice, en 1971. Si Rawls a bien consacré une partie de ses cours à l'exposé de ses propres travaux, exposé qui a notamment donné lieu à la publication en 2001 de La Justice comme équité, une reformulation de Théorie de la justice 462, il a, sans discontinuer, enseigné l'histoire de la philosophie politique et l'histoire de la philosophie morale jusqu'à la fin de sa carrière universitaire. Mais est-ce là un élément suffisant pour faire de Rawls un historien de la philosophie ? Il me semble qu'il faut répondre à cette question par la négative. S'il en est ainsi, c'est que l'intérêt des Lectures ne se situe pas d'abord dans le champ de l'histoire de la philosophie. Ainsi et en premier lieu, Rawls ne se considère pas lui-même comme un véritable historien de la philosophie. C'est d'ailleurs, comme je l'ai précédemment mentionné, la raison essentielle de sa résistance à la publication des Lectures. Or, on peut chercher à démontrer que Rawls a tout à fait raison de ne pas se considérer comme un historien de la philosophie, même s'il a consacré une partie importante de son activité à la lecture des auteurs canoniques de la tradition philosophique. Tout d'abord, comme un simple coup d'œil rapide sur la table des matières des Lectures le confirme, on peut constater que Rawls ne s'est jamais spécialisé. Son enseignement couvre une période assez longue de l'histoire de la philosophie – de Hobbes à Marx. Il porte sur des traditions profondément différentes – la tradition du contrat social et l'utilitarisme, l'intuitionnisme et le constructivisme moral – et 462J. Rawls, (2001 / 2008). 265 s'intéresse à plus d'une quinzaine d'auteurs. Rawls ne peut donc prétendre faire, sur un tel corpus, un travail de spécialiste. L'une des conséquences de cette absence de spécialisation, c'est le rapport que Rawls entretient avec la notion d'originalité. Dans ses leçons, Rawls ne cherche pas à produire une interprétation nouvelle et originale de tel ou tel auteur de la tradition et à démontrer la validité de cette interprétation. Son corpus étant ce qu'il est, Rawls ne peut viser et ne vise pas l'originalité. Le contenu des différentes leçons indique clairement que Rawls sait bien que d'autres font ce travail. Rawls possède une bonne connaissance des différentes interprétations dont une œuvre a fait l'objet. Il sait et rappelle souvent dans les différentes leçons comment l'œuvre a été comprise et reçue au moment de sa publication. Il possède également une connaissance pointue des travaux d'histoire de la philosophie les plus récents, qu'il mentionne très souvent en note de bas de page463. Mais plutôt que de chercher à produire lui-même une nouvelle interprétation, comme le ferait un historien de la philosophie, Rawls adopte l'interprétation soutenue par un historien de la philosophie reconnu dans le monde universitaire et il ne manque pas de mentionner la source dont il s'inspire. Ainsi par exemple, Rawls, dans les leçons sur Locke, se range du côté de l'interprétation proposée par Joshua Cohen dans son article intitulé “Structure, Choice and Legitimacy: Locke's Theory of the State”464. Ce faisant, il réfute explicitement l'interprétation soutenue par C. B. MacPherson465. Les interprétations retenues par Rawls ne sont néanmoins pas nécessairement les plus consensuelles. Ainsi par exemple, dans les leçons sur Rousseau, Rawls se range du côté de l'interprétation de N. J. H. Dent qui soutient – ce qui n'est pas tout à fait orthodoxe – une conception large de l'amour-propre selon laquelle l'amour-propre possède un fondement naturel et ne constitue pas nécessairement une perversion. Mais si Rawls se range parfois du côté d'interprétations qui, elles-mêmes, sont assez originales, il ne cherche pas d'abord à produire lui-même une interprétation nouvelle. Il laisse à d'autres, aux véritables historiens de la philosophie, la tâche de produire ces interprétations innovantes. Il puise dans les travaux des historiens de la philosophie les plus contemporains comme dans un réservoir d'interprétations. Il choisit de retenir l'une 463Ainsi par exemple, dans la première leçon sur Locke, Rawls renvoie à plus d'une quinzaine de travaux d'historiens de la philosophie consacrés à Locke et publiés entre les années 1960 et les années 1990. J. Rawls, (2008), p. 104, note 2. 464J. Cohen, (1986). L'article est cité par Rawls dans J. Rawls, (2008), p. 139, note 2. 465C. B. MacPherson, (1962 / 2004). Cet ouvrage est cité par Rawls dans J. Rawls, (2008), p. 138, note 1. 266 des interprétations disponibles dans ce réservoir. S'il est un lecteur assidu de la production universitaire, en particulier de la production en langue anglaise, il n'en est pas un acteur. En outre, le but de Rawls dans les Lectures n'est pas, semble-t-il, de parvenir à une compréhension exhaustive des œuvres qu'il présente. Rawls estime d'ailleurs que la compréhension des auteurs à laquelle il parvient est toujours lacunaire. Ainsi par exemple, dans les leçons sur Hobbes, Rawls cherche à indiquer la façon dont il faut comprendre le concept d'état de nature466. Il expose trois interprétations différentes de ce concept et explique que deux de ces interprétations semblent pouvoir s'appliquer à la conception hobbesienne. Il ajoute alors : These two interpretations are suggestions as to how to understand the social contract. I suggest these interpretations somewhat hesitantly. I am never altogether satisfied that what I say about these books is correct. This is a very large and complicated view, and there are various ways it can be read. We ought to be suspicious of any pat account of how it is supposed to be taken467. Rawls souligne son insatisfaction : il n'est pas satisfait de sa compréhension de Hobbes. Or, cette insatisfaction ne fait pas figure d'exception. Elle n'est pas seulement liée au fait que le Léviathan est un ouvrage complexe et imposant. Rawls expose en effet le même type de sentiment en ce qui concerne Kant, qui est pourtant indéniablement l'un des auteurs auquel il a consacré le plus de temps et d'attention : Yet I never felt satisfied with the understanding I achieved of Kant's doctrine as a whole. I never could grasp sufficiently his ideas on freedom of the will and reasonable religion, which must have been part of the core of his thought468. Dans les deux cas de figures, ce dont Rawls est insatisfait, c'est de sa compréhension de l'œuvre prise dans sa totalité. Rawls estime que c'est sa compréhension de l'œuvre prise dans son ensemble qui n'est pas pleinement satisfaisante. Cela ne signifie pas qu'il pense ne rien comprendre à l'œuvre. Il pense plutôt ne pas tout comprendre et, plus exactement ne pas bien comprendre l'œuvre prise comme un tout. Néanmoins, même si l'insuffisance de sa compréhension globale fait l'objet d'un 466Cette démarche, qui consiste à se demander quel est le sens que tel auteur donne au concept d'état de nature, correspond à la façon traditionnelle d'aborder les penseurs du contrat social. Hobbes, Locke ou encore Rousseau possèdent une conception assez singulière de l'état de nature. On examine donc souvent ces penseurs en se demandant quel est le statut qu'ils accordent à l'état de nature : est-il une fiction ? A-t-il réellement par le passé existé ? Existe-t-il encore réellement aujourd'hui ? Peut-on y retourner ? Est-il définitivement révolu ? Etc. 467J. Rawls, (2008),p. 34-35. 468J. Rawls, (2000b), p. 428. 267 regret, on peut estimer que Rawls s'en accommode. Certes, dans l'idéal, il souhaiterait mieux comprendre. Mais d'une certaine façon, il ne cherche pas à remédier à cette compréhension limitée. S'il en est ainsi, c'est que le but qui est le sien, au contraire de celui d'un véritable historien de la philosophie, n'est pas la compréhension de l'œuvre dans son ensemble. Son but est beaucoup plus limité. Dans ses remarques introductives aux LHPP, Rawls écrit : The lectures are narrow in focus, both from a historical and from a systematic point of view. They do not present a balanced introduction to the questions of political and social philosophy. There is no attempt to assess different interpretations of the philosophers discussed; interpretations are proposed that seem reasonably accurate to texts we study and fruitful for my limited purposes in presenting them. Moreover, many important questions of political and social philosophy are not discussed at all. It is my hope that this narrow focus is excusable if it encourages an instructive way of approaching the questions we do consider and allows us to gain a greater depth of understanding than would otherwise be possible 469. Rawls souligne qu'il ne s'est pas donné, dans ses leçons, de contrainte d'exhaustivité. Ses leçons visent plutôt un point central restreint. Tout d'abord, Rawls ne se donne pas de contrainte d'exhaustivité historique : il ne se donne pas pour contrainte d'exposer l'ensemble des interprétations qui, à propos de tel ou tel auteur, ont été soutenues, afin d'en produire une évaluation méthodique. Il s'autorise à se ranger du côté d'une interprétation qui lui semble simplement plausible. Une telle contrainte devrait pourtant sans doute nécessairement être acceptée par un historien de la philosophie. Le contenu des Lectures nous indique également que Rawls ne se donne pas non plus pour contrainte de tenir un discours systématique sur l'œuvre qu'il examine. Il se permet de se concentrer sur un élément, ou sur un certain nombre d'éléments de cette œuvre, et de laisser d'autres éléments, parfois importants, de côté. Rawls s'autorise à ne procéder qu'à un exposé partiel de la doctrine, ignorant parfois des pans entiers et pourtant importants de l'œuvre. Ainsi par exemple dans les leçons sur Locke, rien n'est dit de la question de la tolérance qui occupe pourtant une place importante dans l'œuvre de Locke. Dans les leçons sur Hobbes, Rawls choisit de laisser de côté la dimension théologique du Léviathan, ainsi que la question du matérialisme. Rawls assume que le but qui est le sien est plus précis et plus limité. Il écrit : In preparing these lectures, developed over a number of years of teaching Political and Social Philosophy, I have considered how six writers, Hobbes, Locke, Rousseau, Hume, Mill and Marx, treat certain topics discussed in my own writings on political 469J. Rawls, (2008), p. xviii. 268 philosophy470. Et plus loin : I shall try to identify the more central features of liberalism as expressing a political conception of justice when liberalism is viewed from within the tradition of democratic constitutionalism471. Rawls choisit de n'examiner ces auteurs qu'en tant qu'ils participent, d'une façon ou d'une autre à l'élaboration de la tradition libérale. Il se permet d'adopter un point de vue restreint sur les auteurs qu'il discute. Cette remarque est d'importance. Elle nous conduira à interroger la méthode de Rawls et à nous demander si le fait d'adopter un point de vue aussi restreint n'est pas nécessairement une entrave à une compréhension rigoureuse des auteurs. Pour l'heure, elle nous permet de souligner le fait que Rawls se débarrasse de la contrainte d'exhaustivité qu'il devrait vraisemblablement respecter s'il prétendait produire un travail d'histoire de la philosophie. On comprend alors que le but de Rawls dans les Lectures n'est pas celui d'un historien de la philosophie. Au vu de ces différents éléments – absence de spécialisation, absence de visée d'originalité, acceptation d'une compréhension qui demeure lacunaire, levée de la contrainte d'exhaustivité – on peut ainsi estimer que Rawls a tout à fait raison de ne pas se considérer comme un historien de la philosophie. Il reconnaît un état de fait. Les Lectures ne sont pas un travail exhaustif et novateur dans le champ de l'histoire de la philosophie. Mais alors, comment expliquer cet intérêt semble-t-il inébranlable pour l'histoire de la philosophie ? Barbara Herman au début de son avant-propos écrit : John Rawls's contribution to philosophy is not to be measured solely in terms of the impact of A Theory of Justice and related published works. As a professor at Harvard from 1962 to 1991, he had a profound influence on the approach to philosophical ethics of many generations of students, and through them, on the way the subject is now understood. In particular, his teaching conveyed an unusual commitment to the history of moral philosophy472. Elle rappelle que l'enseignement de Rawls souligne un intérêt pour l'histoire de la philosophie morale et politique qui ne semble pas s'être tari avec le temps. Barbara 470J. Rawls, (2008), p. xvii. 471J. Rawls, (2008), p. xvii. 472J. Rawls, (2000a), p. xi. 269 Herman caractérise en outre cet engagement d'inhabituel. On peut en effet estimer qu'il l'est, dans le contexte nord-américain, pour une grande part dominé par la méthode analytique qui n'est pas particulièrement favorable à une approche historique de la philosophie. Dès lors, pourquoi, alors qu'il ne se considère pas lui-même comme un historien de la philosophie, Rawls s'intéresse-t-il d'aussi près aux textes canoniques de la tradition philosophique ? Pourquoi, selon Rawls, faut-il lire ces textes canoniques ? Que peuventils nous apporter, à nous, qui ne sommes pas et ne prétendons pas être de véritables historiens de la philosophie ? Je pense pouvoir démontrer que cet intérêt trouve sa source dans une conception singulière de l'histoire de la philosophie. (3.2) Une approche philosophique de l'histoire de la philosophie : “learn about” et “learn from” Je chercherai à soutenir que si Rawls a continué, jusqu'à la fin de sa carrière, à s'intéresser à l'histoire de la philosophie, c'est en vertu d'une certaine conception de l'histoire de la philosophie et plus précisément parce qu'il considère que l'étude de l'histoire de la philosophie présente un intérêt proprement philosophique. Je m'appuierai, pour ce faire, sur une distinction opérée par Michael P. Zuckert473 dans sa recension des LHMP, distinction reprise par Michael Frazer474 dans un excellent article consacré aux LHPP, la distinction entre “learn about” et “learn from”. Selon cette distinction, ce que vise Rawls, lorsqu'il s'intéresse aux différents textes canoniques de la tradition philosophique, ce n'est pas, ou pas seulement, un “learn about” : il ne cherche pas seulement à apprendre ce qu'il y a à apprendre sur l'auteur qui est examiné, visée qui serait celle de l'historien de la philosophie. Il ne cherche pas simplement à comprendre, le plus précisément possible, ce que dit tel ou tel auteur et quel est le sens qu'il faut attribuer à son œuvre. Il lit parce qu'il pense qu'il y a quelque chose à apprendre de ces textes canoniques et non pas simplement sur ces textes canoniques. La différence entre ces deux visées, c'est que si l'on pense qu'il y a aussi quelque chose à apprendre de ces textes, on pense qu'ils contiennent quelque chose qui est toujours valable pour nous, quelque chose qui peut nous aider à résoudre les problèmes philosophiques qui sont les nôtres. On pense que ces textes ont un intérêt 473M. P. Zuckert, (2002). 474M. Frazer, (2010). 270 proprement philosophique. Mais qu'est-ce qui fonde une telle conception de l'histoire de la philosophie ? Ce type de position est en effet loin d'être évidemment acceptable. Certains refuseront d'accepter que les textes qui composent la tradition philosophique ont un intérêt proprement philosophique. Ils opéreront alors une séparation stricte entre la pratique de la philosophie et l'étude de l'histoire de la philosophie. Ils s'opposeront à l'idée selon laquelle la pratique de la philosophie doit nécessairement passer par l'étude de l'histoire de la philosophie ou même, ce qui constitue une version assouplie de la thèse précédente, que la pratique de l'histoire de la philosophie peut contribuer d'une façon ou d'une autre à la pratique de la philosophie. Dans la mesure où une telle séparation semble assez courante dans le contexte nord-américain qui est celui de Rawls 475, on doit se demander ce qui lui permet de soutenir la thèse selon laquelle l'histoire de la philosophie présente un intérêt proprement philosophique. (3.2.1) Le rejet d'une conception strictement analytique de la philosophie Afin d'éclairer les fondements de la conception rawlsienne de l'histoire de la philosophie, on peut tout d'abord remarquer que cette position place Rawls comme l'écrit Frazer : Far from the school of analytic philosophers who consider philosophy a progressive discipline on the model of a natural science, and who therefore see Hobbes and Locke as no more relevant for the practice of philosophy today than Hippocrates and Galen are for the practice of biology476. En effet, si Rawls considère que les textes canoniques doivent être lus parce qu'ils présentent un intérêt philosophique, il se place en rupture par rapport à une conception définie ici comme une conception strictement analytique de la philosophie, qui selon Frazer, soutient une vision progressive de la philosophie en même temps qu'une stricte séparation de l'étude de l'histoire de la philosophie et de la pratique de la philosophie. Ainsi définie, une telle position semble assez caricaturale et on peut douter que certains soutiennent aujourd'hui jusqu'au bout une thèse selon laquelle il n'y a aucun intérêt philosophique à lire les grands textes de l'histoire de la philosophie. Si l'on prend 475M. P. Zuckert raconte ainsi l'anecdote suivante : “One of these analytic gentlemen, for example, said recently to a distinguished acquaintance of mine who has spent many years studying Kant and German idealism, that he always wondered "what it was like to be a scholar," with the understanding, of course, that "mere" was implicitly modifying "scholar" in that query”, M. P. Zuckert, (2002), p. 1. 476M. Frazer, (2010), p. 220. 271 la peine d'examiner ce que font ceux dont on considère qu'ils adoptent une approche analytique de la philosophie, on constatera qu'ils sont loin d'une telle condamnation de l'histoire de la philosophie. Kevin Mulligan, dans le cadre de la publication des actes d'un colloque justement consacré au rapport de la philosophie analytique et de l'histoire de la philosophie écrit : L'intérêt croissant pour l'histoire de la philosophie dans la philosophie analytique semble faire partie de cet élargissement d'horizon qui transforma lentement la philosophie analytique dans les années soixante et soixante-dix : l'esthétique, la politique, les questions éthiques substantielles et la métaphysique analytique commençaient à s'imposer au moment même où la philosophie antique de tendance analytique connaissait l'explosion que l'on sait477. Mulligan cherche à démontrer que, si l'on a coutume, notamment en Europe continentale, d'admettre que la philosophie analytique est an-historique ou même antihistorique, « il serait plus juste de parler d'une interruption des rapports entre la philosophie et l'histoire de la philosophie dans la tradition analytique »478. C'est dire que la rupture par rapport à l'histoire de la philosophie n'est pas un trait caractéristique de la philosophie analytique prise dans son ensemble – si tant est qu'il y ait un sens à parler d'un tel ensemble – mais plutôt le propre d'un moment particulier de cette tradition, celui du positivisme autrichien et anglais. On ne peut en effet nier qu'il y ait, dans le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein, une défiance profonde à l'égard d'une approche historique de la philosophie : 4.003 – La plupart des propositions et des questions qui ont été écrites sur des matières philosophiques sont non pas fausses, mais dépourvues de sens. Pour cette raison nous ne pouvons absolument pas répondre aux questions de ce genre, mais seulement établir qu'elles sont dépourvues de sens. La plupart des propositions et des questions des philosophes viennent de ce que nous ne comprenons pas la logique de notre langage. [...] Et il n'est pas étonnant que les problèmes les plus profonds ne soient en somme nullement des problèmes479. Dans la mesure où cette position a été adoptée par les membres du Cercle de Vienne, et en particulier par Moritz Schlick et Rudolph Carnap comme un programme, on comprend que le moment du Cercle de Vienne se traduise par une attitude de rejet vis-à-vis de l'histoire de la philosophie. Ainsi, s'accordant à penser que l'étude de 477K. Mulligan, (1997), p. 42. 478K. Mulligan, (1997), p. 42. 479L. Wittgenstein, (1921 / 2001), p. 46. 272 l'histoire de la philosophie n'est justifiée que si elle sert la recherche de la vérité, et considérant que les problèmes traditionnels ont été si mal posés qu'ils sont en réalité de faux problèmes, c'est-à-dire des problèmes qui ne peuvent recevoir de solution, les partisans du Cercle de Vienne considèrent que le bénéfice philosophique de l'étude de l'histoire de la philosophie est à peu près nul. L'une des missions du philosophe est plutôt de démontrer que les problèmes traditionnels ont été mal posés. De plus, si ces problèmes sont en effet de faux problèmes, il n'y a rien à apprendre des pseudosolutions que les auteurs du passé ont développées. Mais si le Cercle de Vienne et le positivisme logique qu'il soutient constitue bien un moment important de la tradition analytique, on doit également souligner que les thèses fondamentales du positivisme logique et en particulier sa thèse sémantique selon laquelle seuls les énoncés analytiques ou les énoncés susceptibles d'être vérifiés empiriquement ont un sens ont été abandonnées par beaucoup. Il serait ainsi tout à fait caricatural de considérer que la tradition analytique tout entière vit dans une forme d'ignorance vis-à-vis de l'histoire de la philosophie. Mais finalement, quelle que soit la réalité d'une position de ce type, qu'elle soit soutenue ou non par certains, il est évident que Rawls, lui, n'y adhère pas. Il s'oppose ainsi à une stricte séparation entre la pratique de la philosophie et l'étude de l'histoire de la philosophie. Mais sur quelles bases ? Quels sont les éléments qui lui permettent de soutenir que l'étude de l'histoire de la philosophie participe de l'activité philosophique à proprement parler ? (3.2.2) La référence kantienne L'un des fondements sur lequel Rawls appuie sa conception philosophique de l'histoire de la philosophie, c'est la référence kantienne. Ainsi, dans un texte important que chacun des éditeurs des Lectures reproduit en partie dans leur avant-propos, Rawls écrit : I followed what Kant says in the Critique of Pure Reason at B866, namely, that philosophy is a mere idea of a possible science and nowhere exists in concreto: “[W]e cannot learn philosophy; for where is it, who is in possession of it, and how shall we recognize it? We can only learn to philosophize, that is, to exercise the talent of reason, in accordance with its universal principles, on certain actually existing attempts at philosophy, always, however, reserving the right of reason to investigate, to confirm, or to reject these principles in their very sources.” Thus we learn moral and political philosophy—or indeed any part of philosophy—by studying the exemplars, those noted figures who have made cherished attempts at philosophy; and if we are lucky we find a 273 way to go beyond them480. La question que Rawls examine est la suivante : comment pouvons-nous apprendre la philosophie ? Avec Kant, il répond qu'il est impossible d'apprendre la philosophie : elle ne se trouve nulle part. Elle n'est pas un objet dont nous pourrions prendre possession. Nous pouvons seulement apprendre à philosopher et philosopher, c'est simplement faire usage de la raison. Mais si la raison est une faculté qui est toujours déjà présente en nous, elle n'est d'abord présente qu'en puissance. Il nous revient de l'actualiser. Or, pour cela, nous devons, si nous nous fions à ce qu'en dit Kant, nous exercer en nous appuyant sur les tentatives déjà existantes. Nous devons nous tourner vers les œuvres de ceux qui ont cherché à faire usage de leur propre raison, c'est-à-dire vers les productions philosophiques qui existent déjà. Dans cette perspective, si l'étude de l'histoire de la philosophie joue un rôle constitutif dans la pratique de la philosophie à proprement parler, c'est d'abord pour une raison formelle : l'étude de l'histoire de la philosophie nous apprend à développer la faculté qui nous permet de philosopher : la raison. De plus, si l'on est capable de démontrer que seule la fréquentation des textes canoniques nous le permet, on disposera d'un argument solide en faveur de l'idée selon laquelle l'étude de l'histoire de la philosophie est une condition indispensable à la pratique de la philosophie. On peut en outre noter que selon Kant, nous développerons d'autant mieux notre raison que nous conserverons, à l'égard des textes que nous lisons, un rapport critique. Kant nous incite ainsi à nous réserver le droit de tester et éventuellement de rejeter les principes admis par les penseurs qui nous ont précédés. Il nous enjoint ainsi à ne pas lire les philosophes comme s'ils étaient des autorités sacrées, mais à questionner les thèses qui sont les leurs. Nous devons les lire en nous demandant s'ils ont raison ou tort d'admettre ce qu'ils admettent. Nous devons les lire en nous questionnant. On comprend bien que, ce faisant, nous exerçons et développons notre raison. Rawls, puisqu'il reprend à son compte la conception kantienne, semble adhérer à cette façon de défendre l'étude de l'histoire de la philosophie. Ainsi, ce qui fonde, en premier lieu, la conception rawlsienne de l'histoire de la philosophie, c'est cette conception formelle selon laquelle l'étude de l'histoire de la philosophie constitue une condition de possibilité du développement de la raison et, par là, de la pratique de la 480J. Rawls, (2000b), p. 427 ; J. Rawls, (2008), p. xiv ; J. Rawls, (2000a), p. xvii. 274 philosophie. Néanmoins, une conception formelle de ce type ne suffit pas à fonder une conception philosophique de l'histoire de la philosophie du type de celle que Rawls semble admettre. En effet, d'une part, on pourrait très bien démontrer que le développement de la raison peut passer par d'autres canaux. Ainsi par exemple, on peut penser que l'analyse des énoncés du langage ordinaire peut produire le même type d'effet que l'étude de l'histoire de la philosophie. Elle peut contribuer au développement de notre raison et ainsi nous rendre apte à la pratique de la philosophie. De plus, la défense rawlsienne de l'étude de l'histoire de la philosophie semble aller au-delà d'un critère formel. Rawls semble admettre que l'étude de l'histoire de la philosophie ne nous permet pas seulement de nous mettre dans les conditions qui rendent possible la pratique de la philosophie. Il semble suggérer qu'il y a quelque chose à apprendre de ce qui est contenu dans les textes eux-mêmes. C'est en effet ce que suggère le terme « exemplars » qui apparaît dans la citation ci-dessus. C'est également ce qu'il suggère lorsqu'il écrit : I think that, given their way of thought and the problems of their day, the writers we discuss – Hobbes, Locke, Rousseau, Hume, Mill and Marx – give very good, though not perhaps perfect, answers to the questions that concern them. This is why we still read their texts and find what they say instructive481. Affirmer que la lecture est instructive, c'est affirmer que les thèses que les différents auteurs ont soutenues continuent à faire sens pour nous. C'est affirmer que leurs positions peuvent nous aider à affronter et peut-être à résoudre les problèmes philosophiques qui sont les nôtres. Ainsi, à leur contact, nous ne développons pas simplement notre capacité à raisonner. Nous n'apprenons pas simplement à poser des problèmes et à former des raisonnements valides d'un point de vue formel. Ces penseurs ont construit des solutions aux problèmes qui étaient les leurs. Ils ont cherché à répondre aux questions qu'ils se posaient. Or, ces réponses, selon la conception rawlsienne, sont de très bonnes réponses. C'est la raison pour laquelle ces penseurs ont marqué l'histoire de la philosophie. Dès lors, nous pouvons nous en inspirer. Elles peuvent encore aujourd'hui nous apprendre quelque chose. Et ici, ce quelque chose n'est pas simplement formel. C'est de contenu dont il est question. Selon Rawls, nous apprenons des philosophes parce que ce qu'ils ont soutenu nous permet d'apporter un début de réponse aux problèmes qui sont les nôtres. 481J. Rawls, (2008), p. 103-104. 275 Mais comment est-ce possible ? Comment la lecture de Hobbes, qui a vécu plusieurs siècles avant nous et qui était clairement préoccupé par des problèmes qui ne sont plus les nôtres peut-elle avoir pour nous, dans son contenu, un intérêt philosophique ? (3.2.3) La référence à Collingwood et le contextualisme modéré À plusieurs reprises, Rawls fait référence à l'historien et philosophe R. G. Collingwood : The early 20th-century philosopher R. G. Collingwood said: “The history of political theory is not the history of different answers to one and the same question, but the history of a problem more or less constantly changing, whose solution was changing with it.”482 This interesting remark seems to exaggerate a bit, since there are certain basic questions that we keep asking, such as: What is the nature of a legitimate political regime? What are the grounds and limits of political obligation? What is the basis of rights, if any? And the like. But these questions, when they come up in different historical contexts, can be taken in different ways and have been seen by different writers from different points of view, given their political and social world and their circumstances and problems as they saw them. To understand their works, then, we must identify those points of view and how they shape the way the writer's questions are interpreted and discussed 483. Pour défendre une certaine conception de la philosophie, Rawls se place sous l'autorité de Collingwood, tout en prenant ses distances avec la position qu'il lui attribue, dont il affirme qu'elle est excessive. La position de Rawls se présente alors comme un contextualisme modéré, se distinguant du contextualisme plus radical qu'incarnerait Collingwood. Le fait que Rawls se réfère à Collingwood n'est pas anodin et mérite attention. En effet, si l'œuvre de Collingwood présente en elle-même un intérêt, l'importance de cette figure se situe aussi et peut-être surtout dans le fait que les fondateurs de ce qu'on appelle l'« école de Cambridge » en ont fait l'une de leurs références les plus importantes. Or, les contextualistes de Cambridge comme Quentin Skinner, John Dunn et J. G. A. Pocock sont à l'origine d'une rupture importante dans la façon de concevoir et de pratiquer l'histoire de la philosophie, rupture fondée sur des positions 482R. G. Collingwood, (1939), p. 62 483J. Rawls, (2008), p. 103. Rawls écrit également : “I often cited the remark of Collingwood that “the history of political theory is not the history of different answers to one and the same question, but the history of a problem more or less constantly changing, whose solution was changing with it.” (I would say “political philosophy” rather than “political theory.”) Though this remark is an oversimplification, it is exactly right in telling us to look for a writer's view of the political world in order to see how political philosophy develops over time and why” J. Rawls, (2000b), p. 427 276 épistémologiques et herméneutiques originales. La référence à Collingwood, présente dans le texte de Rawls, pose donc la question du rapport de Rawls avec les positions épistémologiques et herméneutiques de l'école de Cambridge. Parce que le fait de chercher à répondre à cette question me conduirait trop loin du problème précis qui est ici le mien, je me permets d'en reporter l'examen à mon septième chapitre. Je me contenterai pour l'heure d'expliciter la conception rawlsienne de l'histoire de la philosophie en m'appuyant sur la façon dont il se positionne lui-même par rapport à la thèse qu'il attribue à Collingwood. La position attribuée à Collingwood peut être décrite de la façon suivante. Elle constitue d'abord une position critique. En affirmant que l'histoire de la philosophie n'est pas l'histoire de différentes réponses à une seule et même question, Collingwood s'oppose à l'idée qu'il existe des problèmes permanents en philosophie politique. Ce faisant, il s'oppose à une vision naïvement progressive de l'histoire de la philosophie. Il rejette l'idée selon laquelle l'histoire de la philosophie peut-être conçue comme l'histoire d'un progrès, c'est-à-dire comme l'élaboration d'une réponse de plus en plus pertinente à une question ou à un petit groupe de questions qui demeurent identiques. Il réfute l'idée selon laquelle les systèmes philosophiques se répondent les uns aux autres de façon linéaire, les plus récents tenant compte des découvertes des précédents et corrigeant leurs erreurs et leurs lacunes. On peut souligner le fait que la position qui est rejetée par Collingwood rend d'ailleurs impossible, lorsqu'on lui donne son sens le plus fort, tout intérêt philosophique de l'histoire de la philosophie. En effet, si l'on considère l'histoire de la philosophie comme une incessante évolution vers le mieux, si l'on considère que le temps nous fait progresser vers la vérité, il ne nous est d'aucune utilité, à nous qui recherchons la vérité, de nous tourner vers les positions qui ont été soutenues par le passé : celles-ci sont nécessairement dépassées. C'est vers les dernières découvertes que nous devons nous tourner. C'est sans doute les sciences de la nature qui modèlent cette conception de la philosophie et de son histoire. Ainsi, de la même façon qu'on considère que l'astronomie de Ptolémée ou la physique d'Aristote sont dépassées, on considérera que la conception hobbesienne de l’État ou la conception morale de Hume sont dépassées. Tout comme Ptolémée ne peut plus rien nous apprendre sur le réel, on considérera que Hobbes ne 277 peut plus rien nous apprendre de l’État. Nous pouvons continuer à nous intéresser à ces doctrines, mais nous ne pouvons le faire que par plaisir historique. Ces doctrines sont comme des monuments du passé. Elles ont un intérêt pour l'historien, mais pas pour celui qui cherche à avancer sur le chemin de la vérité. Du point de vue de la vérité, elles sont mortes. Si nous voulons progresser vers la vérité, nous devons plutôt nous intéresser aux dernières découvertes ou, éventuellement, aux solutions qui, comme la réfutation, par Kant, des preuves de l'existence de Dieu, tranchent définitivement une controverse. Selon une telle conception, s'il est évidemment possible d'apprendre quelque chose sur les philosophes du passé, il est impossible d'apprendre quelque chose de ces philosophes. Collingwood réfute ce type de conception en affirmant que son point de départ est erroné. Il affirme que l'histoire de la philosophie ne peut être considérée comme un progrès continu de la pensée parce que la question à laquelle les différents penseurs ont cherché à répondre se modifie constamment. Ainsi, on ne peut considérer que Hobbes est nécessairement inférieur à Locke, qui lui est nécessairement inférieur à Rousseau, et ainsi de suite, parce que Hobbes, Locke et Rousseau ne cherchent pas à répondre à la même question. Ainsi, s'ils soutiennent des positions différentes, ce n'est pas parce qu'il y a un progrès de la pensée. C'est n'est pas parce que les suivants améliorent les positions des précédents, c'est plutôt parce qu'ils ne cherchent pas à répondre à la même question. Cette façon de concevoir les textes philosophiques selon une logique « question – réponse » a des conséquences épistémologiques et herméneutiques très importantes. J'en reporte néanmoins l'examen à mon septième chapitre. Pour l'heure, il est important de comprendre ce que Rawls retient de Collingwood et pourquoi il se place à une certaine distance de la position qu'il lui attribue. Ce type de position peut en effet aboutir à un contextualisme radical. En prenant cette position à la lettre, en affirmant qu'en effet, les problèmes philosophiques évoluent constamment avec le temps, on s'interdit tout autant que dans la perspective naïvement progressive d'attribuer à l'étude de l'histoire de la philosophie un intérêt philosophique. En effet, en adoptant un contextualisme radical, on opère une séparation nette entre les problèmes qui sont les nôtres et les problèmes du passé. Ainsi, si le temps modifiait radicalement notre contexte et, avec lui, les problèmes qui se posent, les problèmes qui étaient ceux de Hobbes, Locke ou Rousseau n'auraient plus rien à voir avec nos propres problèmes. Et 278 dès lors, les solutions qu'ils ont imaginées pour résoudre leurs propres problèmes n'auraient plus aucune valeur pour nous. Ce faisant, nous pourrions très bien apprendre quelque chose sur ces penseurs et sur leur doctrine, mais il nous serait à nouveau impossible d'apprendre quoi que ce soit d'eux. Le contextualisme radical exclut également toute lecture philosophique de l'histoire de la philosophie. La position adoptée par Rawls se trouve quelque part entre ces deux extrêmes. Il rejette la vision naïvement progressive de l'histoire de la philosophie, tout comme il rejette le contextualisme radical qu'il attribue à Collingwood. Il adopte un contextualisme modéré qui va lui permettre de soutenir la possibilité d'une approche philosophique de l'histoire de la philosophie. Ainsi, selon Rawls, la remarque de Collingwood est intéressante, mais elle doit être modérée. Selon Rawls, il existe en effet un certain nombre de questions philosophiques dont on peut considérer qu'elles sont éternelles, et peut-être, universelles. Il existe des questions que nous ne cessons de nous poser. Il donne quelques exemples de ce type de questions. Nous nous demandons ainsi toujours : quel est le meilleur des régimes ? Quels sont nos droits fondamentaux et quels sont leurs fondements ? Etc. Mais dès lors, si de telles questions existent, si les hommes ne cessent de se poser ces questions éternelles, pourquoi ne peut-on pas dire que l'histoire de la philosophie est l'élaboration d'une réponse toujours meilleure à une seule et même question ou à un petit nombre de questions fondamentales ? C'est ici qu'il faut tenir compte de la remarque de Collingwood. Ainsi, Rawls souligne que l'intérêt de cette remarque, c'est qu'elle nous pousse à admettre que la question qu'un penseur se pose n'est jamais cette question prise dans sa formulation éternelle et peut-être universelle. Conformément à ce que Collingwood affirme, une question philosophique se pose toujours dans des termes particuliers. Les questions éternelles sont reformulées de façon à se poser en des termes plus précis et plus particuliers, et ce qui oriente cette reformulation, c'est le contexte dans lequel le penseur se situe. Ainsi, selon Rawls, la remarque de Collingwood nous pousse à faire droit aux notions très importantes de contexte et de point de vue. Nous devons admettre que chaque penseur possède un point de vue particulier, qui est l'effet du contexte particulier dans lequel il se situe, et que les questions qu'il se pose subissent l'inflexion de ce point de vue. Le monde social et politique dans lequel il vit est un monde particulier et cette 279 particularité informe le questionnement qui est le sien. Le contexte particulier dans lequel il se situe donne un contour particulier à sa pensée. La conception rawlsienne du problème philosophique semble ainsi prise dans une dialectique de l'éternel et de l'historique, de l'universel et du singulier. Rawls considère ainsi que les problèmes philosophiques ne sont ni entièrement universels ni entièrement singuliers. C'est cette caractéristique qui rend possible une lecture philosophique de l'histoire de la philosophie. Parce que les problèmes philosophiques ne sont ni entièrement universels ni entièrement singuliers, le contenu des doctrines philosophiques passées peut avoir, pour nous, un intérêt philosophique. Il peut nous aider à répondre aux questions que nous nous posons. En effet, nos questions ne sont ni entièrement les mêmes, ni entièrement différentes de celles de Hobbes, Locke ou Rousseau. Dès lors, parce que nos questions ne sont pas les mêmes, l'histoire de la philosophie ne peut être comprise comme un progrès incessant de la pensée. Et parce que nos questions ne sont pas entièrement différentes, les réponses des philosophes qui nous ont précédés peuvent toujours faire sens pour nous. Dans une perspective rawlsienne, il existe, derrière la question singulière et précise propre à chaque penseur, une question plus générale que nous nous posons nous aussi, tout en lui donnant une autre forme singulière et précise. C'est donc parce que nos questions ont un certain nombre de points communs avec les questions des philosophes du passé que les réponses qu'ils ont formulées ne nous sont pas entièrement étrangères. Nous pouvons trouver, chez l'un ou l'autre des penseurs du passé, de quoi nous orienter. Nous pouvons puiser de quoi nous aider à répondre aux problèmes particuliers qui sont les nôtres. Leurs solutions peuvent toujours avoir un certain degré de validité pour nous. Nous pouvons apprendre quelque chose d'eux et non pas seulement apprendre quelque chose sur eux. Néanmoins, dans la mesure où les problèmes qui se posaient aux philosophes du passé ne sont plus exactement les mêmes que ceux qui se posent à nous, les réponses qu'ils ont apportées, si pertinentes qu'elles aient été dans le contexte qui était le leur, ne peuvent plus être tout à fait satisfaisantes pour nous. Nous ne devons donc pas nous soumettre aux doctrines passées comme à des autorités. Nous devons être attentifs à l'écart qui existe entre notre contexte et leur contexte. Notre lecture peut donc légitimement être critique. C'est d'ailleurs ainsi que nous apprendrons le mieux. 