Les stratégies de compréhension dans le traitement des relations fonctionnelles de base Georges NOIZET* et Monique VI0N** 1. Définition des stratégies Dans la compréhension d'une phrase, les stratégies se définissent comme des procédures de traitement aboutissant à un ensemble d'hypothèses sur les relations entre les éléments constitutifs de cette phrase. L'emploi du terme « ensemble d'hypothèses » ne signifie pas que le locuteur, face à une tâche de compréhension, se trouve en situation de résolution de problème. Il veut dire que le locuteur construit une « représentation» (une «organisation potentielle» selon l'expression de Bever, Garrett et Hurtig, 1973) et que cette représentation s'inscrit dans une boucle de régulation analogue à celle proposée par Halle et Stevens (1964) dans leur modèle d'analyse par synthèse. Cet ensemble d'hypothèses traduit la signification que le locuteur donne à la phrase en pensant quelque chose de ce qu'il entend ou lit, autrement dit en associant un cogitatum à un locutum (l'idée d'association exprime la dimension relationnelle de la notion de signification appliquée à un objet linguistique)1. Donner une signification à une phrase s'effectue, de ce fait, dans un contexte à la fois situationnel et cognitif. Il découle de la perspective précédente qu'il n'y a pas lieu de parler de stratégies sémantiques pour opposer de telles stratégies à des stratégies d'un autre type. C'est Bever (1970), comme chacun sait, qui nous a appris à aborder l'étude du processus de compréhension en termes dc stratégies. Sous le nom de « stratégies perceptives », il décrit des procédures de traitement - par exemple des stratégies de segmentation ou stratégies d'étiquetage - qui rendent compte de la manière dont le locuteur traite l'information contenue dans le signal pour dégager les relations qui unissent les termes de l'énoncé. Ainsi parle-t-il d'une stratégie sémantique (ibid., p.296) qui utilise les contraintes sur les relations unissant, au plan de la signification, les lexèmes de l'énoncé, par exemple « homme », « mange » et « gâteau » dans la phrase « L'homme mange le gâteau ». La manière dont Bever caractérise cette stratégie et les exemples qu'il prend montrent qu'elle peut, tout aussi bien, être qualifiée de lexicale. Si nous préférons ne pas parler de stratégies sémantiques, c'est que toute stratégie de compréhension est à finalité sémantique, puisqu'elle a pour objectif de donner une signification à un énoncé. Or ce qui est intéressant pour le psycholinguiste dans l'étude des stratégies, c'est moins de définir leur objectif que dc distinguer les divers moyens (procédures) par lesquels cet objectif peut être atteint. Il convient par ailleurs de distinguer strategies et mécanismes, même si la frontière est délicate à établir, sans doute parce qu'il s'agit d'un de ces changements qualitatifs dont il est toujours possible de prétendre soit qu'ils renvoient à une différence de degré, soit qu'ils renvoient à une différence de nature. Un exemple aidera à comprendre. Quand, dans des tâches d'identification visuelle de mots, on oppose un traitement en série des unités (quelle que soit la définition de ces unités: par ex. lettres ou groupes de lettres), et un traitement en parallèle, on se situe au niveau des mécanismes. Dans ce cas, ce sont les contraintes du système qui sont dominantes. La manière dont le sujet fonctionne dépend des conditions de stimulation (par exemple de l'écartement spatial des unités), mais, à conditions identiques, le fonctionnement est le même. Il est clair, par * Laboratoire de psychologie expérimentale, université René Descartes et Ecole pratique des hautes etudes 3 section, associé au CNRS, 28, rue Serpente, 75006, Paris. ** Laboratoire de psychologie expérimentale, département de psychologie, université de Provence, associé au CNRS, 29, avenue Robert Schuman, 13621, Aix-en-Provence. 1 La signification que le locuteur donne à la phrase n'est pas nécessairement complète. Elle peut être partielle et ne concerner que certains éléments, pat exemple ceux qu'il suffit de traiter pour fournir une réponse dans la tâche qui est proposée. Dans cc dernier cas, une stratégie locale peut se révéler suffisante. Il ressort par ailleurs de cc qui vient d'être dit qu'il ne nous paraît pas pertinent, dans une approche psycholinguistique, de reprendre la distinction établie par certains linguistes, comme Prieto, entre sens et signification. Tout énoncé étant toujours reçu dans un contexte particulier, la signification n'a pas de réalité psychologique indépendamment du sens. ailleurs, que plusieurs mécanismes - en particulier ceux dont nous venons de prendre l'exemple - peuvent coexister et interagir. Prenons, a contrario, l'exemple d'un locuteur qui traite ou ne traite pas une part (ou la totalité) de l'information syntaxique que contient un énoncé. Suivant le ca, il développe telle ou telle stratégie parmi les stratégies possibles. Pour parler de stratégies, il faut donc supposer une pluralité de procédures de traitement dont dispose le locuteur et entre lesquelles le choix est opéré. Or ce que l'étude génétique met en évidence, ce sont bien des émergences et des changements de stratégies (et non pas de mécanismes). Bien entendu, le terme de choix n'a pas dans notre esprit d'autre sens que celui qu'on lui donne en psychologie animale lorsqu'on parle d'expériences de choix. Il est clair, par ailleurs, que le degré de disponibilité visà-vis de telle ou telle stratégie dépend à la fois de l'âge (plus précisément, de ce à quoi la variable âge renvoie) et de la tâche. 2. Classification des stratégies Au vu des résultats d'observations et d'expériences sur la compréhension des phrases, deux descripteurs sont susceptibles d'être utilisés pour aboutir à une classification des stratégies. Le premier descripteur est le type d'information traitée par le locuteur. Il permet d'opposer d'abord des stratégies lexico-pragmatiques et des stratégies syntaxiques. Dans les strategies lexico-pragmatiques pures2, le locuteur traite l'énoncé comme une séquence réduite à ses lexèmes (par référence à une opposition entre unités lexicales ou lexèmes et unités grammaticales ou morphèmes). Les lexèmes évoquent, au sens le plus général du terme, une connaissance de l'univers à partir de laquelle des inférences sont faites qui permettent de donner une signification à l'énoncé. Ces stratégies supposent au minimum la capacité d'identifier les lexèmes dans la chaîne parlée ou écrite et de les traiter comme des unités porteuses de signification. Les stratégies syntaxiques se définissent par le traitement d'indices considérés comme fournissant exclusivement une information sur les relations fonctionnelles de base. Parmi les stratégies syntaxiques, on distingue des stratégies positionnelles et des stratégies formelles. Les stratégies positionnelles consistent, par exemple, à donner un caractère de pertinence syntaxique à l'ordre de succession des lexèmes dans la chaîne parlée ou écrite3. Ainsi, devant deux noms (plus généralement deux syntagmes nominaux) en succession immédiate ou non, le locuteur fera systématiquement l'hypothèse que le fait d'occuper la première position est l'indice que le rôle joué est celui d'actant et que le fait d'occuper la seconde est l'indice que le rôle joué est celui de patient4. Les stratégies positionnelles supposent au moins, outre la capacité d'identifier les lexèmes, la capacité d'opérer une partition des lexèmes (par ex. noms et verbes). Quant aux stratégies formelles, dites aussi morphosyntaxiques, elles se fondent sur le traitement de marques morphologiques et syntaxiques spécifiques. Ces marques - dont la diversité intra-langues et interlangues est considérable - non seulement indiquent les rôles des éléments de l'énoncé, mais en spécifient les conditions d'exercice. Elles débordent donc le champ de ce que Bronckart (1977) appelle prédication pour couvrir celui de l'énonciation, de la détermination, de la thématisation et de la discursion. Les informations 2 L'un d'entre nous (Noizet, 1977) a qualifié ces stratégies de « sémanrico-pragmatiques s, en indiquant qu'il est empiriquement difficile de distinguer dans les réponses du locuteur la part qui revient à la connaissance linguistique des traits lexicaux et celle qui revient à la connaissance extra-linguistique dc l'univers. De son cote, Bronckart (1977, p.286) parle de « stratégie pragmatique » en précisant qu'elle « consiste à attribuer les rôles en se servant des caractéristiques sémantiques que l'on peut déceler dans chaque lexème ». L'analyse psycholinguistique de la procédure de traitement nous fait préférer maintenant l'expression de lexicopragmatique. 3 Les stratégies d'ordre ne sont pas les seules stratégies positionnelles. Ainsi la stratégie de proximité, qui, comme on le verra plus loin, se manifeste lors du traitement de séquenes NNV, ou encore dans le traitement de la coréférence, est une stratégie positionnelle qui n'est pas une stratégie d'ordre. 