entre la responsabilité et la folie psychologue libérale détresse et

LE MONDE du 10.2012
par Raphaëlle Bacqué
Illustration
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C’est une de ces tragédies rares que la presse peine souvent à retracer. Parce que s’y mêlent la douleur humaine,
le secret médical et les difficultés de la justice à trancher entre la responsabilité et la folie. Parce qu’elle raconte
la confrontation ordinaire de milieux universitaires, médicaux, "psy", à la dérive mentale d’un jeune homme
devenu meurtrier. Parce que ni les professeurs, ni les soignants, ni les proches, ni les familles ne veulent
témoigner à visage découvert et qu’il faut se contenter d’initiales ou de simples prénoms. Cette histoire s’est
passée à la fin de l’été, le 29 août, en plein Paris.
Le mercredi n’est pas le jour habituel de sa séance. Yvéric G. vient pourtant au moins deux fois par semaine
s’asseoir sur ce fauteuil rouge, dans la petite pièce chaleureuse que sa psychothérapeute a aménagée dans son
appartement pour accueillir ses patients. Mais ce matin-là, il a téléphoné, réclamant de venir en urgence, et elle a
bien voulu le recevoir et a noté dans son agenda un rendez-vous supplémentaire, à midi.
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Depuis qu’elle s’est installée en psychologue libérale, dans cette petite rue tranquille à trois pas de la place de
Clichy, au nord-ouest de Paris, Agnès D. est aux premières loges des malaises de l’époque. C’est une femme
douce et souriante, passionnée par la psychologie qu’elle est venue étudier jusqu’au DESS à la faculté de
Nanterre, dans les années 1980, après une enfance passée dans les tumultes de l’Algérie française puis les
senteurs de lavande de Forcalquier, dans les Alpes-de-Haute-Provence. Elle-même a longtemps suivi une
psychothérapie analytique. Au pied de son immeuble, aucune plaque n’indique son cabinet, mais le bouche-à-
oreille et les médecins généralistes qui la connaissent et l’apprécient ont drainé vers son adresse une quinzaine
de patients.
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Divorces, solitudes, frustrations professionnelles... Agnès D. s’inquiète souvent devant ses proches de ces
hommes et femmes qui ne trouvent plus ni oreille amie, ni cercle familial, ni confessionnal pour épancher leurs
chagrins comme leurs soucis anodins. Elle a noté ce mélange de détresse et de consumérisme qui pousse dans les
cabinets de "psy" des patients réclamant, pour 40 à 50 euros la séance, une écoute bienveillante et, plus encore,
des conseils d’application immédiate.
"J’ai parfois l’impression que certains d’entre eux cherchent un coach plus qu’un thérapeute les accompagnant
dans une recherche sur eux-mêmes", a-t-elle confié à plusieurs reprises à son frère, Bruno. Une amie médecin
généraliste qui lui adresse parfois des patients l’a constaté vingt fois avec elle : "C’est une évolution générale : la
médecine et la psychologie sont désormais perçues comme des prestations de service. Les patients arrivent avec
une liste de quatre ou cinq problèmes à régler et souhaitent sortir avec des solutions rapides, sans toujours
comprendre le travail intellectuel que cela suppose."
Yvéric G. tranche pourtant dans la cohorte habituelle. C’est un beau jeune homme blond de 28 ans, intelligent et
désorienté. Sur sa page Facebook, quelques photos le montrent rieur, cheveux épais et barbe de trois jours, le
regard masqué par des Ray-Ban en miroir. Il est arrivé jusqu’à la psychothérapeute quelques années plus tôt,
lorsqu’il était encore étudiant en licence d’économie, sociologie et sciences politiques à Paris-Dauphine.
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C’est dans cette université prestigieuse qui sélectionne les meilleurs bacheliers et élèves de classe préparatoire,
qu’Agnès D. a assuré, jusqu’à l’automne 2006, une vacation de psychologue – au sein du service de médecine
préventive dont chaque université française est pourvue afin d’offrir aux jeunes gens un suivi médical gratuit,
couvert par le secret. Depuis qu’elle a quitté l’université, c’est dans son cabinet qu’Yvéric G. vient la consulter.
À ses quelques amis, il a conf: "Une psychothérapeute rencontrée à Dauphine m’aide à surmonter mes
difficultés."
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Fils de médecins réputés, ancien élève du lycée Henri-IV, au cœur de Paris, il a d’abord paru destiné à des études
brillantes avant que sa famille et ses plus proches amis ne s’inquiètent de son comportement. À Dauphine, ses
camarades et ses professeurs ont vite remarqué ses absences répétées. Ce n’est pas tant son allure, cheveux longs
et vêtements négligés, qui détonnent au milieu de ces étudiants d’apparence plus convenue. Mais il arrive parfois
au cours de 8 heures en affirmant qu’il a dormi dehors. "Professeurs, étudiants, on ne pouvait pas ne pas voir
qu’Yvéric avait manifestement trop bu et sentait l’alcool", se souvient une de ses anciennes condisciples.