280 C'est ainsi une conception qui place le problème philosophique dans une dialectique de l'éternel et de l'historique, c'est ce contextualisme modéré qui constitue, chez Rawls, le fondement de l'idée selon laquelle une lecture philosophique de l'histoire de la philosophie est possible. (3.3) Une première confirmation pour l'hypothèse herméneutique Il me semble qu'on peut interpréter le fait que Rawls accorde à l'étude de l'histoire de la philosophie une fonction philosophique comme une première confirmation de l'hypothèse qui est la mienne. Ainsi, s'il est possible d'apprendre quelque chose de l'étude de l'histoire de la philosophie, si le contenu de ces textes peut nous aider à résoudre les problèmes qui sont les nôtres, on est autorisé à penser que l'hypothèse de lecture selon laquelle, chez Rawls, l'étude de l'histoire de la philosophie joue un rôle dans la fondation de la doctrine, et partant, dans la justification des présupposés sur lesquels repose la TJE n'est pas totalement absurde. En premier lieu, il me semble possible d'établir que, si le fait d'accorder une fonction philosophique à l'étude de l'histoire de la philosophie n'est pas une condition suffisante à la confirmation de l'hypothèse herméneutique, elle en constitue une condition nécessaire. En effet, si, conformément à la conception naïvement progressive ou au contextualisme radical, nous ne pouvions rien apprendre des doctrines du passé, un tel rôle de justification serait impensable. Ces doctrines n'auraient en effet plus aucun intérêt philosophique pour nous. Si au contraire, nous démontrons qu'en vertu d'une certaine conception du problème philosophique, les doctrines philosophiques du passé ont quelque chose à nous apprendre, l'hypothèse herméneutique devient envisageable. Il me semble également possible de démontrer que lorsque Rawls affirme que nous pouvons apprendre quelque chose de l'histoire de la philosophie, il assume les conséquences de cette affirmation et l'applique à sa propre pratique philosophique. Rawls développe la conception du problème philosophique précédemment décrite en ayant en vue son propre questionnement philosophique. Ainsi, Rawls n'affirme pas que nous pouvons apprendre « quelque chose » de l'histoire de la philosophie, en maintenant ce « quelque chose » dans la plus grande des indéterminations. Rawls semble plutôt penser que l'étude de l'histoire de la philosophie peut lui fournir un certain nombre de matériaux afin de répondre à la question particulière qui est la sienne. 281 Quelques mots concernant cette question. Le problème qui est celui de Rawls et dont on peut estimer qu'il est demeuré inchangé depuis, au moins, la parution de Théorie de la justice, c'est celui de la justice distributive. C'est la question de savoir selon quels principes il convient, dans le contexte qui est celui de la démocratie constitutionnelle, de distribuer les différents biens. Or, il faut bien noter que ce problème n'est pas seulement celui de Rawls. Il n'est pas une lubie personnelle. Si Rawls choisit de s'y intéresser, c'est parce qu'il estime qu'il est notre problème : il est la question qui se pose nécessairement dans le contexte qui est le nôtre, contexte qui est notamment marqué par le fait du pluralisme. Conformément à la conception rawlsienne du problème philosophique précédemment évoquée, le contexte particulier dans lequel Rawls se situe et l'interprétation qu'il fait de ce contexte informent profondément le questionnement qui est le sien. La question que pose Rawls est la question de notre contexte, celui de la démocratie constitutionnelle marquée par le fait du pluralisme. Certains passages des Lectures confirment ainsi que Rawls espère que l'étude des doctrines les plus importantes de l'histoire de la philosophie lui apportera un certain nombre d'éléments qui l'aideront à répondre à cette question particulière. C'est dans cette perspective et en poursuivant cette fin qu'il s'intéresse à l'histoire de la philosophie. Il écrit : In preparing these lectures, developed over a number of years of teaching Political and Social Philosophy, I have considered how six writers, Hobbes, Locke, Rousseau, Hume, Mill and Marx, treat certain topics discussed in my own writings on political philosophy484. Et plus loin : An introductory lecture including some general remarks on political philosophy, and some thoughts on the main ideas of liberalism, may help lay the groundwork for a discussion of six writers. I shall try to identify the more central features of liberalism as expressing a political conception of justice when liberalism is viewed from within the tradition of democratic constitutionalism. One strand in this tradition, the doctrine of social contract, is represented by Hobbes, Locke, and Rousseau; another strand, that of utilitarianism, is represented by Hume and J. S. Mill; whereas the socialist, or social democratic strand, is represented by Marx, whom I will consider largely as a critic of liberalism485. Si Rawls parcourt les doctrines de Hobbes, de Locke, de Rousseau, etc, ce n'est pas pour le plaisir d'apprendre quelque chose sur ces différents auteurs. Ce n'est pas pour elles484J. Rawls, (2008), p. xvii 485J. Rawls, (2008), p. xvii 282 mêmes que ces doctrines sont étudiées. C'est bien plutôt pour lui-même, c'est-à-dire dans l'espoir de répondre à la question qui est la sienne. Rawls établit clairement que la finalité des Lectures – ici des LHPP – c'est de saisir les caractéristiques centrales du libéralisme. Il s'agit, plus précisément, de saisir la conception politique de la justice qui est celle du libéralisme, que Rawls identifie ici à la tradition de la démocratie constitutionnelle. Le point focal des Lectures, c'est la conception politique de la justice dans le contexte de la démocratie constitutionnelle. Or, ces éléments me semblent apporter une première confirmation à l'hypothèse herméneutique. Ce que Rawls désigne comme la conception politique de la justice, ce sont bien les fondements sur lesquels reposent les principes de justice. Dans le vocabulaire de Rawls, l'expression « conception politique » désigne en effet une conception du bien non controversée, sur laquelle s'accordent l'ensemble des citoyens considérés comme des personnes libres et égales, rationnelles et raisonnables. Il s'agit d'une conception qui respecte le principe de légitimité politique et qu'on est par conséquent autorisé à mobiliser afin de justifier notre façon de trancher les questions constitutionnelles essentielles et les questions de justice fondamentale. Ainsi, si la finalité des Lectures, et en particulier des LHPP, c'est, comme Rawls semble le dire ici, de dégager une conception politique de la justice, la finalité des Lectures c'est, finalement, d'expliciter et de justifier les présupposés sur lesquels repose la TJE. On a dès lors toutes les raisons de penser que l'hypothèse herméneutique est bien fondée. Il ne semble donc pas absurde de penser que l'on trouvera dans les Lectures une justification de l'interprétation de la culture politique publique retenue par Rawls et sur laquelle il fonde ses principes de justice. La finalité des Lectures serait ainsi de démontrer que l'interprétation rawlsienne est une bonne interprétation de la culture politique publique de la démocratie constitutionnelle et qu'il y a de bonnes raisons de préférer cette interprétation à d'autres interprétations, comme par exemple à celle qui est proposée par les libertariens. Le fait de repérer la finalité des Lectures permet aussi d'éclairer les choix de Rawls en matière de corpus et de méthodologie. Ces choix ouvrent néanmoins sur un certain nombre de problèmes importants. 283 (4) La sélection du corpus et la méthodologie des Lectures (4.1) Le corpus des Lectures La finalité des Lectures permet de comprendre la sélection bibliographique opérée par Rawls. On pourrait en effet s'étonner que rien ne soit dit, dans un cours de philosophie politique, sur la République de Platon ou sur Les Politiques d'Aristote par exemple, ou encore sur Le Prince de Machiavel. Ainsi, la sélection bibliographique opérée par Rawls semble exclure les auteurs qui précèdent l'époque moderne, et, de la même façon, les postmodernes. Chronologiquement, la bibliographie de Rawls commence avec Hobbes et s'arrête avec Marx. Or, ce choix de Rawls peut sembler excessivement limitatif. Il le serait en effet si l'ambition de Rawls était de proposer une introduction générale à la philosophie morale et politique. Il faut donc bien comprendre que telle n'est pas l'ambition de Rawls. Lorsqu'on saisit la finalité des Lectures, on comprend que Rawls n'est pas en défaut. Lorsqu'on comprend que la finalité des Lectures est philosophique et que le geste qui est celui de Rawls, c'est de se tourner vers des doctrines canoniques de l'histoire de la philosophie afin d'y trouver un matériau qui nous aidera à répondre à notre propre question, la sélection bibliographique de Rawls s'éclaire. Notre question, c'est celle qui se pose nécessairement dans le contexte de la démocratie constitutionnelle marquée par le fait du pluralisme. C'est la question de la distribution des droits et des libertés, des opportunités et des richesses. Or, cette question, si elle est celle d'un contexte très particulier, s'inscrit également dans une tradition, qui regroupe un certain nombre de contextes différents. Cette question, c'est la question de la tradition libérale. C'est l'insertion de notre contexte dans cette tradition qui explique la sélection bibliographique opérée par Rawls. Ainsi, comme Rawls le souligne lui-même, les auteurs qu'il soumet à son analyse, ce sont les auteurs qui, d'une façon ou d'une autre, ont participé à l'élaboration de la tradition libérale, que ce soit en tant que bâtisseurs de cette tradition – comme c'est, selon Rawls, le cas des penseurs du contrat social et des utilitaristes – ou en tant que critiques de cette tradition. Ainsi, Hobbes, Locke, Rousseau et Kant, d'un côté, Hume, Mill, et Sidgwick de l'autre sont sélectionnés parce qu'ils ont bâti la tradition libérale. Marx est abordé parce qu'il est considéré comme un critique du 284 libéralisme. Ces auteurs sont sélectionnés et soumis à l'étude parce que, même si, comme Rawls le souligne, nos points de vue ne sont pas strictement identiques, même si la question précise que nous nous posons n'est pas la même, notre univers conceptuel n'est pas non plus entièrement différent. Nous avons en partage quelque chose d'essentiel : nous entretenons un rapport avec les problématiques fondamentales du libéralisme. C'est bien la finalité des Lectures qui explique la sélection bibliographique de Rawls. Le critère de cette sélection, ce n'est pas l'unité chronologique. Si ces auteurs sont sélectionnés, ce n'est pas parce qu'ils appartiennent à une même époque. Ainsi par exemple, Nietzsche, dont Rawls célèbre le style, est laissé de côté alors qu'il a une vingtaine d'années de moins que Marx et qu'il est de la même génération que Sidgwick. Le critère de cette sélection est un critère d'unité problématique. La problématique des différents auteurs n'est pas strictement identique : ils cherchent tous à répondre à une question particulière et différente. Leurs questions ont néanmoins en commun un certain nombre de points de partage. C'est pour cette raison qu'ils forment un corpus. (4.2) La méthodologie des Lectures Le fait de saisir la finalité des Lectures éclaire également la méthodologie retenue par Rawls. Ainsi que je l'ai évoqué précédemment, Rawls se permet d'abandonner, à propos des auteurs qui font partie de son corpus, toute visée d'exhaustivité. Rappelons qu'il écrit : The lectures are narrow in focus, both from a historical and from a systematic point of view. They do not present a balanced introduction to the questions of political and social philosophy. There is no attempt to assess different interpretations of the philosophers discussed; interpretations are proposed that seem reasonably accurate to texts we study and fruitful for my limited purposes in presenting them. Moreover, many important questions of political and social philosophy are not discussed at all. It is my hope that this narrow focus is excusable if it encourages an instructive way of approaching the questions we do consider and allows us to gain a greater depth of understanding than would otherwise be possible486. Rawls affirme que, dans les Lectures, son but est restreint. Il ne cherche pas à présenter, de façon exhaustive, les différents problèmes de la philosophie politique. Il se concentre sur une tradition : la tradition libérale et ainsi sur une certaine constellation de problèmes. Par conséquent, même lorsqu'il examine les auteurs qui font partie de son 486J. Rawls, (2008), p. xviii 285 corpus, Rawls s'adonne à une lecture sélective. C'est la focalisation tout entière de Rawls qui est restreinte, comme l'indique ici l'intéressante expression “narrow in focus”. Ainsi, lorsque Rawls examine un auteur de son corpus, il le fait en étant orienté par une focalisation restreinte. Comme le confirme le contenu des Lectures, il ne se donne pas pour contrainte de s'intéresser à l'ensemble de l'œuvre. Il s'autorise à interroger un aspect précis et parfois relativement isolé de cette œuvre. Il ne s'intéresse à l'auteur qu'en tant qu'il s'insère dans la perspective qui est la sienne. Cette méthodologie prend sens lorsqu'on comprend que les Lectures ont une finalité philosophique. Le but de Rawls est d'abord d'avancer dans la résolution du problème qui est le sien. Ce n'est donc qu'en tant qu'ils ont dit quelque chose de ce problème que Rawls s'intéresse aux différents auteurs de la modernité philosophique. Il n'examine ces différents auteurs qu'en tant qu'ils ont participé à l'élaboration de la tradition de la démocratie constitutionnelle. On comprend ainsi qu'il opère, au sein même de l'œuvre de tel ou tel auteur, une sélection drastique et s'autorise à ne s'intéresser qu'à un élément ou à un ensemble d'éléments assez particuliers. Il ne s'intéresse qu'aux éléments qui, selon lui, présentent un intérêt pour la question qui est la sienne. Parce que la finalité de l'étude de l'histoire de la philosophie est philosophique, Rawls s'autorise à laisser sciemment de côté les aspects de l'œuvre qui ne sont pas utiles à son propre questionnement. Il s'autorise une focalisation restreinte. (4.3) Problème herméneutique et auto-justification circulaire ? (4.3.1) Le problème de la projection Cette double sélection – sélection du corpus et lecture sélective – n'est pas sans poser problème. Le premier problème est un problème herméneutique : on peut en effet craindre que cette façon de faire soit un obstacle majeur pour la compréhension. En outre, on peut craindre que la double sélection opérée par Rawls rende impossible tout effet de justification. Tout d'abord, on peut craindre que la façon de procéder de Rawls le conduise irrémédiablement à une mauvaise compréhension des œuvres examinées. Rawls s'autorise à aborder les auteurs sous un angle restreint : il aborde les auteurs à partir de la question qui est la sienne. Partant, il s'autorise à laisser de côté des pans importants de 286 l'œuvre. Or, on peut craindre que, ce faisant, Rawls aborde les différents auteurs en projetant sur eux la question qui est la nôtre et qui, sans doute, est différente de la leur. Il s'interdirait alors de comprendre ces textes. Comme le soulignent les contextualistes rigoureux, cette façon de procéder risque de produire un certain nombre d'effets néfastes. Si l'on suit Quentin Skinner, on peut en effet estimer que la méthodologie rawlsienne le conduit à se rendre coupable de décontextualisation. Ainsi, sans aller jusqu'à accuser Rawls de tomber dans le travers des historiens de la philosophie politique qui affirment que l'ensemble des grands penseurs ont en commun de chercher à répondre aux problèmes permanents de la philosophie politique, on pourrait reprocher à Rawls de voir de la familiarité là où il n'y en a pas vraiment. Skinner estimerait sans doute que Rawls voit dans le corpus qu'il adopte une unité problématique là où, en réalité, on a affaire à des époques et à des contextes très différents. S'il était plus rigoureux, il verrait que les questions respectives de Hobbes, Locke, Rousseau, Kant, Mill ou Marx sont très différentes les unes des autres et qu'en outre ces différentes questions ne ressemblent en rien à la question qui est la nôtre et qu'il est dès lors absurde de chercher à les faire dialoguer entre eux et de chercher à dialoguer avec eux. Skinner estimerait sans doute que Rawls se rend coupable de ce qu'il appelle le « provincialisme » (parochialism), qui consiste en l'insertion, par l'interprète, d'éléments étrangers à l'époque de l'auteur. L'interprète fait, par exemple, intervenir des paradigmes qui sont étrangers à l'auteur. C'est peut-être en effet ce que fait Rawls dans les Lectures s'il interroge les auteurs de son corpus à partir de sa propre question, la question de la justice sociale. Cette question constitue en effet un paradigme relativement étranger aux conceptions qui sont celles de Hobbes ou de Locke, qui sont bien plus préoccupés par la question des formes du régime que par le problème de la distribution des biens au sein de la société. Si c'est bien ce que fait Rawls, s'il examine les différents auteurs à partir de la question qui est la sienne, il ne peut espérer parvenir à une compréhension exacte de ces auteurs, dans la mesure où pour comprendre un auteur, il convient plutôt, comme l'affirment les partisans de l'école de Cambridge qui s'inspirent de Collingwood, de repérer la question qui est la sienne. La compréhension des auteurs sera nécessairement viciée. D'ailleurs, ce qu'on peut appeler l'accusation de projection revient très 287 fréquemment sous la plume de ceux qui se sont intéressés aux Lectures. Dans son article intitulé “the Modest Professor: Interpretive Charity and interpretive Humility in John Rawls's Lectures on the History of Political Philosophy”, Michael Frazer affirme que Rawls commet l'erreur de projeter son humilité philosophique sur les auteurs qu'il lit alors que nombre de ces auteurs ne partagent pas cette conception : Yet while Rawls is correct to note that theological questions are reserved for the concluding sections of Leviathan, Hobbes's masterwork undeniably begins with a thoroughly materialist account of human nature, one which Hobbes explicitly presents as the source of the premises from which his political conclusions are derived 487. Et plus loin : Rawls explicitly defend his 'political, not metaphysical' reading of Hobbes [...]. Yet such humble ambitions seem more in keeping with Rawls's conception of political philosophy than with that of Hobbes, who is typically understood to have thought that the truth of his political theory gave it a unique claim to authority in structuring human societies488. Frazer cherche à montrer que Rawls projette sur les différents auteurs qu'il aborde, et ici en particulier sur Hobbes, les convictions philosophiques fondamentales qui sont les siennes. Ainsi, par exemple, il aborde les auteurs à travers le prisme de ce que Frazer nomme l'humilité politico-philosophique489, qu'il définit comme une forme d'humilité qui concerne le rôle de la philosophie politique. Ainsi que Frazer le rappelle, selon Rawls “political philosophy has no special access to fundamental truths, or reasonable ideas, about justice and the common good, or to other basic notion” 490. Rawls considère en effet que le philosophe politique ne dispose pas d'une connaissance supérieure, qui lui conférerait autorité et en ferait un chef légitime. Selon Rawls, certaines questions, comme la question de la vie bonne par exemple, ne peuvent être tranchées de façon définitive. Elles sont soumises aux difficultés de jugement. Le philosophe n'est pas plus capable qu'un autre d'y apporter une réponse définitive. C'est notamment l'origine de la formule selon laquelle la théorie de la justice doit être politique et non métaphysique. Selon Frazer, Rawls projette cette conviction profonde sur les auteurs, et notamment sur Hobbes. Or, Frazer affirme qu'une telle projection, quand elle conduit notamment à faire l'impasse complète sur les fondements matérialistes de l'œuvre de Hobbes, aboutit nécessairement à une lecture biaisée. Hobbes ne peut être compris en 487M. Frazer, (2010), p. 223. 488M. Frazer, (2010), p. 223-224. 489M. Frazer, (2010), p. 222. 490J. Rawls, (2008), p. 1 288 empruntant cette voie. Selon Frazer, le prisme à travers lequel Rawls lit Hobbes le condamne à mal comprendre. Ce type de critique adressé aux Lectures est plutôt la norme que l'exception. De nombreux commentateurs des Lectures ont formulé cette accusation de projection, que ce soit pour la soutenir ou pour la réfuter. Frazer renvoie ainsi à un article de Kerstin Budde au titre évocateur : “Rawls on Kant: Is Rawls a Kantian or Kant a Rawlsian?”491. Budde adresse ici le même type de critique à la lecture de Kant par Rawls. Il écrit : Rawls's interpretation of Kant is crucially determined by his own theoretical position which cannot accept certain key features of Kant's position, and as a consequence Rawls interprets Kant in a way that incorporates his own presuppositions, but changes Kant's theory in vital respects, up to the very nature of how to perceive and justify normative principles492. Dans la même veine, Arnaud Leclerc, dans sa recension des LHPP, affirme : [Rawls] proclame se rattacher au principe de Collingwood selon lequel un auteur doit être envisagé à partir des questions qu’il s’était lui-même posées. Mais, en réalité, il ne suit guère cette voie. Au contraire, il tend à interroger une œuvre à partir de ses propres préoccupations493. Colin Bird, enfin, s'il semble finalement opter pour une défense de la méthodologie rawlsienne, ne manque pas d'évoquer le problème de la projection et affirme qu'il y a tout de même beaucoup de Rawls dans les Lectures. Il écrit : Some readers will find Rawls's use of these extraneous categories intrusive and perhaps anachronostic. But I think it would be unfair to complain that the ensuing interpretations are unenlightening or objectionably distorted. [...] While there is a lot of Rawlsian mortar between the bricks supplied by the original texts, the resulting reconstruction are nonetheless both salutary and well within the mainstream of accepted scholarly interpretation. Their value lies not in the advancing of controversial revisionist readings of the theories discussed but, rather, in the sense of their inner geometry that Rawls's distinctive philosophical style lends them494. L'accusation de projection est bien récurrente sous la plume des commentateurs. Or, si c'est là ce que fait Rawls, on ne peut rien espérer des Lectures en termes de justification. Si Rawls projette sa propre doctrine sur les auteurs qu'il prétend lire, les effets en termes de justification de cette soi-disant lecture seront nécessairement nuls. En effet, si Rawls aborde les auteurs à partir de sa propre problématique, il ne pourra rien apprendre de ses lectures parce qu'il n'y apercevra que le reflet de sa propre doctrine. Prétendre obtenir 491K. Budde (2007), p. 354 492K. Budde (2007), p. 354 493A. Leclerc, (2009), p. 194 494Colin Bird, (2007), p. 785. 289 ainsi une justification de la doctrine de Rawls, ce serait procéder à une manœuvre entièrement circulaire. Ainsi, on ne peut prétendre que nos présupposés sont justifiés par la lecture que nous faisons des auteurs canoniques de la modernité philosophique si cette lecture est elle-même orientée par nos propres positions. Si nous ne lisons les différents auteurs qu'à travers le prisme de nos propres conceptions, nous ne pouvons espérer mobiliser notre lecture à des fins de justification. Il y aurait là trop de facilité : dans la mesure où notre lecture est entièrement orientée, elle confirmera évidemment nos présupposés et comblera évidemment nos attentes. En termes de justification, l'orientation de départ annule le résultat. La circularité ruine tout effet de justification. (4.3.2) La thèse paradoxale de Rawls : focalisation restreinte (narrow focus) et compréhension profonde (depth of understanding) Une ultime bizarrerie peut ici attirer notre attention. Rawls semble penser que la focalisation restreinte qu'il pratique n'est pas un obstacle à la compréhension. Il affirme même l'exact inverse. Ainsi, dans les dernières pages de LHPP, l'éditeur a choisi de reproduire le plan du cours de philosophie politique et sociale que Rawls offrait au printemps 1983. On peut y lire : This class will consider several social contract and utilitarian views which have been important in the development of liberalism as a philosophical doctrine. Attention will be given to Marx as a critic of liberalism; and time permitting, the class will end with some discussion of TJ [A Theory of Justice] and other contemporary views. The focus of the class is narrow in the hope of achieving some depth of understanding 495. On retrouve l'association, apparemment paradoxale, de deux expressions : “narrow focus” et “depth of understanding”. Rawls écrivait en effet dans les remarques introductives aux LHPP : It is my hope that this narrow focus is excusable if it encourages an instructive way of approaching the questions we do consider and allows us to gain a greater depth of understanding than would otherwise be possible 496. Selon Rawls, l'adoption d'une focalisation restreinte n'est pas un obstacle à la compréhension. Il estime au contraire que c'est le fait d'adopter une telle focalisation qui lui permettra d'accéder à une compréhension profonde. La restriction est conçue comme la condition de possibilité d'une compréhension profonde. On ne peut manquer de noter que cette thèse constitue pourtant de prime abord 495J. Rawls, (2008), p. 458. 496J. Rawls, (2008), p. xviii. 290 une affirmation tout à fait paradoxale. On ne voit pas bien en effet comment le fait de réduire notre angle de vue pourrait nous permettre d'atteindre une meilleure compréhension. On pourrait d'ailleurs ajouter qu'on ne voit même pas comment une focalisation restreinte pourrait nous permettre d'atteindre une compréhension acceptable. Ainsi, comme précédemment établi, la restriction de notre angle d'approche peut entraîner des effets de projection qui rendent impossible la compréhension correcte de la doctrine. De plus, si, comprendre, c'est, comme l'étymologie du terme l'indique, saisir ensemble, la compréhension semble nécessairement se définir par une visée de totalisation. Comprendre, c'est saisir comment les différentes parties tiennent ensemble. C'est saisir ce qui unifie le tout. Dans cette perspective, on pourrait considérer que la visée d'une compréhension restreinte constitue une contradiction dans les termes. Il n'y a en effet aucun sens à prétendre comprendre – c'est-à-dire saisir ce qui constitue une totalité – tout en adoptant un angle de vue partiel. Comment donc Rawls peut-il prétendre atteindre une compréhension profonde en adoptant une focalisation restreinte ? Y a-t-il, à la racine de la démarche de Rawls, une absurdité méthodologique ? L'une des pistes qui doit être explorée est celle des principes méthodologiques sous lesquels Rawls semble placer sa pratique. Ainsi, comme je chercherai à le démontrer dans le prochain chapitre, si les commentateurs des Lectures ont souvent adressé à Rawls le reproche de projeter ses propres convictions philosophiques sur les auteurs dont il était censé restituer la pensée, Rawls se donne à lui-même un arsenal méthodologique censé lui éviter de sombrer dans ce type d'écueils. Rawls adopte un certain nombre de principes normatifs qui caractérisent une théorie de la compréhension qu'on peut définir comme herméneutique de l'exactitude. Rawls condamne la projection et estime que pour comprendre, il faut retrouver l'intention originelle de l'auteur. Les principes normatifs qu'il adopte constituent une méthode censée lui permettre d'échapper à l'écueil de la projection. La question se posera alors de savoir ce qu'il advient de cette herméneutique théorique et normative dans la pratique. L'objet du huitième chapitre sera de chercher à savoir si Rawls fait effectivement ce qu'il dit, ou s'il se rend, malgré lui, coupable de projection et de circularité. Je chercherai à démontrer qu'il n'en est rien et qu'il est dès lors possible d'attribuer aux Lectures une fonction de justification. 291 Il s'agira alors de sonder le contenu des Lectures de façon à comprendre quelle justification les présupposés de la TJE en reçoivent. 292 Chapitre 7 Comment lire ? L'herméneutique rawlsienne comme herméneutique de l'exactitude (1) L'accusation de projection et le démenti rawlsien Même si, comme je l'ai établi dans le chapitre précédent, l'objection de projection, qui ruinerait la possibilité d'une justification des présupposés de la TJE reposant sur les Lectures, revient de façon récurrente sous la plume des commentateurs des Lectures, certaines affirmations de Rawls indiquent qu'il récuse explicitement ce type d'accusation. Rawls situe en effet sa façon de procéder sous l'autorité méthodologique de Collingwood et reconnaît par là même que pour comprendre un auteur, il faut le lire en reconstruisant la question qui est la sienne. Il écrit : When lecturing, say, on Locke, Rousseau, Kant, or J. S. Mill, I always tried to do two things especially. One was to pose their problems as they themselves saw them, given what their understanding of these problems was in their own time. I often cited the remark of Collingwood that “the history of political theory is not the history of different answers to one and the same question, but the history of a problem more or less constantly changing, whose solution was changing with it.” [...] Though this remark is an oversimplification, it is exactly right in telling us to look for a writer's view of the political world in order to see how political philosophy develops over time and why497. Ou encore : Collingwood's remark helps us to look for the answers different writers give to their (not our) questions. To this end we must try to think ourselves into each writer's scheme of thought, so far as we can, and try to understand their problem and their solution from their point of view and not from ours. When we do this, it often happens that their answers to their questions strike us as much better than we might otherwise have supposed498. Je reviendrai ultérieurement de façon détaillée sur ce qu'on peut considérer comme un premier principe herméneutique. Pour l'heure, ces passages soulignent le fait que Rawls s'oppose explicitement à la façon de lire que les commentateurs lui attribuent. Comme eux, il considère que pour comprendre un auteur, il faut chercher à reconstruire le point 497J. Rawls, (2000b), p. 427. 498J. Rawls, (2008), p. 103. 293 de vue qui est le sien et que cette reconstruction passe par la définition de la question qui était celle de cet auteur. Il oppose ici clairement les deux stratégies qui consistent d'un côté à aborder un auteur à partir de la question de cet auteur et de l'autre à lire le texte à partir de notre propre question, comme l'indiquent les termes “their (not our) questions”, et c'est la première stratégie qui reçoit son assentiment. Le fait de comprendre l'auteur à partir de sa question, semble, pour Rawls, constituer une condition de la compréhension. À l'opposé, le fait de lire l'auteur à partir de notre question aboutit nécessairement à une mauvaise interprétation. Rawls condamne ainsi lui aussi les lectures fondées sur la pratique de la projection. Mais comment Rawls peut-il simultanément prétendre adopter une focalisation restreinte et condamner la pratique de la projection ? Plus fondamentalement encore, comment Rawls peut-il simultanément assumer une lecture philosophique de l'histoire de la philosophie et affirmer qu'il faut aborder les auteurs en partant de leurs propres problèmes ? En effet, pour espérer tirer un enseignement philosophique de l'histoire de la philosophie, il faudra nécessairement interroger les doctrines à partir des problèmes qui sont les nôtres. La pratique de la projection semble en ce sens inévitable. Comment Rawls peut-il donc affirmer que projeter sur les auteurs les problèmes qui sont les nôtres, c'est se condamner à mal les comprendre m ais qu'il est néanmoins possible de pratiquer une lecture philosophique de l'histoire de la philosophie ? Pour le comprendre, il me semble qu'il est nécessaire de s'intéresser à ce que j'appellerai l'herméneutique rawlsienne. Je chercherai ainsi à montrer que si Rawls s'estime à l'abri des écueils de la projection et de la mauvaise interprétation, c'est qu'il pense avoir défini une méthode qui doit lui permettre d'éviter de tomber dans ces écueils. Il me semble ainsi possible de démontrer que Rawls théorise sa pratique de la lecture et qu'il mène une réflexion qui porte sur la nature de la compréhension et sur ses conditions, ce qui constitue le propre de la réflexion herméneutique. Il n'est pas habituel de considérer Rawls comme un herméneute. S'il en est ainsi, c'est que, chez Rawls, la réflexion herméneutique n'est pas thématisée. La question de la compréhension et de ses conditions n'est pas, au contraire de ce qu'on trouve chez un auteur comme Charles Taylor, une question qui constitue, de façon évidente, l'un des thèmes de prédilection de l'œuvre de Rawls. Je soutiendrai néanmoins que si Rawls ne semble pas s'intéresser de manière frontale à la question de la compréhension et aux 294 conditions qui rendent possible cette compréhension, s'il n'expose pas de façon directe quelque chose comme une théorie de la compréhension, il existe une herméneutique rawlsienne. Cette herméneutique affleure dans un certain nombre de textes. L'un des textes les plus importants et qui peut servir de texte de référence porte le sous-titre “my teaching”. Il s'agit d'un texte de quelques pages auquel j'ai déjà fait référence dans le chapitre précédent et dans lequel Rawls, à l'occasion d'un discours prononcé en hommage à son ami et collègue Burton Breden, revient sur les méthodes qu'il a adoptées lorsqu'il enseignait l'histoire de la philosophie 499. Ce texte constitue, lorsqu'on cherche à saisir l'herméneutique rawlsienne, une ressource particulièrement précieuse. Il n'est néanmoins pas la seule et unique source sur laquelle on peut s'appuyer. Ainsi, les Lectures sont parsemées de remarques qui peuvent elles aussi nous permettre de reconstituer l'herméneutique rawlsienne. Rawls y mentionne un certain nombre de principes normatifs dont l'application doit, selon lui, permettre de parvenir à la compréhension. Je chercherai à montrer que ces principes normatifs sous-tendent une véritable théorie de la compréhension qui, si elle n'est pas entièrement explicite, peut être reconstruite en analysant les principes. Je suivrai ainsi cette voie : en partant des principes normatifs reconnus par Rawls, je chercherai à expliciter sa théorie de la compréhension. Cette reconstruction me permettra de situer l'herméneutique rawlsienne par rapport à d'autres positions herméneutiques et de démontrer que la position de Rawls est diamétralement opposée à celle que lui attribuent certains commentateurs : elle vise le contraire de la projection. Je pense pouvoir ainsi montrer que si Rawls accorde une fonction philosophique et non seulement historique à l'étude de l'histoire de la philosophie, si – pour reprendre cette distinction éclairante – Rawls vise un learn from et non pas simplement un learn about, il ne pense parvenir à son but qu'en passant par une compréhension fidèle à l'intention de l'auteur. Les principes normatifs retenus par Rawls indiquent qu'il adopte en premier lieu une herméneutique de l'exactitude, selon laquelle pour comprendre un texte, il faut d'abord remonter à l'intention originelle de l'auteur. Si, dans la mesure où l'herméneutique rawlsienne n'est pas exposée frontalement, c'est l'analyse des principes qui nous permet de comprendre et de démontrer que Rawls adopte une herméneutique 499J. Rawls, (2000b). 295 de l'exactitude, les principes sont en réalité logiquement seconds par rapport à la conception rawlsienne de la compréhension. Ils jouent un rôle méthodologique. C'est parce que Rawls estime que comprendre un texte, c'est en saisir le sens tel qu'il a été originellement déposé par l'auteur, qu'il mobilise ces principes-là. Ils indiquent la façon de parvenir à la compréhension. Ils répondent, une fois la nature de la compréhension définie, à la question de savoir comment parvenir à la compréhension. Ils indiquent la méthode qui, si elle est correctement suivie, doit permettre à Rawls d'éviter l'écueil de la projection. Quels sont donc les principes herméneutiques qui, selon Rawls, doivent être suivis et pourquoi ? À quelle théorie de la compréhension s'adossent-ils ? (2) Les principes de l'herméneutique rawlsienne (2.1) Deux principes normatifs Dans ce texte important dans lequel Rawls parle de son enseignement, il écrit : Several maxims, with which I am confident Burt would agree, guided me in teaching. When lecturing, say, on Locke, Rousseau, Kant, or J. S. Mill, I always tried to do two things especially. One was to pose their problems as they themselves saw them, given what their understanding of these problems was in their own time. [...] The second thing I tried to do was to present each writer's thought in what I took to be its strongest form. I too took to heart Mill's remark in his review of Sedgwick: “A doctrine is not judged at all until it is judged in its best form.” 500. Rawls évoque les maximes qui ont orienté son enseignement. Avant d'analyser leur contenu, quelques remarques préliminaires doivent être faites. Il faut en effet comprendre en premier lieu que ce que Rawls expose ici, ce sont des principes normatifs. L'herméneutique rawlsienne est fondée sur la reconnaissance de deux principes normatifs. Si le texte cité ci-dessus se présente d'abord comme un récit autobiographique – Rawls semble simplement y partager l'expérience qui a été la sienne dans ses fonctions d'enseignant – il y a en réalité ici bien plus qu'une simple description de la façon dont il a procédé en tant que professeur. Un certain nombre de passages mettent ainsi en évidence le fait que ces maximes qui ont guidé Rawls dans son enseignement ont un 500J. Rawls, (2000b), p. 426-427. 296 statut normatif. Ainsi à propos de la première maxime, il écrit : “to understand their works, then, we must identify those points of view and how they shape the way the writer's questions are interpreted and discussed” 501 et à propos de la seconde : “the text had to be known and respected, and its doctrine presented in its best form”502. Dans les deux cas de figure, il convient d'être attentif au vocabulaire employé. On repérera alors les deux tournures impératives : must et had to503. Rawls affirme que nous devons reconstruire le point de vue de l'auteur et que nous devons présenter la doctrine dans sa forme la meilleure. Il expose ici deux impératifs et ces deux impératifs sont des impératifs hypothétiques : nous devons appliquer ces maximes si nous désirons comprendre les œuvres que nous abordons. Ces maximes dépassent donc largement le simple cadre de l'enseignement. Ce ne sont pas seulement des astuces de pédagogues. Elles s'appliquent à tous ceux qui lisent une œuvre philosophique et qui désirent la comprendre. Ce que Rawls expose ici, ce sont bien des principes herméneutiques méthodologiques et normatifs. Les maximes nous indiquent la méthode que nous devons suivre si nous voulons parvenir à la compréhension. La visée des maximes est bien la compréhension. À ce titre, elles peuvent être qualifiées d'herméneutiques. Leur modalité est bien normative. À ce titre, elles peuvent être appelées des principes. L'herméneutique de Rawls se résume pour une grande part à ces deux principes méthodologiques normatifs. Il convient donc de les analyser de façon détaillée. Cette analyse nous permettra de reconstruire la théorie rawlsienne de la compréhension. Dans la mesure où ces deux principes sont toujours présentés dans le même ordre, je les analyserai successivement. Ils ne peuvent néanmoins pas réellement être séparés l'un des l'autre. Il faut les saisir ensemble pour accéder à la théorie rawlsienne de la compréhension. (2.2) Le premier principe : une herméneutique contextualiste Rawls présente ce premier principe de la façon suivante : 501J. Rawls, (2008), p. 103. 502J. Rawls, (2000b), p. 427. 503Dans la citation qui commente le second principe, le second had to est éludé. Il faut lire : the doctrine had to be presented in its best form. 297 When lecturing, say, on Locke, Rousseau, Kant, or J. S. Mill, I always tried to do two things especially. One was to pose their problems as they themselves saw them, given what their understanding of these problems was in their own time. I often cited the remark of Collingwood that “the history of political theory is not the history of different answers to one and the same question, but the history of a problem more or less constantly changing, whose solution was changing with it.”(I would say “political philosophy” rather than “political theory.”) Though this remark is an oversimplification, it is exactly right in telling us to look for a writer's view of the political world in order to see how political philosophy develops over time and why 504. Au début des leçons sur Locke il écrit également : The early 20th-century philosopher R. G. Collingwood said: “The history of political theory is not the history of different answers to one and the same question, but the history of a problem more or less constantly changing, whose solution was changing with it.”505 This interesting remark seems to exaggerate a bit, since there are certain basic questions that we keep asking [...]. But these questions, when they come up in different historical contexts, can be taken in different ways and have been seen by different writers from different points of view, given their political and social world and their circumstances and problems as they saw them. To understand their works, then, we must identify those points of view and how they shape the way the writer's questions are interpreted and discussed. Construed this way, Collingwood's remark helps us to look for the answers different writers give to their (not our) questions. To this end we must try to think ourselves into each writer's scheme of thought, so far as we can, and try to understand their problem and their solution from their point of view and not from ours. When we do this, it often happens that their answers to their questions strike us as much better than we might otherwise have supposed506. J'ai déjà dit un certain nombre de choses à propos de ce premier principe à l'occasion du chapitre précédent. L'angle sous lequel il convient de l'analyser ici est néanmoins un peu différent et certains éléments doivent être ajoutés. À l'occasion du sixième chapitre, je me suis focalisée sur la conception rawlsienne de l'histoire de la philosophie. J'ai établi que si Rawls se range sous l'autorité de Collingwood, il se place également à une certaine distance de la conception de l'histoire de la philosophie qu'il lui attribue. Le contextualisme de Rawls est un contextualisme modéré, qui rend possible une lecture philosophique de l'histoire de la philosophie. Le contextualisme de Collingwood, présenté comme plus radical, récuserait ce type de pratique. Il s'agit maintenant d'exposer le versant méthodologique et herméneutique de la conception rawlsienne de l'histoire de la philosophie. Or, si, comme je viens de le rappeler, Rawls se place à une certaine distance critique de la conception de l'histoire de la philosophie défendue par Collingwood, il semble en revanche adhérer à ses positions 504J. Rawls, (2000b), p. 427. 