4 Bien que Tesnière (1969) appelle actants l'ensemble des participants au procès exprimé par le verbe et caractérise les verbes par le nombre d'actants qu'ils peuvent avoir, nous préférons le terme d'actant à celui d'agent pour désigner l'auteur de l'action (le prime actant selon Tesnière). A l'opposition actant/patient pour les êtres animés correspond l'opposition instrument/agi pour les êtres inanimés. véhiculées par les marques syntaxiques peuvent recéler une part d'ambiguïté (dont la psycholinguistique a fait son profit expérimental). Toutefois, dans la majorité des cas, elles permettent de définir, sinon une interprétation exhaustivement correcte de l'énoncé (ce qui, cognitivement parlant, n'a pas de sens si on se réfère aux définitions que nous avons données plus haut), du moins une classe d'interprétations incorrectes. Le deuxième descripteur, qui, par le progrès des études expérimentales, pourrait un jour permettre une classification des stratégies, est la nature du traitement effectué par le locuteur. Les expériences menées sur la compréhension de phrases comportant un enchâssement ont montré qu'il était pertinent de faire l'hypothèse de deux ordres de traitement des unités qui constituent une phrase: l'ordre de traitement qui correspond à l'ordre d'apparition en surface des unités à traiter et l'ordre de traitement qui exprime les caractéristiques du fonctionnement cognitif du sujet. Le premier fait que, dans une tâche de restitution des noyaux de phrases doublement enchâssées par relativisation, le locuteur traite préférentiellement les noyaux continus en surface, quel que soit leur statut grammatical et que, à égalité du critère de continuité, il les traite dans leur ordre d'apparition. Le second fait que 1e locuteur cherche à traiter d'abord le noyau qui est la matrice, donc le pivot dc la phrase (Noizet, 1980a, chapitre X). Suivant les phrases, la distance des deux ordres est plus ou moins grande (elle peut être nulle). Suivant la tâche, la contrainte qu'exerce l'ordre de surface est plus ou moins forte. Dans cette perspective, les stratégies se distinguent par le degré de leur dépendance vis-à-vis de certaines règles de fonctionnement5. Parmi celles-ci, l'un d'entre nous (Noizet, 1980a, 223-224) a suggéré d'opposer des règles opératoires et des règles séquentielles. Les règles opératoires expriment les propriétés des opérations effectuées par le locuteur. Ainsi, dans une opération de modification (par ex. modification d'une matrice par une constituante grâce à un opérateur de causalité ou par relativisation) le premier terme de l'opération (l'élément modifié) est normalement traité avant le second (l'élément modificateur), mais l'application de la règle dépend de la nature de l'élément modifié (structure ou élément d'une structure). Les règles séquentielles, pour leur part, expriment les propriétés du système de traitement. Par exemple, le système tolère mal l'interruption d'un traitement et, en cas d'itération, ne la tolère plus du tout. Une stratégie fondée sur l'application d'une règle séquentielle consistera dc ce fait, quand la nature de la tâche permettra de l'utiliser, à traiter d'abord les unités continues en surface. 3. Déterminants du choix des stratégies Le problème du choix des stratégies est à distinguer de celui de leur émergence. Le second problème est central dans une psycholinguistique de l'enfant: nous y consacrerons la fin de notre exposé. Pour qu'il y ait choix (nous avons précisé antérieurement dans quel sens nous prenions le mot choix), il est nécessaire que le locuteur dispose d'une pluralité de stratégies. A supposer que cette condition soit remplie, encore faut-il que les caractéristiques de l'énoncé soient telles qu'il fournisse simultanément au locuteur des informations de plusieurs types. S'il en est ainsi, nous faisons l'hypothèse que, parmi les stratégies applicables pour aboutir à l'interprétation de l'énoncé, une sélection est opérée, si bien qu'une stratégie se trouve utilisée préférentiellement aux autres. Il en résulte que les stratégies applicables se hiérarchisent et que l'une d'entre elles se trouve dominante. Mais cette hiérarchisation n'a pas de portée générale: elle dépend non seulement des caractéristiques de l'énoncé, mais du contexte situationnel, dc la tâche, voire des conditions de la réception. Le problème du choix se précise ainsi comme celui de la recherche des déterminants de la stratégie dominante. On notera que cette question, si elle concerne, sans aucun doute, la psycholinguistique de l'adulte, est égaleinept du ressort d'une psycholinguistique de l'enfant. Les déterminants de la stratégie dominante n'ont sans doute pas le même poids aux diverses étapes du développement. Il s'ensuit que le degré de dépendance du locuteur vis-à-vis de telle ou telle stratégie est susceptible de variation avec l'âge. Il est donc important de préciser comment les déterminants des stratégies s'articulent avec des variables comme le niveau opératoire ou le niveau de compétence