Il fume aussi beaucoup, des cigarettes et souvent du cannabis. Devant ses amis, le jeune homme a évoqué un
"chagrin d’amour", confiant à plusieurs reprises ses envies de suicide. Mais comment comprendre son obsession
des chiffres zéro, un et deux, alignés comme s’il cherchait la clé d’un code informatique, dans des équations
répétitives et insensées ?
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Yvéric G. a pris du retard dans ses études. Redoublé sa licence. Et pour finir, quitté l’université de Dauphine
pour s’inscrire en psychologie à la faculté de Nanterre. Après avoir longtemps vécu à Montigny-sur-Loing
(Seine-et-Marne), il s’est installé rue de Vaugirard, dans le 15e arrondissement de Paris, où il paraît s’être
renfermé.
La plupart de ses camarades ignorent que le jeune homme a été hospitalisé deux mois, quelques semaines après
les examens de rattrapage de la session de septembre 2008, dans une clinique psychiatrique d’Épinay-sur-Seine,
période au cours de laquelle un diagnostic de schizophrénie semble avoir été posé.
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Ils ne savent pas non plus qu’il a de nouveau dû être pris en charge dans une unité psychiatrique hospitalière au
début de l’année 2012. Ni qu’il suit un traitement neuroleptique à base d’aripiprazole, une molécule de la
dernière génération, prescrite pour stabiliser les patients schizophrènes et également utilisée dans le traitement
des épisodes maniaques des troubles bipolaires.
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Agnès D. connaît pour sa part le parcours chaotique de son patient. La mère d’Yvéric a interrogé avec inquiétude
la psychothérapeute. Les psychiatres qui l’ont suivi ont transmis leurs comptes rendus d’hospitalisation,
soulignant un "délire mystique" et un "désir de confrontation paranoïaque", sans évaluer formellement son
éventuelle dangerosité ni une quelconque menace, hormis pour lui-même. Comment pourraient-ils prévoir avec
certitude un possible passage à l’acte ? Selon l’Observatoire national des violences en milieu de santé, les cas
d’agression dans les cabinets en ville sont rarissimes, alors qu’un quart des manifestations de violence envers les
personnels de santé ont eu lieu l’année dernière dans des services de psychiatrie hospitalière.
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Le 29 août, personne dans le petit immeuble de la psychothérapeute ne remarque l’arrivée de l’étudiant,
probablement vers midi, à l’heure où son rendez-vous a été fixé. Ce n’est que vers 14 h 30 que le fils cadet
d’Agnès D. remarque en sortant de sa chambre ce jeune homme qui s’apprête à quitter l’appartement seul, alors
qu’habituellement sa mère raccompagne ses patients jusqu’à l’entrée. Par la porte du cabinet entrouverte, il
aperçoit un corps étendu, les mains liées, la bouche bâillonnée. Une course dans l’escalier. Le patient s’est enfui.
Le fils d’Agnès D. rattrape Yvéric G. dans la rue. Il le maîtrise, l’oblige à remonter avec lui dans l’appartement
de sa mère, au premier étage, et appelle les pompiers. Suivant les instructions des secours en attendant leur
arrivée, le fils tente désespérément un massage cardiaque pour ranimer sa mère. Elle ne sortira pas du coma. La
psychothérapeute va mourir trois jours plus tard, à l’hôpital Saint-Louis. Son frère, Bruno, et son ex-mari,
Norbert, apprendront plus tard que, le soir même de l’agression, un couple de médecins, les parents d’Yvéric G.,
s’est présenté pour s’enquérir de l’état de la victime avant d’être éconduit par l’hôpital.
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Commence maintenant la bataille judiciaire pour établir l’éventuelle responsabilité du jeune homme. Les
policiers qui l’ont interrogé, le soir de l’agression, ont noté que sa déposition, lors de sa première garde à vue,
avait été d’une "grande précision, exprimée dans un langage clair". Jean Reinhart, l’avocat de la famille
d’Agnès D., souligne de son côté qu’Yvéric G. "a pris soin d’arracher, avant de s’enfuir, la page du carnet de
rendez-vous de la psychothérapeute où son nom était inscrit".
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Mais le médecin qui l’a examiné, lors du prolongement de sa garde à vue, a préconisé son placement en unité
psychiatrique à l’hôpital Sainte-Anne. Depuis, le parquet de Paris a ouvert une information judiciaire pour viol,
homicide volontaire sur un professionnel de santé et séquestration, et a délivré un mandat d’amener à l’encontre
d’Yvéric G. afin de s’assurer qu’il n’échappera pas à la justice si l’expertise médicale l’estime à même d’être
entendu.
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Au funérarium du Père-Lachaise, une centaine de personnes sont venues aux obsèques d’Agnès D. Des amis, des
médecins, des voisins et une demi-douzaine de patients de la psychothérapeute. Sa famille avait fait venir de la
lavande de Forcalquier. Sur la porte de son cabinet, une carte indique qu’elle n’assurera plus ses consultations
"pour cause de décès".
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