505R.G. Collingwood, (1939), p. 62. 506J. Rawls, (2008), p. 103. 298 méthodologiques et herméneutiques. Le principe reconnu comme premier par Rawls est un principe herméneutique normatif contextualiste. Rawls se rallie à la position selon laquelle pour comprendre, nous devons nous efforcer de retrouver le contexte qui était celui de l'auteur. En effet, Rawls affirme qu'il faut retenir de Collingwood que les doctrines philosophiques fonctionnent selon une logique « question – réponse ». Selon Rawls, Collingwood a raison de considérer qu'une doctrine est une réponse à une question. Un auteur écrit parce qu'il souhaite apporter une réponse à une question, ou résoudre un problème. Cette conception a une conséquence herméneutique importante : pour comprendre une doctrine, il convient de remonter à la question qui en est la source. En tant qu'elle est une réponse, la doctrine ne s'éclaire que lorsqu'on saisit la question à laquelle elle cherche à répondre. Mais ce n'est pas tout ce que Rawls retient de Collingwood. Il adopte également – tout au moins en partie – sa conception contextualiste et historique de la question. Collingwood, dans une perspective contextualiste, soutient en effet que la question à laquelle un auteur cherche à répondre est toujours une question singulière. S'il en est ainsi, c'est parce que cette question est l'effet d'un contexte singulier. La question ne surgit que parce qu'elle a du sens dans un contexte précis. La question est l'effet d'un environnement politique et social. Les questions philosophiques doivent dès lors être conçues comme historiques et cette historicité est un facteur de singularité. Ainsi, dans la mesure où les questions sont l'effet du contexte et où tout contexte, en tant qu'il est un phénomène historique, possède des caractéristiques qui le distinguent de tout autre contexte, chaque contexte produira une question singulière. Les penseurs qui s'inscrivent dans des contextes différents répondent donc à des questions différentes. Le problème de Hobbes, par exemple, n'est pas celui de Locke. J'ai montré, dans mon sixième chapitre, qu'une telle conception a des conséquences importantes sur la fonction qui peut, ou non, être attribuée à l'histoire de la philosophie : elle interdit notamment de considérer l'histoire de la philosophie comme un progrès de la pensée. Cette conception a également des conséquences herméneutiques importantes : pour comprendre un auteur, il faut comprendre la question 299 singulière à laquelle sa doctrine répond, et pour comprendre cette question, on ne peut faire l'économie de la compréhension précise du contexte dans lequel cette question surgit. Finalement, si Rawls se place à une certaine distance critique de la conception de l'histoire de la philosophie défendue par Collingwood, il semble en revanche affirmer qu'il faut adopter la méthodologie de Collingwood. Rawls retient de Collingwood l'idée selon laquelle pour comprendre, il faut lire un auteur en s'efforçant de retrouver la question qui était la sienne. Il conserve également une conception historique de la question philosophique qui devrait le contraindre à accorder une certaine attention au contexte dans lequel un auteur se situe. Je chercherai néanmoins à montrer par la suite que la théorie de la compréhension à laquelle Rawls adhère se distingue de celle de l'école de Cambridge, dont les fondateurs se réclament de Collingwood. Pour l'instant, il faut insister sur le fait que ce premier principe normatif, s'il est correctement appliqué par Rawls, doit le mettre à l'abri de l'accusation de projection. En effet, le rôle de ce premier principe est de nous pousser à lire les auteurs à partir des problèmes qui étaient les leurs et non à partir des problèmes qui sont les nôtres. Ce faisant, en appliquant ce premier principe, nous éviterons de projeter sur les auteurs nos propres problèmes. Nous éviterons ainsi l'écueil d'une lecture qui, fondée sur une erreur de perspective, est nécessairement biaisée. (2.3) Le second principe : le principe de charité En guise de présentation de son second principe normatif, Rawls écrit : The second thing I tried to do was to present each writer's thought in what I took to be its strongest form. I too took to heart Mill's remark in his review of Sedgwick: “A doctrine is not judged at all until it is judged in its best form.” I didn't say, not intentionally anyway, what I myself thought a writer should have said, but rather what that writer did say, supported by what I viewed as the most reasonable interpretation of the text. The text had to be known and respected, and its doctrine presented in its best form. Leaving aside the text seemed offensive, a kind of pretending. If I departed from it—no harm in that—I had to say so. Lecturing that way, I believed, made a writer's views stronger and more convincing, and a more worthy object of study. I always took for granted that the writers we were studying were much smarter than I was. (Burt might say: as smart as he was.) If they were not, why was I wasting my time and the students' time by studying them? If I saw a mistake in their arguments, I supposed those writers saw it too and must have dealt with it. But where? I looked for their way out, not mine. Sometimes their way out was historical: in their day the 300 question need not be raised, or wouldn't arise and so couldn't then be fruitfully discussed. Or there was a part of the text I had overlooked, or had not read. I assumed there were never plain mistakes, not ones that mattered anyway507. (2.3.1) Le principe de charité, un crédit de sens Ce second principe qui, comme le premier, est un principe herméneutique normatif, c'est le principe de charité. Pour affirmer que, pour comprendre, il faut appliquer le principe de charité, Rawls se range, cette fois, sous l'autorité de John Stuart Mill. Au-delà de cette référence, il mobilise ici un principe aux racines très anciennes tantôt appelé principe d'équité, tantôt principe de charité508. Christian Berner, dans l'article « équité herméneutique » de l'ouvrage intitulé L'Interprétation. Un Dictionnaire philosophique509, retrace l'histoire de ce principe. Il explique que si l'on trouve déjà chez Augustin une théorie de l'interprétation allégorique selon laquelle il faut supposer, notamment derrière les œuvres de Homère, un sens caché et conforme à la morale chrétienne susceptible de sauver ces œuvres païennes, c'est dans les herméneutiques générales, et notamment dans celle de Schleiermacher, que le principe d'équité prend le sens d'une règle méthodologique. Il n'est plus seulement un impératif moral. Il est un impératif herméneutique : une règle qu'il faut suivre lorsqu'on interprète un texte pour le comprendre. Le principe de charité nous commande de fonder notre interprétation sur une hypothèse. Il nous commande de faire l'hypothèse de la rationalité de l'auteur du texte que nous lisons, et, par extension, l'hypothèse de la rationalité du discours de l'auteur. Il s'agit de faire l'hypothèse que dans le discours, il y a quelque chose à comprendre. Schleiermacher écrit ainsi : « rien ne peut avoir voulu être dit de façon à ce que les auditeurs n'auraient en rien pu le comprendre »510. Il ne s'agit pas là simplement d'une évidence qui consisterait à dire que si quelqu'un dit quelque chose, c'est parce qu'il veut dire quelque chose. Il s'agit plutôt d'une véritable exigence méthodologique : il faut, lorsqu'on aborde un discours, supposer qu'il y a quelque chose à comprendre, sans quoi la compréhension est impossible. Si l'on veut comprendre le discours, on doit supposer 507J. Rawls, (2000b), p. 427. 508Conformément à l'usage le plus fréquent en anglais et afin de distinguer ce principe herméneutique des principes de justice de la théorie de la justice comme équité, j'emploierai l'expression « principe de charité ». Il ne faut néanmoins entendre ici qu'un principe herméneutique et évacuer le sens moral et religieux. 509D. Thouard & C. Berner (eds.), à paraître. 510F. D. E. Schleiermacher, (1838 / 1987), p. 31 301 qu'il a un sens. L'une des conséquences méthodologiques d'une telle hypothèse c'est que, confronté à une difficulté, confronté à la non-compréhension, l'interprète doit d'abord penser que la source de cette défaillance se trouve en lui-même plutôt que dans le texte. Si lui, l'interprète, ne comprend pas, c'est que quelque chose lui échappe et qu'il doit faire un effort supplémentaire. Il ne doit pas immédiatement supposer que s'il ne comprend pas, c'est parce que ce que dit l'auteur est dénué de sens. L'interprète adopte ainsi une attitude équitable à l'égard de l'auteur d'un discours lorsqu'il fait l'hypothèse que celui-ci a voulu dire quelque chose de sensé. C'est bien dans une telle perspective que Rawls semble introduire le principe de charité. À première vue, le principe de charité se présente d'abord, chez Rawls, comme une exigence de justice. Afin d'être équitable vis-à-vis d'un auteur, il faut présenter sa pensée sous sa forme la plus forte (strongest form), forme qui est aussi la meilleure (best form). La référence à Mill indique le fondement de cette exigence. La maxime de Mill fait en effet référence à une situation dans laquelle il s'agit de juger la doctrine d'un auteur. Or, on comprend bien que si ce dont il est question, c'est de juger, c'est-à-dire d'évaluer la pertinence d'une doctrine, la présentation doit être équitable. La doctrine ne pourrait en effet être évaluée de façon équitable si elle était caricaturée ou simplifiée. Le jugement serait immédiatement biaisé. Pour que la doctrine puisse être évaluée à sa juste valeur, elle doit au contraire être présentée fidèlement. On retrouve bien cette exigence de fidélité dans les termes de Rawls lorsqu'il affirme qu'il s'est toujours efforcé de restituer ce que le texte disait effectivement (did say). Le principe de charité est ainsi d'abord fondé sur les exigences d'équité inhérente à l'émission d'une évaluation. Pour que le jugement soit équitable, notre attitude envers la doctrine doit l'être également. Néanmoins, le cadre dans lequel Rawls introduit le principe de charité ne semble pas se limiter à la situation d'évaluation. Le principe de charité est également, et peutêtre surtout, un principe de lecture. C'est dans cette perspective que le principe de charité est, à proprement parler, un principe herméneutique. C'est la lecture, et finalement la compréhension, qui doivent être guidées par le principe de charité. C'est pour comprendre qu'il faut formuler l'hypothèse contenue dans le principe de charité. Mais quelle est cette hypothèse ? Que faut-il précisément supposer pour comprendre ? 302 Il me semble possible de distinguer deux versions assez différentes du principe de charité. On distinguera ainsi une version formelle, ou logique, du principe de charité et une version substantielle de ce même principe. D'un côté, on affirme que, pour comprendre, il faut formuler une hypothèse de cohérence et de rationalité interne. De l'autre, on affirme qu'il faut aller plus loin : il faut faire l'hypothèse de la vérité du discours. La première position peut être attribuée à W. V. O. Quine511, la seconde à Hans-Georg Gadamer. La conception rawlsienne du principe de charité se situe, à mon sens, à l'intersection de ces deux versions. Dans l'important paragraphe 13 de Le Mot et la chose512, Quine écrit : Qu'une bonne traduction préserve les lois logiques, cela est implicite partout où, pour nous exprimer paradoxalement, aucune langue étrangère n'entre en scène. Ainsi lorsqu'à nos questions concernant une phrase française un locuteur français répond « Oui et non », nous présumons que la phrase qui fait l'objet de la question est comprise différemment pour l'affirmation et pour la négation ; cela plutôt que de croire que le locuteur est assez stupide pour affirmer et nier la même chose513. Et plus loin : Supprimer une loi logique, c'est provoquer un flottement des valeurs de vérité des contextes où interviennent les particules, flottement dont l'ampleur est dévastatrice, et c'est ne laisser aucune fixité à laquelle se rattacher dans l'usage de ces particules. En bref, leurs significations sont perdues514. La situation à laquelle Quine se réfère est celle de la traduction radicale, situation dans laquelle un linguiste de terrain cherche à comprendre la langue d'une tribu totalement étrangère et inconnue. Quine soutient que, dans une telle situation, nous devons projeter sur cette langue les normes de la logique vérifonctionnelle. Nous devons supposer que cette langue respecte les lois logiques fondamentales, comme le principe de noncontradiction. Ce faisant, Quine s'oppose à la thèse, développée puis abandonnée par Lévy-Bruhl, selon laquelle certains peuples possèdent une mentalité primitive ou « prélogique » et présentent une forme d'indifférence à la contradiction. Selon Quine, le sentiment d'avoir affaire à une mentalité prélogique est bien plutôt le résultat d'une mauvaise traduction. L'homophonie, si courante dans la langue ordinaire, peut abuser le traducteur et lui laisser croire à une contradiction acceptée là où il n'y a qu'une subtilité linguistique. Quine en vient dès lors à affirmer que « la stupidité de notre interlocuteur, 511I. Depla, (2001) ; S. Laugier (2001). 512W. V. O. Quine, (1960). 513W. V. O. Quine, (1960), p. 100. 514W. V. O. Quine, (1960), p. 101. 303 au-delà d'un certain point, est moins probable qu'une mauvaise traduction »515 La position de Quine dépasse néanmoins le cadre de la traduction radicale. C'est finalement de la compréhension en général dont il est question, et en particulier de la compréhension des autres. La thèse de Quine peut ainsi être ramenée à l'idée selon laquelle, pour comprendre, il faut nécessairement faire l'hypothèse que celui que je cherche à comprendre partage la même logique que moi. Si en effet je n'aborde pas l'autre en faisant l'hypothèse de la logicité, si je lui attribue d'emblée une mentalité prélogique ou une indifférence individuelle à la contradiction, je ne peux même plus chercher à comprendre. En effet, pour vouloir comprendre un discours, je dois penser qu'il a du sens. Or, ce n'est pas le cas d'un discours dans lequel cohabitent une idée et son contraire. Un discours qui se contredit lui-même ne signifie à proprement parler rien du tout. Avec Quine, on comprend ainsi que la logicité est la condition du sens et que l'hypothèse de la logicité est la condition de la compréhension. Accepter, par exemple, qu'un discours ne respecte pas le principe de non-contradiction, c'est détruire toute signification. C'est également détruire la possibilité même de la compréhension. On pourra objecter qu'en réalité, les autres, ou tout au moins certains autres ne sont pas rationnels. Certains ont une psychologie si complexe et si embrouillée qu'ils admettent des affirmations qui sont pourtant contradictoires. Il ne faut néanmoins pas confondre deux affirmations. Quine n'affirme pas que les autres sont rationnels. Il affirme que pour comprendre, nous devons faire l'hypothèse de la logicité. Le refus de l'absurdité est une maxime subjective qui règle notre compréhension et non la pensée des autres. Isabelle Delpla affirme ainsi que, chez Quine, le principe de charité peut être comparé à un postulat au sens kantien : il s'agit de la meilleure hypothèse théorique posée pour des raisons pratiques516. C'est bien parce que notre finalité est la compréhension que l'hypothèse de la logicité est nécessaire. Ce qu'on trouve chez Quine, c'est donc une version formelle du principe de charité : le principe de charité formule l'hypothèse que le discours a un sens et affirme que la cohérence logique est la condition de possibilité du sens. Certains affirment néanmoins que l'hypothèse de non-contradiction n'est pas suffisante. Ils affirment que pour comprendre le discours, il faut formuler une hypothèse 515W. V. O. Quine, (1960), p. 101. 516I. Delpla, (2001), p. 72. 304 beaucoup plus substantielle : il faut supposer que le contenu du discours est vrai. C'est la position que défend notamment Hans-Georg Gadamer. Gadamer parle d'« anticipation de la perfection »517. Il affirme ainsi que pour comprendre, il faut présupposer qu'il y a « unité de sens ». Cette unité de sens est définie, comme chez Quine, par la noncontradiction. Mais Gadamer ne s'arrête pas là. Il étend cette anticipation au contenu du discours : « le préjugé de la perfection ne se contente pas d'exiger du texte, de manière formelle, qu'il exprime parfaitement ce qu'il signifie, mais aussi que ce qu'il déclare soit la parfaite vérité »518. Selon Gadamer, il faut donc admettre, pour comprendre le texte, que ce qu'il dit est vrai. C'est dans cette perspective que Gadamer, comme le rappelle Christian Berner, formule le précepte pratique de la « bonne volonté de comprendre » qui invite à ce « qu'on ne se préoccupe pas de repérer les faiblesses de l'autre dans le but d'avoir raison absolument, mais qu'on cherche bien plutôt à renforcer autant que possible le point de vue de l'autre, de telle sorte que son discours devient en quelque sorte lumineux »519. On a affaire ici à une hypothèse qui porte sur le contenu du discours et non plus simplement sur sa forme. Ici, faire l'hypothèse que le discours a un sens, c'est faire l'hypothèse que ce qu'il dit est vrai. À première vue, la conception rawlsienne du principe de charité semble très proche de ce précepte pratique que Gadamer appelle la bonne volonté de comprendre. Rawls, en effet, nous exhorte à donner à la doctrine sa forme la meilleure et la plus forte. On ne manquera pas de remarquer que, ce faisant, il va bien plus loin que ne l'exige l'évaluation équitable. Si, en effet, ce dont il s'agit, c'est simplement de juger une doctrine, il n'y a pas de raison de chercher à maximiser la cohérence et la pertinence de cette doctrine. Il n'y a pas de raison de chercher à lui donner plus d'unité et de force qu'elle n'en a. Il suffit de comprendre la doctrine telle qu'elle est. Ce qu'exige l'évaluation équitable, c'est seulement la fidélité et non la maximisation de la cohérence logique et de la pertinence. Rawls semble ainsi, à première vue, partager avec Gadamer une interprétation substantielle du principe de charité. En réalité, s'il est vrai que Rawls ne se satisfait pas d'une conception simplement formelle du principe de charité, il jugerait l'hypothèse gadamerienne excessive. La version rawlsienne du principe de charité se situe à la croisée des chemins de Quine et de Gadamer. Chez Rawls, l'hypothèse formulée par l'intermédiaire du principe de 517Gadamer, (1960 / 1996), p. 315. 518Gadamer, (1960 / 1996), p. 316. 519Gadamer, (1984), p. 344. 305 charité inclut l'exigence posée par Quine : Rawls estime qu'en effet, pour comprendre, il faut supposer la logicité du discours. Rappelons ainsi que dans l'un des passages précédemment cité, il écrit : “If I saw a mistake in their arguments, I supposed those writers saw it too and must have dealt with it”. Dans la même perspective, dans les leçons sur Mill, Rawls constate que les principes de justice reconnus par Mill sont, dans leur contenu, quasiment identiques aux principes de la théorie de la justice comme équité. Il souligne alors le caractère paradoxal de cette proximité, insistant sur le fait que le point de départ de Mill est un point de départ utilitariste alors que celui de la TJE est libéral. Rawls pose alors la question de savoir s'il ne faudrait pas considérer que Mill se trompe sur lui-même : il penserait que sa doctrine est une doctrine utilitariste alors que ce n'est pas le cas. Rawls souligne alors qu'il s'est toujours, pour des raisons de méthode, tenu à l'écart de ce genre d'hypothèses : I assume instead that someone with Mill's enormous gifts can't be mistaken about something so basic to his whole doctrine. Little mistakes and slips, yes – they don't matter and we can fix them up. But fundamental errors at the very bottom level: no. That we should regard as very implausible, unless it turns out to our dismay that there is no other alternative. I note that this is a precept of method. It guides us in how we are to approach and to interpret the texts we read. We must have confidence in the author, especially a gifted one. If we see that something is wrong when we take the text in a certain way, then we assume the author would have seen it too. So our interpretation is likely to be wrong. We then ask: How can we read the text so as to avoid the difficulty? 520 Rawls souligne son hostilité à l'égard de cette façon de lire qui se place d'emblée dans une perspective critique et qui présuppose qu'il existe, dans le texte, des erreurs logiques. Il s'oppose à cette façon de lire qui suppose que les auteurs font des erreurs massives ou qu'ils soutiennent des thèses logiquement incompatibles entre elles. Comme il le souligne ici, il s'y oppose pour des raisons méthodologiques : c'est qu'il estime que cette façon de faire nous rend incapable de comprendre le texte. Ainsi, chez Rawls, le principe de charité a, comme chez Quine, un sens formel. Rawls adhère à l'idée selon laquelle la compréhension du texte exige la reconnaissance préalable de sa logicité. On comprend mieux, ici, l'idée rawlsienne selon laquelle il faut prendre le texte dans sa forme la plus forte ou la meilleure. En un sens, il s'agit ici de ne pas opter d'emblée pour la faiblesse du texte. Il s'agit de s'efforcer de trouver une interprétation qui évite la contradiction interne et qui parvienne à tenir ensemble les différentes 520J. Rawls, (2008), p. 268. 306 affirmations de l'auteur. Néanmoins, si la version rawlsienne du principe de charité inclut bien l'hypothèse de la logicité, elle engage davantage. Elle porte également sur le contenu du texte, sans pour autant aller jusqu'à supposer la vérité du discours. Lorsque Rawls écrit : “I assumed there were never plain mistakes, not ones that mattered anyway” 521, il indique son refus systématique de considérer qu'il puisse y avoir, dans les textes canoniques de la tradition philosophique, des erreurs massives. Il s'agit ici, comme je viens de l'exposer, de refuser de considérer que les auteurs commettent des erreurs logiques massives. Mais il y a ici davantage. Le principe de charité est ici l'hypothèse selon laquelle le contenu du discours fait sens. C'est l'hypothèse selon laquelle ce que dit le discours n'est pas absurde et selon laquelle l'auteur a des raisons d'affirmer ce qu'il affirme. Ces raisons, l'auteur du discours les a considérées comme de bonnes raisons. C'est cette hypothèse, qui porte bien sur le contenu du texte qui, selon Rawls, doit être faite pour que nous puissions comprendre le texte. En effet, c'est seulement en prenant au sérieux les thèses soutenues par les auteurs et en supposant qu'ils les ont sincèrement soutenues, que nous pourrons entamer la démarche de la compréhension. C'est seulement en prenant par exemple au sérieux le fait que Hobbes a réellement pensé que le pouvoir de l'État devait être aussi absolu que possible, ou que Locke a réellement pensé qu'un système censitaire pouvait être légitime, que nous nous efforcerons de trouver les raisons qui ont conduit tel ou tel auteur à adopter telle ou telle position. Si au contraire, nous condamnons d'emblée l'absolutisme de Hobbes ou le système censitaire de Locke, si nous les considérons comme absurdes, nous ne chercherons pas à comprendre les raisons pour lesquelles Hobbes et Locke ont opté pour ces positions. On peut pourtant considérer que c'est notamment en cela que consiste la compréhension. Comprendre une doctrine, comme j'y reviendrai ultérieurement, c'est, pour Rawls, saisir les raisons pour lesquelles un auteur soutient ce qu'il soutient. L'herméneutique rawlsienne est une herméneutique des raisons. Mais alors, pour comprendre, pour se mettre à chercher ces raisons, il faut évidemment supposer préalablement que de telles raisons existent. Pour comprendre, il faut prendre au sérieux le fait que l'auteur du texte a tenu son discours pour vrai. Il faut admettre que si l'auteur affirme ce qu'il affirme, c'est qu'il a des raisons de l'affirmer, raisons que lui, au moins, juge solides. 521J. Rawls, (2000b), p. 427. 307 Faire cette hypothèse, ce n'est néanmoins pas faire l'hypothèse de la vérité du discours. La version rawlsienne du principe de charité nous exhorte à supposer qu'il existe des raisons pour l'auteur d'affirmer ce qu'il affirme, raisons que l'auteur a considérées comme de bonnes raisons. C'est là une chose tout à fait différente de l'hypothèse de vérité. L'interprète peut en effet se contenter de supposer que l'auteur possédait des raisons de soutenir ses positions et qu'il lui est possible, à lui qui interprète le texte, de retrouver ces raisons et de comprendre la logique de leur fonctionnement. Les raisons de l'auteur sont alors intelligibles à l'interprète. L'interprète n'a néanmoins pas besoin d'adhérer aux raisons de l'auteur et de tenir pour vrai ce qu'il tenait pour vrai. Ainsi, selon Rawls, pour comprendre le texte, il faut faire l'hypothèse de sa cohérence logique mais également l'hypothèse de l'intelligibilité de son contenu. S'il faut prendre au sérieux le fait que l'auteur a affirmé ce qu'il a affirmé, il n'est néanmoins pas nécessaire de tenir le discours pour vrai. (2.3.2) L'hypothèse de sens, quelle justification et quelle extension ? L'une des questions que pose toujours l'hypothèse contenue dans le principe de charité, c'est celle de sa justification. Il est en effet important d'être capable de justifier l'hypothèse selon laquelle le discours possède un sens, dans la mesure où cette hypothèse ne constitue pas une évidence. Le principe de charité est ainsi vulnérable à l'objection selon laquelle, dans la réalité, comme je l'ai précédemment évoqué, certaines personnes tiennent des propos logiquement incohérents ou soutiennent des positions sans que celles-ci soient fondées sur des raisons, comme c'est notamment le cas des positions qui ont la forme de l'opinion. Dans sa forme la plus générale, c'est-à-dire lorsque le principe de charité s'applique au discours en général, l'hypothèse de sens peut être fondée sur la rationalité de l'homme ou sur une analyse du langage. Ainsi, on définira l'homme comme un être rationnel et raisonnable et, sur cette base, on affirmera que le discours de l'homme peut également être tenu pour rationnel et raisonnable : il n'affirme rien d'illogique ou d'absurde. On pourra également arguer du fait que dans la mesure où le langage possède une fonction expressive et communicative, on est en droit de s'attendre à ce que le discours dise quelque chose que les auditeurs ou les lecteurs puissent comprendre. C'est ainsi par exemple que Quine justifie le principe de charité : il adosse le principe de 308 charité à la fonction communicative du langage. Le langage est, selon lui, employé à des fins de communication. Or, la communication est rendue impossible si l'hypothèse de logicité n'est pas admise : « supprimer une loi logique rompt une structure dont dépend fortement l'usage de la particule logique à des fins de communication »522. La question de la justification du principe de charité ouvre en outre sur une question connexe, celle de l'extension de ce principe. Ainsi, parce que nous savons empiriquement que certains discours ne sont ni tout à fait cohérents ni entièrement fondés sur des raisons, la question se pose de savoir jusqu'où doit s'étendre l'hypothèse de sens. Jusqu'où doit-on faire crédit au discours ? À quel moment sommes-nous, au contraire, en droit d'émettre un certain nombre de critiques qui soulignent les insuffisances de ce discours ? La version rawlsienne du principe de charité ne manque pas de prendre en charge ces deux questions. Tout d'abord, il me semble possible d'établir que, chez Rawls, l'hypothèse de sens possède une extension relativement restreinte : le principe de charité n'est appliqué qu'à un corpus de textes relativement limité. C'est cette restriction qui, doublée d'un argument d'autorité, permet à Rawls de justifier l'hypothèse de sens inhérente au principe de charité. Rawls écrit : “I always took for granted that the writers we were studying were much smarter than I was”523 et adopte ainsi une position que Michael Frazer qualifie d'« humilité interprétative »524. Apparaît ici le fait que Rawls ne soutient pas le principe de charité dans sa version la plus générale. Ce n'est pas à propos de tout discours qu'il fait l'hypothèse de la cohérence et du sens. C'est seulement à propos de certains discours, à savoir les textes qui composent une part importante de la tradition philosophique, que Rawls formule l'hypothèse de sens. Rawls n'a dès lors pas besoin, pour justifier le principe de charité, de recourir à des hypothèses qui, comme celles de la rationalité de l'homme ou de la nature expressive ou communicative du langage, sont toujours relativement vulnérables eu égard aux divers contre-exemples qu'on peut mettre en avant. L'extension du principe de charité est restreinte. L'hypothèse de sens est réservée aux grands textes de la tradition philosophique. 522W. V. O. Quine, (1960), p. 110. 523J. Rawls, (2000b), p. 427. 524M. Frazer, (2010), p. 219. 309 Ce faisant, la justification du principe de charité a, chez Rawls, la forme d'un argument d'autorité sans pour autant en avoir la faiblesse. Il s'agit d'un argument d'autorité dont on peut facilement accorder qu'il est recevable. L'hypothèse de sens formulée par Rawls s'appuie sur l'idée selon laquelle les auteurs des textes canoniques peuvent légitimement être considérés comme des êtres particulièrement intelligents. À ce titre, on ne peut les soupçonner de commettre des erreurs logiques grossières. En outre, dans la mesure où ces individus se sont efforcés de produire une œuvre philosophique et où le travail philosophique se définit par l'usage de la raison, on peut légitimement supposer que les positions des uns et des autres sont bel et bien fondées sur des raisons que les auteurs ont considérées comme de bonnes raisons. Ce qui, chez Rawls, justifie le principe de charité, c'est donc une certaine confiance vis-à-vis du tribunal de l'histoire. Rawls estime que si ces textes ont traversé les âges, s'ils continuent à être lus, c'est en raison de leur solidité rationnelle et raisonnable. Il écrit d'ailleurs : “the writers we discuss – Hobbes, Locke, Rousseau, Hume, Mill and Marx – give very good, though not perhaps perfect, answers to the questions that concern them. This is why we still read their texts and find what they say instructive” 525. On notera ainsi que Rawls ne remet pas en question la façon dont le corpus des auteurs canoniques a été constitué. Il l'utilise plutôt comme un argument qui lui permet de justifier l'hypothèse de sens contenue dans le principe de charité. Mais est-ce à dire qu'il faut s'abstenir de toute critique de ces textes ? Si certains passages peuvent le laisser penser, ce n'est en réalité pas la position de Rawls. (2.3.3) La place de la critique On peut avoir le sentiment que le fait de considérer que l'intelligence des auteurs canoniques est très supérieure à la nôtre ferme la voie à toute attitude critique envers leur doctrine. Ainsi, si l'interprète considère que les auteurs sont infiniment plus intelligents que lui et si, en lisant leurs œuvres, il est confronté à l'expérience de l'incohérence ou de l'absurdité, il ne pourra attribuer ce défaut qu'à lui-même. Il devra penser que c'est sa propre insuffisance qui l'empêche de comprendre et qu'il lui appartient de faire un effort supplémentaire pour mieux comprendre. Un tel parti pris apporte un éclairage à l'exigence de maximisation du sens de la 525J. Rawls, (2008), p. 103-104. 310 doctrine, présente dans la version rawlsienne du principe de charité, selon laquelle il convient de donner à la doctrine le plus de cohérence logique et le plus de pertinence possible. Le fait de partir du présupposé selon lequel les auteurs que nous lisons sont dotés d'une intelligence supérieure aboutit en effet logiquement à l'idée selon laquelle le défaut de compréhension doit toujours être attribué à l'interprète plutôt qu'aux auteurs. Si, dans une doctrine, l'interprète a le sentiment que certains éléments sont en tension, ou que certaines affirmations sont absurdes, il doit en assumer la responsabilité et s'efforcer de construire une interprétation qui résorbe ces tensions et qui fonde en raison ce qui initialement semblait absurde. Or, à canoniser ainsi les auteurs et à leur accorder un statut qui ressemble à s'y méprendre à celui de l'entendement divin, on sacralise les textes à un point tel qu'on ferme la voie à toute attitude critique. Rawls semble bien tenté par ce type de pratique. Il écrit ainsi : With Kant I hardly made any criticisms at all. My efforts were centered on trying to understand him so as to be able to describe his ideas to the students. Sometimes I would discuss well known objections to his moral doctrine, such as those of Schiller and Hegel, Schopenhauer and Mill. Going over these is instructive and clarifies Kant's view. Yet I never felt satisfied with the understanding I achieved of Kant's doctrine as a whole. I never could grasp sufficiently his ideas on freedom of the will and reasonable religion, which must have been part of the core of his thought. All the great figures— Burt's as well as mine—lie to some degree beyond us, no matter how hard we try to master their thought. With Kant this distance often seems to me somehow much greater. Like great composers and great artists—Mozart and Beethoven, Poussin and Turner—they are beyond envy.526 On trouve, chez Rawls, une forme de répugnance à la critique qui aboutit en effet à une forme de sacralisation du texte. Il écrit : “the text had to be known and respected”527 et affirme qu'il faut lire “by taking the thought of the text seriously, as worthy of honor and respect”528. On ne peut ici qu'être frappé par le vocabulaire moral – le terme « respect », qui est un concept fondamental de la morale de Kant est employé à deux reprises – et sacralisant employé par Rawls. On voit mal, par ailleurs, comment une telle conception du texte pourrait être compatible avec une approche philosophique de l'histoire de la philosophie. En réalité, il ne faut pas se laisser abuser par ces passages. Ce que Rawls condamne, ce n'est pas la critique en général, mais seulement la critique hâtive des 526J. Rawls, (2000b), p. 428. 527J. Rawls, (2000b), p. 427. 528J. Rawls, (2000b), p. 428. 311 doctrines. Ainsi, s'il écrit : “the result was that I was loath to raise objections to the exemplars; that's too easy and misses what is essential”529, il ajoute immédiatement : “However, it was important to point out difficulties. [...] If this is not done, philosophical thought can't progress, and it becomes mysterious why later writers made the criticisms they did”530. La répugnance de Rawls à critiquer les auteurs canoniques n'est pas une condamnation radicale de l'attitude critique. Ce que Rawls condamne c'est la critique qui est fondée sur une compréhension insuffisante des textes. L'attitude récusée par Rawls, c'est celle qui aborde le texte en cherchant immédiatement à le mettre en défaut et à formuler des objections. Il la récuse parce qu'il estime qu'elle est doublement nuisible : d'une part, elle nous interdit de comprendre le texte ; d'autre part, elle ne produit aucune idée pertinente. Rawls condamne ainsi également l'attitude qui exagère le respect dû au texte et qui se transforme en adulation : “this may at times be a kind of reverence, yet it is sharply distinct from adulation or uncritical acceptance of the text or author as authoritative. All true philosophy seeks fair criticism and depends on continuing and reflective public judgment”531. Ainsi, s'il faut respecter le texte, c'est qu'il doit d'abord et avant tout être compris. Le respect est, dans cette perspective, une condition de la compréhension. Les auteurs ne doivent néanmoins pas être considérés comme des autorités dont le discours ne pourrait être remis en question. Leur parole n'est pas vérité. On voit à nouveau ici la distance de Rawls par rapport à Gadamer : pour comprendre le texte, il n'est pas nécessaire de supposer que ce dit le texte est vrai. De plus, on constate que, pour Rawls, c'est l'attitude critique qui définit l'activité proprement philosophique. La critique doit néanmoins être juste. Elle doit être pertinente et non hâtive. Elle doit être fondée sur une véritable compréhension du texte. La compréhension du texte doit précéder l'activité critique. (2.4) Principes herméneutiques et théorie de la compréhension Ce qui précède nous permet de constater que Rawls endosse deux principes herméneutiques normatifs. L'analyse de ces deux principes a révélé que Rawls affirme par l'intermédiaire de son premier principe que, pour comprendre, il faut retrouver la 529J. Rawls, (2000b), p. 427. 530J. Rawls, (2000b), p. 427-428. 531J. Rawls, (2000b), p. 428. 312 question qui était celle de l'auteur et, par l'intermédiaire de son second principe, qu'il faut faire l'hypothèse de la cohérence logique et de la pertinence du texte. Mais pourquoi Rawls adopte-t-il ces deux principes ? Qu'est-ce qui justifie l'adoption de ces deux principes ? La justification des principes, c'est la conception rawlsienne de la compréhension. En effet, les principes ont un statut méthodologique : ils sont la méthode qu'il faut adopter pour comprendre. Dès lors, c'est parce qu'il adopte une certaine conception de la compréhension, c'est parce qu'il définit d'une certaine façon la nature de la compréhension que Rawls adopte ces deux principes. Il est donc possible, en analysant, ces principes de remonter à la conception rawlsienne de la compréhension. Je chercherai à démontrer que Rawls adopte en premier lieu une herméneutique de l'exactitude. Rawls semble endosser une conception intentionnelle du sens qui identifie le sens du texte à l'intention de l'auteur. Ce faisant et même si, comme je le démontrerai également, la conception rawlsienne du sens n'est pas une conception strictement intentionnelle mais admet une dimension dynamique du sens, on peut en conclure que l'herméneutique rawlsienne se situe à l'opposé des herméneutiques de la projection. Rawls considère que comprendre, c'est s'efforcer de retrouver l'intention originelle de l'auteur et qu'il convient de maintenir cet objectif d'exactitude et de fidélité, même si l'on reconnaît qu'il ne peut être parfaitement atteint. En ce sens, Rawls rejette les pratiques de projection. Les principes qu'il reconnaît constituent un arsenal méthodologique censé le mettre à l'abri des pratiques de projection. (3) La théorie rawlsienne de la compréhension : une herméneutique de la fidélité et de l'exactitude Le premier élément de la théorie rawlsienne de la compréhension qui me semble devoir être mis en avant, c'est l'exigence de fidélité et d'exactitude. Rawls considère que comprendre un texte, c'est retrouver l'intention qui était celle de son auteur. L'établir me permettra de démontrer que l'herméneutique rawlsienne se situe dans une relation de proximité étroite avec les positions de l'école de Cambridge et en particulier avec celles de Quentin Skinner. J'établirai alors également que la théorie rawlsienne de la compréhension se fonde sur une distinction entre bien comprendre et mal comprendre. 313 Elle considère que le texte possède un sens originel qu'il faut s'efforcer de retrouver et se distingue ainsi des positions postmodernes qui admettent une conception très extensive du sens, au risque de dissoudre le critère de différenciation entre interprétation raisonnable et mauvaise interprétation. L'herméneutique rawlsienne maintient que toutes les interprétations ne sont pas de bonnes interprétations. Elle se distingue enfin d'une herméneutique qui admet que comprendre, c'est toujours comprendre autrement. L'herméneutique rawlsienne n'est pas une herméneutique strictement intentionnelle. Elle admet la possibilité d'une pluralité d'interprétations raisonnables et reconnaît le caractère dynamique du sens. Elle maintient néanmoins l'exigence d'exactitude et en fait un idéal régulateur. L'ensemble de ces éléments démontrent que l'herméneutique rawlsienne dénonce la pratique de la projection. (3.1) Comprendre, c'est saisir l'intention de l'auteur Dans un certain nombre de passages, Rawls affirme que pour comprendre une œuvre, il faut d'abord reconstituer le problème de son auteur. Ainsi, au début des leçons sur Locke, Rawls évoque ce qui, selon lui, constitue une difficulté de la doctrine de Locke, à savoir le fait que Locke admette un système censitaire. Mais il ajoute immédiatement : But before we can raise this question we must understand his doctrine in its best light. Remember here J. S. Mill's aphorism: “A doctrine is not judged at all until it is judged in its best light”. To this end, we must ask what problem Locke, and each of the other writers, is especially concerned with and why532. Le propos a clairement une valeur générale : ce que Rawls affirme de Locke est valable, à titre d'impératif méthodologique, pour l'ensemble des auteurs qu'il inclut dans son corpus. Or, ce que Rawls souligne ici, c'est que la première chose à faire lorsqu'on aborde l'œuvre d'un de ces auteurs, c'est de se demander quel est le problème de l'auteur et de chercher à comprendre pourquoi cet auteur pose ce problème. Il me semble éclairant de revenir sur le terme « problème », employé ici par Rawls. Ce terme doit vraisemblablement être entendu en deux sens différents et complémentaires. Le problème d'un auteur c'est d'une part, la question à laquelle un auteur cherche à répondre et d'autre part, la difficulté à laquelle il se confronte. Comme je l'ai précédemment établi, Rawls adhère à la thèse, développée par 532J. Rawls, (2008), p. 105. 