linguistique. Les stratégies sont d'abord dépendantes du type d'indices disponibles et de leur prégnance respective. Comme nous le montrerons plus loin, la mani pulation des indices a constitué le paradigme par excellence 5 La question - essentielle - du degré de spécificité des règles de fonctionnement n'est pas abordée dans ce texte. de la psycholinguistique expérimentale. C'est ainsi que des phrases dites renversables ne fournissent pas au locuteur les informations lexicales susceptibles de provoquer des interprétations pragmatiques et que des phrases où un verbe transitif actif est suivi d'un objet direct ne mettent pas à sa disposition, dans des langues non flexionnelles, des indices morphosyntaxiques (voir, sur ce point, le chapitre 1). Ces stratégies sont, en âccond lieu, dépendantes de la tâche. Sur ce point les comparaisons n'ont pas encore été poussées assez loin et demeurent en tout état de cause limitées parce que toutes les tâches expérimentales ne sont pas applicables à tous les âges (mime de l'action, répétition avec ou sans délai, vérification sur une image, restitution des noyaux, paraphrase, etc.). Les discussions ouvertes dans ce même ouvrage à propos de la fréquence d'apparition de la stratégie de non-changement de rôle montrent toutefois de manière déjà claire la dépendance des stratégies vis-à-vis de la tâche. Les stratégies dépendent ensuite de la complexité syntaxique des phrases. Cette dernière peut faire l'objet d'une définition opérationnelle se concrétisant dans un certain nombre d'indices (Piolat, 1977). Elles dépendent enfin de la complexité (proprement) cognitive des opérations exigées du sujet. C'est ainsi que l'un de nous (Vion, 1978a) a montré que, toutes choses égales par ailleurs, la compréhension de phrases comportant un marqueur de relation spatiale présente une évolution génétique différente selon que le marqueur introduit entre les objets une relation symétrique ou antisymétrique. 4. La mise en évidence de la diversité des stratégies Il est hors de doute qu'une des tâches d'une psycholinguistique de l'enfant est de repérer le moment et les conditions d'émergence des stratégies. Paradoxalement, les premiers travaux expérimentaux, qui avaient pour objet l'étude de l'acquisition, par l'enfant, de la compétence syntaxique, ont d'abord apporté la preuve de l'existence de stratégies autres que morphosyntaxiques (Slobin, 1966). Etudiant la compréhension de phrases passives à l'aide d'une tâche de mime, Sinclair et Ferreiro (1970) constatent des différences de performance selon que, dans la situation évoquée par la phrase6, les personnages ou objets désignés par les lexèmes nominaux sont, entre autres différences, substituables (La fille est suivie par le garçon) ou non substituables (Le bâton est cassé par le garçon) (tab. 9). Tableau 9: Pourcentages d'énoncés passifs correctement interprétés (d'après Sinclair et Ferreiro, 1970) Age 4;0 5;0 6;0 7;0 Phrases non renversables (casser, par ex.) 94 95,3 98,7 100, Phrases renversables (suivre, par ex.) 45 52,7 72,5 77 Beaudemoulin et Bruschi (1975) sur des enfants normaux d'une part, Paour (1975) sur des enfants déficients mentaux d'autre part, utilisant la même épreuve, trouvent des résultats en totale compatibilité avec les précédents (tab. 10). 6 Nous avons utilisé, dans la partie précédente, l'expression « phrase renversable » . Elle constitue un raccourci. Une « phrase renversable » évoque une situation où les personnages sont substituables les uns aux autres, si bien que, dans la phrase, les syntagmes nominaux peuvent &re permutés sans que la situation évoquée devienne improbable ou impossible. Dans le cas de « phrases non renversables s, la permutation des syntagmes nominaux aboutit I un énoncé que nous qualifierons plus loin d'«antipragmatique». Tableau 10: Pourcentages d'énoncés passifs correctement compris: enfants normaux (d'après Beaudemoulin et Bruschi, 1975) et enfants déficients (d'après Paour, 1975) Age Phrases non renversables (casser.) Phrases renversables (pousser) enfants normaux 4;6 5;6 6;6 100 35 100 40 100 60 enfants déficients âge chronologique : 9 ;6 âge mental: 6 ;6 97 45 Les pourcentages des tableaux 9 et 10 indiquent que, lorsqu'ils doivent mimer des énoncés non renversables, les enfants produisent tous des actions compatibles avec les énoncés passifs proposés, alors que les énoncés renversables sont mimés (surtout par les plus jeunes) en inversant l'action indiquée. Ces résultats montrent donc que l'information apportée par les) lexèmes nominaux et verbaux peut suffire pour interpréter correctement certains énoncés. Le décalage des pourcentages selon que l'énoncé est ou non