Les dysrégulations cortico-sous-corticales : syndromes « hypolimbiques » M. BENOIT (1), F. ASKENAZY (2), Ph. ROBERT (3) INTRODUCTION La complexité du système limbique et de ses nombreuses interrelations avec les autres structures corticales et sous-corticales ne permet pas facilement d’isoler des syndromes très spécifiques. Les modèles lésionnels ont longtemps été les seuls opérants pour démontrer le rôle des circuits cortico-sous-cortico-limbiques dans la régulation des émotions, de l’action volontaire et de la motivation. Les descriptions du syndrome de Kluver-Bucy, du mutisme akinétique, du syndrome athymhormique ont permis d’établir des liens pertinents entre lésion limbique focalisée et syndrome spécifique. Les déficits de la boucle limbique se manifestent souvent par des réductions de motivation, de l’intégration des émotions avec l’action, de la valence affective des cognitions. Diverses affections neuropsychiatriques (dépression, schizophrénie négative, démence sous-corticale, maladie d’Alzheimer), connues pour altérer le fonctionnement de certains circuits cortico-limbiques, favorisent des syndromes négatifs sémiologiquement proches qui ont reçu des appellations variables selon les auteurs : athymhormie, apathie, émoussement ou abrasement des affects, aboulie, perte d’auto-activation psychique… S’agissant le plus souvent d’atteintes fonctionnelles diffuses, des associations sémiologiques sont de règle, ne permettant pas facilement d’isoler strictement une symptomatologie « sous-corticale ». Les techniques d’imagerie cérébrale fonctionnelle ont néanmoins permis d’établir des liens entre la présence de ces différents syndromes et un dysfonctionnement sous-cortical directement ou par ses conséquences corticales (cortex orbito-frontal et cingulaire notamment). Cette méthode exploratoire est d’avantage en accord avec les théories des réseaux neuronaux (11). En fonction du niveau préférentiel de l’atteinte de ces circuits cortico-limbiques, on peut observer des tableaux cliniques plus ou moins spécifiques (tableau I). Les troubles cliniques concernent des domaines liés : humeur, cognition, comportement spontané ou dirigé vers un but, mémoire épisodique et affective. DÉPRESSION ET ATTEINTE DU SYSTÈME LIMBIQUE C’est en premier lieu des tableaux dépressifs primaires qui ont été associés à des dysfonctionnements limbiques. L’imagerie cérébrale fonctionnelle par tomographie par émission de positons montre que des états dépressifs, sans cause organique retrouvée, s’accompagnent de déficits métaboliques dans les aires corticales préfrontales, surtout à gauche, dans les cortex paralimbiques (cingulaire antérieur, orbitofrontal, temporal antérieur), dans le noyau caudé, dans le complexe amygdalo-hippocampique (6, 20). Ces déficits pourraient refléter un dysfonctionnement au niveau d’un circuit cortico-striato-pallidothalamo-limbique (19). Un modèle basé sur l’effet du stress associé à la dépression primaire suggère que des états dépressifs sévères ou chroniques peuvent induire des atrophies localisées au sein de ce circuit (21). L’effet neurotoxique de la sécrétion de glucocorticoïdes, une production réduite de BDNF (brain-derived growth factor) et une perte de plasticité neuronale sont des hypothèses avancées pour expliquer ces atteintes. Inversement, des lésions vasculaires focales ou diffuses sous-corticales sont des facteurs étiologiques de dépressions secondaires. Les accidents vasculaires cérébraux (AVC) sont compliqués d’états dépressifs précoces dans environ la moitié des cas. Il s’agit plus souvent d’infarctus cérébraux affectant les circuits non moteurs (1) Praticien Hospitalier, Centre Mémoire de Ressources et de Recherche, Hôpital Pasteur, Nice ([email protected]). (2) Praticien Hospitalier, Fondation Lenval, Nice. (3) Professeur de Psychiatrie, Centre Mémoire de Ressources et de Recherche, Hôpital Pasteur, Nice. S 36 L’Encéphale, 2006 ; 32 : 36-9, cahier 2 L’Encéphale, 2006 ; 32 : 36-9, cahier 2 Les dysrégulations cortico-sous-corticales : syndromes « hypolimbiques » TABLEAU I. — Dysfonctionnements attribuables à atteintes des circuits fronto-sous-cortico-limbiques (d’après Cummings et al., 1997). Circuit Fonctions Troubles observés Fonctions exécutives – Métacognition Déficit des stratégies de recherche, d’organisation, de planification Troubles de l’attention soutenue Dépendance de l’environnement pour agir (comportements d’utilisation) Persévérations Préfrontal dorsolatéral Orbito-frontal latéral Affectivité – Comportement Dépression, anxiété Perte d’insight, auto-négligence Apathie, inertie ou irritabilité Personnalité Familiarité, perte du sens social, Désinhibition, impulsivité, irritabilité Cognition Distractibilité, troubles de l’attention Humeur Euphorie, labilité émotionnelle Cingulaire antérieur Comportement et affectivité Motricité Noyaux gris centraux/ Comportement et cognition sous-cortex Apathie, mutisme akinétique Manque de motivation Indifférence aux stimuli douloureux Akinésie, rigidité Mouvements involontaires (tremblements, dystonies, dyskinésies) Manque de motivation Ralentissement psychomoteur Évolution démentielle progressive Comportement et cognition Apathie Troubles mnésiques (hippocampe) Syndrome de Klüver-Bucy Humeur Dépression Anxiété Système limbique fronto-sous-corticaux et limbiques (13, 20). La Cardiovascular Health Study a retrouvé comme facteur de risque de dépression post-AVC le nombre de lésions de petite taille dans les noyaux de la base (22). Ces états s’accompagnent fréquemment d’apathie, de ralentissement psychomoteur, et de troubles cognitifs exécutifs. Pour rendre compte de liens spécifiques entre atteinte cérébro-vasculaire et dépression, Alexopoulos et al. ont proposé le concept de dépression vasculaire (2). Il s’agit d’états d’apparition tardive chez des patients avec des facteurs de risque vasculaire, caractérisé par des déficits exécutifs (perte d’initiative/persévérations), une faible idéation dépressive, un faible insight, un ralentissement moteur, une forte prévalence de signes somatiques ou neurovégétatifs. Un faible niveau éducatif et des antécédents personnels de dépression seraient des facteurs de risque additionnels. Une diversité de lésions favorisant ces syndromes a été retrouvée : AVC préfrontaux, des noyaux caudés ou du thalamus, maladie de Binswanger, leucoaraiose ou infarctus de la substance blanche. Sur le plan neurochimique, plusieurs hypothèses complémentaires sont mises en avant : atteinte directe des projections glutamatergiques fronto-striatales, perte de régulation par voies ascendantes sérotoninergiques ou par les interneu- rones GABA, perte de régulation par le cortex orbitofrontal sur les noyaux sérotoninergiques du raphé dorsal (1, 2). TROUBLE DE LA MOTIVATION ET DE L’ACTION VOLONTAIRE : L’APATHIE Les liaisons anatomiques que les structures limbiques et sous-corticales établissent entre elles suggèrent que les processus émotionnels et motivationnels sont desservis par des structures sous-corticales appartenant à la fois au système limbique, aux circuits préfrontaux et au gyrus cingulaire (5). On considère que l’évolution phylogénétique a conduit à une organisation du système limbique en deux divisions paralimbiques reliées au niveau du cortex cingulaire (tableau II). Cette structuration permet de comprendre que le système limbique est à la fois impliqué au niveau des processus cognitifs et émotionnels de l’action. Ce sont d’abord les troubles observés après lésion de l’amygdale qui ont étayé ces hypothèses. Le syndrome de Klüver-Bucy, observé chez l’animal ayant eu une lobectomie temporale intéressant l’amygdale, a un équivalent atténué observé chez l’homme après résection bitempoS 37 M. Benoit et al. L’Encéphale, 2006 ; 32 : 36-9, cahier 2 rale ou infection herpétique. Il associe des comportements à type d’hyperoralité avec hyperphagie (chez le primate, on décrit de plus une activité sexuelle effrénée et une agnosie visuelle), une profonde apathie avec indifférence émotionnelle. TABLEAU II. — Les deux divisions paralimbiques [d’après (17)]. Division orbito-frontale