314 Collingwood, selon laquelle une doctrine philosophique doit être conçue selon une logique « question - réponse ». La doctrine est une réponse à une question particulière. Dans cette perspective, on comprend bien que pour comprendre la doctrine, il faille remonter à la question à laquelle elle répond. Rawls précise néanmoins ici que pour comprendre, il ne faut pas seulement retrouver cette question, il faut comprendre pourquoi l'auteur se pose cette question. Or, c'est cette fois en considérant que cette question est l'expression d'une difficulté à laquelle l'auteur est confronté qu'on y parvient. Un auteur ne cherche pas à répondre à une question pour le plaisir de répondre à une question. Il prend en charge une question parce qu'il estime qu'il y a là une difficulté pressante, difficulté qui n'est pas facile à résoudre et qui peut exiger un travail d'innovation conceptuelle. Rawls écrit : Hobbes, for example, is concerned with the problem of civil war between contentious religious sects, made worse by conflict between political and class interests. In his contract doctrine Hobbes argues that everyone has sufficient rational grounds, rooted in their most basic interests, for creating, by agreement among themselves, a state, or Leviathan, with an effective sovereign with absolute power, and for supporting such a sovereign whenever one exists. [...] Locke's problem is altogether different, and so, as we might expect, are his assumptions: Locke's aim is to provide a justification for resistance to the Crown within the context of a mixed constitution. This is a constitution in which the Crown has a share legislative authority, and therefore, the legislature (that is, Parliament) cannot alone exercise full sovereignty. Locke is preoccupied with this problem because he is involved in the Exclusion Crisis of 1679-81, so named because the first Whigs, led by the Earl of Shaftesbury, tried to exclude Charles II's younger brother James, then Duke of York, from succeeding to the throne533. Selon Rawls, le problème de Hobbes, c'est le problème de la guerre civile. Le problème de Locke, c'est le problème d'un régime dans lequel une distinction et une répartition des pouvoirs sont censées exister mais où le pouvoir exécutif – la Couronne – abuse de son pouvoir. Ces problèmes sont bien des difficultés qui se posent dans le monde réel. L'auteur est confronté à une difficulté qu'il ne peut que constater : Hobbes vit la guerre civile et ses conséquences ; Locke vit les abus de pouvoir de la Couronne. Chaque auteur constate que ces situations de fait posent problème. Il en perçoit les conséquences néfastes. Ainsi par exemple, Hobbes voit que la guerre civile conduit à une instabilité qui met en danger la vie même de l'homme. On comprend ainsi l'idée selon laquelle chaque auteur part d'une difficulté à laquelle il cherche, dans son texte, à apporter une solution. 533J. Rawls, (2008), p. 105. 315 Il me semble qu'en adoptant ce type d'approche, Rawls défend une certaine conception de l'œuvre, qu'on pourra qualifier d'intentionnelle. Ainsi, si Rawls affirme que pour comprendre une œuvre, il faut commencer par retrouver le problème de l'auteur, c'est parce qu'il estime que pour comprendre une œuvre, il faut remonter à l'intention de l'auteur. Si le terme « intention » est assez peu présent dans le vocabulaire de Rawls, on peut néanmoins en trouver quelques acceptions. Il écrit ainsi dans les leçons sur Hobbes : To sum up, there are three possible interpretations of the social contract. First, it is an account of what actually happened and of how the state actually be formed. This is not Hobbes's intention as I interpret him534. Et plus loin : Hobbes is trying to urge us into accepting an existing effective Sovereign. We can understand this intention in light of the climate of the times and the English Civil War535. On remarque que le terme « intention » possède un sens finaliste. L'intention de l'auteur, c'est le but qu'il poursuit. Lorsque Rawls cherche, au commencement de chaque groupe de leçons, à retrouver le problème de l'auteur auquel il s'intéresse, il s'exprime systématiquement en faisant usage du vocabulaire du but. Il écrit : I think he [Hobbes] meant to present a convincing philosophical argument to the conclusion that a strong and effective Sovereign – with all the powers Hobbes thinks a Sovereign should have – is the only remedy for the great evil of civil war which all persons must want to avoid as contrary to their fundamental interests 536. Locke's aim is to provide a justification for resistance to the Crown within the context of a mixed constitution537. Locke's avowed philosophical aim (see the title page of the First Treatise) is to attack Robert Filmer's defense of royalist position and his argument that the King has absolute power that comes from God alone, and to establish that royal absolutism is incompatible with legitimate government538. Hume aims to explain our moral judgments and feelings as natural phenomena. He 534J. Rawls, (2008), p. 34. 535J. Rawls, (2008), p. 34. 536J. Rawls, (2008), p. 33. 537J. Rawls, (2008), p. 105. 538J. Rawls, (2008), p. 106-107. 316 wants to be the “Newton of the Passions”539. As with all political philosophers, we must ask what Mill took as his questions and what he was trying to accomplish through his writings. In particular, we should note Mill choice of vocation. He did not aim to be a scholar, or, as Kant did, to write original and systematic works in philosophy, economics or political theory, however original and systematic his works may in fact be. Nor did Mill wish to become a political figure or a man of party. Instead Mill saw himself as an educator of enlightened and advanced opinion. His aim was to explain and defend what he took to be the appropriate fundamental philosophical, moral and political principles in accordance with which modern society should be organized. Otherwise he thought the society of the future would not achieve the requisite harmony and stability of an organic age, that is, an age unified by generally acknowledged political and social first principles540. Ou enfin, dans les leçons sur Marx : The aim of the theory is to highlight the main features of capitalism as a mode of production that are hidden from view by the parity of the capitalists in market relations of exchange. All this is by way of providing what Marx thought was a truly scientific basis for condemning capitalism as a system of domination and exploitation 541. Ces quelques passages mettent en évidence la récurrence du terme “aim” et des formules qui appartiennent au champ lexical de la finalité intentionnelle. Ces passages démontrent que, pour Rawls, retrouver le problème de l'auteur, c'est retrouver son but. Or, le but de l'auteur, c'est son intention volontaire. Rawls conçoit donc l'œuvre comme étant, en premier lieu, le résultat de la volonté d'un auteur. Il endosse une conception initialement intentionnelle de l'œuvre. Or, une telle conception de l'œuvre a des conséquences herméneutiques et méthodologiques importantes. Dans le cadre d'une conception strictement intentionnelle de l'œuvre, on devra naturellement admettre que pour comprendre l'œuvre, il faut retrouver l'intention originelle de l'auteur. Lorsqu'on adopte une conception strictement intentionnelle de l'œuvre, on assume l'idée selon laquelle le sens de l'œuvre, c'est le sens qui a été volontairement déposé par l'auteur. La perspective adoptée est une perspective finaliste. L'œuvre est conçue comme la poursuite d'un but et le sens de l'œuvre, c'est la finalité poursuivie par l'auteur. L'auteur est ici conçu comme auteur au sens fort : il est celui qui fixe le but et le sens de l'œuvre. Le sens est conçu comme le résultat d'une décision volontaire de l'auteur. Or, puisque comprendre une œuvre, c'est chercher à saisir son sens, pour comprendre une œuvre, il faudra s'efforcer de retrouver le sens tel 539J. Rawls, (2008), p. 184. 540J. Rawls, (2008), p. 251-252. 541J. Rawls, (2008), p. 331. 317 que l'auteur a voulu le déposer dans l'œuvre. Il faut remonter à l'intention de l'auteur. Le vocabulaire emprunté par Rawls indique qu'il partage ce type de conception. L'herméneutique rawlsienne ne relève pas néanmoins, comme je le montrerai par la suite, d'une conception strictement intentionnelle de l'œuvre. Rawls adopte en effet une position herméneutique plus souple et admet une conception plus extensive et plus dynamique du sens. Ainsi, la façon dont Rawls interprète les différents auteurs démontre, selon moi, que Rawls admet qu'un texte est susceptible d'une pluralité d'interprétations, que l'auteur ne peut prévoir l'ensemble des conséquences des positions qu'il adopte intentionnellement et volontairement et que, par conséquent, le sens de la doctrine dépasse, dans une certaine mesure, l'intention initiale de l'auteur. Rawls demeure néanmoins attaché à la notion d'intention et maintient que, pour comprendre, il faut bien, en premier lieu, s'efforcer de remonter à l'intention de l'auteur. En ce sens, l'herméneutique rawlsienne demeure en premier lieu une herméneutique de l'exactitude et s'oppose à la pratique de la projection. Or, pour remonter à l'intention de l'auteur, il faut s'intéresser au contexte dans lequel l'auteur se situait. Dans les quelques passages cités ci-dessus, on pourra en effet être frappé par le fait que l'intention de l'auteur semble très étroitement liée au contexte historique précis qui était celui de l'auteur. Ainsi par exemple, Rawls relie très précisément l'intention de Hobbes ou de Locke au contexte historique, politique et religieux qui était le leur. Chez Rawls, la conception intentionnelle de l'œuvre est aussi une conception contextualiste. L'intention de l'auteur se dévoile par l'intermédiaire d'une compréhension du contexte qui était celui de l'auteur. Cette position émane de l'idée selon laquelle le problème que se pose l'auteur émane d'une difficulté et que c'est le contexte dans lequel l'auteur se situe qui pose un certain nombre de difficultés précises. On comprend que, s'il en est ainsi, pour retrouver l'intention de l'auteur, on devra nécessairement s'intéresser au contexte dans lequel l'œuvre est écrite. On a ici affaire à un contextualisme instrumental : on s'intéresse au contexte parce qu'il est un moyen pour nous de retrouver l'intention de l'auteur. Ces quelques passages montrent enfin que Rawls conçoit l'œuvre comme une action et l'auteur comme un acteur. On peut ainsi insister sur le fait que les œuvres des différents auteurs sont présentées comme des réponses très pragmatiques à des problèmes historiques concrets. À ce titre, elles sont présentées comme des actions. 318 Ainsi par exemple l'œuvre de Locke – ou tout du moins la partie de l'œuvre à laquelle Rawls s'intéresse, les deux Traités du gouvernement civil – est présentée dans le contexte précis de la crise de l'exclusion. Les deux traités, et en particulier le second, peuvent ainsi être considérés comme des façons pour Locke d'agir dans le contexte qui est le sien. Le Second Traité du gouvernement civil est une action intentée contre les abus de pouvoir de la Couronne. La finalité du Second Traité serait, dans cette perspective, de donner les clefs d'une forme de résistance à l'égard de la Couronne. Dans la même perspective, Rawls écrit à propos de Mill : “he hoped to formulate the fundamental principles for such a society so they would intelligible to the enlightened opinion of those who had influence in political and social life” 542. L'œuvre de Mill est ainsi également présentée comme une forme d'action : le but de Mill est d'influencer ceux qui possèdent une forme de pouvoir politique et social. Il cherche ainsi à agir sur la société qui est la sienne. Rawls semble ainsi considérer que les différents auteurs qui font partie de son corpus n'ambitionnent ni de répondre à des questions déconnectées du réel, ni de penser abstraitement le réel. Il conçoit leurs œuvres comme des tentatives d'agir sur la réalité dans tout ce qu'elle a de plus historique. Le but de l'œuvre, c'est de résoudre une difficulté posée par le contexte et ainsi d'agir sur ce contexte. Comprendre l'œuvre, c'est ainsi comprendre comment dans l'œuvre, l'auteur cherche à agir sur la réalité historique qui est la sienne. Or, si telle est bien la conception défendue par Rawls, s'il considère que pour comprendre une œuvre, il faut remonter à l'intention de l'auteur, que l'intention ne peut être saisie que par une compréhension du contexte, et qu'une œuvre doit être comprise comme une action dans un contexte précis, l'herméneutique rawlsienne correspond apparemment traits pour traits aux positions de l'école de Cambridge et en particulier à celles de l'un de ses acteurs les plus importants, Quentin Skinner. (3.2) Rawls et l'école de Cambridge La proximité de Rawls à l'égard de l'école de Cambridge transparaît tout d'abord à travers le fait qu'il se réfère à plusieurs reprises à Collingwood. Le simple fait de nommer R. G. Collingwood n'est en effet pas anodin dans la mesure où Collingwood est l'un des historiens et philosophes dont se réclament systématiquement les principaux 542J. Rawls, (2008), p. 252. 319 acteurs de ce qu'on appelle l'école de Cambridge, dont on peut considérer Quentin Skinner, John Dunn et J. G. A. Pocock comme les figures les plus importantes. Quentin Skinner affirme ainsi : When I was a teenager I was already passionately interested in the history of ideas, and I found for myself two writers who exercised a very strong influence upon my intellectual development [...]. One was Bertrand Russell, whose History of Western Philosophy I read and re-read at school until I knew quite a lot of it by heart. [...] The other philosopher I want to mention is R. G. Collingwood, who was chiefly interested in questions about interpretation and historical explanation. I first read him at school too, and although I’m not sure that I understood at the time what he was arguing, he subsequently exercised a very direct influence on my own approach to studying the history of ideas543. Rawls, en citant Collingwood, ne peut ignorer qu'il fait ainsi référence à un penseur dont les membres fondateurs de l'école de Cambridge n'ont cessé de se réclamer. L'école de Cambridge a en effet joué un rôle clef dans la pratique de l'histoire de la philosophie au vingtième siècle. Les travaux de ses principaux acteurs et de ceux qui les ont inspirés ont constitué une rupture franche avec la façon de faire qui jusqu'alors dominait l'histoire des idées. Ces travaux ont de plus joui d'une visibilité et d'une notoriété considérable dans le monde universitaire. On peut dès lors penser que Rawls ne pouvait ignorer les principes méthodologiques et herméneutiques sur lesquels ils étaient fondés et on peut interpréter la référence à Collingwood comme une marque de proximité. La référence à Collingwood n'est en outre pas le seul élément qui permette d'argumenter en faveur de cette proximité. Il me semble en effet possible de démontrer que les conceptions herméneutiques de Rawls sont, sur un certain nombre de points importants, strictement identiques aux positions qui ont fait l'originalité de l'école de Cambridge, et qu'en particulier, elles correspondent trait pour trait aux positions méthodologiques et herméneutiques défendues par Quentin Skinner : le contextualisme, l'idée selon laquelle pour comprendre le sens d'un texte, il faut remonter à l'intention de l'auteur, et enfin l'idée selon laquelle un texte est une action. La question se pose dès lors de savoir si Rawls adhère jusqu'au bout aux préceptes méthodologiques et herméneutiques de l'un des principaux acteurs de l'école de Cambridge. Je prendrai en charge cette importante question dans la suite de mon développement et chercherai à démontrer que la conception rawlsienne de la compréhension diverge sur un certain nombre de points importants des positions 543Q. Skinner, (2008). 320 officiellement défendues par Skinner. Je m'attacherai néanmoins d'abord ici à établir les points de convergence. Il me faut, pour ce faire, définir les principes méthodologiques fondamentaux de l'école de Cambridge et, plus particulièrement, les conceptions sur lesquelles se fondent les travaux de Skinner. Ce qu'on appelle l'école de Cambridge ne constitue sans doute pas un courant unifié. Skinner affirme ainsi qu'il n'est pas certain qu'il existe quelque chose comme une « école de Cambridge ». Parler de l'école de Cambridge, c'est néanmoins se référer à une période, celle des années 1960, et à plusieurs historiens de la philosophie qui ont initié une nouvelle façon de penser et d'écrire l'histoire de la philosophie, mettant en avant une conception de l'histoire des idées qui se plaçait en rupture par rapport à la conception alors encore dominante. L'école de Cambridge se caractérise ainsi sans doute d'abord par une rupture méthodologique et herméneutique. Skinner affirme ainsi : In the course of the 1960s, a number of people began to write the history of philosophy, and intellectual history more generally, in a new and different style. Rather than focusing on a procession of great texts and examining their internal coherence and the truth-claims they put forward, an attempt was instead made to situate such texts within the intellectual contexts in which they had been formed544. Si l'on cherche à définir les positions fondamentales de l'école de Cambridge, et plus précisément les positions défendues par Quentin Skinner, il faut sans doute d'abord mettre en avant leur attachement au contextualisme. Comme le mentionne Skinner cidessus, l'un des éléments qui unissait ces nouveaux historiens des années 60, c'était le fait d'aborder les textes en les situant dans le contexte intellectuel qui était le leur. On peut avoir le sentiment qu'il n'y a là rien de plus qu'une évidence : l'idée selon laquelle pour comprendre un texte, il faut le remettre dans son contexte peut nous sembler tout à fait banale. En réalité, le contextualisme défendu par Skinner constitue une innovation et une rupture par rapport à la conception alors dominante en histoire de la philosophie. De plus, la notion de contexte possède un sens plus technique qu'il n'y paraît. Pour Skinner, le contexte n'est pas seulement historique. Il est aussi linguistique. Ainsi, si le contextualisme constitue une thèse positive, c'est aussi une position critique. Le contextualisme peut être défini comme une réaction contre une façon d'envisager l'histoire de la philosophie qui a longtemps dominé en Angleterre. À ce titre, 544Q. Skinner, (2008). 321 si les principaux acteurs de l'école de Cambridge – Quentin Skinner, John Dunn et J. G. A. Pocock – sont, en un certain sens, à l'origine d'une nouvelle façon de faire, ils sont également les héritiers de certains historiens qui les ont précédés et en particulier des travaux de Herbert Butterfield et de Peter Laslett. Butterfield, qui a été le directeur de thèse de Pocock et qui a occupé la Regius Chair of History à Cambridge que Skinner occupera beaucoup plus tard, est l'auteur, en 1931, d'un livre intitulé The Whig Interpretation of History545. Dans cet ouvrage, Butterfield s'oppose à l'interprétation Whig de l'histoire qui dominait l'Angleterre depuis le 19ème siècle. Dans un article consacré à Quentin Skinner, Emile Perreau-Saussine décrit l'interprétation Whig de l'histoire en ces termes : “nineteenth-century Whig interpretation of history, describing contemporary England as the culmination of a happy history of freedom, thanks to the Reformation and the Glorious Revolution of 1688” et ajoute : “the shortcomings of such Whig interpretations were denounced by Herbert Butterfield in a book published in 1931. As an historian, Butterfield condemned Whig interpretations for their bad scholarship”546. L'interprétation Whig de l'histoire était fondée sur l'optimisme d'une idéologie du progrès. Elle décrivait l'Angleterre contemporaine comme l'aboutissement du triomphe de la liberté dont elle situait l'origine dans la Réforme anglicane et dans la Révolution Glorieuse de 1688. Si Butterfield rejette cette interprétation téléologique, c'est notamment parce qu'il estime qu'elle se fonde sur une erreur méthodologique primaire : elle étudie le passé en se référant au présent. Elle lit le passé en fonction du présent. Le sens des événements passés est déterminé à travers le prisme du présent. Il subit dès lors une déformation. Selon Butterfield, les récits des partisans de l'interprétation Whig ne constituent en rien des travaux d'historiens au sens scientifique du terme. Ils sont plutôt un outil idéologique qui participe de l'élaboration d'une mythologie nationale, au service de l'Église anglicane et de la monarchie constitutionnelle. Ils participent de l'écriture d'un roman national et ne sont en rien l'expression d'un souci d'exactitude historique. À ce titre, Butterfield estime que le rôle du véritable historien est de déconstruire ce roman national. Les travaux de Peter Laslett s'inscrivent dans cette perspective. Laslett s'applique à travailler dans le champ de l'histoire des idées et se penche en particulier sur l'œuvre 545H. Butterfield, (1931). 546E. Perreau-Saussine, (2007), p. 106. 322 de Locke. En 1960, il fait paraître une édition critique du Second Traité du gouvernement civil de Locke547. L'un des points essentiels de sa démonstration se situe dans l'affirmation selon laquelle le Second Traité n'a pas été écrit après 1688, comme on l'avait cru jusqu'alors, mais vers 1681. Cette précision semble, à première vue, n'être que l'expression d'un scrupule minutieux qui n'intéressera que les historiens consciencieux. En réalité, le travail de Laslett présente des enjeux critiques extrêmement importants. Laslett, comme Butterfield, propose ici une critique rigoureuse de l'interprétation Whig de l'histoire. En effet, avant l'édition de Laslett en 1960, on considérait que les Traités de Locke, qui furent publiés pour la première fois en décembre 1689, étaient une justification a posteriori de la Révolution Glorieuse survenue en 1688. En démontrant que ces Traités furent écrits à partir de 1681, époque à laquelle les Whig, auxquels Locke était associé, planifiaient des actions bien plus violentes que le transfert de pouvoir qui eut lieu en 1688, Laslett montre que l'on se trompe lorsqu'on affirme que la finalité des Traités était de justifier a posteriori la Révolution Glorieuse. En cherchant à montrer que le Second Traité, qui émerge dans le contexte singulier de la Crise de l'exclusion, doit être lu comme un pamphlet partisan, Laslett attaque l'un des monuments essentiels de l'interprétation Whig de l'histoire qui érige Locke en père fondateur de la liberté moderne. Laslett montre que l'intention de Locke est bien plus complexe que ne le prétendent les Whig et cherche à démontrer que le Second Traité ne peut être compris s'il est considéré comme un canon anhistorique. Quentin Skinner, John Dunn et J. G. A. Pocock sont les héritiers de Butterfield et Laslett. John Dunn a ainsi d'ailleurs consacré une grande partie de son travail à l'étude de la pensée politique de Locke548. Chez Skinner, on retrouve l'opposition à l'interprétation Whig de l'histoire. Il affirme : “the Whig's ideology indeed obviously amounted neither to genuine history nor to systematic political theory. It was more like propaganda in historic dress”549. Le contextualisme adopté par les tenants de l'école de Cambridge peut ainsi d'abord se définir comme une position critique. Être contextualiste, c'est s'efforcer de rétablir l'exactitude historique, contre les déformations inhérentes à l'élaboration d'une mythologie nationale. En effet, ce récit national dont la fonction est de légitimer le pouvoir en place et d'unifier la société autour d'un certain nombre de figures essentielles, passe par la reconstruction a posteriori de l'histoire, lui 547Peter Laslett (ed.), (1960). 548John Dunn, (1969 /1991). 549Quentin Skinner, (1965), p. 178 323 faisant par là même subir un certain nombre de transformations déformantes. L'engagement contextualiste est d'abord l'expression de la volonté de remplacer la mythologie nationale et la philosophie de l'histoire optimiste qui lui est inhérente par une pratique rigoureuse et scientifique de l'histoire des idées. Le souhait des acteurs de l'école de Cambridge, c'est de dire quelque chose de vrai à propos des textes. C'est de parvenir à définir le sens des textes. Or, ce souhait est orienté par un certain nombre de positions épistémologiques et herméneutiques précises. L'une de ces thèses, c'est l'idée selon laquelle le texte prend sens dans un contexte singulier. La notion de contexte possède alors, telle qu'elle est notamment employée par Skinner, un sens précis et technique qui diffère quelque peu de l'emploi usuel du terme. Le contexte c'est un système culturel unique qui forme un ensemble de références et dans lequel un certain nombre de débats se forment. Le contexte est à la fois historique, culturel et linguistique. En premier lieu, Skinner adopte une conception de l'histoire qu'on pourrait qualifier de particulariste. Sous l'influence de Collingwood, Skinner considère qu'une doctrine philosophique est une réponse à une question qui survient dans un contexte particulier. Il considère également qu'une période historique est un ensemble de circonstances uniques, qui n'avaient jamais été réunies par le passé et qui ne seront jamais plus réunies. Le contexte qui est celui d'un auteur possède dès lors des caractéristiques originales qui diffèrent nécessairement des caractéristiques d'un autre contexte. L'auteur et son œuvre appartiennent ainsi à un système culturel particulier. Or, c'est dans le cadre de ce système que le sens de l'œuvre émerge. Le sens de l'œuvre est ainsi déterminé, tout au moins en partie, par les éléments qui composent ce système. Pour comprendre cette œuvre, il faut donc la resituer dans le système singulier qui est le sien. Or, ce système n'est pas simplement composé d'éléments historiques et politiques. Le contexte doit également être entendu en un sens linguistique. Comme l'écrit Sophie Marcotte-Chénard : Dans cette logique « question-réponse » qui constitue le cadre du processus interprétatif, il faut concevoir les réponses comme les différentes parties d'un dialogue continu entre des auteurs d'une même époque, que ce soit sous le mode du développement, de la critique, ou du rejet des positions précédentes 550. 550S. Marcotte-Chénard, (2013), §39, p. 10. 324 La notion de dialogue doit être prise au sérieux. Comme le souligne Sophie MarcotteChénard551, chez Skinner, la référence à Collingwood cohabite avec une autre tradition essentielle : la philosophie analytique et plus précisément, la philosophie du langage wittgensteinienne et sa reprise par J. L. Austin. C'est cette tradition analytique qui conduit Skinner à donner un sens linguistique à la notion de contexte. Skinner a ainsi retenu de la lecture des Recherches philosophiques de Wittgenstein l'idée selon laquelle la signification d'un mot ne peut être établie qu'en se référant à l'usage qui en est fait dans différents jeux de langage. Il a en outre estimé que l'application de cette conviction wittgensteinienne ne devait pas être restreinte au cadre de l'étude du langage à proprement parler. Skinner lui attribue ainsi une sphère d'application qui s'étend à d'autres disciplines et notamment à l'histoire des idées. Le contexte d'une doctrine, ce n'est donc pas simplement un ensemble de circonstances historiques, politiques et sociales. C'est également la langue dans laquelle cette doctrine s'exprime. Cette langue est celle d'une période historique singulière. L'insertion de la doctrine dans le jeu de langage qui constitue son contexte est dès lors, pour Skinner, une condition de la compréhension de cette doctrine. Marcotte-Chénard écrit ainsi : Le contextualisme qu'il [Skinner] met en avant n'est pas celui, plus classique, où il s'agirait par exemple d'expliquer le propos de l'auteur à partir du contexte social selon une logique causale où l'œuvre et son auteur seraient entièrement déterminés par leur milieu. On ne réfère pas ici à un contexte causal, mais plutôt à un contexte de signification, conçu en des termes plus circulaires552. En outre, l'ouvrage de J. L. Austin, How to Do Things with Words, amène Skinner à soutenir une théorie de l'action linguistique. Il emprunte à Austin sa théorie des « actes de langage » selon laquelle le discours est simultanément une action. L'idée est la suivante : dès que nous entrons dans un rapport de communication avec les autres, nous faisons quelque chose. Le texte est un acte illocutoire. Pour comprendre un texte, il faut donc comprendre l'acte entrepris dans l'écriture du texte. C'est dans ce cadre conceptuel que Skinner développe sa conception de l'intentionnalité de l'auteur. Skinner considère que pour comprendre un texte, il faut remonter à l'intention fondamentale de l'auteur de ce texte. Il faut se demander ce que fait l'auteur lorsqu'il produit ce texte et pourquoi il le fait comme il le fait. D'une part, il s'agit bien de comprendre un texte comme une action. L'auteur fait quelque chose dans l'écriture du texte. D'autre part, comprendre ce que fait l'auteur n'est possible qu'en 551S. Marcotte-Chénard, (2013), §34-36. 552S. Marcotte-Chénard, (2013), §47. 325 s'intéressant de près au contexte historique, politique, culturel et linguistique original qui était le sien. En tant qu'historien, c'est notamment à l'œuvre de Machiavel que Skinner applique l'ensemble de ses conceptions épistémologiques, méthodologiques et herméneutiques. Dans son petit livre intitulé Machiavel, Skinner s'applique plus particulièrement à mettre en évidence l'intention qui préside à l'écriture d'un des ouvrages les plus connus de Machiavel, Le Prince. Dans l'introduction de ce livre, Skinner écrit : Pour comprendre les thèses de Machiavel, il faut, me semble-t-il, que nous commencions par retrouver les problèmes qui s'imposèrent à lui [...]. Pour demeurer dans cette optique, il nous faudra reconstituer le contexte dans lequel ces œuvres furent originellement conçues : contexte intellectuel, effet de la philosophie classique mais aussi celle de la Renaissance ; contexte politique, né de la vie quotidienne des principautés italiennes en ce début du XVIe siècle. En resituant ainsi Machiavel dans le monde où ses conceptions trouvèrent leurs fondements, nous pourrons commencer d'apprécier l'extraordinaire originalité de la mise en cause radicale qu'il fit des principes dominants de la morale de son temps. Nous pourrons également cerner ce qui, dans son œuvre, relève de ses propres conceptions morales, et mieux saisir, du même coup, pourquoi son nom est encore si souvent invoqué dès que l'on commence à débattre de questions relatives au commandement et au pouvoir politique 553. Dans Machiavel, Skinner s'emploie ainsi à appliquer ses principes contextualistes. Il considère que, ce faisant, il sera capable d'établir le sens véritable du Prince. Or, on ne peut sans doute pas nier le fait qu'on sort de la lecture de l'ouvrage de Skinner avec le sentiment d'avoir bénéficié d'un éclairage incommensurable et de comprendre bien des choses qui nous échappaient complètement auparavant, sentiment qui peut valoir comme une confirmation des préceptes méthodologiques et herméneutiques de Skinner. Sans s'avancer trop loin dans la reconstruction du travail de Skinner, on peut mentionner quelques éléments qui mettent en évidence le bénéfice qu'on tire de la lecture de Machiavel. C'est tout d'abord la structure même de l'ouvrage qui devient intelligible. Skinner parvient à éclairer le lecteur qui lorsqu'il « ouvre Le Prince et en lit les premières pages peut penser que l'on n'y trouve rien d'autre qu'une analyse aride et schématique des types de principautés ainsi que des moyens de les « acquérir et [de] les garder » »554. Skinner parvient à rendre intelligible cette série de distinctions entre monarchies et républiques, monarchies héréditaires et nouvelles, monarchies entièrement nouvelles et monarchies ajoutées à un État ancien, monarchies nouvelles 553Q. Skinner, (1981 / 1989), p. 16. 554Q. Skinner, (1981 / 1989), p. 44. 326 conquises par les armes du Prince et par sa virtù et monarchies conquises par les armes d'autrui et par la Fortune qui constitue les sept premiers chapitres du Prince. Il éclaire la structure du livre de Machiavel en mettant en évidence les raisons pour lesquelles Machiavel s'arrête à cette dernière catégorie, celle des monarchies conquises par les armes d'autrui et par la Fortune. Ces raisons ne sont rien d'autre que l'intention qui préside à l'écriture du Prince. Elles sont en outre l'effet du contexte politique très précis qui était celui de Machiavel au moment de la rédaction de son traité. La préoccupation essentielle de Machiavel était bien évidemment de convaincre les Médicis qu'il était un homme sous-employé et qu'il était absurde de se priver des services d'un expert de sa qualité555. En s'exprimant de la sorte, Skinner applique simplement sa conception illocutoire du texte. Il souligne que le texte de Machiavel doit être compris comme une action, dont on peut souligner ici la finalité très pragmatique. Le Prince, c'est une tentative pour convaincre un souverain d'employer son auteur comme conseiller. Or, la mise en évidence de cette intention jette un éclairage certain sur la structure précédemment évoquée. De plus, seule la compréhension du contexte singulier qui était celui de Machiavel lors de la rédaction du Prince permet de remonter à cette intention. Skinner écrit : Il devient clair qu'en dépit du soin qu'il a pris pour présenter son argumentation sous forme d'une succession d'alternatives neutres, il a en fait organisé la discussion de manière suffisamment ingénieuse pour privilégier une situation qu'il juge, pour des raisons aussi bien locales que personnelles, particulière. Cette situation, présentée comme nécessitant le recours au conseil d'un expert, c'est celle d'un souverain qui a conquis le pouvoir grâce à la Fortune et aux armes d'autrui. Du temps de Machiavel, aucun lecteur du Prince n'aurait manqué de remarquer qu'au moment où l'auteur mettait ainsi en lumière ce genre de situation, les Médicis venaient de recommencer à dominer Florence comme ils l'avaient fait autrefois grâce à un extraordinaire et heureux coup de la Fortune, et grâce aussi à l'aide apportée par l'indomptable force de l'armée étrangère fournie par Ferdinand d'Espagne. Cela ne signifie pas que l'on doit considérer l'argumentation de Machiavel comme fausse sous prétexte qu'elle serait par trop destinée à servir sa propre cause. Mais cela témoigne de l'objectif qu'il poursuivait : attirer l'attention de son lecteur sur un moment et sur un lieu particulier. Ce lieu, c'était Florence ; ce moment, celui de la composition du Prince556. Le contexte d'écriture du Prince, c'est celui de l'année 1513. Depuis quelques mois, les Médicis sont revenus au pouvoir à Florence après dix-huit ans d'absence en bénéficiant d'un concours de circonstances favorables et en recevant l'aide des armes de Ferdinand d'Espagne. Leur retour solde la fin de la Florence républicaine dans laquelle Machiavel 555Q. Skinner, (1981 / 1989), p. 43. 556Q. Skinner, (1981 / 1989), p. 44-45. 327 avait exercé des fonctions diplomatiques. Il signifie, pour Machiavel, sa révocation et bientôt, suspecté d'avoir pris part à une conspiration contre les Médicis, son emprisonnement. Or, seule la connaissance de ce contexte permet de comprendre pourquoi Machiavel écrit le Prince, pourquoi il le dédicace à Laurent de Médicis, pourquoi il débute l'ouvrage par un système de divisions et de subdivisions, pourquoi il y met un terme en s'arrêtant sur un certain type de monarchies, et pourquoi il affirme que dans cette situation, rien n'est plus précieux qu'un bon conseiller. La connaissance du contexte, entendu ici comme contexte historique, semble si bénéfique pour la compréhension qu'on en vient à penser que si l'on ignore tout de ce contexte, le texte ne pourra qu'être mal compris. La connaissance du contexte intellectuel et linguistique produit elle aussi un bénéfice d'intelligibilité. Skinner s'efforce ainsi de resituer le Prince dans la littérature humaniste du quinzième siècle. Il nous indique alors que la forme utilisée par Machiavel, celle des « miroirs princiers »557, est, à la fin du quinzième siècle, un véritable genre et qu'à cette époque, ces traités écrits à l'intention des nouveaux princes se multiplient. Le problème examiné y est toujours le même : il s'agit de définir les qualités qu'un prince doit posséder. Skinner ajoute que deux concepts sont alors utilisés de façon récurrente par les auteurs : le concept de Fortune et celui de virtù. Cette fois, c'est donc la forme employée par Machiavel ainsi que le vocabulaire qu'il emploie qui deviennent compréhensibles. On comprend que si Machiavel écrit un miroir princier et emploie les concepts de Fortune et de virtù, c'est parce que, ce faisant, il participe au dialogue qui se déroule à son époque. Le vocabulaire qui est celui du Machiavel trouve son sens lorsqu'on le replace dans le jeu de langage singulier que constitue le genre des miroirs princiers. C'est, en outre – et c'est là le plus important – l'originalité de Machiavel qui devient ici intelligible. Skinner écrit ainsi : « à parcourir tous les traités de morale écrits par les contemporains de Machiavel, on retrouve les mêmes arguments, inlassablement répétés. Mais dès que l'on ouvre Le Prince, on s'aperçoit que cette morale humaniste est, d'un coup, brutalement contredite »558. Et plus loin : « Machiavel fait subir à la tradition du genre miroir princier une véritable révolution, dont la ligne directrice est la redéfinition du concept central de virtù »559. Ainsi, l'originalité du texte de Machiavel, son inventivité conceptuelle ne devient intelligible que parce qu'on a, au 557Q. Skinner, (1981 / 1989), p. 63. 558Q. Skinner, (1981 / 1989), p. 64. 559Q. Skinner, (1981 / 1989), p. 67. 328 préalable, replacé le texte dans le contexte intellectuel et linguistique qui était le sien. Seule cette contextualisation permet de prendre la mesure de la rupture que constitue la pensée de Machiavel. Ainsi, seul le contextualisme tel qu'il est défini par Skinner semble permettre de remonter à l'intention véritable de l'auteur. Or, si l'on admet que le sens d'une œuvre réside justement dans cette intention originelle, le contextualisme semble constituer la condition de possibilité de la compréhension de l'œuvre. À ce stade, il est nécessaire de revenir sur les points de convergence entre la conception rawlsienne de la compréhension et les positions de Skinner. Rawls semble d'abord partager avec Skinner l'idée selon laquelle un contexte est un système singulier. Il partage une conception particulariste du contexte. Rappelons ainsi par exemple que Rawls souligne la différence du contexte de Hobbes et du contexte de Locke. Rawls semble, en outre, comme Skinner, accorder au contexte un rôle décisif dans la définition de l'intention de l'auteur. Ainsi, Rawls considère que puisque le contexte de Hobbes et celui de Locke sont différents, leurs problèmes respectifs diffèrent également nécessairement. Le contexte possède ainsi un rôle déterminant sur la définition du problème qui occupera l'auteur. Or, pour Rawls, le problème de l'auteur détermine son intention. Ayant en partage avec Skinner l'idée selon laquelle l'auteur est un acteur, il estime que l'intention de l'auteur, c'est ce qu'il cherche à faire dans son texte. Or, cette action s'inscrit dans un contexte singulier. Elle tire son sens, dans une certaine mesure, de ce contexte. Ainsi, le contexte est le cadre qui donne son sens à l'intention de l'auteur. Finalement, c'est à la position méthodologique fondamentale de Skinner que Rawls semble également adhérer : il considère que pour comprendre un texte, il faut comprendre l'intention de son auteur. Le contextualisme est alors conçu comme un outil qui permet à l'interprète de remonter à cette intention. Il semble donc bien qu'il y ait une convergence entre la conception rawlsienne de la compréhension et les positions fondamentales d'un des principaux acteurs de l'école de Cambridge. Eu égard à la notoriété et à la visibilité de ces travaux, Rawls ne pouvait 329 sans doute pas ignorer que les principes méthodologiques qu'il adoptait coïncidaient sur de nombreux points avec les leurs. Il y a donc bien, chez Rawls, l'affirmation d'une forme de proximité vis-à-vis des positions méthodologiques et herméneutiques de l'école de Cambridge. Cette proximité trouve une ultime confirmation dans l'examen de la bibliographie critique utilisée par Rawls dans les Lectures. Les interprétations que Rawls prend le parti de soutenir sur tel ou tel auteur s'appuient systématiquement sur des travaux universitaires récents. Il indique toujours également scrupuleusement les sources sur lesquelles il fonde son interprétation. Or, l'examen de la littérature secondaire sur laquelle Rawls s'appuie révèle que nombre des travaux qu'il cite s'inscrivent dans un cadre méthodologique qui est très proche de celui de l'école de Cambridge. Cet état de fait est particulièrement frappant en ce qui concerne les leçons sur Locke. On se reportera, pour le constater, à une importante note de la première leçon sur Locke560. Rawls y mentionne les travaux d'une quinzaine d'auteurs, dont il estime qu'ils constituent des sources secondaires utiles. Or la moitié au moins de ces travaux émane de chercheurs qui possèdent des liens étroits avec l'école de Cambridge et qui adoptent une perspective contextualiste. En premier lieu, Rawls mentionne les travaux de Peter Laslett. Comme il en a déjà été fait mention, Peter Laslett peut être considéré comme l'un des précurseurs de l'école de Cambridge. C'est, en particulier, dans son édition du Second Traité du gouvernement civil et dans l'introduction qui précède cette édition qu'il adopte, contre l'interprétation de l'histoire, une méthode contextualiste. Or, c'est précisément ce texte que Rawls mentionne. On constate également que c'est cette édition que Rawls utilise comme édition de référence. Rawls insiste en outre sur l'importance des travaux de Laslett. Il mentionne à plusieurs reprises, au cours des différentes leçons sur Locke l'importance de la découverte qui a été celle de Laslett pour la reconstruction de l'intention de Locke. Rawls mentionne également les travaux de John Dunn et plus précisément, son livre intitulé, The Political Thought of John Locke561. Or, comme je l'ai précédemment 560J. Rawls, (2008), p. 104, note 2. 561J. Dunn, (1969 /1991). 