renversable est une indication (mais non une mesure) de la place prise, dans l'activité de compréhension, par des stratégies lexico-pragmatiques. Mais les résultats précédents apportent une autre indication, non moins importante. Lorsque l'information apportée par les lexèmes ne suffit pas pour parvenir à une interprétation correcte de la phrase, les enfants décodent alors les énoncés sans tenir compte de l'inversion actant/agi signalée par les marques morphosyntaxiques de la transformation passive, donc en suivant l'ordre syntagmatique de l'énoncé. Ils appliquent par conséquent une stratégie positionnelle, dont l'existence est ainsi prouvée de manière indirecte. L'ordre croissant avec l'âge des pourcentages de réussite sur les phrases renversables montre que la prise en compte des indices morphosyntaxiques succède progressivement à la prise en compte d'autres indices (et non à une réponse donnée au hasard). Selon d'autres travaux portant également sur la transformation passive (Bronckart, 1979), la stratégie positionnelle, appliquée de manière absolue entre 3 ;6 et 4 ;6, entre ensuite en conflit avec les stratégies morphosyntaxiques pour n'être définitivement supplantée qu'à partir de 6 ans. 5. Etude génétique du traitement des séquences Sinclair et Bronckart (1972) ont entrepris un étude systématique du rôle joué par les caractéristiques lexico-pragmatiques et les indices de position en demandant à des enfants de construire, par l'intermédiaire d'une action mimée, une interprétation de triplets de mots. De telles séquences, par définition, ne comportent aucun indice morphosyntaxique: ce ne sont pas des phrases. En utilisant des triplets comportant un lexème verbal (V) et deux lexèmes nominaux (N) permutables (par ex. garçon, fille, pousser), qui ne font donc intervenir que des indices relatifs à la position respective des lexèmes dans la séquence (NVN, NNV, VNN), ils ont observé plusieurs étapes dans la prise en compte de cette information, étapes correspondant à trois « hypothèses positionnelles ». Avant 5 ans, l'interprétation dominante consiste à attribuer le rôle d'actant au nom le plus proche du verbe (le deuxième par conséquent dans les séquences NNV). De 5 à 6 ans, c'est au contraire le rôle de patient qui est attribué au nom le plus proche du verbe (le premier par conséquent dans les séquences VNN). A partir de 6 ans, le premier nom reçoit systématiquement le rôle d'actant et le second de patient, quelle que soit la position du verbe (cette interprétation apparaît d'ailleurs dès 3 ;6 sur les séquences NVN)7. Ces observations montrent que la définition des strategies positionnelles doit être nuancée: dans certains cas elles consistent à tenir compte de la position des éléments considérés par rapport à un élément de reference et se présentent comme des stratégies de proximité, dans d'autres cas elles consistent à prendre en compte la position relative des éléments considérés et apparaissent comme des stratégies d'ordre. 7 Des observations très proches ont pu être faites sur des tâches de production, par exemple par Kail et Ségui (1978) qui demandent à des enfants de construire un énoncé à partir d'un triplet de lexèmes. Il convient toutefois de ne pas majorer la différence entre tâches quand il s'agit de traitement de séquences. La tâche proposée par Sinclair et Bronckart et qui pourrait à certains égards être considérée comme une tâche de compréhension suppose, à notre sens, que l'enfant ait construit une structure de la séquence par attribution de rôles aux lexèmes nominaux, ce qui constitue une des phases d'un processus de production. Lorsque, dans les séquences, on' met cette fois en concurrence les indices de position avec une information différenciée selon les lexèmes nominaux (boîte, garçon, ouvrir), on observe une tendance générale de la part des enfants à interpréter comme actant le nom animé présenté dans la séquence. Pour les séquences NVN, deux cas sont à considérer: si le nom animé est en tête, les caractéristiques pragmatiques et positionnelles se conjugent pour aboutir à la même interprétation; si au contraire le nom non animé est en tête, les deux contraintes jouent de façon opposée. On note que les indications fournies par l'ordre syntagmatique jouent, malgré l'impact des informations lexicales, un rôle de plus en plus important : il apparaît, sur la figure 1-2, que la courbe correspondant à cette interprétation (nom non animé en tête choisi comme actant) est positivement accélérée tandis que celle correspondant à l'autre interprétation est négativement accélérée. Certains ont pu voir dans ce comportement «une sorte de "surgénéralisation" de l'ordre fondamental de la