Division hippocampique Type d’évolution Paléocorticale Archicorticale Structures Amygdale Parahippocampe antérieur Insula Pôle temporal C. cingulaire infracalleux Parahippocampe postérieur Rétro-splénium C. cingulaire supracalleux C. cingulaire postérieur Fonctions Processus implicites Intégration viscérale Conscience sociale Humeur Processus explicites Effecteur squelettomoteur Système attentionnel Motivation Analyse visuo spatiale Le cortex cingulaire antérieur, structure intégrative du système limbique, joue un rôle majeur dans les comportements motivés et dans l’initiation de l’action. Les liens que cette structure établit avec le système limbique antérieur (notamment l’amygdale) suggèrent qu’un de ses rôles essentiels est de déterminer les informations motivationnelles des stimuli internes et externes. Devinsky et col., s’appuyant sur l’organisation des connexions du cortex cingulaire postulent que les déficits observés sont différents selon la portion intéressée (10). Les atteintes antérieures sous-calleuses (aires de Brodmann 24a et 25) induisent un état de placidité affective, les atteintes de la partie adjacente au genou du corps calleux (aires 24a et 24b) se traduisant d’avantage par un déficit de sélection des réponses comportementales. Enfin, une atteinte supra-calleuse plus postérieure (aire 24c) peut se traduire sur un plan moteur par un déficit de l’exécution spontanée des mouvements (16). Les études cliniques et neuropsychologiques de patients présentant des pathologies neurodégénératives et vasculaires diffuses ont considérablement aidé à la compréhension des troubles de la motivation d’origine limbique. Un syndrome apathique est très fréquent dans ces pathologies. On le définit habituellement par un manque de motivation au regard du niveau antérieur de fonctionnement du patient, de son âge et de sa culture, attesté par trois sous-syndromes (15) : – une diminution des comportements dirigés vers un but : manque de productivité, de volonté, d’initiative et de persévérance, une plus grande dépendance d’autrui pour organiser une activité ; – un déficit des cognitions accompagnant les actions dirigées : manque d’intérêt pour avoir de nouvelles expéS 38 riences, manque d’implication au sujet de sa santé personnelle ou de son environnement. Il s’y associe un déficit de l’importance ou de la valeur attribuée à des domaines orientés vers un but, tels que les relations sociales, les loisirs, la productivité, l’initiative, la persévérance, la curiosité ; – un déficit des émotions accompagnant les comportements dirigés : absence de modulation affective des actions, manque de réponses émotionnelles à des événements positifs ou négatifs. L’apathie fait partie d’un ensemble de syndromes déficitaires impliquant au moins en partie des structures limbiques : akinésie, aboulie, athymhormie, perte d’autoactivation psychique, symptomatologie négative de la schizophrénie. Tous ces syndromes ont de nombreux signes affectifs et comportementaux communs et ne sont pas toujours faciles à différencier. La distinction la plus pertinente à faire est avec la dépression, qui peut partager avec l’apathie la perte d’intérêt, un manque d’élan vital, un ralentissement psychomoteur, un certain degré d’anosognosie. Néanmoins, l’observation d’une démotivation, d’un défaut d’initiative et de persévérance, un émoussement des affects, une tendance plus marquée au retrait social sans humeur dépressive fait d’avantage évoquer un trouble apathique. La mesure de ces syndromes dans diverses pathologies neurodégénératives ou neurovasculaires démontre que l’apathie et la dépression ont des prévalences très différentes, suggérant une indépendance syndromique (14). Les études d’imagerie cérébrale fonctionnelle confirment l’hypothèse d’un lien entre apathie et déficit limbique. Une première étude dans la maladie d’Alzheimer montrait une corrélation entre le score d’apathie au NPI et une diminution de la perfusion cingulaire antérieure et, de façon plus inconstante, au niveau orbitofrontal, dorsolatéral et