330 mentionné John Dunn est, avec Quentin Skinner, l'un des principaux acteurs de l'école de Cambridge. Ces travaux sur Locke se situent dans la continuité des travaux de Peter Laslett. Enfin, Rawls mentionne les ouvrages, plus récents, de James Tully562, Richard Tuck563, Richard Aschcraft564, Julian Franklin565 et Jeremy Waldron566 qui ont tous, d'une façon ou d'une autre, accordé beaucoup d'importance à la remise en contexte de la pensée lockéenne567. En outre, l'intérêt de Rawls pour les travaux des chercheurs qui se réclament de la méthodologie de l'école de Cambridge ne se limite pas à la littérature critique sur Locke. Ainsi par exemple, dans les leçons sur Hegel, Rawls se réfère au livre de Shlomo Avineri, Hegel's Theory of Modern State, qui adopte une perspective contextualiste. On notera également que quatre des cinq ouvrages sur Hegel qu'il recommande sont publiés aux Presses Universitaires de Cambridge568. Ces observations permettent de tirer la conclusion suivante : Rawls connaît bien la littérature secondaire contextualiste et la mentionne lorsqu'il s'agit d'indiquer des ouvrages de référence sur tel ou tel auteur. C'est qu'il estime qu'il s'agit là de travaux éclairants. Rawls reconnaît la pertinence de la conception herméneutique des acteurs de l'école de Cambridge. Il reconnaît également que l'application de leurs positions herméneutiques donne des résultats éclairants. Le fait de repérer des convergences de fond chez Rawls et Skinner et de constater que Rawls puise une grande partie de la littérature secondaire sur laquelle il s'appuie dans des travaux qui adoptent, d'une façon ou d'une autre, l'approche contextualiste initiée par l'école de Cambridge, nous conduit nécessairement à nous demander s'il faut admettre que Rawls adopte d'un bout à l'autre la méthodologie et les positions herméneutiques de l'école de Cambridge et peut-être plus particulièrement 562J. Tully, (1980). James Tully, qui a été l'élève de Skinner, est, notamment, l'un de quatre éditeurs de la collection “Ideas in Context” des Cambridge University Press. 563R. Tuck, (1979). 564R. Aschcraft, (1986) ; R. Aschcraft, (1987). 565J. Franklin, (1978). 566J. Waldron, (1988), en particulier le chapitre 8 ; J. Waldron, (1993). 567Rawls cite également W. V. Leyden, (1954). Ces travaux sont plus anciens et Leyden n'a pas fréquenté Cambridge. Il a en revanche été l'élève de Collingwood et on lui doit l'édition de la correspondance de Locke. 568On se reportera ici à J. Rawls, (2000a), p. 329, note 1 et J. Rawls, (2000a /2008), p. 321-322, note 1. 331 celles de Quentin Skinner. Je montrerai par la suite que tel n'est pas réellement le cas. Si Rawls adopte certaines positions fondamentales de l'école de Cambridge, il en récuse d'autres. L'adhésion de Rawls au contextualisme de l'école de Cambridge est partielle. Si, en effet, Rawls adhérait d'un bout à l'autre aux préceptes soutenus par Skinner, sa façon de relier des auteurs issus de contextes différents et de les faire dialoguer entre eux et avec lui constituerait une absurdité méthodologique. Un contextualisme rigoureux conduit en effet à l'idée que s'il faut comprendre un auteur dans le dialogue auquel il participe avec les auteurs qui partagent son contexte, il est dénué de sens de penser que les auteurs qui s'inscrivent dans des contextes différents dialoguent les uns avec les autres. C'est pourtant un dialogue de ce type qui rend possible la lecture philosophique de l'histoire de la philosophie que Rawls entend mener. Je chercherai par conséquent à montrer que Rawls adopte une conception à la fois plus souple et plus large de la notion de contexte. Mais avant d'en venir à ce point, il me faut revenir à la conception rawlsienne de la compréhension. Je chercherai ainsi à démontrer que l'adhésion de Rawls à certaines des positions fondamentales des acteurs centraux de l'école de Cambridge le conduit à une position herméneutique qui s'oppose à la pratique de la projection. Le rôle des principes est alors de parvenir à une méthode qui permette d'éviter l'écueil de la projection. (3.3) Une distinction entre bien comprendre et mal comprendre L'une des conséquences de l'adoption par Rawls de certaines positions fondamentales de l'école de Cambridge et en particulier de l'idée selon laquelle le sens du texte est déterminé par l'intention de l'auteur, c'est qu'il adopte l'idée selon laquelle un texte possède un sens originel et que l'effort de compréhension doit, en premier lieu, consister dans le fait de retrouver ce sens originel. Ce faisant, son herméneutique assume une distinction entre bien comprendre et mal comprendre. Elle assume l'idée selon laquelle certaines interprétations sont de bonnes interprétations, ou, tout au moins, des interprétations plausibles, alors que d'autres sont de mauvaises interprétations. Elle considère que toutes les interprétations ne sont pas valables. En ce sens, les positions herméneutiques de Rawls divergent assez profondément des conceptions postmodernes qui, comme celles de Roland Barthes, adoptent une conception très extensive du sens et 332 reconnaissent les pratiques de projection comme licites. Une comparaison des positions herméneutiques de Rawls et de Barthes permettra néanmoins de montrer que, s'il est clair que Rawls rejette nettement la pratique de la projection, il ne peut assumer une conception strictement intentionnelle du sens. Tout en continuant à accorder une importance privilégiée à l'intention de l'auteur, Rawls reconnaît lui aussi le caractère dynamique du sens. Rawls partage avec Skinner la conviction selon laquelle le sens originel du texte correspond à ce qui y a été intentionnellement déposé par l'auteur. Il adopte par conséquent également l'idée selon laquelle pour comprendre un texte, il faut en premier lieu remonter à l'intention de son auteur. Or, l'une des conséquences importantes d'une telle conception, c'est la restriction de l'extension du sens. En effet, si le texte possède un sens originel, à savoir le sens fixé par l'auteur, le sens du texte est limité et restreint. Le texte possède un seul sens : celui qui a volontairement été déposé par l'auteur. Par conséquent, toutes les interprétations ne sont pas de bonnes interprétations. Du texte, on ne peut pas tout dire. Au texte, on ne peut pas tout lui faire dire. Certaines interprétations sont de mauvaises interprétations. L'interprétation est en effet l'activité qui doit mener à la compréhension. Or, puisque le texte possède un sens originel, un sens qu'on pourra dire « vrai », on ne peut pas attribuer tous les sens au texte. Seules les interprétations qui parviennent à retrouver, au moins partiellement, le sens originel du texte sont de bonnes interprétations. Les interprétations qui diffèrent de ce sens et qui attribuent au texte un sens qui ne correspond pas à son sens originel sont de mauvaises interprétations. L'herméneutique rawlsienne s'adosse donc à une distinction entre bien comprendre et mal comprendre. Si on interprète mal le texte, on comprend mal. Si, au contraire, on parvient, dans l'interprétation, à retrouver, au moins en partie, le sens originel du texte, on comprend bien. La bonne compréhension est une compréhension exacte, le critère de l'exactitude étant ici celui de l'adéquation avec l'intention de l'auteur. L'herméneutique rawlsienne est guidée par les valeurs de fidélité et d'exactitude. Une telle conception de l'œuvre souligne la divergence qui existe entre l'herméneutique rawlsienne et les conceptions postmodernes et, plus précisément, les conceptions défendues par Roland Barthes, conceptions qui étaient fort influentes à l'époque à laquelle Rawls a commencé à enseigner. Souligner l'écart qui existe entre ces positions permet de saisir toute la distance que Rawls souhaite prendre à l'égard des 333 pratiques de projection. La comparaison des positions de Rawls et de Barthes permet également de souligner que Rawls admet néanmoins, dans une certaine mesure, le caractère dynamique du sens et que la conception rawlsienne du sens n'est pas une conception strictement intentionnelle. Roland Barthes, représentant de la nouvelle critique, s'oppose dans l'article « texte » qu'il rédige en 1974 pour l'Encyclopédie Universalis à ce qu'il considère comme la conception classique, institutionnelle et courante du texte. Cette conception selon laquelle le texte est le « tissu des mots engagés dans l'œuvre et agencés de façon à imposer un sens stable et autant que possible unique. [...] Sens que l'auteur de l'œuvre y a intentionnellement déposé »569, relève, selon lui, d'une double métaphysique erronée : métaphysique de la vérité et métaphysique du sujet. Il estime par conséquent qu'il est temps d'opérer une mutation épistémologique, fondée sur l'intercommunication du matérialisme dialectique et de la psychanalyse. Le résultat de cette rupture épistémologique, c'est la substitution d'un texte nouveau à l'ancien texte des philologues. Ce texte nouveau ne doit, selon Barthes, pas être considéré comme un produit mais comme une productivité. Il écrit : Le texte est une productivité. Cela ne veut pas dire qu'il est le produit d'un travail (tel que pouvaient l'exiger la technique de la narration et la maîtrise du style), mais le théâtre même d'une production ou se rejoignent le producteur du texte et son lecteur : le texte « travaille », à chaque moment et de quelque côté qu'on le prenne ; même écrit (fixé), il n'arrête pas de travailler, d'entretenir un processus de production. Le texte travaille quoi ? La langue570. Ce faisant, Barthes confère au texte une identité dynamique. Le texte n'est plus le lieu d'un sens fixe et immobile, sens déposé par l'auteur et que le travail d'interprétation doit s'efforcer de retrouver s'il veut parvenir à une compréhension exacte du texte. Le concept de signification, empreint de cette fixité, doit ainsi être remplacé par le concept de signifiance, qui se définit comme un « procès, au cours duquel le « sujet » du texte, échappant à la logique de l'ego-cogito et s'engageant dans d'autres logiques (celle du signifiant et celle de la contradiction), se débat avec le sens et se déconstruit »571. Le texte doit être compris comme le lieu d'un travail. Il est le lieu d'une production incessante de sens et surtout, d'une pluralité de sens. S'il en est ainsi, c'est parce que le sens, ce n'est pas simplement ce qui a été originellement et une fois pour toutes déposé 569R. Barthes, (1971), p. 1. 570R. Barthes, (1971), p. 4. 571R. Barthes, (1971), p. 4. 334 par l'auteur. Le sens continue incessamment de se produire une fois l'écriture achevée. Chaque nouvelle lecture, en effet, produit du sens. Ainsi, selon Barthes, dans la mesure où les textes ne sont plus conçus comme des « produits finis, dont le destin serait clos une fois qu'ils auraient été émis, mais comme des productions perpétuelles, des énonciations, à travers lesquelles le sujet continue à se débattre ; ce sujet est celui de l'auteur sans doute, mais aussi celui du lecteur », il est « prescrit par la théorie, d'inclure dans la pratique textuelle l'activité de lecture – et non seulement celle de la fabrication de l'écrit »572. L'auteur n'est plus le seul à produire du sens. Le lecteur est également un producteur de sens. Les conséquences herméneutiques sont importantes. Cette position aboutit, en bout de ligne à admettre comme bonne la pratique de la projection. Ainsi, l'une des conséquences importantes de la position soutenue par Barthes, c'est la transformation des critères qui distinguent une bonne interprétation d'une mauvaise interprétation. Définir le texte comme productivité, c'est abolir l'idée selon laquelle le texte possède un sens « vrai », qui coïncide avec son sens originel. L'auteur perd la primauté qui était la sienne. Par conséquent, le critère de la bonne interprétation ne peut plus être l'adéquation. Dès lors, il semble qu'il n'y a plus de sens à affirmer qu'il existe une bonne interprétation du texte, ou au moins une interprétation plausible du texte, celle qui, justement, parvient à retrouver, au moins en partie, l'intention de l'auteur. Plus précisément, Barthes adopte une conception si extensive de ce qui constitue une bonne interprétation qu'on peut penser qu'il considérera que toute lecture qui fait émerger du sens est une bonne interprétation. Or, si cette position présente des vertus critiques, si elle questionne, à raison, une conception trop restreinte du sens, elle aboutit à un certain nombre d'écueils. En effet, à dissoudre de façon aussi radicale l'idée d'un sens originel, on peut douter qu'il existe encore quelque chose comme une mauvaise interprétation du texte. Dans une telle perspective, tout peut être dit du texte et on peut tout faire dire au texte. De plus, dans la mesure où la projection peut être productrice de sens, il devient licite et même recommandé de lire le texte en projetant sur lui des catégories anachroniques. Barthes écrit ainsi : La théorie du texte amène donc la promotion d'un nouvel objet épistémologique : la lecture (objet à peu près dédaigné par toute la critique classique, qui s'est intéressée 572R. Barthes, (1971), p. 7. 335 essentiellement soit à la personne de l'auteur, soit aux règles de la fabrication de l'ouvrage et qui n'a jamais conçu que très médiocrement le lecteur, dont le lien à l'œuvre, pensait-on, était de simple projection). Non seulement la théorie du texte élargit à l'infini les libertés de la lecture (autorisant à lire l'œuvre passée avec un regard entièrement moderne, en sorte qu'il est licite de lire, par exemple, l'Oedipe de Sophocle en y reversant l'Oedipe de Freud, ou Flaubert à partir de Proust), mais encore elle insiste beaucoup sur l'équivalence (productive) de l'écriture et de la lecture 573. Barthes admet que le lecteur lise le texte en appliquant à ce texte des catégories qui ne pouvaient être celles de l'auteur. Parce qu'il considère le texte comme productivité, il admet que ce texte possède des sens « même si l'auteur du texte ne les avait pas prévus, et même s'il était historiquement impossible de les prévoir »574. Barthes affirme ainsi qu'il est « licite » de lire Sophocle à partir des concepts de la psychanalyse. On ne peut sans doute pas nier qu'une telle façon de faire puisse produire des effets de sens. Or, puisque, selon Barthes, toute interprétation qui produit du sens est une bonne interprétation, puisque toute interprétation qui fait dire quelque chose d'intéressant au texte est une bonne interprétation, la pratique de la projection constitue une bonne manière d'interpréter. Un tel programme peut sembler tout à fait enthousiasmant. On ne peut non plus nier qu'il s'appuie sur une analyse du sujet qui, sur bien des points, et de l'aveu même des défenseurs d'une conception intentionnelle du texte, est tout à fait pertinente575. On peut néanmoins considérer qu'une telle position, fondée sur la négation de la notion d'intention, accepte, au moins en théorie, une conception trop extensive et trop généreuse du sens qui aboutit à l'abolition de la frontière entre interprétation plausible et mauvaise interprétation. Rawls, quant à lui, s'il reconnaît les difficultés d'une conception strictement intentionnelle du sens et admet une dimension dynamique du sens, continue de récuser la pratique de la projection et d'affirmer que comprendre un texte, c'est s'efforcer de remonter à l'intention de l'auteur. Ainsi, alors que Barthes écrit : « la pleine lecture, au contraire, est celle où le lecteur n'est rien de moins que celui qui veut écrire »576, Rawls écrit : “I didn't say, not intentionally anyway, what I myself thought a writer should have said, but rather what that writer did say, supported by what I viewed as the most reasonable interpretation of 573R. Barthes, (1971), p. 8. 574R. Barthes, (1971), p. 4. 575Quentin Skinner affirme ainsi : “the post-modernist movements I’ve mentioned seem to me to have been of great value and interest, and they certainly changed my own practice as an historian in a number of ways”, Q. Skinner, (2008) 576R. Barthes, (1971), p. 8. 336 the text”577. Alors que Barthes considère que comprendre un texte c'est écrire un texte, Rawls récuse cette conception. Il opère en effet une distinction tranchée entre le fait de chercher à comprendre ce qu'un auteur a vraiment dit et le fait de réfléchir à la question de savoir si ce qu'a dit tel ou tel auteur à propos de telle ou telle chose, c'est la vérité. Pour Rawls, il y a une différence entre chercher à comprendre un texte et chercher à comprendre une chose. Pour Rawls, le texte dit quelque chose et toutes les interprétations du texte ne sont pas valables. L'effort de compréhension est un effort pour comprendre ce que dit effectivement le texte. Rawls distingue ainsi clairement l'activité de compréhension de la réflexion critique. Chercher à comprendre est une chose, discuter la pertinence des raisons avancées par l'auteur et, éventuellement, les critiquer ou les corriger est une autre chose. Ce faisant, Rawls s'oppose à la pratique de la projection que Barthes semble admettre. Rappelons que Barthes écrit, abolissant la frontière entre l'auteur et le lecteur : « il n'y a plus de critique, seulement des écrivains »578. S'il en est ainsi, c'est que, pour Rawls, si nous nous mettons à expliquer ce que l'auteur aurait dû dire, nous cessons d'interpréter. Et si nous nous mettons à expliquer ce que l'auteur aurait dû dire tout en affirmant que nous ne faisons qu'interpréter le texte, nous produisons une mauvaise interprétation. Il y a bien, pour Rawls, ce que dit le texte et ce qu'il ne dit pas. Toutes les interprétations du texte ne sont pas de bonnes interprétations. Il existe de mauvaises interprétations : celles qui font dire au texte ce qu'il ne dit pas. Une nuance assez importante doit néanmoins être introduite. Si Rawls soutient qu'il existe de mauvaises interprétations et rejette une conception trop extensive du sens, il n'adopte pas à l'inverse une conception trop radicalement restrictive du sens. Il n'est pas contraint d'admettre que le texte possède un et un seul sens, un sens unique qui coïnciderait avec le sens originellement déposé par l'auteur. Il n'est pas non plus contraint d'admettre qu'il existe une et une seule interprétation exacte du texte. Rawls admet au contraire la possibilité d'une multiplicité d'interprétations d'un texte. Il admet également une conception relativement dynamique du sens. Rappelons ainsi que Rawls écrit qu'il cherche à produire, dans sa lecture des auteurs, “the most reasonable interpretation of the text”579. La notion d'interprétation 577J. Rawls, (2000b), p. 427. 578R. Barthes, (1971), p. 10. 579J. Rawls, (2000b), p. 427. 337 raisonnable est bien différente de celle d'interprétation vraie ou exacte. Affirmer qu'on recherche une interprétation raisonnable, ou même l'interprétation la plus raisonnable, c'est admettre qu'il existe une multiplicité d'interprétations qui peuvent également prétendre être raisonnables. On pourrait, à juste titre, se demander comment Rawls peut reconnaître à la fois la possibilité d'une multiplicité d'interprétations raisonnables ou plausibles du texte et une conception intentionnelle du sens. Adopter une conception intentionnelle du sens semble en effet conduire à l'affirmation selon laquelle le texte possède un et un seul sens : celui qui correspond à l'intention de l'auteur. Chez Rawls, la reconnaissance de la possibilité d'une pluralité d'interprétations plausibles s'adosse en premier lieu à la reconnaissance de la complexité du texte. Rawls écrit ainsi à propos de certaines interprétations qu'il propose dans les leçons sur Hobbes : These two interpretations are suggestions as to how to understand the social contract. I suggest these interpretations somewhat hesitantly. I am never altogether satisfied that what I say about these books is correct. This is a very large and complicated view, and there are various ways it can be read. We ought to be suspicious of any pat account of how it is supposed to be taken580. Parce qu'une œuvre comme le Léviathan est particulièrement vaste, riche et complexe, il faut admettre la possibilité d'une pluralité de lectures. Plusieurs interprétations raisonnables et différentes de ce texte pourront être produites. Admettre cette pluralité, ce n'est néanmoins pas admettre que toutes les interprétations sont plausibles. La reconnaissance d'une multiplicité d'interprétations raisonnables n'aboutit pas à l'abolition de la distinction entre interprétation raisonnable et interprétation fausse. De plus, si Rawls peut admettre une pluralité d'interprétations plausibles, c'est que tout en adoptant une herméneutique de l'exactitude, sa conception du sens n'est ni strictement ni radicalement intentionnelle. Le sens du texte n'est pas strictement identifié à l'intention volontaire de l'auteur. Il n'est pas entièrement circonscrit au dépôt originel de l'auteur. C'est ce que démontre la comparaison de l'herméneutique rawlsienne et de l'herméneutique du comprendre autrement. (3.4) Comprendre, ce n'est pas comprendre autrement L'herméneutique rawlsienne doit être distinguée d'une herméneutique qui admet 580J. Rawls, (2008), p. 34-35. 338 que comprendre, c'est comprendre autrement. L'herméneutique rawlsienne, herméneutique de l'exactitude, diffère ainsi de l'une des positions qui a eu le plus d'influence au sein de la phénoménologie herméneutique, celle de Gadamer. Cette différence constitue une ultime confirmation de l'opposition de Rawls à l'égard de la pratique de la projection. La comparaison de l'herméneutique rawlsienne et de l'herméneutique du comprendre autrement met néanmoins en évidence que l'herméneutique rawlsienne ne s'appuie pas sur une conception strictement intentionnelle du sens et qu'elle confère à la compréhension exacte le statut d'idéal régulateur. Contre le précepte nous invitant à chercher à mieux comprendre l'auteur qu'il ne s'est lui-même compris et considérant qu'une telle entreprise est vouée à l'échec, Gadamer invite l'interprète à s'en tenir au constat suivant lequel « il suffit de dire qu'on comprend autrement, si tant est que l'on comprenne »581. Gadamer pense ainsi tenir compte de la distance qui sépare toujours l'auteur et l'interprète. Comme l'indique Christian Berner, on peut voir dans ce constat l'héritage de la conception heideggerienne de la compréhension. Dans la mesure où la compréhension est toujours marquée par une précompréhension, « par un savoir plus ou moins explicite, par un contexte dont relève aussi la tradition, alors jamais nous ne comprenons vraiment comme pouvait le faire l'auteur ». Même si nous le voulions, même si nous nous y efforcions, nous ne parviendrions jamais à retrouver l'intention de l'auteur : « Les interprètes, plongés dans leur époque et intégrés dans la tradition qui lui parvient, comprennent « autrement » les textes suivant ce qui, pour eux, répond à leurs questions »582. Ainsi, ce qui fonde l'idée selon laquelle on comprend autrement, c'est finalement un constat d'échec. Gadamer estime que nous devons nous résigner à comprendre autrement, parce qu'il est de toute façon impossible de comprendre de façon exacte. Il renonce alors à la norme d'une compréhension exacte et la troque contre la reconnaissance d'un fait : le fait que nous comprenons toujours autrement. L'une des conséquences de la position assumée par Gadamer, c'est à nouveau une dissolution de la hiérarchie des interprétations. En effet, à admettre que, de toute façon, nous comprenons autrement, nous devons nécessairement renoncer à affirmer qu'une interprétation est meilleure qu'une autre. Il n'y a en effet plus aucun point de référence 581Gadamer, (1999), T. 1, 302. La traduction du passage cité est celle de C. Berner. 582C. Berner, à paraître. 339 auquel on pourrait comparer ces interprétations. S'il existe une interprétation A et une interprétation B et qu'elles prétendent toutes deux qu'elles comprennent simplement le texte autrement, il n'y a plus aucun sens à les comparer. L'objectif d'exactitude a été dissous. La position rawlsienne s'oppose à l'échange de la norme et du fait. Si Rawls admet que l'interprétation à laquelle nous parviendrons peut demeurer perpétuellement imparfaite, et si, par conséquent, il reconnaît qu'il est difficile et peut-être impossible de parvenir à une compréhension parfaitement exacte, il refuse, pour autant de renoncer à cet idéal. Il maintient que, même si la compréhension parfaite est un idéal que nous n'atteindrons vraisemblablement jamais parfaitement, d'autant que nous nous confrontons à des œuvres denses et complexes, l'idéal d'exactitude doit être maintenu. Rawls maintient que chercher à comprendre, c'est s'efforcer de s'approcher de cet idéal. Ce faisant, Rawls fait jouer à la compréhension exacte la fonction d'un idéal régulateur. On peut considérer que Rawls adopte ainsi une forme de réalisme qui ne sacrifie pas au renoncement. Rawls reconnaît que la compréhension est en droit infinie. Il reconnaît qu'il est toujours possible de mieux comprendre et par conséquent que la compréhension à laquelle nous parvenons demeure toujours imparfaite. C'est notamment la raison pour laquelle il existe une pluralité d'interprétations raisonnables concurrentes. Rawls refuse néanmoins la dissolution de la hiérarchie des interprétations et maintient que certaines interprétations sont meilleures que d'autres. Ce faisant, il fait de la compréhension une affaire de degrés. Il n'existe pas simplement une interprétation exacte, celle qui parvient à retrouver pleinement l'intention de l'auteur, et de mauvaises interprétations, celles qui divergent par rapport à cette intention. S'il existe bien des interprétations dont on peut démontrer qu'elles sont fausses, il existe également une pluralité d'interprétations qui, tout en étant différentes, sont raisonnables. À comparer l'herméneutique de Rawls et celle de Gadamer, on s'aperçoit également que Rawls prend quelques distances à l'égard d'une conception strictement intentionnelle du sens. Rawls assume l'idée selon laquelle le sens du texte ne se limite pas à l'intention volontaire de l'auteur. Il admet en effet que l'auteur, même s'il est avisé et même si c'est en conscience qu'il admet ses présupposés fondamentaux, ne peut prévoir l'ensemble des conséquences de sa doctrine. Il ne peut prévoir l'ensemble des implications de ses positions, implications que des lectures rétrospectives pourront, 340 elles, apercevoir. Rawls admet, en ce sens, que nous pouvons comprendre autrement le texte que nous lisons mais ce comprendre autrement ne signifie, en aucun cas, un renoncement à l'idéal de compréhension exacte. Il s'agit, bien plutôt, comme je l'indiquerai par la suite, d'une prétention à mieux comprendre l'auteur qu'il ne s'était luimême compris, compréhension meilleure qui est la condition de possibilité d'une lecture philosophique de l'histoire de la philosophie. Pour l'heure, on peut à nouveau souligner que l'herméneutique rawlsienne, qui maintient l'exigence de compréhension exacte à laquelle elle confère le statut d'idéal régulateur, s'oppose à la pratique de la projection. Rawls estime que si nous renonçons à l'effort du changement de point de vue, si nous sommes incapables, au point de départ, de nous extraire de notre propre horizon, nous serons également incapables de comprendre le texte. Dans le cadre de cette herméneutique de l'exactitude, les principes jouent une fonction méthodologique. Ils constituent la méthode qui, si elle est correctement appliquée, doit nous permettre de nous mettre à l'abri de l'écueil de la projection. Ainsi, le premier principe, qui nous recommande de retrouver le problème de l'auteur, doit nous permettre d'aborder le texte à partir du point de vue de l'auteur et non à partir de notre propre point de vue. L'application de ce principe nous permet alors d'éviter d'aborder le texte à partir d'un point de vue qui d'emblée biaiserait notre interprétation. Le second principe quant à lui, nous recommande de partir de l'hypothèse selon laquelle l'auteur a bien des raisons d'affirmer ce qu'il affirme. Il nous conduit à rechercher ces raisons et nous prémunit contre l'attitude trop facilement critique qui rend impossible la compréhension. Les deux principes retenus par Rawls sont donc des moyens de parvenir à une compréhension exacte et d'éviter l'écueil de la projection. (4) Une herméneutique problématique Une fois établi que l'herméneutique rawlsienne est une herméneutique de l'exactitude, une difficulté apparaît. Une herméneutique de l'exactitude semble incompatible avec la finalité que Rawls accorde aux Lectures. Comme je l'ai établi dans le sixième chapitre, l'intérêt de Rawls pour l'histoire de 341 la philosophie est fondé sur la conviction selon laquelle une lecture philosophique des grandes doctrines est possible. Rawls suppose ainsi qu'il est possible d'apprendre quelque chose de ces doctrines, et non pas simplement sur ces doctrines. Il estime que l'intérêt des doctrines philosophiques passées réside aussi dans le fait qu'elles constituent des ressources qui nous aideront à résoudre les problèmes qui sont les nôtres. Or, un tel résultat semble impossible si l'herméneutique rawlsienne est simplement une herméneutique de l'exactitude. Comme je l'ai démontré ci-dessus, ce type d'herméneutique préconise d'aborder les textes à partir du point de vue qui était celui de l'auteur, point de vue qu'il convient d'avoir préalablement reconstitué. Si, en effet, nous manquons le point de vue de l'auteur, nous nous condamnons à mal comprendre le texte. Reste que si c'est ce point de vue que nous devons adopter pour parvenir à la compréhension du texte, nous ne pouvons adopter le point de vue qui nous permettrait de répondre aux problèmes qui sont les nôtres. En effet, si nous voulons répondre aux problèmes philosophiques qui sont les nôtres, c'est notre propre point de vue que nous devons adopter, dans la mesure où, conformément à la perspective contextualiste qui est celle de Rawls, ces problèmes n'ont de sens que dans le contexte qui est le nôtre. Néanmoins, si nous examinons les textes à partir de ce point de vue, nous nous rendons coupables de projection et nous nous condamnons à mal comprendre le texte. Ainsi, il semble bien qu'il y ait une incompatibilité entre les exigences d'une herméneutique de l'exactitude et celles d'une approche philosophique de l'histoire de la philosophie. Dès lors, deux hypothèses sont possibles. Soit Rawls échoue à atteindre le but qu'il s'était fixé. Il parvient à comprendre les doctrines du passé mais ne parvient pas à apprendre quelque chose d'elles, et dans ce cas, il faut renoncer à l'hypothèse selon laquelle l'étude de l'histoire de la philosophie peut jouer un rôle en termes de justification. Soit il existe un décalage entre l'herméneutique normative et théorique que Rawls reconnaît et sa pratique. Il est en effet tout à fait possible – même si cela n'est pas tellement conforme au principe de charité – d'envisager l'hypothèse selon laquelle Rawls reconnaît un certain nombre de principes mais échoue finalement à les appliquer. Selon cette hypothèse, Rawls afficherait une herméneutique de l'exactitude mais pratiquerait la projection. On notera que cette seconde hypothèse ruine, elle aussi, la possibilité d'une justification fondée sur l'étude de l'histoire de la philosophie. On 342 retrouve en effet ici le problème de la circularité évoqué à la fin du chapitre précédent. Je chercherai à défendre une troisième hypothèse, qui, plus charitable, permettra de réconcilier la théorie rawlsienne de la compréhension et sa pratique de l'histoire de la philosophie. Je démontrerai ainsi que si l'herméneutique rawlsienne est bien d'abord une herméneutique de l'exactitude, elle n'est pas seulement une herméneutique de l'exactitude. L'herméneutique rawlsienne est également une herméneutique des raisons : elle soutient que l'on a atteint une compréhension satisfaisante lorsqu'on a saisi les raisons fondamentales d'un auteur. On atteint alors ce que Rawls appelle une compréhension profonde. Or, cette compréhension profonde rend possible une lecture philosophique de l'histoire de la philosophie. Mais avant d'en venir à cette troisième hypothèse, il me faut procéder à une analyse de ce que fait Rawls dans les Lectures et répondre à la question de savoir si Rawls fait ce qu'il dit ou s'il fait le contraire de ce à quoi il s'était engagé. 343 Chapitre 8 Que fait Rawls ? De la théorie à la pratique (1) Herméneutique de l'exactitude et lecture philosophique de l'histoire de la philosophie. Un problème de compatibilité (1.1) L'hypothèse d'une contradiction entre la théorie et la pratique Lorsqu'on confronte les positions herméneutiques officiellement soutenues par Rawls et la fonction qu'il accorde à l'étude de l'histoire de la philosophie, on est amené à se demander s'il n'y a pas une contradiction entre l'herméneutique théorique de Rawls et sa pratique. En effet, alors qu'il adopte une herméneutique de l'exactitude et affirme par conséquent que pour comprendre les textes, il faut les aborder à partir du problème qui était celui de l'auteur, il affirme également que l'intérêt de l'étude de l'histoire de la philosophie est de nous livrer un matériau qui nous permettra de répondre aux questions qui sont les nôtres. Or, si telle doit être la fonction des doctrines du passé, c'est à partir de notre propre point de vue, et non à partir du point de vue de leur auteur, qu'il faut les aborder. On peut dès lors soupçonner Rawls de soutenir une herméneutique de l'exactitude mais de pratiquer la projection. On peut soupçonner une contradiction entre la théorie et la pratique. Cette hypothèse trouve plusieurs types de confirmations. D'abord, comme cela avait été évoqué à la fin du sixième chapitre, l'accusation de projection est une accusation récurrente chez les quelques commentateurs des Lectures. Or, lorsque cette accusation est formulée, elle ne porte pas sur les positions herméneutiques reconnues en théorie par Rawls mais sur sa pratique de l'histoire de la philosophie. Ainsi par exemple, lorsque Michael Frazer affirme que Rawls commet l'erreur de projeter son humilité philosophique sur les auteurs qu'il lit, son analyse concerne bien ce que fait effectivement Rawls et non ce qu'il prétend faire 583. Frazer cherche à montrer que Rawls, lorsqu'il expose son interprétation de Hobbes, aborde Hobbes à partir d'une 583M. Frazer, (2010), en particulier p. 223-224. 345 focalisation restreinte qui n'était pas celle de Hobbes. Il reproche à Rawls d'évincer la dimension théologique et ontologique de l'œuvre de Hobbes, tirant ainsi Hobbes vers le pluralisme libéral, ce qui constitue une distorsion du point de vue de Hobbes. Le problème pointé par Frazer concerne bien ce que fait Rawls, et non l'herméneutique théorique qu'il prétend adopter. Or, à se pencher sur le contenu des Lectures et à observer ce que Rawls fait effectivement, on constate que l'accusation formulée par Frazer et avec elle l'hypothèse d'une contradiction entre l'herméneutique théorique de Rawls et sa pratique n'est pas dénuée de fondement. On peut même repérer, dans la façon dont Rawls procède effectivement, plusieurs types de projections. On distinguera ainsi la projection conceptuelle de la projection problématique. (1.2) Une pratique de la projection conceptuelle Parler de projection conceptuelle, c'est souligner que très souvent, lorsqu'il examine les différents auteurs, Rawls leur applique les concepts qui sont les siens et qui sont étrangers à l'auteur dont il est question. Ainsi par exemple, dans les leçons sur Hobbes, Rawls écrit : These final ends or desires are all self-related and object-dependent, as I define them. To say that they are object-dependent means they can all be described without referring to or mentioning any reasonable or rational principle, or any moral notions generally. [...] Second, on Hobbes's view, people also have, in addition to these object-dependent desires, certain principle-dependent desires. These are higher-order desires and presuppose lower-order desires such as the object-dependent desires discussed above. In Hobbes, the only principle-dependent desires are those defined by the principles of rational choice as opposed to the principles of reasonable conduct. I call them principle-dependent because in order to describe them, we must cite some principle or other584. Et plus loin : The general inclination that expresses itself as a desire for power after power (given the circumstances of human life) is a principle-dependent desire in the sense that in order to describe the object of this desire, what it strives to achieve, it is necessary to refer to certain principle of rational deliberation (or rational choice) in the forming of our plans and intentions585. Ainsi, pour analyser la doctrine de Hobbes, Rawls introduit la distinction entre 584J. Rawls, (2008), p. 57-58. 585J. Rawls, (2008), p. 59-60. 346 “object-dependent desires” et “principle-dependent desires”. Or, ces termes sont à proprement parler des concepts rawlsiens. Ils sont des expressions forgées par Rawls qu'il introduit dans Libéralisme politique. Rawls y distingue en effet trois types de désirs : les désirs qui dépendent d'objets, qu'il appelle désirs-DO, les désirs dépendants de principes ou désirs-DP et les désirs dépendants de conceptions ou désirs-DC586. Or, comme le souligne la formalisation, on a bien affaire à un vocabulaire technique. Ce vocabulaire est également un vocabulaire conceptuel. Il joue un rôle et possède un sens précis au sein de la doctrine de Rawls. Ces termes ne se comprennent que de l'intérieur de la conception rawlsienne et, plus précisément, de la psychologie morale qu'il adopte, qui est bien différente de celle de Hobbes. C'est donc bien à partir de concepts qui sont les siens que Rawls aborde Hobbes. Il projette son univers conceptuel sur l'auteur qu'il examine. Dans la même perspective, certaines interprétations produites par Rawls ne semblent finalement pas si éloignées de la pratique de la projection telle qu'elle est définie par Barthes et selon laquelle il est licite de lire l'auteur à partir de catégories qui ne sont pas celles de l'auteur et dont, sans doute, l'auteur ne pouvait prévoir l'émergence. Rawls produit en effet son interprétation à partir de concepts qui non seulement sont les siens mais dont il souligne en outre qu'ils constituent un impensé dans la doctrine de l'auteur. On rencontre dans les leçons sur Hobbes l'un des exemples d'une telle façon de procéder. Rawls y introduit la distinction entre le rationnel et le raisonnable, distinction qui jouera un rôle essentiel dans l'interprétation de Hobbes qu'il proposera. Rawls soutient en effet que si, chez Hobbes, la loi naturelle relève apparemment du raisonnable, le raisonnement pratique tel que Hobbes le conçoit relève en réalité exclusivement du rationnel. Rawls écrit ainsi : “in Hobbes, the only principle-dependent desires are those defined by the principles of rational choice as opposed to the principles of reasonable conduct”587. Rawls s'appuie sur ce point pour affirmer qu'il n'y a, chez Hobbes, aucune place pour une obligation morale correctement comprise : “for this reason I don't believe (one can question this certainly) that there is any room in Hobbes for a notion of moral right and obligation, as this notion is normally understood”588. Ce que produit Rawls ici, c'est bien une interprétation. Il souligne lui-même d'ailleurs que certains pourront remettre en question et discuter cette interprétation. Or, 586J. Rawls, (1993 / 1995), p. 115-120. 587J. Rawls, (2008), p. 54. 588J. Rawls, (2008), p. 66. 347 cette interprétation est fondée, comme la précédente, sur une distinction qui appartient au vocabulaire conceptuel de Rawls. On pourrait objecter qu'ici, Rawls ne procède pas à une projection conceptuelle mais qu'il s'appuie simplement sur une distinction présente dans le vocabulaire courant. En réalité, comme le souligne Rawls lui-même, la distinction entre rationnel et raisonnable n'est pas si évidente. Dans la langue courante, les termes sont souvent employés comme des synonymes. De plus – et c'est là l'argument décisif – dans ces leçons sur Hobbes, Rawls emploie ces termes conformément à l'usage conceptuel qu'il en fait dans son œuvre théorique. Rawls les emploie en leur accordant un sens extrêmement précis qui correspond exactement au sens qu'il donne à ces concepts dans Libéralisme politique. Dans les LHPP, on peut lire : Today I will discuss Hobbes's account of practical reasoning as it arises within what I call his secular moral system, or within his political doctrine. He views practical reason as a kind of rationality and has a view, which I will attribute to Locke, of practical reason as involving a kind of reasonableness. That is, it is my view that we can distinguish between two forms of practical reasoning. We can think of practical reason as rational, or as reasonable. For the moment, “rational” and “reasonable” are simply words, labels, and we do not know what the difference between them might be. In ordinary English both mean being consistent with or based on reason, in some way. But, in everyday speech we do seem to have a sense of the difference between them. We don't usually use these terms synonymously. One might say of somebody, “He was driving a very hard bargain and being extremely unreasonable, but I had to concede that from his point of view he was being perfectly rational”. In that, we recognize the distinction, to some extend. We tend to use “reasonable” to mean being fair-minded, judicious, and able to see other points of view, and so forth; while “rational” has more a sense of being logical, or acting for one's own good, or one's interests. In my own work, and in this discussion, the reasonable involves fair terms of cooperation; while the rational involves furthering the good or advantage of oneself, or of each person cooperating589. Et dans Libéralisme politique : Qu'est-ce qui distingue le raisonnable du rationnel ? Dans le langage quotidien, nous sommes conscients d'une différence que des exemples courants mettent aisément en évidence. Nous disons, par exemple, que « leur proposition était parfaitement rationnelle étant donné leur position de force, mais elle n'en était pas moins extrêmement déraisonnable, scandaleuse même »590. Il ajoute en note : La distinction entre le raisonnable et le rationnel remonte, je crois, à Kant ; elle est exprimée dans sa distinction entre les impératifs catégoriques et hypothétiques dans les Fondements de la métaphysique des mœurs et dans ses autres écrits. Le premier représente la raison pratique pure, le second la raison pratique empirique. Dans le cadre d'une conception politique de la justice, je donne au raisonnable un sens plus restreint et je l'associe, en premier lieu, à la disposition à reconnaître les difficultés du jugement 589J. Rawls, (2008), p. 54. 590J. Rawls, (1993 / 1995), p. 76. 