langue maternelle,» (Bronckart, 1977, p. 288). Les résultats les plus précieux obtenus sur des séquences dont les lexèmes nominaux apportent une information différenciée (animé/non-animé) nous semblent toutefois être observés dans les séquences NNV et VNN, où le verbe est extraposé, et ceci pour deux raisons. La première est que ce type de séquence constitue la situation la plus favorable pour distinguer l'utilisation d'indices fondés sur l'ordre ou sur la position des lexèmes. La seconde raison est que l'ordre canonique sujet nominal + verbe+ objet est peu attesté dans le français parlé, une fois mise à part la pratique scolaire. En revanche, nombreuses sont les observations où, grâce à un système de reprise nom-pronom, varient la position et la fonction syntaxique des syntagmes nominaux remplissant les rôles d'actant ou d'agi. Ainsi dans « Elle mange la pomme, la fille », la fille est devenu un élément « hors syntaxe » qui peut occuper différentes places dans la séquence (par ex. « La fille, elle mange la pomme »). Le tableau il donne une idée de la gamme des possibilités permises par ce procédé et qui ouvrent un champ intéressant à l'expérimentation psycholinguistique (voir, sur ce point, le chapitre 3). Les principaux résultats obtenus sur ce type de séquences sont que, dans les séquences VNN, les informations lexicales susceptibles de provoquer des interprétations pragmatiques dominent pratiquement toujours. Dans les séquences NNV, ces informations restent dominantes, mais on obtient, à tous les âges et à 6 ;5 encore, pour les séquences NaNàV (a pour animé, â pour non animé) (fig. 3-1) quelques interprétations Tableau 11: Permutations syntagmatiques permises par la reprise nom-pronom en français V Nact Nagi V N4gi Nact Nact V Nagi Na,gi V Nad Nact Na,gi V Nagi Nad V il le mange, k garçon, le gâteau il le mange, le gâteau, le garçon le garçon, il le mange, le gâteau le gâteau, il le mange, le garçon le garçon, le gâteau, il le mange le gâteau, le garçon, il le mange Nad: syntagme nominal désignant l'actant (animé) Nagi: syntagme nominal désignant l'agi (non animé) antipragmatiques qui ne peuvent résulter que du choix du nom le plus près du verbe comme actant (stratégie fondée sur la proximité). Pour les séquences NâNaV (fig. 3-2), on note des interprétations antipragmatiques résultant du choix du premier nom comme actant (stratégie fondée sur l'ordre), qui disparaissent à 4;5 (Sinclair et Bronckart, 1972). Jakubowicz et Segui (1980), de leur côté, utilisant des triplets dont les lexèmes nominaux sont l'un et l'autre animés, retrouvent la stratégie d'ordre. Introduisant en plus des triplets avec se (fille, se battre, garçon), ils obtiennent dès 3 ;4 une grande majorité de réponses (plus dc 80%) prenant en considération la présence du pronom se et conduisant au mime d'une action réciproque. Ce type de réponse associant aux deux noms d'un triplet une même fonction a été notée dans d'autres expériences (Kail et Segui, 1978), mais la nature de la stratégie sous-jacente (lexicale ou morphosyntaxique) n'est pas évidente. Jakubowicz et Segui (1980, p. 73) estiment toutefois que cette stratégie « est fortement conditionnée par les caractéristiques lexicales du verbe ». 6. Etude génétique du traitement des phrases simples L'étude génétique du traitement des séquences ayant démontré l'utilisation respective des caractéristiques lexicales et de la position des lexèmes, il était important d'observer en quoi le traitement éventuel d'indices morphosyntaxiques pouvait modifier les stratégies de traitement. Pour ce faire, il convenait d'en venir à l'étude du traitement de phrases dont la structure corresponde aux trois types de séquences (NVN, VNN, NNV) que nous venons d'examiner. Segui et Léveillé (1977) ont étudié auprès d'enfants de 3 à 10 ans l'influence relative de différents indices. Ils ont fait porter leur recherche essentiellement sur des phrases simples et complexes de séquences NVN (actives: SN+V+SN; passives: SN+est+PP+par+SN; relatives: SN+qui+V+SN, SN+que+SN+V et SN+que+V+SN) en croisant la variable structure syntaxique avec la variable caractéristiques lexicales des lexèmes nominaux. Ils observent, d'une part, que les énoncés non renversabIcs sont toujours mieux compris que les énoncés renversables du même type et, d'autre part, que la compréhension chez les enfants les plus jeunes est très influencée par les relations d'ordre entre les syntagmes, les autres indices syntaxiques étant pris en considération plus tardivement. Bronckart (1979) a fait porter sa recherche sur divers types de phrases: actives et passives (ordre NVN), thématisées ( C'est le garçon que la fille pousse»: ordre