incorporel. En tant qu’incorporel il s’agit bien d’un non-étant, situé entre deux étants
corporels : le signe sonore et la réalité à laquelle le signifié se réfère. Dans sa présentation E.
Bréhier insiste tout particulièrement sur cet aspect novateur et paradoxal de la logique
stoïcienne, mais peut-être force-t-il le trait, dans des formules dont nous retrouverons l’esprit
chez Sartre. Il dit ainsi, dans le chapitre II, consacré à la théorie des « exprimables » :
Le jugement seul en effet est vrai : or le jugement est un exprimable, et l'exprimable est
incorporel. Nous voilà donc, dès le début, dans le non-être.
Les choses vraies et, par une analogie évidente, les fausses, à savoir le jugement simple ou
composé « ne sont rien »21.!
Dans sa note, Bréhier renvoie au texte de Plutarque que nous avons déjà évoqué, mais en
en forçant la traduction : les stoïciens ne disent pas que les jugements « ne sont rien », mais
que ce ne sont pas des êtres ou des étants (ὄντα δ' οὐ λέγουσιν εἶναι). Ils sont en effet, des
« quelque chose », ils appartiennent à ce genre suprême du « quelque chose » qui subsume
étants et incorporels. Dans son désir de rendre compte de l’originalité du stoïcisme Bréhier
fait mine de pousser les non-étants stoïciens vers un néant qui serait presque celui du « non-
quelque chose ». Quel est chez Sartre l’usage du lekton ?
Chez Sartre, la notion de lekton apparaît explicitement au début de la première partie de
L’être et le néant, précisément dans le cadre d’une interrogation sur le problème du néant22.
La fin de l’introduction dégage les implications ontologiques de la réduction du dualisme de
l’être et du phénomène, telle qu’elles se laissent tirer de la forme la plus avancée de cette
réduction, à savoir la phénoménologie. Or, pour Sartre, la réduction de ce dualisme implique
un dualisme d’une autre forme, celui de l’être-en-soi comme être des phénomènes et de l’être-
pour-soi comme être de la conscience. L’être de la conscience est attesté dans sa spécificité
par la structure de l’intentionnalité et ce qu’il appelle le cogito préréflexif. Il est alors
déterminé comme transparence à soi et « absolu d’existence »23 qui est « pure apparence »24 et
« n’ayant rien de substantiel »25. Cependant, ce premier type d’être n’est pas suffisant et ne
peut rendre compte du fait « d’une présence concrète et pleine qui n’est pas la conscience »26.
Pour en rendre compte, il est nécessaire de dégager un autre type d’être dont les caractères
s’attestent au sein même de l’expérience de cette présence : cet être est déterminé par Sartre
comme « être-en-soi » dont les principaux caractères sont résumés ainsi : « l’être est. L’être
est en soi. L’être est ce qu’il est »27. Le premier point renvoie au fait que l’être n’est pas
dérivé du possible et qu’il est contingent en un sens particulier, le second renvoie à sa
structure interne, une immanence qui est en-deçà de toute détermination et de toute
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21 E. Bréhier, La théorie des incorporels dans l’ancien stoïcisme, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1928,
p. 20-21.
22 Le terme apparaît deux fois dans J.P. Sartre, L’être et le néant, éd. cit., p. 41, orthographié « lecton ». Ce
passage a fait l’objet d’une première élaboration dans J.P. Sartre, Carnets de la drôle de guerre, édition
augmentée d’un carnet inédit, Paris, Gallimard, 1995, carnet XI, p. 395-396. Le lien entre le lekton et la
néantisation originelle de l’être y est plus net que dans L’être et le néant, qui y voit l’adjonction d’analyses
intermédiaires.
23 J.P. Sartre, L’être et le néant, éd. cit., p. 22.
24 J.P. Sartre, L’être et le néant, éd. cit., p. 23.
25 J.P. Sartre, L’être et le néant, éd. cit., p. 23.
26 J.P. Sartre, L’être et le néant, éd. cit., p. 27.
27 J.P. Sartre, L’être et le néant, éd. cit., p. 33.