348 et à en accepter les conséquences591. Et, aux pages suivantes : Les personnes sont raisonnables en un sens fondamental quand, dans un contexte d'égalité, elles sont prêtes à proposer des principes et des critères qui représentent des termes équitables de coopération et à leur obéir de plein gré, si elles ont l'assurance que les autres feront de même. Elles jugent qu'il est raisonnable que chacun accepte ces normes et elles les considèrent donc comme également acceptables pour elles ; et elles sont prêtes à discuter les termes équitables que les autres proposent. Le raisonnable est un élément de l'idée de société conçue comme un système de coopération et le fait qu'il soit raisonnable pour tous d'accepter ses termes équitables fait partie de son idée de réciprocité. [...] Mais le rationnel est une idée distincte du raisonnable et il s'applique à un seul agent unifié (une personne physique ou une personne morale) qui possède les facultés de jugement et de délibération nécessaires à la recherche des fins et des intérêts qui lui sont particuliers. Le rationnel s'applique à la manière dont ces fins et ces intérêts sont adoptés et défendus ainsi qu'à la manière dont ils reçoivent une priorité. Il s'applique également au choix des moyens et, dans ce cas, il est guidé par les principes sui vants qui sont bien connus : adopter les moyens les plus efficaces pour une fin ou choisir la solution de rechange la plus probable, toutes choses égales par ailleurs592. La ressemblance entre ce texte des LHPP et ces extraits de Libéralisme politique est frappante. On constate d'abord que Rawls s'appuie dans l'un comme dans l'autre sur le même exemple pour introduire la distinction entre le rationnel et le raisonnable : l'exemple de la position de force qu'on occupe dans une négociation. De plus, il faut remarquer que, dans les deux textes, c'est le même sens que Rawls accorde aux termes rationnel et raisonnable et qu'en outre, il s'agit d'un sens technique et conceptuel. Ils appartiennent à l'univers conceptuel propre à la pensée de Rawls. En effet, si dans les LHPP Rawls attribue la distinction entre rationnel et raisonnable à Locke alors que dans Libéralisme Politique il l'attribue à Kant, à examiner la façon dont il définit ces termes, on constate qu'il leur accorde un sens qui n'est sans doute ni celui de Locke ni celui de Kant mais qui est plutôt un sens proprement rawlsien. Dans les LHPP aussi bien que dans Libéralisme politique, « raisonnable » signifie, pour Rawls, « équitable ». Une distribution raisonnable est une distribution équitable et mutuellement acceptable par des personnes qui se considèrent comme libres et égales. Une personne raisonnable est une personne qui ne revendique pas plus que sa part et qui considère que les avantages issus de la coopération sociale doivent être réciproques. On constate que le terme « raisonnable », pour être compris, doit être rapporté à la définition rawlsienne de la société, définition selon laquelle la société est 591J. Rawls, (1993 / 1995), p. 76, note 1. 592J. Rawls, (1993 / 1995), p. 77-78. 349 conçue comme un système équitable de coopération. Le rationnel, par distinction, désigne d'abord une capacité à calculer. Il s'agit ici d'un sens plus traditionnel : celui de la rationalité instrumentale. Un être rationnel est un être capable de définir le meilleur moyen de réaliser une fin. Un être simplement rationnel est un être qui ne se préoccupe que de ses propres fins, indépendamment de la question de savoir si elles sont justes ou si les moyens de les réaliser sont moraux. On constate que Rawls accorde néanmoins un sens plus spécifique au terme rationnel puisque, comme la citation de Libéralisme politique l'indique bien, le rationnel porte également sur le choix et sur la hiérarchisation des fins, et non pas simplement sur le choix des moyens. Ainsi par exemple, c'est à l'occasion d'un calcul rationnel qu'on abandonnera une fin dont on juge qu'elle est impossible ou trop difficile à atteindre. L'essentiel ici est de bien noter qu'en introduisant dans les leçons sur Hobbes la distinction entre rationnel et raisonnable, c'est une grande partie de son univers conceptuel que Rawls importe. Ces termes sont en effet employés dans ces leçons conformément au sens technique et conceptuel que Rawls leur accorde. Or, ce sens s'inscrit dans la conception rawlsienne de la société et de la personne. Avec la distinction entre le rationnel et le raisonnable, c'est donc aussi ces deux conceptions dont j'ai précédemment montré qu'elles constituent la base de sa doctrine que Rawls importe. C'est finalement à travers le prisme de son propre univers conceptuel que Rawls analyse la doctrine de Hobbes. Il semble qu'on ait ici affaire à une projection conceptuelle massive. De plus, à examiner les choses de près, on constate qu'il n'y a pas, dans le Léviathan, de distinction entre le rationnel et le raisonnable. Rawls analyse donc la doctrine de Hobbes à partir de catégories qui n'existent pas chez l'auteur. En effet, une recherche des différentes occurrences des termes rational, reasonable, ou reason dans le Léviathan révèle d'une part que Hobbes ne distingue pas le rationnel et le raisonnable comme le fait Rawls et d'autre part qu'il adopte une conception exclusivement calculatoire de la raison. Ainsi par exemple, dans le chapitre 13, Hobbes écrit : “from this diffidence of one another, there is no way for any man to secure himself so reasonable as anticipation”593. Ce dont il est question ici, c'est de la situation de l'homme dans l'état de nature. Puisqu'il n'est protégé par aucune autorité politique, il sera conduit à se méfier de l'autre, au point de l'agresser par anticipation. Or, pour qualifier l'attaque 593M. Oakeshott (ed.), 1946, p. 81 350 préventive, Hobbes utilise le terme reasonable. S'il utilisait les concepts de rationnel et de raisonnable au sens de Rawls, il commettrait ici une erreur lexicale. Clairement, dans le vocabulaire de Rawls, l'attaque préventive pourrait bien être qualifiée de rationnelle – il est tout à fait possible que les conditions soient telles qu'il soit à notre avantage d'attaquer l'autre – mais jamais elle ne pourrait être dite raisonnable. Attaquer l'autre par anticipation, c'est n'avoir aucune considération de ce qui est équitable. S'il utilisait le même vocabulaire que Rawls, Hobbes devrait donc employer « rational » et non « reasonable ». S'il utilise « rational », c'est qu'il ne distingue pas le rationnel et le raisonnable comme le fait Rawls. D'ailleurs, dans le Léviathan, c'est presque toujours reasonable que Hobbes utilise. Le terme rational n'apparaît que treize fois dans le Léviathan, le plus souvent lorsqu'il est fait référence à la conception aristotélicienne selon laquelle le propre de l'homme est de posséder la raison. De plus, Hobbes adopte un modèle calculatoire de la raison. Il écrit par exemple dans l'important chapitre 5 qui est justement consacré à la raison : “when a man reasoneth, he does nothing else but a sum total, from additions of parcels”594. La raison est décrite comme une activité calculatoire. C'est le modèle du calcul, et seulement ce modèle, qui est mobilisé. Selon Hobbes, la raison est d'abord une capacité à faire des additions qui nous permet, par extension, de procéder à des opérations de calcul plus complexes. Le modèle sur lequel Hobbes s'appuie pour penser la raison est d'abord un modèle arithmétique, qu'il étend ensuite, imaginant qu'il est possible d'additionner d'autres objets que des nombres, à la géométrie ou la logique, qui est conçue comme l'addition de propositions, ou encore à l'activité des écrivains politiques qui additionnent les contrats pour déterminer les devoirs des hommes. Or, ce modèle calculatoire, s'il peut correspondre à la façon dont Rawls conçoit le rationnel, est tout à fait étranger à ce que Rawls entend par raisonnable. Le calcul ne laisse aucune place pour les considérations morales inhérentes à la notion d'équité. Ainsi, chez Hobbes, il n'y a ni distinction terminologique entre le rationnel et le raisonnable, ni distinction conceptuelle. Le modèle calculatoire de Hobbes ne laisse aucune place au raisonnable tel qu'il est défini par Rawls. Le signaler, ce n'est d'ailleurs pas accuser Rawls de voir, chez Hobbes, une distinction là où il n'y en a pas. En effet, lorsque Rawls introduit la distinction entre le rationnel et le raisonnable dans ses leçons sur Hobbes, c'est justement pour démontrer 594M. Oakeshott (ed.), 1946, p. 25. 351 que, chez Hobbes, il n'y a pas de place pour une véritable conception du raisonnable. L'interprétation de Hobbes que Rawls soutient consiste en effet à affirmer que si, chez Hobbes, la loi naturelle s'exprime en apparence dans les termes de l'équité, cette apparence est trompeuse. Rawls cherche ainsi à démontrer que chez Hobbes, le raisonnable n'est rien d'autre qu'un calcul rationnel particulier : le calcul de ce qui est collectivement rationnel. Rawls écrit ainsi : Many of the Laws of Nature Hobbes lists fall under what intuitively we consider the Reasonable. The Laws of Nature formulate precepts of fair cooperation, or dispose us to virtues and habits of mind and character favorable to such cooperation 595. Et plus loin : The Laws of Nature, when generally complied with by everyone and when this general compliance is publicly known to each, are collectively rational596. Sur cette base, Rawls conclut, comme je l'ai évoqué précédemment, qu'il n'y a pas, chez Hobbes, de véritable conception du devoir moral conçu comme devoir indépendant de notre intérêt particulier. Cette affirmation est le cœur et l'aboutissement de l'interprétation de Hobbes que Rawls soutient. Ce qui fait problème, ce n'est pas tellement le contenu de cette interprétation, mais la façon dont elle est produite. La pratique rawlsienne semble en effet contredire les deux principes herméneutiques qu'il reconnaissait en théorie. L'emploi de la distinction entre le rationnel et le raisonnable semble en effet montrer que Rawls lit Hobbes à partir de sa propre grille conceptuelle : la distinction elle-même mais aussi l'univers conceptuel auquel elle renvoie et notamment la conception de la société et de la personne qu'elle soutient pointent vers la propre doctrine de Rawls. Ce qu'il fait ne semble pas du tout éloigné de ce que Barthes définissait comme projection licite. Or, en théorie, Rawls dénonçait cette façon de faire, soulignant qu'elle aboutissait nécessairement à une mauvaise compréhension de la doctrine examinée. La pratique rawlsienne semble ici s'opposer au principe selon lequel pour comprendre un auteur, il faut l'examiner à partir du point de vue qui est le sien et non à partir de notre propre point de vue. Rawls semble également ici violer son contextualisme linguistique : il pense l'auteur à partir d'un vocabulaire conceptuel qui est le sien et non celui de l'auteur. De plus, le cœur de l'interprétation de Hobbes que Rawls soutient se situe dans la 595J. Rawls, (2008), p. 54-55. 596J. Rawls, (2008), p. 64. 352 démonstration d'une absence. La pratique rawlsienne semble ici entrer en contradiction avec le principe de charité qu'il reconnaît en théorie. En effet, affirmer qu'il n'y a pas, chez Hobbes, de véritable conception du raisonnable et ce faisant de véritable conception du devoir moral, c'est pointer une absence qui n'est rien d'autre qu'une insuffisance. L'interprétation soutenue par Rawls semble adopter une perspective critique : Rawls souligne que Hobbes commet une erreur lorsqu'il adopte une psychologie morale exclusivement fondée sur le calcul rationnel. Il ignore que le raisonnable joue également un rôle dans la façon dont nous nous décidons à agir. Ce faisant, Rawls souligne l'insuffisance de la doctrine de Hobbes. Il adopte une position résolument critique qui semble bien éloignée du principe selon lequel il faut postuler la pertinence de la doctrine et l'intelligence de l'auteur plutôt que sa stupidité. Dans la pratique, Rawls ne respecte donc apparemment ni son engagement contextualiste ni le principe de charité. La pratique semble contredire la théorie. (1.3) Une pratique de la projection de problématique Il me semble enfin possible de montrer que les effets néfastes de cette projection sur la compréhension de la doctrine de l'auteur examiné sont aggravés par un deuxième type de projection : la projection de problématique. L'idée est la suivante : il semble que dans les Lectures, Rawls aborde les auteurs en ayant à l'esprit un problème bien précis. Or, le rôle de ce problème initial est déterminant. Conformément à ce qu'il annonce, Rawls adopte une focalisation restreinte (narrow focus). Faisant fi de l'exigence d'exhaustivité, il ne s'intéresse qu'à quelques éléments de la doctrine des auteurs qu'il examine. Or, le critère qui détermine la sélection, c'est le problème initialement posé. La lecture de Rawls semble ainsi entièrement orientée et informée par ce problème de départ. Si, comme je le pense, il est possible de démontrer que ce problème initial est bien plus souvent un problème relatif à la doctrine de l'auteur que le problème de l'auteur, s'il s'agit d'un problème que Rawls soulève alors que l'auteur ne le formulait pas et ne le concevait même pas lui-même comme une difficulté, on devra conclure que Rawls procède à ce que j'ai appelé une projection de problématique. Or, il faut être attentif aux effets néfastes que cette façon de procéder peut avoir sur la compréhension de la doctrine. En effet, si Rawls part d'un problème qui se pose pour lui mais que l'auteur lui-même ne posait pas, s'il projette son problème sur le texte, et si c'est ce problème de départ qui oriente l'intégralité de sa lecture et notamment, les éléments de 353 la doctrine auxquels il s'intéresse, on peut craindre que sa lecture soit ainsi mal orientée et qu'il soit condamné à mal comprendre. Sa lecture n'est pas seulement lacunaire. Elle subit une inflexion déformante qui rend impossible la compréhension exacte. Si c'est bien ce que fait Rawls, l'hypothèse d'une contradiction entre théorie et pratique trouvera une nouvelle confirmation. En pratiquant la projection de problématique, Rawls viole clairement le précepte méthodologique selon lequel pour comprendre un auteur, il faut l'aborder à partir du problème qui était le sien. En termes de projection de problématique, les leçons sur Locke semblent constituer un exemple paradigmatique. Les trois leçons sur Locke semblent entièrement tournées vers l'examen d'un problème, introduit par Rawls dès le début de la première leçon sur Locke : In taking up Locke, I shall consider but one main difficulty which arises from the fact that, as described in the Second Treatise, Locke's social contract doctrine may justify or allow for inequalities in basic political rights and liberties. For example, the right to vote is restricted by a property qualification. The constitution he envisages is that of a class state: that is, political rule is exercised only by those who own certain amount of property (the equivalent of 40s. Freehold, which in Locke's day was roughly 4.5 acres of farmable land). How a class state is permissible in his doctrine we shall examine in the third lecture on Locke597. Le problème posé par Rawls est le suivant : Locke semble admettre au rang d'État légitime un régime dans lequel le droit de vote est accordé sur des critères de propriété, c'est-à-dire, un système censitaire. La première remarque que l'on peut faire est la suivante : conformément d'ailleurs à la façon dont Rawls présente les choses, ce problème est un problème relatif à la doctrine de Locke et non le problème de Locke. C'est pour Rawls, et non pour Locke que l'acceptation d'un système censitaire est conçue comme un problème. Preuve en est que dans l'œuvre de Locke, cette question occupe une place relativement marginale. La discussion entre suffrage universel et suffrage censitaire n'est pas thématisée, si bien que certains interprètes ont remis en question la préférence de Locke pour un système censitaire. Locke ne s'attarde pas sur cette question et c'est sans doute parce qu'elle ne constitue pas pour lui un problème. C'est donc bien plutôt pour Rawls, et pour ceux qui comme lui, sont habités par davantage d'exigences en matière d'égalité, qu'il y a là une difficulté. C'est donc Rawls qui formule et même construit ce problème en confrontant la conception lockéenne de la personne – démontrant qu'il affirme que les personnes sont libres et égales, rationnelles 597J. Rawls, (2008), p. 104-105. 354 et raisonnables – et l'acceptation d'un État dans lequel les droits civiques et politiques sont inégalement distribués. Il s'agit bien d'un problème relatif à la doctrine de Locke et non du problème de Locke lui-même. En outre, si Rawls souligne que ce problème ne sera réellement pris en charge que dans la troisième leçon, c'est bien ce problème initial qui oriente l'ensemble de son parcours sur Locke. En effet, on peut démontrer que la finalité des deux premières leçons, c'est simplement de rendre intelligible le problème évoqué ici par anticipation. Les deux premières leçons constituent ainsi simplement une présentation des éléments de la doctrine de Locke qui seront ensuite mis en tension de façon à montrer que la doctrine de Locke pose bien ce problème. C'est donc bien ce problème qui constitue le critère de la sélection opérée par Rawls. Il détermine les éléments de doctrine auxquels Rawls s'intéresse et ceux que Rawls laisse de côté. Ce problème par exemple conduit Rawls à faire l'impasse, dans son exposé sur Locke, sur la conception lockéenne de la tolérance. On pourra s'étonner de cette absence, et également la regretter, d'autant que Rawls s'était engagé à insister sur la contribution de chaque auteur à la formation du libéralisme et qu'on peut estimer que le traitement lockéen de la question de la tolérance constitue un élément important de cette tradition. Rawls s'autorise à ignorer cette question parce que, ce qui l'intéresse, c'est l'acceptation par Locke d'un système censitaire, acceptation qu'il juge problématique. Ainsi, c'est bien le problème posé par Rawls au départ, qui fonctionne comme un critère de sélection. Ce problème oriente tout l'exposé de Rawls. On peut craindre que cette projection de problématique ait un certain nombre d'effets néfastes sur la compréhension rawlsienne de la doctrine de Locke. Ainsi, d'abord, parce que Rawls place l'accent là où il ne se situe pas dans la doctrine de Locke, sa compréhension de la doctrine est lacunaire. Rawls semble ce faisant s'interdire de comprendre certains éléments de doctrine qui ont pourtant leur importance, comme c'est notamment le cas de la conception lockéenne de la tolérance. De plus, cette compréhension est décalée. Elle part d'une question qui n'est pas celle de l'auteur et on peut craindre que ce point de départ ait un certain nombre d'effets déformants. Enfin, la pratique rawlsienne semble clairement contredire ses engagements herméneutiques théoriques : contrairement à ce à quoi il s'était engagé, il part d'un problème qui n'est pas le problème de l'auteur. 355 Dès lors, si, comme je pense pouvoir le démontrer par la suite, les leçons sur Locke sont paradigmatiques, si la façon dont Rawls procède ici est la règle plutôt que l'exception, s'il pratique systématiquement la projection de problématique, la pratique rawlsienne contredit bien sa théorie. (1.4) Des indices d'application Néanmoins, un certain nombre d'indices semblent également aller dans le sens inverse et démontrer que Rawls s'emploie au contraire à respecter les principes qu'il a reconnus en théorie. Quelques exemples de ce qui ressemble à une volonté d'application des principes herméneutiques peuvent être avancés. Je puiserai ces quelques exemples dans les leçons sur Locke, dont j'ai mentionné ci-dessus qu'elles pouvaient être tenues pour exemplaires. Il est nécessaire, pour saisir ce que fait Rawls dans ces leçons, de se faire une idée assez précise de la façon dont on peut décrire le fonctionnement des leçons sur Locke. Je m'intéresserai ici en particulier au §1. de la première leçon que Rawls a choisi d'intituler “Introductory Remarks”. On peut y repérer trois moments différents. Tout le début de la première leçon sur Locke est un intermède herméneutique : dans ce passage que j'ai déjà mentionné à plusieurs reprises, Rawls donne quelques indications importantes concernant sa conception de la compréhension598. Dans un deuxième temps, Rawls introduit, en un bref paragraphe et par anticipation, ce que j'ai appelé son problème relatif à la doctrine de Locke599. Mais tout de suite après, il s'emploie méthodiquement à reconstruire le problème de Locke, en s'appuyant sur une analyse précise du contexte historique, politique et religieux qui était celui de l'auteur. Ce troisième moment, qui s'étend jusqu'à la fin du §1. 600, se présente comme un effort d'application des principes herméneutiques, et en particulier du premier principe. L'analyse de ce passage semble indiquer que, loin de pratiquer la projection, Rawls s'efforce de retrouver le point de vue de l'auteur. Pour s'en rendre compte, il me semble utile de reproduire et d'analyser un extrait relativement long : But before we can raise this question we must understand his doctrine in its best light. Remember here J. S. Mill's aphorism: “A doctrine is not judged at all until it is judged in its best light”. 598J. Rawls, (2008), p. 103-104. 599J. Rawls, (2008), p. 104-105. 600J. Rawls, (2008), p. 105-109. 356 To this end, we must ask what problem Locke, and each of the other writers, is especially concerned with and why. Hobbes, for example, is concerned with the problem of civil war between contentious religious sects, made worse by conflict between political and class interests. In his contract doctrine Hobbes argues that everyone has sufficient rational grounds, rooted in their most basic interests, for creating, by agreement among themselves, a state, or Leviathan, with an effective sovereign with absolute power, and for supporting such a sovereign whenever one exists. [...] Locke's problem is altogether different and so, as we might expect, are his assumptions: Locke's aim is to provide a justification for resistance to the Crown within the context of a mixed constitution. This is a constitution in which the Crown has a share legislative authority, and therefore, the legislature (that is, Parliament) cannot alone exercise full sovereignty. Locke is preoccupied with this problem because he is involved in the Exclusion Crisis of 1679-81, so named because the first Whigs, led by the Earl of Shaftesbury, tried to exclude Charles II's younger brother James, then Duke of York, from succeeding to the throne. James was a Catholic, and the Whigs feared that he was bend on establishing in England a royal absolutism and restoring Catholic faith, using force and with French help. The Whigs were defeated in this crisis in part because they were divided as to whom to name King in James's place (the Duke of Monmouth, Charles's illegitimate son, or William of Orange), and in part because Charles was able to rule without Parliament with the aid of large secret subsidies paid him by Louis XIV of France Locke, who was trained as a physician, first met the Earl of Shaftesbury when he was walled to the Earl's bedside in that capacity. They became very close, and for a number of years beginning in 1666, Locke was a member of his household. [...] The Two Treatises were written during the Exclusion Crisis of 1679-81 (and not later in 1689 as was once believed) as a political tract defending the Whig cause against Charles II. This date explain their tone and preoccupations601. Ce long extrait est extrêmement riche et instructif. Un faisceau d'éléments souligne que Rawls s'ingénie ici à appliquer ses principes herméneutiques. Au début de l'extrait, Rawls rappelle son second principe, le principe de charité et annonce qu'il compte bien appliquer ce principe dans sa lecture de Locke, même si le problème qu'il vient d'avancer peut laisser penser le contraire. La suite de l'extrait révèle un effort d'application du premier principe. Rawls procède, de façon méthodique, à la reconstruction du problème de Locke. Pour ce faire, il s'appuie sur une comparaison avec Hobbes dont le rôle est de faire ressortir, par contraste, la particularité du problème de Locke et de le rendre intelligible. Le texte indique que Rawls identifie le problème de Locke (Locke's problem) au but qu'il poursuit dans son œuvre (Locke's aim), ou, pour le dire autrement, à l'intention de l'auteur. Rawls affirme alors que l'intention de Locke, c'est de fournir une justification à la résistance à un pouvoir absolu. 601J. Rawls, (2008), p. 105-106. À la fin du dernier paragraphe, la note 4 renvoie aux travaux de Peter Laslett. 357 Rawls s'efforce également de reconstruire le contexte de Locke afin de rendre intelligible cette intention. La précision de la reconstruction du contexte mérite d'être soulignée. De façon assez resserrée, Rawls rappelle le contexte dans ses dimensions historiques, politiques mais aussi religieuses. Il indique l'imbrication de ces dimensions, rappelant que, dans l'esprit des Whigs, le catholicisme de Jacques signifiait une menace d'absolutisme. De plus, Rawls ajoute à ces premiers éléments de contexte des éléments qui concernent Locke lui-même. Il introduit des éléments qui relèvent de la biographie de Locke, notamment son amitié avec le Comte de Shaftesbury et son soutien du parti Whig. Il introduit en outre des éléments historico-bibliographiques en s'appuyant sur les découvertes de Laslett concernant la période de rédaction des Traités. La façon de faire de Rawls démontre que, dans ce passage, il s'efforce d'appliquer son premier principe, aussi bien dans ses dimensions herméneutiques que méthodologiques. On peut ainsi observer dans le texte même de Rawls une imbrication de ces deux éléments. À ce titre, la composition du troisième paragraphe est particulièrement intéressante. On voit ainsi clairement cohabiter dans ce même paragraphe l'effort de reconstruction du problème de Locke et la reconstruction du contexte. Si le début du paragraphe porte en effet sur le problème et sur l'intention de Locke, la suite du paragraphe ainsi que les paragraphes qui suivent font référence, de façon précise et détaillée, au contexte historique, politique et religieux. Cet extrait démontre ainsi que Rawls cherche à appliquer le principe herméneutique selon lequel pour comprendre un auteur, il faut remonter au problème qui était le sien et qu'il s'emploie également à appliquer son contextualisme instrumental et méthodologique selon lequel pour saisir le problème d'un auteur, il faut revenir au contexte précis dans lequel un tel problème émerge. Il reconstruit le contexte de l'auteur pour rendre intelligible le problème qui était le sien. Ce passage indique donc que Rawls cherche à assumer dans la pratique son premier principe, aussi bien dans sa dimension herméneutique que dans sa dimension méthodologique. Finalement, c'est bien ici semble-t-il à un effort d'application des principes qu'on a affaire. Rawls s'efforce de reconstruire le problème de Locke en s'appuyant sur une analyse précise et documentée du contexte, entendu dans ses différentes dimensions. Rawls s'efforce ainsi d'aborder l'auteur à partir de son propre point de vue, mettant ainsi en pratique sa condamnation théorique de la projection. Ces éléments semblent donc démentir l'hypothèse d'une contradiction entre la théorie et la pratique. 358 Dès lors, quelles conclusions tirer ? Y a-t-il ou non, chez Rawls, contradiction entre la théorie et la pratique ? Fait-il ce qu'il dit ou fait-il le contraire de ce qu'il dit ? Les enjeux de cette question sont importants. En effet, si l'hypothèse d'une contradiction entre théorie et pratique peut être démontrée, il faudra renoncer à tirer quoi que ce soit des Lectures en termes de justification. La circularité évoquée à la fin de mon sixième chapitre ruinera tout effet de justification. La thèse que je chercherai à soutenir est la suivante : sur la base du texte, il me semble possible de réfuter l'accusation de projection et avec elle l'hypothèse d'une contradiction entre théorie et pratique. Je chercherai alors à soutenir que Rawls applique bien les principes herméneutiques dont il a, en théorie, reconnu la pertinence. Il me faudra néanmoins indiquer que cette application, et plus précisément l'application du second principe, ne peut qu'être une application indirecte et problématisante. C'est cette application problématisante qui produit le sentiment trompeur de projection. Je pense également pouvoir établir que si, lorsqu'il aborde les différents auteurs, Rawls est bien, dès le départ, guidé par une question dont il faut reconnaître qu'elle est sa question et non la question de l'auteur, la formulation de cette question ne l'empêche pas d'appliquer ses principes. (2) Ce que fait Rawls : une application nécessairement problématisante des principes Je chercherai à démontrer que si Rawls procède à une application simple de son premier principe, l'application du second principe est nécessairement indirecte et problématisante. (2.1) Une application simple et systématique du premier principe Le premier principe de Rawls possède une dimension herméneutique et une dimension méthodologique. Rawls affirme ainsi que pour comprendre un auteur, il faut reconstruire le problème qui était le sien et que la reconstruction de ce problème n'est 359 possible qu'à l'issue d'une remise en contexte. La pratique qui est celle de Rawls dans les Lectures constitue à mon avis une application simple et systématique de ce premier principe. Rawls fait simplement ce qu'il avait dit qu'il ferait et il le fait pour chaque auteur abordé. Il procède, à chaque fois, à une reconstruction effective du problème de chaque auteur, à la lumière du contexte particulier qui était le sien. Il est en outre particulièrement important de noter que cette application simple du premier principe herméneutique de Rawls n'est pas mise en échec par la présence, dès le début de l'exposé, d'une question qui est pourtant bien la question de l'interprète et non la question de l'auteur. La présence de la question de l'interprète n'empêche pas la reconstruction scrupuleuse du problème de l'auteur. (2.1.1) La reconstruction systématique du problème de l'auteur À chaque fois que Rawls aborde un auteur, il commence par reconstruire son problème. Ainsi, alors que Rawls consacre toujours plusieurs leçons à chaque auteur, il accorde systématiquement une place importante, dès la première de ces leçons, à la reconstruction du problème de l'auteur. Ainsi par exemple, on peut estimer que l'une des finalités essentielles de la première leçon sur Hobbes, c'est de reconstruire le problème de Hobbes. La reconstruction de ce problème constitue l'aboutissement de la première leçon sur Hobbes. Elle est également le préalable qui permet ensuite à Rawls de s'engager dans un exposé de doctrine plus substantiel. Pour le démontrer, il convient de décrire brièvement le fonctionnement de cette première leçon. Dans le §1., Rawls justifie le fait de commencer un cours de philosophie politique par l'étude de Hobbes, arguant du fait qu'il peut être considéré, en philosophie politique, comme le fondateur de la modernité. Il rappelle ensuite les deux réceptions contemporaines de Hobbes, celle de l'orthodoxie chrétienne et celle des théoriciens des sentiments moraux utilitaristes. Le §2. constitue une justification du parti pris sélectif que Rawls choisit d'adopter dans sa lecture de Hobbes. Rawls choisit en effet de mettre de côté les dimensions théologiques et matérialistes de la doctrine. Ceci étant établi, Rawls, dans le §3., interroge le statut que Hobbes accorde au concept de contrat social et dégage ainsi le problème de Hobbes. Dans ce paragraphe, on sera frappé par le caractère récurrent du vocabulaire du but et de l'intention. Rawls écrit par exemple : I do not think Hobbes is concerned with giving an historical account or explanation of 360 how civil society and its government came about. His social contract is best viewed, not as explaining the origin of the Leviathan and how it came to be, but rather as an attempt to give “philosophical knowledge” of the Leviathan so that we can better understand our political obligations and the reasons for supporting an effective Sovereign when such a Sovereign exists. [...] Hobbes's aim in the Leviathan would be to give us philosophical knowledge of civil society602. Ou encore : This depends, of course, on what Hobbes's aim were. I think he meant to present a convincing philosophical argument to the conclusion that a strong and effective Sovereign – with all the powers Hobbes thinks a Sovereign should have – is the only remedy for the great evil of civil war which all persons must want to avoid as contrary to their fundamental interests. Hobbes wants to convince us that the existence of such a Sovereign provides the only way to civil peace and concord603. Finalement, la totalité de ce §3., qui est aussi le dernier paragraphe de la première leçon, est tendue vers la définition de ce que Hobbes cherche à faire dans son œuvre. Autrement dit, le but de Rawls dans ce paragraphe et finalement dans cette première leçon, c'est de reconstruire le problème de Hobbes. C'est seulement une fois qu'il s'est acquitté de cette tâche qu'il se permet, dans les leçons suivantes, de procéder à l'exposé d'éléments qui composent le contenu de la doctrine. La leçon II est consacrée à la conception hobbesienne de l'état de nature et à sa conception de la nature humaine. La leçon III à sa conception du raisonnement pratique. Rawls semble donc s'efforcer d'appliquer ici le principe reconnu en théorie selon lequel la reconstruction du problème de l'auteur constitue le préalable indispensable à la compréhension de la doctrine. De plus, il me semble que la façon dont il procède dans ces leçons sur Hobbes n'est ni une exception ni l'effet du hasard. C'est plutôt un véritable mode opératoire c'est-à-dire un schéma que l'on retrouve dans le traitement de chaque auteur. De façon systématique, Rawls commence, dans la première leçon qu'il consacre à un auteur, par la reconstruction du problème de l'auteur, les leçons suivantes étant consacrées à l'exposé de certains éléments de doctrine. On retrouve ainsi clairement ce mode opératoire dans les leçons sur Locke et dans les leçons sur Rousseau. Dans les leçons sur Locke, c'est dès le §1. de la première leçon que Rawls s'emploie, comme je l'ai précédemment décrit, à reconstruire le problème de Locke. Le reste de la première leçon, les §2. à 6., est consacré à un long 602J. Rawls, (2008), p. 30-31. 603J. Rawls, (2008), p. 33-34. 361 exposé portant sur la conception lockéenne de la Loi de nature. La leçon II, à sa conception de la légitimité. Dans les leçons sur Rousseau, après de brèves remarques introductives élogieuses sur le style de Rousseau, Rawls écrit : We must now try to get a sense of the questions and problems that moves Rousseau in writing the Social Contract. Hobbes, we saw, was concerned with overcoming the problem of divisive civil war, while Locke's concern was with the justification of resistance to the Crown within a mixed constitution. Rousseau, by contrast, is a critic of culture and civilization: he seeks to diagnose what he sees as the deep-rooted evils of contemporary society and depicts the vices and miseries it arouses in its members. He hopes to explain why this evils and vices come about, and to describe the basic framework of a political and social world in which they would not be present 604. Dès le début des leçons sur Rousseau, il s'attache donc à reconstruire son problème. Comme c'était le cas dans la reconstruction du problème de Locke, il procède de façon comparative, s'efforçant de distinguer le problème de Rousseau de celui de Hobbes et de Locke. C'est sur cette base qu'il s'autorise ensuite à procéder à un exposé portant sur le contenu de la doctrine. À partir du §2. de la première leçon, Rawls expose des éléments de la doctrine de Rousseau qui se trouvent dans le Second Discours. Il consacre les leçons II et III à l'étude du Contrat social. On a donc bien affaire dans les leçons sur Hobbes, Locke et Rousseau à un schéma identique. Ce schéma souligne l'effort de Rawls pour appliquer, de façon simple et directe, son premier principe herméneutique. On pourrait objecter que parfois, ce schéma n'est pas respecté. En effet, parfois, et notamment lorsque Rawls aborde un auteur dont l'œuvre est moins systématique, le schéma est plus complexe. Cette complexité, plutôt que de réfuter la thèse de l'application simple, reflète la systématicité de la démarche de Rawls en termes de reconstruction du problème de l'auteur. À ce titre, les leçons sur Mill sont un bon exemple. La première leçon sur Mill commence bien par une reconstruction du problème de Mill. Rawls, après avoir introduit quelques éléments qui concernent la biographie de Mill, rappelle d'ailleurs son premier principe : Recall what we have said before: that in studying the works of the leading writers in the philosophical tradition, one guiding precept is to identify correctly the problems they were facing, and to understand how they viewed them and what question they were asking. Once we do this, their answers will most likely seem much deeper, even if not always entirely sound. Writers who, at first, strike us as archaic and without interest, may become illuminating and repay serious study605. 604J. Rawls, (2008), p. 192. 605J. Rawls, (2008), p. 251. 362 Il annonce ensuite sa volonté d'appliquer ce principe à l'étude de Mill : “thus, as with all political philosophers, we must ask what Mill took as his questions and what he was trying to accomplish through his writings”. Succède une définition négative de l'intention de Mill, qui souligne que l'ambition de Mill n'était ni une ambition universitaire ni une visée d'originalité ou de systématicité. Rawls définit ensuite positivement les intentions de Mill. Il affirme que Mill se concevait lui-même comme un éducateur et cherchait, dans ses textes, à implanter ses idées chez ceux qui possédaient une influence politique dans l'Angleterre de cette époque. Le destinataire de l'œuvre de Mill étant établi, Rawls en précise l'objet. Il écrit : “he hoped to formulate the fundamental principles for such a society so they would be intelligible to the enlightened opinion of those who had influence in political and social life” 606. Nous sommes ici à la seconde page des leçons sur Mill. Rawls y définit bien le problème de Mill : il affirme que Mill cherche à définir les principes capables de régir le fonctionnement de la société. Le problème général de Mill étant défini, le reste de la première leçon sur Mill propose une interprétation de L'Utilitarisme. La seconde leçon est consacrée à la conception de la justice défendue par Mill, en particulier dans le livre V de L'Utilitarisme. On pourrait s'étonner qu'au début de la troisième leçon, Rawls revienne à la reconstruction du problème de Mill. Mais c'est qu'ici, Rawls aborde un autre pan de l'œuvre de Mill : alors que les deux premières leçons étaient essentiellement consacrées à L'Utilitarisme, la leçon III porte sur De La Liberté. On peut constater que Rawls s'emploie scrupuleusement à définir le problème précis qui est celui de Mill dans cet ouvrage. Cette troisième leçon débute ainsi avec ces termes : I begin with stating the problem of On Liberty as Mill formulates it in Chapter I. This problem is not the philosophical problem of freedom of the will, but that of civil or social liberty. It is the problem concerning “the nature and limits of the power that can be legitimately excised by society over the individual.” This is an ancient problem but one which, Mill believes, in the state of society of the England of his day, assumes a different form under new conditions. It requires, therefore, a different and, in Mill's view, more fundamental treatment607. Le fait que Rawls revienne, dans cette troisième leçon, à la question du problème de l'auteur n'est ni une répétition ni un retour en arrière. Il ne constitue pas non plus une exception au schéma suivi par Rawls dans les leçons sur Hobbes, Locke ou Rousseau. Il 606J. Rawls, (2008), p. 252. 607J. Rawls, (2008), p. 284. 363 faut plutôt l'interpréter comme la preuve de la systématicité de l'effort d'application du premier principe. Lorsqu'il est difficile de définir l'unique intention d'un auteur, parce que l'œuvre elle-même n'est pas strictement systématique et unifiée, Rawls redouble la pratique de la reconstruction. Il définit, pour chaque pan de l'œuvre, le problème qui était celui de l'auteur. Enfin, c'est également à une reconstruction systématique du problème de l'auteur que Rawls procède dans les LHMP. Ainsi, dans la première des cinq leçons consacrées à Hume, Rawls commence, comme c'est souvent le cas, par introduire quelques éléments de la biographie de Hume608. Il mentionne ensuite les difficultés d'interprétation que pose l'œuvre de Hume et procède à un résumé rapide de ces différentes interprétations avant de mentionner la position à laquelle il se rallie. Rawls semble ensuite se lancer directement dans l'exposé de la doctrine de Hume, procédant d'abord à une distinction des différentes formes de scepticisme et, à partir du §2., à la classification des passions. Néanmoins, il revient très vite à la définition du problème de Hume. Il écrit : « ce qui intéresse Hume, ce n'est pas la philosophie naturelle – la mécanique et l'astronomie -, mais la philosophie morale, la science de la nature humaine (voir son Introduction au Traité) »609. Ce à quoi procède Rawls ici, c'est bien à une reconstruction du problème de Hume. Il définit l'intention fondamentale de Hume. Ainsi, même si la reconstruction du problème est moins thématisée que dans certaines leçons des LHPP, elle demeure présente. Il en va de même en ce qui concerne les leçons sur Kant qui constituent le cœur des LHMP. Le §1. de la première leçon sur Kant est consacré à des éléments biographiques ainsi qu'à un exposé du rapport de Kant à Hume. Dans le §2., Rawls distingue trois thèmes qui caractériseront son examen de la morale de Kant : la loi morale, le fait de la raison et la foi pratique. Entamant l'examen du premier thème, la première chose qu'il écrit est la suivante : Dans sa préface [FMM, Préf. [IV, 392]), Kant nous explique que l'unique objet de la Fondation est « la recherche et l'établissement du principe suprême de la moralité ». Il observe que cette enquête « définit à elle seule [...] une tâche complète qu'il y a matière à détacher de toute autre recherche morale ». Contrairement à Hume, il soutient que la recherche de ce principe ne fait pas partie d'une science plus générale de la nature humaine, mais commence analytiquement par l'élucidation des principes sous-jacents qui sont implicites dans les jugements du sens commun sur la valeur morale. 608J. Rawls, (2000a / 2008), p. 31. 609J. Rawls, (2000a / 2008), p. 35. 