NNV), participiales (En poussant le garçon la fille avance: ordre VNNV). Il montre que, sur les phrases rehversablcs, on assiste d'abord à la mise en place de stratégies positionnelles, puis à la mise en place d'une stratégie morphosyntaxique, coïncidant avec la « bonne » compréhension de la phrase : dès 4 ans pour les actives, entre 5 et 7 ans pour les passives, entre 7 et 8 ans pour les participiales, entre 9 et li ans pour les thématisées. Pour cerner le rôle, face à des indices morphosyntaxiques, des caractéristiques lexicales induisant des interprétations pragmatiques et celui de la position des lexèmes nominaux, l'un d'entre nous (Vion, 1978a et 1980) a présenté à des enfants des phrases simples comportant un syntagme prépositionnel ( Le chien va sous la chaise »). Les phrases ont un thème unique: la description d'une mise en relation spatiale (les marques utilisées sont dans, sur, sous, près de, loin de). Elles présentent la caractéristique syntaxique constante de comporter une modification de lieu: prep+SN. Les phrases correspondant aux séquences avec extraposition du verbe (NNV et VNN) comportent un verbe avec sujet pronominal (elle va), le syntagme nominal désignant l'actant étant mis «hors syntaxe ». Les phrases NNV comportent de plus un clivage (c'est... que) qui met en relief le modificateur de lieu. Chaque phrase comporte un nom désignant un objet mobile et un nom désignant un objet non mobile, ce qui permet de construire deux lots de phrases (tab. 12): les unes font référence à des situations correspondant à des expériences possibles dans la vie réelle (phrases pragrnatiquement conformes, ou à contenu pragmatique, ou encore, plus rapidement, phrases pragmatiques), les autres non (phrases antipragniatiques). Ces phrases ont été proposées à des enfants de 3 à 5 ans dans une tâche de mime. Notons d'abord qu'aux âges considérés, la majorité des enfants a toujours correctement attribué le rôle d'actant, que les phrases aient un contenu pragmatique ou un contenu antipragmatique, avec cependant quelques décalages significatifs. Effectuons ensuite, sur les figure 1 à 3 qui ont été construites à partir des données de Vion (1978 et 1980) et de Sinclair et Bronckart (1972), une comparaison des réponses dans le cas de phrases avec un syntagme prépositionnel et dans celui de triplets de lexèmes. Les principales constatations s'ordonnent comme suit. Pour les phrases pragmatiques, les résultats trouvés sont analogues à ceux obtenus sur les triplets, mais quantitativement supérieurs à ce qui était l'interprétation dominante du triplet: le nom désignant un objet mobile est pris comme actant (BRP: bonne réponse pragmatique) quelle que soit sa position dans la phrase. L'interprétation non dominante (MRP: mauvaise réponse pragmatique) qui prend l'autre nom pour actant n'est pas plus représentée dans le cas des phrases que dans celui des triplets. La différence quantitative sur l'interprétation dominante montre que les enfants, dès 3 ans, peuvent prendre en compte des indices syntaxiques présents dans les seules phrases (en l'occurrence la marque du syntagme prépositionnel) et traiter ces dernières comme des organisations. Autrement dit, le fait de traiter les phrases comme des organisations facilite la découverte de l'actant qui est dans ce cas mobile. Pour les phrases antipragmatiques, on retrouve au départ le même niveau de performance pour l'interprétation qui était dominante dans le triplet ce qui revient à donner une interprétation incorrecte en se fondant uniquement sur des indices pragmatiques (MRA: mauvaise réponse antipragmatique). Cette interprétation diminue avec l'âge sur les phrases VNN (fig. 2) et NVN (fig. 1), mais se maintient sur les phrases NNV (fig. 3). En revanche, celle qui était mineure sur le triplet devient progressivement et très vite dominante; elle consiste à fournir l'interprétation correcte en prenant en compte des aspects autres que lexico-pragmatiques (BRA: bonnes réponses antipragmatiques). C'est ainsi qu'on obtient des réponses «antipragmatiques» à partir de 3 ans. Dans les phrases où le premier nom désigne un objet non mobile (phrase des classes 6, 8 et 10 du tab. 12), des indices positionnels du type ordre des lexèmes ont pu être retenus (puisque l'actant est toujours en première position dans la séquence) si bien que l'utilisation d'autres indices aussi bien syntaxiques que positionnels, si elle n'est pas exclue, ne peut pas être démontrée. Au contraire, dans les phrases où le premier nom est mobile (phrases des classes 7 et 9 désignées comme antipragmatiques sur les fig. 2-1 et 3-1), ni des indices de type ordre (puisque le nom désignant l'actant est en