temporal antérieur (7). Sur une population similaire, notre équipe a retrouvé une diminution de la perfusion du cortex cingulaire antérieur proportionnelle au degré d’apathie (3). La comparaison de patients apathiques ayant une maladie d’Alzheimer à des patients non apathiques et la comparaison de ces deux groupes à des témoins a permis de confirmer ces données (4, 18). HYPOTHÈSES Le système limbique joue un rôle d’interface entre l’activité mentale spontanée, l’action dirigée vers un but et les émotions associées. L’atteinte de la boucle limbique est de nature à entraîner une dissociation entre les circuits cognitifs générant l’activité mentale spontanée et les circuits moteurs effecteurs de l’action volontaire (12). Les substrats neurochimiques de ces liens entre dysfonctionnement cortico-limbique et trouble de l’humeur et/ ou de la motivation ne sont pas univoques. Dans le modèle de la maladie d’Alzheimer, le processus dégénératif est multifocal et induit des dysfonctions des circuits sous-cortico-frontaux, soit directement, soit par déconnexion de certaines voies monoaminergiques, qui conduisent à une L’Encéphale, 2006 ; 32 : 36-9, cahier 2 diminution de la production et du turn-over des monoamines : dopamine, sérotonine, noradrénaline, acétylcholine (8). Il est connu que les transmissions sérotoninergiques et noradrénergiques sont particulièrement impliquées dans la physiopathologie de la dépression. Les voies dopaminergiques seraient d’avantage impliquées dans les syndromes apathiques et des syndromes négatifs associés. Le rôle de la transmission dopaminergique est en effet bien établi dans les mécanismes de renforcement/extinction et de valence affective des comportements. Il y a là une voie de recherche intéressante qui est l’étude de l’implication de la dopamine dans les mécanismes des troubles de la motivation chez le sujet âgé détérioré et qui a débouché sur l’usage expérimental d’agonistes dopaminergiques directs ou indirects (méthylphénidate, amantadine, bupropion). La mauvaise tolérance de ces médicaments en limite aujourd’hui l’usage à leurs indications officielles. La transmission cholinergique a été également très étudiée, à propos des traitements des troubles cognitifs de la maladie d’Alzheimer : beaucoup d’études démontrent que les inhibiteurs de l’acétylcholinestérase, s’ils n’améliorent pas toujours de façon significative les performances cognitives, améliorent considérablement les troubles du comportement et en particulier l’apathie (9). Quant à l’action sur la sérotonine telle qu’elle est réalisée par les inhibiteurs de la recapture de la sérotonine et les antidépresseurs sérotoninergiques, il y a là aussi des arguments pour penser qu’ils sont efficaces, au moins partiellement, sur certaines composantes du trouble de la motivation. CONCLUSION La définition d’une clinique des atteintes du système limbique, longtemps envisagée par l’approche neurologique lésionnelle classique, a été facilitée par l’apport des études d’imagerie cérébrale fonctionnelle. Cette clinique hétérogène concerne l’humeur, et plus spécifiquement les composantes cognitives, affectives et motrices des comportements dirigés vers un but. La complexité des interrelations des circuits limbiques avec les circuits cognitifs fronto-sous-corticaux conduit à une riche réflexion sur la délimitation des syndromes déficitaires limbiques et sur la terminologie utilisée. Il en est de même pour l’approche thérapeutique de ces déficits qui est de fait non codifiée mais ouvre des perspectives de recherche très larges. Les dysrégulations cortico-sous-corticales : syndromes « hypolimbiques » Références 1. ALEXOPOULOS GS. Clinical and biological findings in late-onset depression. In : Tasman AGS, Kaufman CA, eds. Review of Psychiatry. Washington DC : American Psychatric Press 1990 ; 9 : 24962. 2. ALEXOPOULOS GS, MEYERS BS, YOUNG RC et al. « Vascular depression » hypothesis. Arch Gen Psychiatry 1997 ; 54 : 915-22. 3. BENOIT M, DYGAI I, MIGNECO O et al. 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