364 Le caractère entièrement distinct de cette enquête doit s'entendre également dans un autre sens, à savoir que la recherche et l'établissement du principe suprême de la moralité sont le préliminaire d'une critique de la raison pure pratique que Kant affirme espérer pouvoir rédiger ultérieurement610. Rawls procède bien ici à la définition de l'intention de Kant, celle qui préside à l'écriture des Fondements de la métaphysique des mœurs, et, plus généralement, son intention dans le champ de la morale. Il me semble donc possible de conclure que, de façon systématique et dès qu'il aborde un auteur, Rawls s'efforce de reconstruire le problème qui était celui de cet auteur. Ce faisant, il applique simplement son premier principe herméneutique selon lequel pour comprendre un auteur, il faut l'aborder à partir du problème qui était le sien. (2.1.2) Une reconstruction systématique du contexte De la même façon qu'il applique systématiquement le premier principe entendu dans sa dimension herméneutique, Rawls applique sa dimension méthodologique. Ce qu'il fait dans la pratique est ainsi conforme à l'idée selon laquelle pour comprendre un auteur, il faut retrouver le problème qui était le sien, et à la méthodologie contextualiste selon laquelle pour retrouver le problème d'un auteur, il faut reconstruire le contexte dans lequel ce problème a émergé. Dans la pratique, Rawls manifeste une attention scrupuleuse à la reconstruction du contexte des différents auteurs. Il assume ainsi son contextualisme méthodologique : l'étude du contexte est conçue comme un outil permettant de définir le problème de l'auteur. La pratique rawlsienne semble également faire droit à l'idée selon laquelle le contexte d'un auteur possède un certain nombre de caractéristiques singulières. La pratique rawlsienne démontre en outre que Rawls accorde à la notion de contexte une forme de complexité et une multiplicité de dimensions. Je commencerai par démontrer que Rawls accorde une attention scrupuleuse au contexte dans lequel l'auteur se situe et qu'il reconnaît toute sa complexité à la notion de contexte. Dès le début des leçons sur Hobbes, Rawls s'efforce d'éclairer le contexte d'écriture du Léviathan. Il le décrit comme une période de transition entre la guerre civile anglaise des années 1642-1648 et la restauration de la monarchie en 1660 611. Rawls ne s'en tient pas à une simple description événementielle. Il produit une analyse 610J. Rawls, (2000a / 2008), p. 148. 611J. Rawls, (2008), notamment p. 24. 365 de cette période, affirmant que la première guerre civile anglaise doit être comprise comme un conflit religieux attisé par des divergences d'intérêts de classe et des divergences d'intérêts politiques612. Il s'applique ainsi à décrire le contexte historique dans sa complexité et dans la multiplicité de ses dimensions – politique, sociale et religieuse. On retrouve cette même précision dans les leçons sur Locke. Comme je l'ai établi précédemment, dès le §1. de la première leçon, Rawls situe l'œuvre de Locke dans le contexte de la Crise de l'Exclusion et souligne l'entrecroisement des motifs politiques et religieux dans cette crise. Aux dimensions politiques, sociales et religieuses du contexte déjà présentes dans les leçons sur Hobbes, il ajoute un certain nombre d'éléments biographiques dont il juge qu'ils sont pertinents : Locke était en effet personnellement impliqué dans la politique de son époque. La rigueur de l'effort rawlsien de remise en contexte transparaît également dans sa mobilisation des travaux de Laslett qui lui permettent de dater, à l'année près, la période d'écriture du Second Traité. En outre, l'effort de contextualisation de Rawls ne se limite pas à accorder une attention au contexte entendu dans son sens le plus courant, c'est-à-dire comme contexte historique et politique. Rawls s'efforce de faire droit à des dimensions plus inusitées de la notion de contexte, et notamment au contexte philosophique et, plus largement, au contexte intellectuel. Dans les leçons sur Locke, Rawls situe les travaux de Locke par rapport à ceux de Robert Filmer. À propos de Filmer, il précise alors : Most of his work were published between 1647 and 1653, but they were republished in 1679-1680, at which time his most important manuscript, Patriarcha, was published for the first time. His writings were very influential between 1679 and 1681, when Locke was writing his Two Treatises of Government613. La précision à laquelle Rawls s'efforce ici est à nouveau frappante. Dans la même perspective, dans les leçons sur Hume, Rawls insiste sur l'importance de replacer Hume dans le contexte intellectuel qui était le sien. Il s'applique à replacer Hume dans le sillage de Newton : “Hume aims to explain our moral judgments and feelings as natural phenomena. He wants to be the “Newton of the Passions””614. Enfin, Rawls, conformément aux positions défendues par l'école de Cambridge 612J. Rawls, (2008), p. 105. 613J. Rawls, (2008), p. 106. 614J. Rawls, (2008), p. 184. 366 et en particulier par Quentin Skinner, fait droit à la dimension linguistique du contexte. Il procède à plusieurs reprises à des analyses qui portent sur le vocabulaire employé par tel ou tel auteur. Il démontre alors qu'il faut faire un effort de recontextualisation linguistique et s'efforcer de retrouver le sens dans lequel les auteurs comprenaient certains termes, sens qui peut diverger de leur sens contemporain. Dans les leçons sur Hobbes, il procède ainsi à une recontextualisation linguistique du terme “diffidence”, et montre que ce terme possédait pour Hobbes un sens différent de celui qu'il possède en anglais contemporain. Rawls procède au même type de reconstextualisation linguistique dans les leçons sur Hume, aussi bien dans les LHPP que dans les LHMP. Il s'emploie à expliquer le sens du sous-titre du Traité de la nature humaine, « un essai pour introduire la méthode de raisonnement expérimental dans les sujets moraux », mentionnant que, chez Hume, le terme moral n'a pas le même sens qu'aujourd'hui dans la mesure où il inclut la psychologie et que, de la même façon : “Experimental” has also changed in that it has become more specific. For Hume it meant methods of science – as appeal to experience and observation, and thought experiments and theory. Newton was the great exemplar, as becomes clear from the introduction to the Treatise. Hume aims to apply his method to moral subjects615. Ces différents éléments m'amènent à conclure qu'il faut reconnaître, dans la pratique rawlsienne, un effort de reconstruction du contexte, effort dont il faut souligner la précision et la systématicité. Il faut également reconnaître que Rawls prend au sérieux la notion de contexte. Il est attentif à ses différentes dimensions. Les éléments de contexte que Rawls retient comme des éléments pertinents sont aussi bien historiques, politiques, sociaux, religieux, biographiques que philosophiques, culturels ou linguistiques. La pratique rawlsienne révèle en outre que l'effort de reconstruction du contexte a bien, conformément aux principes reconnus en théorie, une fonction instrumentale. Ainsi, la façon dont Rawls écrit indique que la contextualisation est conçue comme un moyen et non comme une fin : elle est le moyen de retrouver le problème de l'auteur. En effet, comme je l'ai précédemment indiqué lors de l'analyse du long extrait de la première leçon sur Locke, dans les Lectures, cohabitent, au sein des mêmes paragraphes des éléments qui caractérisent le problème de l'auteur et des éléments qui caractérisent le contexte dans lequel l'auteur se situe. Rawls souligne également souvent 615J. Rawls, (2008), p. 164. Dans J. Rawls, (2000a / 2008), p. 60, la remarque de Rawls porte sur l'adjectif « artificiel », employé pour qualifier certaines vertus et notamment la justice. 367 le lien qui les relie, lien qui fonctionne toujours dans le même sens et qui souligne que le contexte éclaire le problème. Rawls écrit par exemple : “Hobbes is trying to urge us into accepting an existing effective Sovereign. We can understand this intention in light of the climate of the times and the English Civil War” 616. La structure même du passage indique que pour Rawls, la contextualisation sert l'intelligibilité du problème de l'auteur. On comprend le problème de l'auteur grâce à l'effort initial de contextualisation. Dans la même perspective, dans la leçon III sur Mill, lorsque Rawls cherche à retrouver l'intention qui préside à l'écriture de De La Liberté, il écrit : “Mill foresees that this problem will occur under the new conditions of the imminent democratic society in which the newly enfranchised laboring class – the most numerous class – will have the vote”617. C'est ici la façon dont Mill interprète le contexte social qui est le sien qui permet de comprendre le problème qu'il pose. Ces exemples indiquent que la reconstruction du contexte constitue, conformément à la théorie rawlsienne de la compréhension, la condition de possibilité de la compréhension du problème de l'auteur, et, partant, de la doctrine tout entière. Ainsi, c'est seulement parce qu'on comprend que Hume entend être le Newton de la morale qu'on est capable de saisir le sens de sa démarche et qu'on est correctement armé lorsqu'on aborde la doctrine. La démarche de Hume n'est intelligible que lorsqu'elle est replacée dans son contexte intellectuel et scientifique. On doit également par exemple retrouver quel sens Hobbes accordait au terme “diffidence”, dans le contexte linguistique qui était le sien, si l'on veut pouvoir saisir le sens de cette doctrine. Rawls applique ici simplement sa conception instrumentale du contextualisme. Un dernier élément vient confirmer la fidélité de Rawls à ses principes contextualistes : Rawls semble en effet soucieux de reconstruire le contexte de chaque auteur dans ce qu'il a de plus spécifique. Il applique ainsi l'idée selon laquelle le contexte constitue un ensemble de référence unique, dont les caractéristiques sont absolument originales. Sa pratique de l'analyse comparative en est un signe manifeste. Ainsi par exemple, lorsqu'il cherche à retrouver le problème de Locke, Rawls procède à une comparaison. C'est en comparant Locke et Hobbes qu'il parvient à donner à voir de façon précise le problème spécifique qui était celui de Locke618. La précision de l'analyse du contexte de chacun de ces auteurs lui permet ainsi de montrer que, même si 616J. Rawls, (2008), p. 34. 617J. Rawls, (2008), p. 285. 618J. Rawls, (2008), p. 105. 368 moins de trente ans séparent l'écriture du Léviathan et celle du Second Traité, leurs contextes sont tout à fait singuliers. Les deux contextes diffèrent l'un de l'autre. C'est d'ailleurs pour cette raison que le problème de chacun de ces auteurs est également différent. On peut souligner que cette procédure comparative a elle aussi un caractère de systématicité. Ainsi, Rawls définit le problème de Rousseau en le comparant et en le différenciant de celui de Hobbes et de Locke619. Dans les leçons sur Mill, Rawls indique que c'est bien le contexte social très particulier qui est celui de l'Angleterre de l'époque de Mill qui donne sa forme originale à la façon dont Mill traite le problème classique de la liberté620. Plus loin, Rawls procède à une comparaison tout à fait éclairante entre Mill et Locke. Il écrit : One feature of Mill's idea of individuality comes out when we compare it to an older view. When Locke discusses toleration in his “Letter on Toleration” (1689), he is concerned in large part with the problem of how to overcome the wars of religion. He proposes the solution of the church as a voluntary association within the state, while the state is to respect liberty of conscience within certain limits. During the war of religion, it was taken for granted that the content of belief was above all important. One must believe the truth, the true doctrine, otherwise one put one's salvation in jeopardy. Religious error was feared as a terrible thing; and those who spread error aroused dread. By Mill's time, however, the view of the question has obviously changed. The struggle over the principle of toleration has long since been settled. And while the content of belief is not, of course, unimportant, it is also important how we believe. It now matters to what extent we have made our beliefs our own; how far we have tried to understand them, sought to ascertain their deeper meaning; and to give our beliefs a central role in our lives, and not, as it were, simply to mouth them621. Ce passage est intéressant à plus d'un titre. D'abord, on y constate encore une fois le lien de dépendance entre le contexte de l'auteur et le problème qu'il pose. Rawls explique ainsi que c'est parce qu'il est confronté aux guerres de religion que Locke se pose la question de la tolérance et qu'il y répond dans les termes qu'on connaît. Ainsi, le contexte détermine le problème de l'auteur, et, dans la mesure où la doctrine est conçue comme une réponse à une question, ce contexte informe également la solution envisagée par l'auteur, c'est-à-dire le contenu de sa doctrine. On a ici affaire à un nouvel exemple de la simple application par Rawls de son contextualisme méthodologique. 619J. Rawls, (2008), p. 192. 620Rappelons qu'il écrit : “this is an ancient problem but one which, Mill believes, in the state of society of the England of his day, assumes a different form under new conditions. It requires, therefore, a different and, in Mill's view, more fundamental treatment”, J. Rawls, (2008), p. 284. 621J. Rawls, (2008), p. 309. 369 Ce passage souligne également la fidélité de Rawls à sa conception particulariste du contexte. Dans la pratique, il prête une attention toute particulière à distinguer un contexte d'un autre contexte. Il souligne ici l'originalité des contextes de Locke et de Mill, démontrant à quel point, en matière de croyance religieuse, ils diffèrent : alors que Locke, pris dans son époque, accordait beaucoup d'importance à la question du contenu des croyances religieuses, à l'époque de Mill, la façon d'appréhender la question a changé. Ce changement conduit Mill à mettre l'accent, au-delà du contenu de la croyance, sur la façon dont nous croyons. Pour Mill, ce qui importe, c'est que nous nous soyons approprié la croyance, que nous l'ayons revisitée de façon à la faire nôtre. Ainsi, la pratique rawlsienne exprime parfaitement l'idée selon laquelle chaque contexte est original. La pratique rawlsienne se fait le reflet de l'idée selon laquelle l'originalité du contexte informe le problème posé par l'auteur et également les termes dans lesquels il va construire une réponse. Il me semble qu'on doit pouvoir conclure, au vu de ces différents éléments, qu'en ce qui concerne le premier principe, on constate un alignement de la pratique rawlsienne sur sa théorie de la compréhension. Rawls applique simplement et systématiquement le premier principe, aussi bien dans sa dimension herméneutique que dans sa dimension méthodologique. On a plutôt affaire à une application fidèle des principes reconnus en théorie qu'à une contradiction entre théorie et pratique. De plus, cet effort d'application ne semble pas mis en échec par la présence, dès le début de certains exposés, d'une question dont il faut reconnaître qu'elle est bien plutôt la question de l'interprète que le problème de l'auteur. Ainsi par exemple, comme je l'ai précédemment établi, dans les leçons consacrées à Locke, Rawls annonce le problème qui lui servira de guide dans l'étude de la doctrine de Locke avant même d'avoir reconstruit le problème de Locke. Il est en outre évident que ces deux problèmes – le problème de l'interprète et le problème de l'auteur – ne sont pas identiques. La question de Rawls porte sur l'acceptation, par Locke, d'un système censitaire, alors que le problème de Locke, tel qu'il est reconstruit par Rawls lui-même, est de justifier la résistance à la Couronne. Il faut néanmoins reconnaître que Rawls parvient sans difficulté à reconstruire méthodiquement le problème de Locke. La présence, dès le début de l'analyse, de la question de l'interprète ne l'empêche pas de mener une analyse précise du contexte qui était celui de Locke et de procéder à la reconstruction du 370 problème de Locke. La présence de la question de l'interprète n'empêche pas l'application du premier principe herméneutique. Mais qu'en est-il de l'application du second principe ? Si la présence de la question de l'interprète n'empêche pas l'application du premier principe, les choses sont nécessairement plus compliquées en ce qui concerne le second. Le principe de charité commande en effet de partir de l'hypothèse selon laquelle le texte est cohérent et pertinent. Or, dans la pratique, Rawls introduit, à un moment où à un autre de son étude, une question qui a la tournure d'un problème. Rawls introduit systématiquement un problème relatif à la doctrine de l'auteur qui résulte de la mise en tension de certains éléments de doctrine. Rawls semble ainsi remettre en question la cohérence de la doctrine et adopter un point de vue critique alors que le principe de charité commandait de faire l'hypothèse de la cohérence et de la pertinence de la doctrine. Rawls semble ainsi se mettre en contradiction avec le principe de charité. La question est donc la suivante : Rawls, s'il parvient bien à appliquer son premier principe, échoue-t-il à appliquer le second ? Pratique-t-il, malgré lui peut-être, la critique hâtive qu'il condamne en théorie ? Les enjeux de cette question sont importants. La critique hâtive s'opère en effet sur fond de déplacement de problématique et finalement de projection. Lorsque nous critiquons de façon hâtive, nous cessons d'aborder la doctrine à partir du point de vue de l'auteur. Nous nous autorisons à adopter notre propre point de vue. Nous projetons notre point de vue sur la doctrine de l'auteur et ce, dès le début de notre enquête. On peut dès lors craindre que, si c'est bien cela que Rawls fait, il ne réduise à néant les effets positifs liés à l'application du premier principe. Si finalement Rawls projette son propre point de vue sur la doctrine de l'auteur, les conclusions auquel il parvient à l'issue des leçons consacrées à tel ou tel auteur ne pourront prétendre jouer un quelconque rôle en termes de justification, la circularité provoquant l'annulation de la fonction de justification. Je pense pouvoir démontrer que, comme c'était le cas pour le premier principe, Rawls applique le principe de charité. Seulement, cette application ne peut être qu'indirecte. Elle passe nécessairement par une démarche problématisante. Je soutiendrai néanmoins que cette problématisation, loin de placer la pratique rawlsienne en contradiction avec sa théorie, constitue une application pertinente et judicieuse du principe de charité. La question sera ensuite de savoir quels sont les résultats auxquels 371 Rawls parvient à l'issue de l'application de ses principes herméneutiques. (2.2) L'application du second nécessairement problématisante principe : une application (2.2.1) Le principe de charité ou une contradiction apparente entre théorie et pratique J'ai précédemment évoqué la façon dont, dans les leçons sur Locke, Rawls introduit un problème relatif à la doctrine de Locke. Il me semble possible d'établir que cette façon de procéder se rencontre dans chacun des groupes de leçons. Rawls en vient systématiquement, chaque fois qu'il étudie un auteur, à introduire un problème relatif à la doctrine de l'auteur. Le mode opératoire de Rawls obéit, de ce point de vue-là aussi, à un schéma récurrent. De plus, comme je l'ai établi plus haut, ce problème relatif à la doctrine de l'auteur diffère du problème de l'auteur. Il est un problème pour Rawls et non un problème pour l'auteur dont il est question. Enfin – et c'est là le point le plus problématique – on peut considérer que cette façon de faire constitue une suspension du principe de charité. La formulation du problème relatif à la doctrine de l'auteur repose en effet sur la mise en tension de certains éléments de la doctrine. L'hypothèse selon laquelle la doctrine est cohérente est donc suspendue. Il y a donc apparemment contradiction entre l'hypothèse du principe de charité reconnue en théorie et la pratique rawlsienne. Je reviendrai, pour l'établir, à la description du fonctionnement des leçons sur Locke qui constituent à mon avis à nouveau sur ce point un exemple paradigmatique. Ainsi, malgré les efforts de Rawls pour appliquer son premier principe, le mouvement des leçons sur Locke indique qu'elles aboutissent finalement à la formulation d'un problème relatif à la doctrine de Locke qui d'une part est un problème extérieur à la doctrine de Locke et qui d'autre part constitue une suspension évidente de l'hypothèse de cohérence inhérente au principe de charité. Ainsi, dans le §1. de la première leçon sur Locke, Rawls expose ses principes herméneutiques, formule par anticipation le problème relatif à la doctrine de Locke, et pour terminer reconstruit méthodiquement le problème de Locke en s'appuyant sur une analyse rigoureuse du contexte de Locke. Le premier principe a été appliqué. Dans la suite de la première leçon et dans la deuxième leçon, Rawls expose des éléments essentiels de la doctrine de Locke. Mais au début de 372 la troisième et dernière leçon, Rawls revient au problème relatif à la doctrine de Locke qui avait été rapidement évoqué dans la première leçon. La troisième leçon débute en ces termes : I now take up Locke's account of property and the problem to which it gives rise. This problem can be stated as follows: Locke thought his social contract doctrine supported a constitutional state with the rule of law and a representative body sharing supreme legislative authority with the Crown. However, in this state only people who have a certain amount of property can vote. These owners of property are, let's say, active (vs. passive) citizens: they alone, among citizens, exercise political authority. The problem now arises whether this constitutional though class state is consistent with Locke's social contract doctrine. On our interpretation, we ask whether a class state could arise by free consent in the course of ideal history. Recall that ideal history begins from the state of nature as a state of equal jurisdiction in which everyone acts reasonably and rationally622. Le problème posé par Rawls est bien, comme je l'ai précédemment souligné, un problème relatif à la doctrine de Locke. Il constitue un problème pour Rawls et n'est pas thématisé par Locke lui-même. Il n'est pas pensé par Locke comme faisant problème. Le contenu de ce problème – l'acceptation, par Locke, d'une distribution inégale des droits politiques et civiques – diffère du problème de Locke tel que Rawls l'a reconstruit dans la première leçon – le problème de la résistance légitime à la Couronne dans un régime mixte. Le point important est d'établir que ce problème constitue une véritable suspension du principe de charité. Ainsi, la question que pose Rawls, c'est la question de savoir si la doctrine de Locke est cohérente ou, pour le dire autrement, logiquement non contradictoire. C'est ce qu'indique bien le terme “consistent” qui exprime ici une idée importante et qui revient très souvent sous la plume de Rawls. Dans la mesure où Rawls pose la question de savoir si la doctrine de Locke est “consistent”, il ne semble plus se satisfaire de l'hypothèse selon laquelle la doctrine est cohérente. Le crédit de cohérence et de pertinence inhérent au principe de charité semble avoir cessé. Rawls donne au contraire des indices qui vont dans le sens inverse. Rawls procède ainsi à une suspension du principe de charité qu'il justifie en démontrant qu'il existe des raisons de soupçonner la doctrine de ne pas être cohérente. Il le démontre en mettant en tension des éléments dont il a précédemment montré qu'ils forment la doctrine de Locke. Ainsi, dans les deux premières leçons, Rawls a 622J. Rawls, (2008), p. 138. 373 établi que, selon Locke, les personnes sont, à l'état de nature, libres et égales, rationnelles et raisonnables et que, partant, la seule base d'un gouvernement légitime, c'est le consentement. Rawls insiste sur l'idée selon laquelle en tant qu'elles sont rationnelles, les personnes ne peuvent être tenues pour susceptibles de consentir à des changements qui n'améliorent pas leur situation. C'est sur cette base que Rawls orchestre la construction d'un paradoxe. Au début de la leçon III, il confronte ces éléments à l'acceptation lockéenne du système censitaire. Il souligne l'incohérence qu'il semble bien y avoir à affirmer d'un côté, qu'en tant qu'êtres rationnels, nous ne consentons qu'à ce qui améliore notre situation et d'un autre, que nous consentirions à un système censitaire, c'est-à-dire à un système dans lequel les droits politiques et civiques sont distribués de façon profondément inégalitaire. Rawls produit bien ici un paradoxe qui jette un doute sur la cohérence de la doctrine de Locke. On peut bien parler de suspension du principe de charité puisqu'on a davantage affaire à une hypothèse d'incohérence qu'à une hypothèse de cohérence. Ce qu'il faut souligner, pour terminer, c'est que l'exposé tout entier de Rawls semble orchestré de façon à aboutir à la formulation de ce problème. Le schéma suivi par Rawls révèle que l'exposé doctrinal qui compose les deux premières leçons n'est pas un exposé neutre. Cet exposé est entièrement finalisé vers le problème relatif à la doctrine de Locke auquel Rawls aboutit au début de la troisième leçon et qui, en réalité, était présent dans l'esprit de Rawls dès le début des leçons sur Locke. En effet, le rôle des deux premières leçons est simplement d'introduire les ingrédients qui permettront à Rawls de poser son problème relatif à la doctrine de Locke. Les éléments de doctrine auxquels Rawls donne une place dans son exposé une fois le problème de l'auteur reconstruit, ce sont précisément, ni plus, ni moins, les éléments qui formeront les termes de son problème. L'énumération des éléments de doctrine sélectionnés par Rawls le démontre bien. La finalité de la première leçon est de démontrer que, pour Locke, les personnes sont originellement égales et qu'elles disposent d'une autorité politique totale sur elles-mêmes. Elles ne sont pas naturellement soumises à un autre homme. Dans la seconde leçon, Rawls établit d'une part que, chez Locke, la seule base d'un gouvernement légitime, c'est le consentement, et que d'autre part, Locke pense que le contrat social est un changement qui survient dans le cours d'une histoire, à la suite d'autres changements et que tous ces changements sont conditionnés à l'acceptation des personnes en tant qu'elles sont rationnelles et raisonnables. Ainsi, l'exposé de la doctrine 374 de Locke n'est pas neutre. Les éléments de doctrine exposés sont sélectionnés parce qu'ils sont utiles à la formulation du problème relatif à la doctrine de Locke. Le problème relatif à la doctrine de Locke opère comme critère de sélection. Ainsi, et parce qu'en outre le texte lui-même démontre que l'interprète a son problème en tête dès le début de son exposé, on peut affirmer que les leçons sur Locke sont entièrement orientées vers ce problème dont on a démontré qu'il est un problème pour Rawls plutôt que pour Locke. L'exposé tout entier est guidé par la question qui est celle de l'interprète plutôt que celle de l'auteur. Ce à quoi Rawls veut en venir par l'intermédiaire de l'étude de Locke, c'est au problème qui, lui, l'intéresse, quand bien même ce n'est pas le problème de Locke. Or, comme je l'indiquais précédemment, ce que fait Rawls dans les leçons sur Locke ne relève pas de l'exception. Il s'agit plutôt d'un mode opératoire qu'il met en place de façon systématique pour chacun des auteurs abordés. On a ici affaire à un schéma qui, avec certaines modifications, se retrouve dans chacun des groupes de leçons. Ainsi par exemple, les leçons sur Hobbes semblent construites sur un schéma strictement identique623. Comme je l'ai précédemment établi, la première leçon sur Hobbes aboutit à la définition du problème de Hobbes. Dans la seconde leçon, Rawls expose ce qu'il appelle la thèse de Hobbes, thèse fondamentale selon laquelle l'état de nature dégénère mécaniquement et irrémédiablement en état de guerre. Il interroge les fondements de cette thèse et montre que c'est parce que Hobbes conçoit l'homme comme un être rationnel – et non, contrairement à une interprétation courante de Hobbes, comme un être fondamentalement égoïste – qu'il en arrive à cette conclusion. Dans le §1. de la troisième leçon, Rawls introduit la distinction entre rationnel et raisonnable de façon à montrer que, chez Hobbes, les Lois de Nature ont un contenu qui relève du raisonnable plutôt que du rationnel. Dans le §2., Il écrit : Our problem is to discover how Hobbes understands the relation between the rational deliberation of individuals on the one hand, and on the other the laws of nature whose contents are intuitively reasonable since they formulate precepts of fair cooperation or dispose us to habits of mind favorable to such cooperation624. 623Il s'agit là d'ailleurs d'un argument supplémentaire en faveur de l'idée selon laquelle les leçons sur Hobbes doivent être pleinement intégrées au corpus des LHPP. 624J. Rawls, (2008), p. 63. 375 On a bien affaire à un schéma strictement identique au schéma emprunté dans les leçons sur Locke : après avoir appliqué son premier principe, Rawls introduit certains éléments de doctrine qu'il s'emploie ensuite à opposer les uns aux autres. Ces éléments sont soigneusement sélectionnés de façon à aboutir à un problème qui est bien un problème relatif à la doctrine de l'auteur. Ainsi, comme je l'ai précédemment démontré, la distinction entre rationnel et raisonnable est absente du texte de Hobbes. C'est une distinction rawlsienne. De plus, comme dans les leçons sur Locke, la mise en tension de ces éléments de doctrine constitue bien une suspension du principe de charité. C'est la cohérence interne de la doctrine de Hobbes qui est remise en question. C'est encore le même schéma qui gouverne les leçons sur Mill même si, ici, les choses paraissent un peu plus embrouillées. Les leçons sur Mill forment un ensemble assez complexe. Il me semble néanmoins possible d'en donner une description qui en fera ressortir la structure et démontrera qu'elles répondent au même schéma que les autres groupes de leçons. Dans le §1. de la première leçon, Rawls reconstruit le problème de Mill. Dans les §2. à 5. de cette leçon, il éclaire la conception millienne de l'utilité par l'intermédiaire d'une comparaison avec l'utilitarisme de Bentham. Il insiste sur le fait que, selon Mill, certains plaisirs sont qualitativement supérieurs à d'autres et qu'il existe parmi les hommes suffisamment expérimentés un consensus sur les plaisirs plébiscités. Dans le §6., il introduit certains éléments de la psychologie morale de Mill, en mettant l'accent sur le principe de dignité. Le problème relatif à la doctrine de Mill est formulé au début de la seconde leçon. Rawls écrit : I begin by stating a problem about understanding Mill. In many of his writings, Mill states certain principles which he sometimes calls “the principles of the modern world”. These principles we can think of as principles of political and social justice for the basic structure of society. [...] Now I believe that the content of Mill's principles of political and social justice is very close to the content of the two principles of justice as fairness. The content is, I assume, close enough so that, for our present purpose, we may regard their substantive content as roughly the same. The problem that now arises is this : How does it happen that an apparently utilitarian view leads to the same substantive content (the same principles of justice) as justice as fairness? 625 Ce problème, tel qu'il est énoncé par Rawls, est clairement un problème relatif à la doctrine de Mill et non le problème de Mill. La formulation de ce problème repose en effet sur une comparaison entre la doctrine de Mill et la théorie de la justice comme 625J. Rawls, (2008), p. 267. 376 équité, c'est-à-dire la propre doctrine de Rawls. On a donc bien affaire à un problème qui ne peut se poser que de façon rétrospective. De plus, ce problème résulte à nouveau, même si cela est de prime abord moins évident que dans les leçons sur Hobbes et sur Locke, de la mise en tension des éléments de la doctrine de Mill. Le problème est ici de savoir si Mill est bien un utilitariste ou, plus précisément, si les points de départ utilitaristes de sa doctrine sont compatibles avec les principes de justice auquel il parvient. Ce problème est donc bien un problème de cohérence interne. Il s'agit de savoir si les points de départs utilitaristes de Mill sont compatibles avec ses principes de justice normatifs. C'est finalement ici le problème, devenu classique, de la compatibilité de l'utilitarisme de Mill et de son libéralisme qui est posé par Rawls. À nouveau encore, Rawls suspend ici le principe de charité : la cohérence interne de la doctrine est questionnée plutôt que supposée. Le schéma suivi par Rawls est néanmoins plus complexe. L'exposé des éléments de doctrine dont la mise en tension doit aboutir à la formulation du problème relatif à la doctrine de Mill ne précède pas aussi clairement que dans les leçons sur Hobbes ou sur Locke la formulation de ce problème. C'est sans doute que l'œuvre de Mill, moins systématique, se prête moins à ce type de présentation. C'est néanmoins bien cette même démarche que suit Rawls. La suite des leçons sur Mill en atteste. Ainsi, on peut estimer que la fonction de la deuxième leçon est de clarifier ce problème. Rawls y procède à un exposé du chapitre cinq de L'Utilitarisme. Rawls cherche à montrer que dans ce chapitre, Mill soutient une conception de la justice prise en tension entre une définition de la justice comme maximisation de l'utilité et une définition de la justice comme protection des droits. En outre, Rawls consacre sa troisième leçon à l'œuvre la plus clairement libérale de Mill, De La Liberté. Il revient alors, comme il l'avait déjà fait auparavant, au problème relatif à la doctrine de Mill. Il écrit : One is led to ask how the principle of liberty could always hold and allow of no exceptions, even in the case of a single individual, unless the principle invoked some natural right which could not be overridden. Here we have to keep in mind Mill's statement in II:1, where he says that even a whole people lack the power (right) to silence political discussion, even against a single person. This power, whether exercised by the people or by their government, is illegitimate. [...] Once again, this prompts us to ask: how can the number of persons fail to make any difference as to the justification of silencing discussion unless some doctrine of natural, or abstract, right lies in the background?626 626J. Rawls, (2008), p. 294. 377 C'est bien à nouveau le problème de la cohérence interne de la doctrine de Mill qui est posé et plus précisément le problème de la compatibilité entre son utilitarisme et sa défense des libertés individuelles. Ainsi, même si le schéma est ici plus complexe, c'est bien finalement à un problème relatif à la doctrine de Mill, problème résultant de la mise en tension de certains éléments de doctrine et qui aboutit à une suspension du principe de charité, que Rawls parvient. Ces quelques exemples suffisent à mon avis à démontrer qu'il y a une apparente contradiction entre la pratique de Rawls et sa reconnaissance théorique du second principe : alors que Rawls s'était engagé à faire l'hypothèse de la cohérence et de la pertinence de la doctrine, il met en évidence les incohérences potentielles de chaque doctrine. Mais faut-il en rester là ? Rawls fait-il véritablement le contraire de ce qu'il s'était engagé à faire ? Il me semble possible de démontrer que ce n'est pas réellement le cas et que le schéma problématisant qu'il adopte constitue plutôt une application judicieuse du principe de charité. (2.2.2) Une application nécessairement problématisante du principe de charité Je pense pouvoir démontrer que la pratique rawlsienne ne le place pas en contradiction avec son second principe. Il me semble que le second principe est bien appliqué, mais qu'à la différence de ce que Rawls pouvait faire avec son premier principe, cette application est nécessairement problématisante. En effet, si la cohérence peut et doit dans un premier temps être supposée, elle doit finalement être démontrée. On ne peut éternellement faire crédit. On doit, finalement, montrer qu'on a de bonnes raisons d'affirmer que la doctrine est cohérente. Le rôle du problème relatif à la doctrine de l'auteur est de fonder ce qui était d'abord formulé comme une hypothèse. Il faut d'abord comprendre que le principe de charité ne peut faire l'objet d'une application simple, comme c'était le cas du premier principe. Le premier principe indique que pour comprendre une œuvre, il faut retrouver le problème de l'auteur et que pour retrouver ce problème, il faut replacer l'œuvre dans son contexte singulier. L'application de ce principe n'est pas ici fondamentalement problématique même si la reconstruction du contexte et du problème de l'auteur est en droit infinie. Ainsi, Rawls, dans sa pratique s'emploie simplement et du mieux qu'il le peut à appliquer son premier 378 principe, tout en reconnaissant que cette reconstruction pourrait être améliorée. Le second principe pose davantage problème. Il commande en effet de faire l'hypothèse de la cohérence et de la pertinence du texte. Mais, comme je l'indiquais dans le chapitre précédent, les fondements de cette hypothèse posent immédiatement question. Pourquoi, en effet, supposer que la doctrine est cohérente et que son contenu est sensé ? Cette hypothèse doit pouvoir être minimalement justifiée. Affirmer que cette hypothèse constitue une nécessité herméneutique, qu'il est nécessaire de faire l'hypothèse de la cohérence et de la pertinence pour comprendre, ne suffit pas à la justifier. L'utilité d'une hypothèse ne suffit pas à démontrer sa validité. Chez Rawls, comme je l'ai précédemment établi, c'est un argument d'autorité qui fonde, dans un premier temps, l'hypothèse de cohérence et de pertinence. Rawls célèbre l'intelligence des auteurs canoniques. Il accorde sa confiance au tribunal de l'histoire et estime qu'il y a là une raison permettant de justifier l'hypothèse de sens inhérente au principe de charité. Néanmoins, ce fondement qui a la forme d'un argument d'autorité en a aussi la faiblesse. Il ne peut justifier, de façon durable, l'hypothèse de sens. Même si les grands auteurs possèdent une intelligence bien supérieure à la nôtre, même si donc, lorsque nous ne comprenons pas, nous avons des raisons d'attribuer cette incompréhension à notre propre stupidité plutôt qu'à l'incohérence du texte, ces auteurs ne sont pas totalement à l'abri de différents types d'erreurs. Ils peuvent commettre des erreurs logiques. Ils peuvent aussi avoir tort. Rawls le sait bien qui écrit, à propos de Hobbes : “he may be wrong in thinking that his own theory hangs together: it may be internally inconsistent”627. Rawls reconnaît que les auteurs de la tradition, même s'ils sont brillants, même s'ils sont Hobbes, Locke, Rousseau, Mill ou Kant, n'ont pas l'infaillibilité de l'entendement divin. Dès lors, si l'argument d'autorité suffit à justifier le fait de faire crédit au texte dans un premier temps, de façon à éviter de tomber dans une critique hâtive fondée sur la mécompréhension, il ne constitue pas un fondement suffisant pour affirmer que le texte est toujours cohérent. L'auteur, comme tout homme, est faillible. Il n'y a donc, à proprement parler, pas réellement de sens à vouloir appliquer simplement le principe de charité ou, plus exactement, à vouloir l'appliquer 627J. Rawls, (2008), p. 85. 379 indéfiniment. Si l'argument d'autorité suffit, dans un premier temps, à faire crédit à la doctrine, ce crédit ne peut s'étendre indéfiniment. Il y aurait, dans l'application simple du principe de charité, une forme de sacralisation du texte, attitude dont j'ai déjà montré que Rawls la récuse. Si le texte doit être respecté, s'il faut éviter la critique hâtive qui est fondée sur une mauvaise compréhension du texte, il n'y a pas lieu de supposer qu'il est parfaitement cohérent ni que ce qu'il soutient est la vérité. Dès lors si l'on veut maintenir l'affirmation de cohérence et de sens, il faut lui trouver un fondement plus solide. Il faut pouvoir passer de l'hypothèse à la démonstration. Si, notamment, l'on veut pouvoir affirmer fermement que le texte est cohérent, il faut être capable de rendre compte de cette cohérence. Il faut être capable de démontrer que les diverses tensions qu'on ne manquera de rencontrer en reconstruisant la doctrine ne sont que des tensions apparentes. Il faut être capable de démontrer que le texte est effectivement cohérent. Concrètement, il faut être capable d'établir que les différents éléments de la doctrine sont compatibles les uns avec les autres et d'indiquer quel est le ressort de cette compatibilité. Il me semble que, dans la pratique de Rawls, c'est cette fonction que remplit l'interprétation de la doctrine et que le rôle du problème relatif à la doctrine de l'auteur est de susciter cette interprétation. Puisque les fondements de l'hypothèse de cohérence ne nous permettent pas de la maintenir indéfiniment, il faut finalement être capable de formuler une interprétation qui démontre qu'il existe un moyen de faire tenir ensemble les différents éléments de la doctrine. Nous devons être capables de démontrer la pertinence et la solidité de ce qu'on pourra appeler une interprétation cohérentiste. Dans la pratique de Rawls, c'est à la formulation de cette interprétation cohérentiste qu'invite la construction du problème relatif à la doctrine de l'auteur. Rawls construit un problème relatif à la doctrine de l'auteur, problème qui pointe les incohérences potentielles de la doctrine, afin de proposer une interprétation qui rende compte de la cohérence de la doctrine. Il me semble ainsi possible de démonter que si Rawls construit son exposé de façon à mettre en tension certains éléments de doctrine, ce n'est pas dans le but de formuler une critique de l'auteur. S'il pointe des contradictions potentielles au sein de la doctrine, c'est plutôt pour provoquer la construction d'une interprétation qui soit capable de résoudre cette contradiction apparente et de démontrer la cohérence de la doctrine. 