fin phrase), ni des indices de proximité (puisque le nom désignant l'actant n'est pas toujours près du verbe) n'ont pu être pris en compte. En revanche, on peut penser qu'a été reconnu, dans l'organisation syntagmatique prép+SN, un procédé particulièrement prégnant de mise en relation du SN circonstanciel avec le reste de l'énoncé, ce qui exclut pour lui le rôle d'actant. Il s'agit donc incontestablement de la manifestation d'une stratégie morphosyntaxique. Dès qu'une stratégie syntaxique, par conséquent, émerge, qu'il s'agisse d'une stratégie positionnelle (l'ordre, par ex.) ou morphosyntaxique (prép+SN, par ex.), elle prend le pas sur les stratégies lexicopragmatiques. Or les résultats recueillis sur les phrases antipragniatiques montrent que ces stratégies syntaxiques se manifestent dès 3 ans. Cela ne signifie pas que les stratégies lexico-pragmatiques sont alors éliminées, mais qu'elles se trouvent réduites à un rôle d'appoint. Comme l'écrit l'un d'entre nous (Noizet, 1980a, p.1 39), ((les stratégies lexico-pragmatiques accroissent l'efficacité des stratégies syntaxiques, et parfois de manière importante [...], mais il n'existe pas de preuve qu'elles puissent s'y substituer. S'il en allait autrement, c'est la notion même de règle de grammaire [...] qui se trouverait remise en cause ». Ajoutons que ce rôle d'appoint, les stratégies lexio-pragmatiques ne le jouent d'ailleurs que dans des cas favorables, autrement dit dans les cas où elles agissent dans le même sens que les stratégies syntaxiques. 7. Conclusion Notre première conclusion est qu'il est capital, pour une psycholinguistique de l'enfant, de repérer le moment d'émergence et d'apprécier le degré de prégnance des diverses stratégies de compréhension utilisables dans le traitement des relations fonctionnelles de base. Pour ce faire, il convient d'utiliser un matériel construit selon des plans factoriels permettant de réaliser des expériences cruciales (en définissant et en croisant des facteurs expérimentaux tels que caractéristiques lexicales des syntagmes nominaux, ordre des syntagmes constituants, etc.). Pour l'instant, l'investigation a surtout porté sur les phrases simples. Mais il est évident que les relations fonctionnelles de base ne se réduisent pas aux relations intranucléaires. Dans les phrases complexes, qui résultent d'opérations entre des phrases simples, des relations fonctionnelles de base internucléaires s'ajoutent aux relations fonctionnelles de base intranucléaires (Bastien et Noizet, 1976). Les nombreuses expériences effectuées sur les phrases comportant une subordonnée relative sont réinterprétables dans cette perspective. Nous observons, en second lieu, que les données dont nous disposons pour l'instant montrent que le moment d'émergence et le degré de prégnance des stratégies sont liés à la nature (et par conséquent à la difficulté) de la tâche. Pour ne prendre qu'un exemple, les stratégies positionnelles ne sont, sur les phrases passives, supplantées par des stratégies formelles (prenant en compte des marqueurs morphosyntaxiques) qu'à partir de 6 ans alors que sur des phrases comportant des marqueurs de relations spatiales (particulièrement des marqueurs antisymétriques) les stratégies formelles sont dominantes dès 4 ans. Le lien entre tâche et stratégie doit certes rester présent à l'esprit pour éviter toute généralisation hâtive. Mais il ne serait pas suffisant de se limiter à énoncer une telle recommandation. La nature du lien entre tâche et stratégie doit être aussi élucidée. Une troisième conclusion nous ramènera au problème de la classification des stratégies pour proposer deux éléments de réflexion. Il est clair d'abord qu'un étiquetage des stratégies ne constitue pas une caractérisation. La stratégie dite des NVN adjacents, par exemple, est sans doute une stratégie positionnelle fondée sur l'ordre. Mais elle n'est pas la seule de ce type et il convient de la spécifier par rapport aux autres (par exemple, par rapport à la stratégie dite circulaire observée chez des aphasiques). Qu'en est-il de la stratégie dite du non-changement de rôle? Est-ce une stratégie lexicale? Est-elle uniquement lexicale? L'autre élément de réflexion concerne les exigences d'un modèle du sujet. Qualifier une stratégie de positionnelle n'est pas dire comment le locuteur fonctionne pour recueillir et traiter l'information. Les deux critères que nous avons proposés pour classer les strate gies apparaissent alors complémentaires. Une fois une stratégie caractérisée par le type d'information qu'elle prend en compte, reste â découvrir les procédures et sous-procédures par lesquelles elle aboutit à une interprétation de l'énoncé.