380 Le procédé peut sembler paradoxal, mais il constitue finalement l'unique possibilité de justifier de façon satisfaisante et durable le crédit initialement fait au texte. Seule la formulation d'une interprétation cohérentiste acceptable fonde en raison ce qui était initialement présenté comme une hypothèse. Un nouveau retour sur le schéma emprunté par Rawls dans les leçons sur Locke me permettra de démontrer que les leçons correspondent bien à la description que je viens d'en proposer. Rappelons ainsi que dans ces leçons, Rawls reconstruit d'abord le problème de Locke (Locke I, §1.). Il introduit ensuite un certain nombre d'éléments de doctrine (Locke I, §1. à 7 et Locke II) qu'il met enfin en tension de façon à formuler son problème relatif à la doctrine de Locke (Locke III, §1.). Il y a bien là une suspension de l'hypothèse de cohérence et si Rawls s'arrêtait là, on pourrait conclure à l'existence d'une contradiction entre sa théorie et sa pratique. Mais, justement, Rawls ne s'arrête pas là. La formulation du problème relatif à la doctrine de Locke l'amène en effet à présenter deux interprétations possibles de la doctrine de Locke. La première, dont Rawls affirme qu'elle est soutenue par C. B. MacPherson628, est une interprétation qui soutient la thèse de l'incohérence. Il écrit : “it has seemed to some, for example, to C. B. MacPherson, that the class state is inconsistent with Locke's doctrine about how legitimate political authority can arise”629. Il lui oppose une autre interprétation, celle de Joshua Cohen630, qui constitue une interprétation cohérentiste. Tout ce à quoi Rawls s'affaire dans le reste de ses leçons sur Locke, c'est à démontrer qu'il faut préférer l'interprétation de Cohen à l'interprétation de MacPherson. Il annonce d'ailleurs très vite son intention de plaider en faveur d'une interprétation cohérentiste. À la fin du §1. de la troisième leçon, il annonce ainsi qu'il exposera dans la suite de cette leçon la conception lockéenne de la propriété, et ajoute : “the purpose in doing this is to show that such a [class] state is consistent with Locke's basic ideas”631. Ainsi, lorsque Rawls, dans les leçons sur Locke construit un problème relatif à la doctrine de Locke, ce n'est pas pour conclure à l'incohérence de la doctrine de Locke. C'est au contraire pour démontrer de quelle façon les éléments de la doctrine s'imbriquent logiquement les uns dans les autres. En soulignant la tension apparente de certains éléments essentiels de la doctrine, Rawls ne cherche pas à condamner la doctrine de Locke. Il cherche à démontrer la pertinence d'une interprétation capable de résoudre cette tension apparente. Il cherche à démontrer la 628J. Rawls, (2008), p. 138, note 1. Rawls renvoie à C. B. MacPherson, (1962 / 2004). 629J. Rawls, (2008), p. 138. 630J. Rawls, (2008), p. 139, note 2. Rawls renvoie à J. Cohen, (1986). 631J. Rawls, (2008), p. 140. 381 cohérence de la doctrine. Les leçons sur Locke ne sont donc pas le terrain d'une contradiction entre l'herméneutique théorique de Rawls et sa pratique. Rawls applique bien le principe de charité, mais cette application passe nécessairement par une démarche problématisante. Il faut faire apparaître une tension potentielle au sein de la doctrine et suspendre temporairement l'hypothèse de cohérence de façon à démontrer la pertinence d'une interprétation qui dépasse cette contradiction apparente. Seul ce type de démarche permet en effet d'apporter un fondement solide à ce qui, sans cela, demeurerait à jamais une hypothèse fragile. Il faut ainsi noter que ce parti pris rawlsien en faveur des interprétations cohérentistes est récurrent. Rawls rejette systématiquement les interprétations fondées sur l'hypothèse d'une incohérence logique au sein de la doctrine. Par exemple, dans les leçons de philosophie morale sur Hume, Rawls souligne que l'œuvre de Hume n'est pas facile à interpréter et que de cette difficulté résulte l'existence d'un certain nombre d'interprétations qui, selon les époques, divergent fortement. Il mentionne l'interprétation de Green et Bradley qui, à la fin du 19ème siècle, ont encouragé l'interprétation de Hume comme un sceptique radical, ou encore l'interprétation de Kemp Smith qui, en 1941 dans The Philosophy of David Hume, a mis l'accent sur le naturalisme psychologique de Hume et relégué son scepticisme au second plan. Il précise ensuite, que suivant sur cette voie Burnyeat et Fogelin632, « toutes choses étant égales par ailleurs, et étant donné que scepticisme et naturalisme sont effectivement tous deux des éléments centraux du texte de Hume, il est préférable d'adopter une interprétation qui rende compte avec succès de cette coexistence »633. Rawls a ainsi spontanément tendance à adopter des interprétations cohérentistes et à se méfier des interprétations fondées sur l'hypothèse d'une incohérence logique du texte 634. Ce faisant, il se conforme à l'idée selon laquelle il faut aborder le texte en faisant l'hypothèse de sa cohérence. Mais il ne s'agit pas simplement d'un parti pris spontané. Rawls cherche, de 632J. Rawls, (2000a / 2008), p. 32, note 1. Rawls renvoie à R. J. Fogelin, (1985). 633J. Rawls, (2000a / 2008), p. 32 634Dans un autre passage des leçons de philosophie morale sur Hume, Rawls écrit « nous pourrions faire l'hypothèse, comme s'y risque Kemp Smith, que le livre II est antérieur au Livre I et que le texte de Hume manque simplement de cohérence, mais je préfère éviter d'aller dans ce sens », J. Rawls, (2000a / 2008), p. 93. 382 façon systématique, à passer de l'hypothèse à la démonstration de la cohérence. Il est ainsi possible de démontrer que la démarche qui est celle de Rawls dans les leçons sur Locke constitue un schéma qui se répète dans le traitement des autres auteurs. J'ai précédemment démontré, en m'appuyant sur les exemples des leçons sur Hobbes et sur Mill que, comme dans les leçons sur Locke, Rawls finit par y formuler un problème relatif à la doctrine de l'auteur. Il est également possible de démontrer que là aussi, Rawls ne s'arrête pas à la construction de ce problème interne. Il s'efforce ensuite de résoudre ce problème en soutenant une interprétation cohérentiste. On retrouve bien, dans ces leçons, le schéma des leçons sur Locke. Ainsi, dans les leçons sur Hobbes, Rawls reconstruit le problème de Hobbes dans la première leçon. Il introduit certains éléments de doctrine fondamentaux dans la seconde leçon et formule, au début de la troisième leçon, le problème relatif à la doctrine de Hobbes. Ce problème, résultant de la mise en tension de certains éléments de doctrine, est bien un problème interne relatif à la doctrine de l'auteur. Néanmoins, comme c'était le cas dans les leçons sur Locke, Rawls ne s'arrête pas là. La finalité de la construction du problème interne relatif à la doctrine de Hobbes n'est pas de conclure à l'incohérence de la doctrine de Hobbes. Au contraire, Rawls s'emploie à construire une interprétation cohérentiste de Hobbes. Telle est la finalité de la suite de la troisième leçon et de la quatrième leçon sur Hobbes. Rawls soutient alors que, chez Hobbes, la loi de nature, qui a, en apparence un contenu raisonnable, se ramène en réalité à ce qui est collectivement rationnel. Il écrit : “the Laws of Nature, when generally complied with by everyone and when this general compliance is publicly known to each, are collectively rational”635 ou encore : “reasonable principles are collectively rational”636. Ce faisant, Rawls résout la tension apparente qu'il avait mise en évidence et soutient qu'il n'y a finalement, chez Hobbes, pas de place pour une véritable conception de l'obligation morale. De la même façon, la formulation du problème relatif à la doctrine de Mill n'est pas le dernier mot des leçons sur Mill. La quatrième et dernière leçon sur Mill qui s'intitule “his doctrine as a whole” a pour fonction de dénouer la relation entre les prémisses utilitaristes de Mill et ses conclusions libérales, relation dont Rawls a précédemment démontré qu'elles constituent un paradoxe apparent. Le titre même de 635J. Rawls, (2008), p. 64. 636J. Rawls, (2008), p. 66. 383 cette leçon souligne que Rawls est à la recherche d'une interprétation capable de démontrer que la doctrine de Mill, si elle n'est pas parfaitement systématique, forme un tout cohérent. En s'intéressant à la psychologie morale qui constitue l'arrière-plan de la doctrine de Mill, Rawls démontre qu'un certain nombre de valeurs perfectionnistes jouent un rôle fondamental dans la doctrine de Mill. Selon Rawls, c'est finalement ce perfectionnisme qui, chez Mill, constitue un argument décisif en faveur d'institutions libres. Rawls écrit : “Mill thinks [...] that these just and free institutions are necessary to maximize utility understood in terms of our permanent interest as a progressive being”637. Rawls affirme ainsi que Mill soutient les libertés individuelles parce qu'il adopte une certaine conception de l'utilité et une certaine psychologie morale. L'interprétation rawlsienne s'emploie ainsi à réconcilier l'utilitarisme et le libéralisme de Mill, en soutenant que Mill est d'abord et avant tout un utilitariste. Le rôle de l'interprétation est encore une fois de démontrer la cohérence de la doctrine. L'ensemble de ces éléments me semble suffisant pour conclure à l'absence de contradiction entre la théorie rawlsienne de la compréhension et sa pratique. Ainsi Rawls applique simplement son premier principe. De plus, le fait qu'il introduise systématiquement des problèmes internes sur les auteurs et suspende ainsi l'hypothèse de la cohérence n'entre qu'en apparence en contradiction avec l'application du principe de charité. Rawls remet en question la cohérence des doctrines afin de provoquer l'élaboration d'une interprétation capable de soutenir la cohérence de la doctrine. Plutôt que de contredire le principe de charité, Rawls en propose une application qui correspond à une compréhension pertinente des fondements de ce principe. L'application du second principe passe par un moment de problématisation, mais, loin d'amener à la conclusion de l'incohérence de la doctrine, ce moment de problématisation est la condition de possibilité du passage de l'hypothèse de la cohérence à sa démonstration. En outre, la présence, parfois dès le début de l'étude, d'une question posée par l'interprète, qui diffère de la question de l'auteur et qui structure l'ensemble de l'étude, n'est pas un obstacle à l'application des principes. 637J. Rawls, (2008), p. 308. 384 (3) Quels résultats ? Réussir l'application et échouer à apprendre La question est alors de savoir à quels résultats Rawls parvient en appliquant ainsi ses principes. Les résultats auxquels Rawls parvient sont-ils conformes à ses ambitions et à ses espoirs initiaux ? Rawls parvient-il, conformément à son herméneutique de l'exactitude, à retrouver le sens originel du texte ? Parvient-il également, conformément à ce qu'il exprime comme un espoir initial, à une compréhension profonde des doctrines auxquelles il s'intéresse ? Enfin, parvient-il à apprendre quelque chose de ces différentes doctrines ? Un certain nombre d'obstacles semblent séparer l'entreprise rawlsienne de résultats probants. D'abord, Rawls semble se résoudre à n'accorder au résultat de l'étude menée sur les auteurs que le statut d'interprétation. Or, ce statut semble bien modeste en comparaison de ses ambitions et de ses espoirs initiaux. Faut-il en conclure que Rawls ne parvient pas à atteindre la compréhension profonde qu'il visait initialement ? En outre, même si l'on admet que Rawls parvient à apprendre quelque chose sur les différentes doctrines qu'il examine (learn about), on pourra douter du fait qu'il parvienne, en appliquant les principes d'une herméneutique de l'exactitude à apprendre quelque chose de ces doctrines (learn from). Si Rawls ne se rend pas coupable de projection et s'il ne se condamne pas à mal comprendre le texte, il est possible qu'en contrepartie, il se condamne à rester prisonnier du point de vue de l'auteur lui-même et qu'il échoue à pratiquer une lecture philosophique de l'histoire de la philosophie. En effet, si nous souhaitons apprendre quelque chose des auteurs et non pas simplement sur les auteurs, si nous pensons que les doctrines peuvent nous être utiles, à nous, dans la résolution des problèmes philosophiques qui sont les nôtres, nous devons, à un moment donné, nous autoriser à adopter notre point de vue. Nous ne pourrons en effet penser les problèmes qui sont les nôtres en continuant à adopter le point de vue de l'auteur. À quels résultats Rawls parvient-il en appliquant ses principes herméneutiques ? Notons à nouveau que les enjeux de cette question sont importants. Si la fidélité de Rawls à son herméneutique de l'exactitude lui interdit d'apprendre quelque chose des auteurs, il faudra renoncer à l'hypothèse selon laquelle l'étude de l'histoire de la philosophie peut jouer un rôle dans la justification de la théorie de la justice comme 385 équité. Il me semble au contraire possible de démontrer que la pratique de Rawls ne se solde pas par un échec. Je pense d'abord pouvoir démontrer que Rawls parvient bien à apprendre quelque chose sur les doctrines examinées. Plus précisément, la stratégie adoptée par Rawls aboutit à la construction d'une interprétation qui permet à Rawls d'atteindre une compréhension profonde des différentes doctrines. Je pense enfin pouvoir démontrer que Rawls parvient également à apprendre quelque chose des doctrines qu'il examine et que ce qu'il apprend joue effectivement un rôle de justification des présupposés de la TJE. Plus précisément, je chercherai à montrer qu'en appliquant, souvent dès le début de son analyse, une procédure comparative, Rawls parvient à apprendre quelque chose des auteurs, et parce que la procédure en question n'est autre que celle qui caractérise l'équilibre réfléchi, ce que Rawls apprend des auteurs tient lieu de justification des présupposés de la TJE. 386 Chapitre 9 Les résultats (1). Défendre une interprétation et atteindre une compréhension profonde S'il n'y a pas de contradiction entre l'herméneutique théorique de Rawls et sa pratique des textes, si Rawls applique effectivement les principes normatifs dont il a reconnu la pertinence, parvient-il, conformément à ce que j'ai appelé son herméneutique de l'exactitude, à retrouver le sens originel du texte ? Parvient-il, conformément à son espoir initial, à une compréhension profonde des doctrines ? De façon apparemment paradoxale, Rawls semble affirmer que ce qui émerge à l'issue de l'étude des différentes doctrines, c'est simplement une interprétation. À propos de chaque auteur, Rawls construit une interprétation et la présente bien comme une interprétation, c'est-à-dire comme l'expression d'une lecture possible parmi une pluralité d'autres interprétations. Est-ce à dire que Rawls manque finalement son objectif initial, à savoir la compréhension fidèle et exacte des doctrines et qu'il doit renoncer à son espoir initial, à savoir une compréhension profonde des doctrines ? Je chercherai à établir que le fait que Rawls n'accorde à sa lecture que le statut d'interprétation ne signifie pas qu'il sacrifie son objectif initial d'exactitude au relativisme. Si Rawls reconnaît la possibilité d'une pluralité d'interprétations, il maintient que toutes les interprétations ne sont pas valides et défend l'interprétation qu'il adopte en mobilisant le texte de façon extrêmement précise. En outre, si Rawls ne peut démontrer que son interprétation est l'unique interprétation exacte, l'interprétation qu'il construit lui permet néanmoins, à mon avis, d'accéder à une compréhension profonde de la doctrine. 387 (1) Le résultat de l'application des principes : construction et défense d'une interprétation raisonnable (1.1) Des résultats modestes À interroger les résultats auxquels Rawls parvient, on s'aperçoit que l'étude de chaque auteur aboutit à la construction et à la défense de ce qui doit être appelé une interprétation. Rawls souligne que cette interprétation est simplement une interprétation : elle n'est qu'une lecture possible, parmi une pluralité de lectures possibles. Elle formule une hypothèse sur le sens du texte. Ainsi par exemple, dans les leçons sur Hobbes, il écrit : “on the interpretation proposed, Hobbes's secular moral system is meant as a political doctrine, and as such, it is appropriate that it stress certain aspects of human life” 638. Rawls propose une lecture particulière de Hobbes. Il formule une hypothèse sur le sens de la doctrine de Hobbes, hypothèse selon laquelle il est possible de lire la doctrine de Hobbes comme une doctrine simplement politique, c'est-à-dire comme une doctrine qui peut être comprise indépendamment de toutes considérations théologiques ou métaphysiques. Comme Rawls le souligne lui-même, cette interprétation constitue un parti pris. L'hypothèse formulée n'est pas entièrement consensuelle. Certains, comme Taylor et Warrender que Rawls ne manque pas de mentionner639, soutiennent en effet une interprétation différente et même contraire, affirmant que la doctrine de Hobbes ne peut être comprise indépendamment de sa dimension théologique. En outre, Rawls assume parfaitement le fait que l'interprétation qu'il formule ne soit qu'une interprétation possible, parmi une pluralité d'interprétations. Il résume en effet en ces termes l'un des résultats des leçons sur Hobbes : For this reason I don't believe (one can question this certainly) that there is any room in Hobbes for a notion of moral right and obligation, as this notion is normally understood. The formal structure of rights and obligations and so on is there; but if moral right and obligation involves grounds different from the Rational, as I believe it does, Hobbes has no place for it in his official view640. On peut être frappé par le vocabulaire employé par Rawls. À l'issue de l'étude de 638J. Rawls, (2008), p. 51. 639J. Rawls, (2008), p. 37. 640J. Rawls, (2008), p. 66. 388 Hobbes, Rawls n'aboutit qu'à une croyance qui, souligne-t-il, pourrait très bien être discutée et rejetée par d'autres interprètes. Rawls souligne lui-même et semble accepter la modestie et la fragilité de ses résultats. En effet, si Rawls présente ses résultats comme de simples croyances, il laisse entendre que ce qu'il dit du texte est mal assuré et que d'autres pourraient affirmer le contraire de ce qu'il affirme et prétendre tout aussi bien que lui à la construction d'une interprétation valide. Or, au regard des ambitions initialement affichées par Rawls, cette modestie peut sembler bien surprenante. Les principes adoptés par Rawls devaient en effet lui permettre d'une part de retrouver le sens originellement déposé par l'auteur. Rawls affichait d'autre part l'espoir d'atteindre une compréhension profonde des doctrines étudiées. La modestie assumée par Rawls peut dès lors laisser penser qu'il renonce finalement à ses objectifs initiaux ou que son entreprise est un échec. Je chercherai au contraire à montrer que Rawls ne renonce ni à l'exactitude ni à la profondeur et que les résultats auxquels il parvient sont conformes à ses ambitions et à ses espoirs initiaux. (1.2) Une fermeté à réfuter les fausses interprétations D'abord, même si la lecture que propose Rawls se présente simplement comme une interprétation, acceptant ainsi la possibilité d'une pluralité d'interprétations, Rawls maintient que toutes les interprétations ne sont pas acceptables. Il maintient que certaines interprétations sont de mauvaises interprétations et qu'elles peuvent être réfutées. Les analyses menées par Rawls aboutissent à l'invalidation d'un certain nombre d'interprétations. Rawls parvient à démontrer que certaines interprétations sont fausses et qu'elles doivent être rejetées. Pour le démontrer, Rawls s'appuie sur une lecture précise du texte. C'est le recours au texte qui permet d'invalider certaines interprétations. Par exemple, l'un des résultats des leçons consacrées à Hobbes, c'est la réfutation de l'une des interprétations courantes de la doctrine de Hobbes : l'interprétation soutenue, dès la parution du Léviathan, par les représentants de l'orthodoxie chrétienne. Rawls présente cette interprétation dès le début de la première leçon sur Hobbes. Il écrit : Orthodoxy regarded persons as capable of benevolence and being concerned with others' good, and also as capable of acting from moral principles of eternal and immutable morality for their own sake; whereas Hobbes, as they thought, presumed 389 persons to be psychological egoists and concerned only with their own interests 641. Et précise immédiatement : I don't think that this picture of Hobbes, this interpretation of his view, is particularly accurate, but I mention it because it was what people in Hobbes's time, even a number of sophisticated people, took Hobbes to be saying642. Dans la suite des leçons sur Hobbes, Rawls parvient à mettre en évidence la fausseté de cette interprétation. Il démontre, en s'appuyant sur une analyse précise du texte, que cette interprétation ne tient pas. C'est en particulier l'un des enjeux de la deuxième leçon, consacrée à la conception hobbesienne de la nature humaine. Rawls écrit : Hobbes does not say in the Leviathan that people are psychological egoists, or that they pursue or care only about their own good. He does say in Chapter VI that we are capable of benevolence; of desire of good to another, or goodwill; and of charity (Leviathan, p. 26). He says that we are capable of loving people, and in Chapter XXX, he ranks conjugal affections as second in importance after our own self-preservation and before the means of a commodius life (Leviathan, p. 179)643. On constate que Rawls mobilise le texte de façon précise, comme l'indiquent bien les renvois auxquels il procède ici. Le recours au texte joue un rôle capital. Il permet d'invalider une interprétation. Lorsqu'il est possible de démontrer que le texte dit le contraire de ce qu'une interprétation soutient, cette interprétation est réfutée. Dans les leçons sur Hobbes, Rawls parvient ainsi à démontrer que l'interprétation qui fait de Hobbes un partisan de l'égoïsme psychologique est fausse. Rawls démontre que, contrairement à ce que cette interprétation soutient, dans de nombreux passages, Hobbes souligne notre capacité à éprouver de l'affection pour nos proches. La lecture du Léviathan indique même que Hobbes fait de ce qu'il appelle l'affection conjugale l'un de nos intérêts fondamentaux les plus importants. Selon Hobbes, nous ne sommes donc pas fondamentalement égoïstes. L'attachement que nous éprouvons pour nos proches constitue l'un de nos motifs d'action prépondérants. Rawls démontre ainsi que le texte réfute l'interprétation traditionnelle. Il propose une interprétation capable de la remplacer. Il affirme que, pour Hobbes, l'homme est fondamentalement rationnel et non fondamentalement égoïste et que c'est cette rationalité qui le conduit, dans les conditions particulières de l'état de nature, à l'agression préventive. Rawls conclut ainsi la seconde leçon sur Hobbes en affirmant : “we don't have to be monsters to be in deep 641J. Rawls, (2008), p. 25. 642J. Rawls, (2008), p. 25. 643J. Rawls, (2008), p. 45. 390 trouble”644. Finalement, si Rawls présente sa lecture comme une interprétation possible et contestable du texte, cette présentation ne dissout pas le critère qui permet d'opérer une distinction entre une interprétation acceptable et une interprétation inacceptable. Rawls maintient que tout ne peut pas être dit à propos du texte. Certaines interprétations sont fausses et peuvent être réfutées sur la base du texte. En ce sens, il maintient l'exigence d'exactitude. (1.3) Coexistence ponctuelle d'une pluralité d'interprétations Il faut néanmoins reconnaître que, ponctuellement, Rawls accepte l'existence d'une pluralité d'interprétations. A propos de certains textes, il accepte la coexistence d'une diversité d'interprétations et s'abstient de se prononcer en faveur de l'une ou de l'autre de ces interprétations. Il renonce alors à opérer une hiérarchisation des interprétations. Tel semble être le cas, dans les leçons sur Hobbes, de l'interprétation de l'état de nature et du contrat social. Le §3. de la leçon I, consacré à cette question s'intitule ainsi “interpretations of the State of Nature and the Social Contract” 645, le pluriel du terme “interpretations” soulignant déjà l'existence d'une pluralité d'interprétations. Dans ce paragraphe, Rawls réfute une interprétation de l'état de nature et du contrat social – celle qui pense l'état de nature comme une situation réelle et le contrat social comme un accord qui a effectivement eu lieu – mais y accepte deux interprétations différentes de l'état de nature et du contrat social. Ces deux interprétations, tout en étant différentes, lui semblent également acceptables. Il écrit : To sum up, there are three possible interpretations of the social contract. First, it is an account of what actually happened and of how the state actually be formed. This is not Hobbes's intention as I interpret him. A second, more plausible interpretation, for which there is a good deal of evidence in the text, is that he was attempting to give a philosophical account of how the state could arise. I say “could arise”, or how it might have come about, and not how it actually did. He wanted to give us philosophical knowledge of the state [...]. Finally, a third possible interpretation I suggested is the following: Suppose that the great Leviathan actually exists already. Then we should think of the state of nature as an ever-present possibility that might come about if the effective Sovereign should cease to be effective. Given that possibility, and in view of what he takes to be everyone's fundamental interests in self-preservation, their 644J. Rawls, (2008), p. 51. 645J. Rawls, (2008), p. 30. 391 “conjugal affections”, and their desire for the means of a commodious life, Hobbes is explaining why everyone has a sufficient and overriding reason to want the great Leviathan to continue to exist and to be effective. On this interpretation, Hobbes is trying to urge us into accepting an existing effective Sovereign646. Une distinction entre interprétation simplement possible et interprétation plausible ou raisonnable se dessine. Rawls admet trois interprétations possibles et affirme que l'une de ces trois interprétations doit être rejetée. Certaines interprétations possibles sont donc fausses. Elles peuvent être réfutées en recourant au texte, comme je l'ai précédemment démontré. Les autres, dont on ne peut pas démontrer qu'elles sont fausses, appartiennent à la catégorie des interprétations plausibles. L'important est ici de noter que Rawls admet deux interprétations plausibles qui attribuent pourtant un sens différent au texte. Rawls estime en effet que ces deux interprétations sont également recevables. Il renonce à trancher entre ces deux interprétations ou à les hiérarchiser. Faut-il y voir un renoncement à l'exigence d'exactitude et à l'espoir de retrouver l'intention originelle de l'auteur ? Il me semble possible de démontrer le contraire. Il faut d'abord noter que si Rawls admet ici deux interprétations différentes, ces deux interprétations ne sont pas exclusives l'une de l'autre. Il se peut très bien que l'intention de Hobbes, lorsqu'il introduit la notion de contrat social, soit une intention complexe. Il est possible que Hobbes attribue au contrat social les deux sens dont Rawls soutient ici qu'ils sont plausibles. De plus, le critère de recevabilité de l'interprétation demeure inchangé : l'exigence de recours au texte est maintenue. Ainsi, si deux interprétations différentes sont admises, c'est que, selon Rawls, le texte admet ces deux interprétations. Rawls souligne en effet souvent la complexité du texte. Il souligne que le texte n'est pas toujours univoque. C'est pour cela que l'interprète est autorisé à admettre une pluralité d'interprétations. Rawls écrit ainsi à propos du Léviathan : These two interpretations are suggestions as to how to understand the social contract. I suggest these interpretations somewhat hesitantly. I am never altogether satisfied that what I say about these books is correct. This is a very large and complicated view, and there are various ways it can be read647. C'est parce que le texte est parfois dense et complexe qu'il n'est pas n'est pas toujours possible de trancher entre deux interprétations. Le texte admet alors une multiplicité de lectures, qui, tout en étant différentes, peuvent cohabiter les unes avec les autres. Il ne 646J. Rawls, (2008), p. 34. 647J. Rawls, (2008), p. 34-35. 392 faut pas y voir, néanmoins, l'abandon de l'exigence d'exactitude. La pratique rawlsienne va au contraire dans le sens inverse. Ainsi, c'est toujours sur un point très précis d'une doctrine que Rawls laisse cohabiter, de manière durable, une pluralité d'interprétations. Cela ne l'empêche pas, à propos de la doctrine prise dans son ensemble, de trancher en faveur d'une interprétation précise. (1.4) Défendre une interprétation globale Rawls s'efforce, concernant la doctrine prise dans son ensemble, de hiérarchiser les interprétations et de défendre scrupuleusement l'interprétation à laquelle il accorde son soutien. Rawls cherche alors à établir que cette interprétation est bien l'interprétation à laquelle il faut adhérer. Il cherche à démontrer qu'il s'agit de l'interprétation la plus raisonnable. Le vecteur de cette démonstration, c'est encore le texte. Dans la pratique rawlsienne, c'est le texte qui permet de hiérarchiser les interprétations et de démontrer qu'une interprétation est préférable à une autre interprétation. Rawls manifeste systématiquement une attention scrupuleuse pour le texte. Cette attention au détail et à la lettre du texte souligne l'attachement continu de Rawls à l'exigence d'exactitude. Sur ce point, les leçons sur Locke font à nouveau figure de modèle. Rawls y confronte deux interprétations, celle de MacPherson et celle de Joshua Cohen et cherche à montrer que la seconde est supérieure à la première. Or, c'est bien le texte qui est l'outil de cette démonstration. Ce que Rawls reproche à l'interprétation de MacPherson, ce n'est pas simplement de conclure à l'incohérence de la doctrine de Locke, c'est principalement de ne pas fonder cette conclusion sur le texte. Rawls écrit : Very little in the text of the Two Treatises supports this contention, so why does MacPherson hold it? The answer may be that he thinks it simply obvious that if those without property were parties to the original compact, they would not, assuming them to be reasonable and rational, consent to the unequal political rights of the class state. Thus he may think Locke must have excluded them as incompetent and incapable of reason648. Rawls estime que l'interprétation de MacPherson est fondée sur l'idée selon laquelle Locke, contrairement à ses engagements égalitaristes initiaux, n'accorde finalement pas à ceux qui sont dénués de propriété le statut de personnes libres et égales, rationnelles et raisonnables. Étant dès lors incapables d'un quelconque consentement, ils n'ont pas voix 648J. Rawls, (2008), p. 139. 393 au chapitre lors du contrat originel. Comme le souligne Rawls, MacPherson tient en effet pour évident qu'aucune personne rationnelle et raisonnable ne consentirait à une distribution inégale des droits politiques et civiques. Dès lors, si Locke pense qu'un système censitaire est légitime, c'est que certains sont exclus de l'accord originel. On pourrait de prime abord accorder à cette interprétation un caractère raisonnable. Elle est loin d'être absurde et elle détient une certaine force explicative. Elle rend en effet intelligible l'acceptation, par Locke, d'une distribution inégale des droits politiques et civiques. Rawls cherche néanmoins à démontrer qu'il faut la rejeter et, qu'à proprement parler, cette interprétation n'est pas raisonnable. Il cherche également à démontrer que l'interprétation à laquelle il se rallie, celle qui est soutenue par Joshua Cohen, est plus raisonnable. Ce qui, chez Rawls, joue comme motif de rejet, c'est encore le recours au texte. Rawls rejette l'interprétation de MacPherson parce qu'il estime que cette interprétation est incapable de se fonder sur le texte. Elle est incapable de mobiliser, dans le texte de Locke lui-même, des indices de confirmation. Tout, dans le texte de Locke, va plutôt dans le sens contraire. Nulle part Locke n'affirme que le statut moral et politique des personnes est conditionné par des critères de propriété. Comme Rawls l'a montré dans les leçons précédentes, l'un des efforts les plus importants de Locke consiste au contraire à définir l'état de nature comme un état de parfaite liberté et d'égalité 649. On saisit ainsi le caractère massif de l'interprétation de MacPherson. Cette interprétation accuse en effet Locke de contredire l'une de ses thèses les plus fondamentales. Or, selon Rawls, cette interprétation a pour seul fondement le sentiment d'évidence de l'interprète et, pour Rawls, ce fondement est insuffisant. Une interprétation ne peut simplement être fondée sur ce qui semble évident à l'interprète. L'interprétation doit être fondée sur le texte. Ainsi, si Rawls défend l'interprétation de Joshua Cohen, c'est parce qu'il estime qu'elle parvient, en s'appuyant sur le texte, à rendre compte de façon satisfaisante des différentes thèses soutenues par Locke. C'est avec Joshua Cohen mais surtout en revenant précisément au texte de Locke que Rawls entend montrer comment Locke peut, tout en considérant les personnes comme libres et égales, rationnelles et raisonnables et en affirmant que seul le consentement fonde un pouvoir légitime, 649Sur ce point, on se reportera notamment à la leçon I, §4.. Rawls y renvoie notamment au § 123 du Second Traité. 394 admettre un système censitaire pour légitime. On peut ainsi démontrer que l'interprétation cohérentiste soutenue par Rawls s'appuie sur une connaissance très précise de la doctrine de Locke. Dans la troisième leçon sur Locke, après avoir posé le problème interne relatif à la doctrine de Locke, Rawls commence à avancer les différents éléments qui lui permettront de soutenir son interprétation cohérentiste. Pour ce faire, il procède à une reconstruction de la conception lockéenne de la propriété. Or, cette reconstruction est extrêmement fouillée. Rawls expose méthodiquement les différents aspects de cette conception, en s'appuyant à la fois sur le quatrième chapitre du Premier Traité (leçon III, §3.) et sur le cinquième chapitre du Second Traité (leçon III, §4.). Sans reprendre cet exposé dans son exhaustivité, j'en mentionnerai quelques aspects importants qui sont, à mon avis, tout à fait représentatifs de la façon de faire de Rawls. Dans le §4. de la leçon III, Rawls, en renvoyant au § 25 du Second Traité, commence par poser que selon Locke, Dieu a donné le monde en commun aux hommes (et non à Adam en particulier, contrairement à ce qu'affirme Filmer) mais qu'il ne faut pas y voir une propriété collective exclusive : chacun, puisque cela est nécessaire pour obéir à la loi de nature qui commande aux hommes de se préserver, a la liberté de s'approprier, par le travail, ce qui est dans la nature. Rawls précise néanmoins que cette appropriation individuelle est, selon Locke, limitée par deux conditions qu'il rappelle en renvoyant précisément là aussi à plusieurs paragraphes du Second Traité. Ceci étant établi, Rawls en renvoyant au § 44 et en le citant même brièvement établit que, selon Locke, ce qui fonde notre capacité à devenir propriétaires des choses, c'est le fait que nous soyons propriétaires de nous-mêmes. Il renvoie ensuite aux paragraphes 40 à 46 afin de reconstruire ce qu'il appelle la théorie lockéenne de la valeur. Il montre ainsi que, selon Locke, l'essentiel de la valeur est produite par le travail. Rawls renvoie précisément au § 41 et en rappelle un exemple frappant : selon Locke, le roi d'un immense territoire en Amérique est moins bien nourri, moins bien logé et moins bien vêtu que n'importe lequel des travailleurs journaliers en Angleterre si la terre sur laquelle il règne n'a pas encore été cultivée par le travail 650. Rawls souligne ainsi que pour Locke, 90 à 99% de la valeur d'une terre provient du travail. Il souligne également que l'enjeu des § 40 à 46 est de démontrer que l'instauration de la propriété de la terre, lorsqu'elle est correctement limitée, est au bénéfice de tous et donc également au 650J. Rawls, (2008), p. 148. 395 bénéfice de ceux qui ne sont pas propriétaires. Rawls consacre la suite de son exposé à la façon dont Locke conçoit l'introduction de l'argent et la transition vers l'autorité politique. Rawls en vient ici à un point qui sera essentiel pour la suite de son exposé. Rawls écrit : In tacitly (without a compact) consenting to the use of money, people “agreed to disproportionate and unequal Possession of the Earth” and did so by “a tacit and voluntary consent” (§ 50)651. Et plus loin : Both property and money come into being before political society and without social compact, and this only by “putting a value on gold and silver and tacitly agreeing in the use of money” (§ 50)652. Si l'on cherche à récapituler rapidement ces divers éléments, on constate que lorsqu'il reconstruit la conception lockéenne de la propriété Rawls mentionne son origine théologique, rappelle que la propriété n'est légitime qu'à certaines conditions, que la propriété des choses se fonde sur la propriété de notre corps, que l'essentiel de la valeur est produite par le travail et que par conséquent, l'instauration de la propriété privée, qui survient avant celle du contrat social, est à l'avantage de tous. Cet exemple suffit à mon avis à démontrer le niveau de précision exigé par Rawls. Estimant que la thèse générale de son interprétation se fonde sur une interprétation de la conception lockéenne de la propriété, il s'efforce de reconstruire cette conception le plus précisément possible, en n'opérant aucune simplification et en n'omettant aucun de ses aspects fondamentaux. De plus, la reconstruction de chaque élément de cette conception s'appuie sur le texte. Pour chaque élément, Rawls renvoie méthodiquement à un ou à plusieurs paragraphes du Second Traité. Parfois, et notamment lorsque le point abordé lui semble particulièrement important dans l'économie de sa propre interprétation, Rawls cite quelques passages décisifs. Ainsi, ce que Rawls dit de Locke, il le dit en se fondant sur le texte et seulement en se fondant sur le texte. Ainsi, si, ponctuellement, lorsqu'il est question d'un point de doctrine isolé, Rawls admet de façon durable une pluralité d'interprétations, il construit et défend une et une seule interprétation lorsqu'il est question du sens global de la doctrine. Rawls défend méthodiquement son interprétation, cherchant à démontrer la supériorité de cette 651J. Rawls, (2008), p. 149. 652J. Rawls, (2008), p. 149. 396 interprétation sur les autres interprétations. Rawls cherche à démontrer que l'interprétation qu'il défend doit être considérée comme l'interprétation la plus raisonnable. Cette défense se fonde sur une pratique du texte. Ce mode de défense démontre à mon avis la constance de l'attachement de Rawls à l'idéal d'exactitude. Rawls, comme il l'affirme lui-même, cherche à savoir ce que dit précisément le texte et à en rendre compte aussi fidèlement que possible. Faut-il dès lors considérer que Rawls parvient effectivement à retrouver le sens originel du texte ? Et comment concilier son attachement à l'exigence d'exactitude avec le statut modeste qu'il accorde aux résultats auxquels il parvient ? Il me semble que, chez Rawls, l'exactitude a finalement le statut d'idéal régulateur. À ce titre, l'herméneutique rawlsienne est comparable à l'épistémologie de Karl Popper. S'il est possible de réfuter une interprétation, et s'il est également possible de démontrer qu'une interprétation est plus raisonnable qu'une autre interprétation, il n'est pas possible de démontrer que l'interprétation qu'on défend doive, de façon définitive, être considérée comme l'unique interprétation valable. (1.5) L'exactitude comme idéal régulateur. Une herméneutique popperienne La pratique rawlsienne indique un attachement continu à l'exigence d'exactitude. Rawls, comme je l'ai précédemment indiqué, cherche continuellement à savoir ce que dit véritablement le texte. La précision de sa pratique textuelle en atteste. Il accorde néanmoins à l'exactitude le statut d'idéal régulateur. Si l'effort pour s'approcher de cet idéal doit toujours être maintenu, malgré la complexité du texte, il faut reconnaître qu'on ne fait que s'approcher de cet idéal sans pouvoir jamais être assuré de l'avoir atteint définitivement. S'il en est ainsi, c'est qu'il est impossible d'être tout à fait certain de détenir la bonne interprétation du texte. On ne peut jamais être assuré de détenir une interprétation qui ne pourra être remise en question. Il n'existe aucune procédure de vérification positive. Une meilleure interprétation peut toujours surgir. L'interprétation que nous soutenons peut être mise en défaut par d'autres parties du texte. Il est impossible de démontrer que notre interprétation est parfaitement exacte. À ce titre, l'herméneutique rawlsienne est comparable à l'épistémologie de Karl Popper. L'interprétation y est l'analogon de l'hypothèse scientifique et le texte l'analogon 397 de l'expérimentation. L'interprétation formule une hypothèse sur le sens du texte, tout comme une théorie scientifique formule une hypothèse sur la cause d'un phénomène naturel. Or, de la même façon qu'une hypothèse scientifique doit être testée, l'interprétation doit être mise à l'épreuve des faits. En ce sens, le recours au texte est l'analogon de l'expérimentation scientifique. En recourant au texte, on teste la validité de l'interprétation qu'on a construite. Or, Popper montre bien, contre la conception classique de l'expérience cruciale, que l'expérimentation ne vérifie ni ne confirme jamais, à proprement parler, une hypothèse. Il écrit : La connaissance, et la connaissance scientifique tout particulièrement, progresse grâce à des anticipations non justifiées (et impossible à justifier), elle devine, elle essaie des solutions, elle forme des conjectures. Celles-ci sont soumises au contrôle de la critique, c'est-à-dire des tentatives de réfutation qui comportent des tests d'une capacité élevée. Elles peuvent survivre à ces tests mais ne sauraient être justifiées de manière positive: il n'est pas possible d'établir avec certitude qu'elles sont vraies 653. Popper démontre que l'expérimentation ne permet jamais de démontrer de façon absolument certaine que l'hypothèse est vraie. Il est en effet tout à fait possible que les observations issues de la réalisation de l'expérimentation soient conformes aux