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A Numéro 39 • Décembre 2005 a
bante du bien (p. 158)”. Et rien de
plus clair que cette autre déclara-
tion de Morale et communication
(1983) : sa conception du traite-
ment des questions morales “fonc-
tionne, affirme Habermas, comme
un couteau qui tranche entre le
“bien et le juste”, entre les énoncés
évaluatifs et les énoncés strictement
normatifs (p. 125)”. Semblable-
ment, la thèse du primat du juste
sur le bien était affirmée par Rawls
au dernier chapitre “la justice
comme bien” de Théorie de la Jus-
tice (1971), puis reprise et clarifiée
dans l’article “la priorité du juste
et les conceptions du bien” (re-
cueilli dans Justice et démocratie,
1988), où il affirmait d’emblée que
“la thèse de la priorité du juste [sur
le Bien] était un élément essentiel
de ce qu’[il] avait appelé libéra-
lisme politique”. Cette volonté de
ne pas confondre la question du
juste et celle du bien n’a rien
d’anecdotique : elle définit au con-
traire, nous l’avons dit, une rupture
profonde avec la conception clas-
sique de l’éthique et de la politi-
que, et elle mérite sans doute qu’on
l’examine de plus près afin de
mieux comprendre la conception de
la justice que se font nos deux
auteurs.
Classiquement, c’est-à-dire selon
les philosophies morale et politique
inspirées d’Aristote, le juste était
défini selon une certaine idée du
Bien : ce qu’il était juste de faire
pour un individu, ne faisait pas
nombre avec sa recherche du bon-
heur bien compris, et ce qui était
juste dans une Cité était ce qui con-
tribuait au bien de cette Cité. Me-
ner “une vie bonne”, au sens éthi-
que, n’avait de sens que dans la
perspective d’une “bonne vie”, et
l’homme juste, s’il n’était pas tou-
jours heureux (car la bonne ou mau-
vaise chance ne pouvaient être en-
tièrement écartées de l’existence
pour Aristote), était cependant ce-
lui qui tentait de “s’ajuster” au
mieux à un idéal de vie aussi har-
monieux et stable que possible.
C’est en fonction de la vie bonne,
d’une philosophie compréhensive
du bien ou d’un concept clair de
bonheur, que les règles à suivre
avaient un intérêt et un sens. Ins-
piré d’Aristote, saint Thomas
d’Aquin voyait encore dans l’obéis-
sance à la loi divine le moyen de
parvenir au bonheur, et non pas la
soumission à des règles arbitraires
n’ayant aucun rapport avec notre
bien propre : “Dieu n’est offensé
par nous que du fait que nous agis-
sons contre notre propre bien”.
L’injustice, la désobéissance mo-
rale, était d’abord injustice contre
nous, une manière de s’éloigner du
bonheur véritable, tout de même
que chez Aristote, Platon ou les
Stoïciens, l’homme mauvais était
avant tout un homme malheureux
et stupide : plus intelligent, le mé-
chant aurait compris que son inté-
rêt dépendait d’une conduite éthi-
quement réglée – “une bonne vie”.
La vie de l’homme avait pour fin le
bonheur, et la justice de l’homme
juste n’était au final que le chemin
pour y parvenir, le plus “ajusté” à
notre désir rationnel du bien. Le
juste était défini par rapport au bien,
et tout ce qui permettait d’attein-
dre le bien véritable était juste (et
“injuste” ce qui ne conduisait qu’à
un faux bien, ou à un semblant de
bonheur).
Il en allait semblablement en poli-
tique. C’était en fonction du bien
propre à une communauté donnée
que la loi était “juste” ou “injuste” :
la loi n’était pas juste en fonction
d’un simple critère formel (le fait
qu’elle soit applicable à tous de la
même manière), mais dans la me-
sure où elle servait l’intérêt com-
mun. Dans la République de Pla-
ton, comme dans celle de Cicéron,
les plus grandes inégalités sont jus-
tifiées dès lors qu’elles tournent au
bonheur non pas de tel ou tel indi-
vidu (qui mériterait plus qu’un
autre d’être heureux), mais au bon-
heur de tous (quitte à ce que cer-
tains, du plus haut au plus bas de
l’échelle sociale, soient contraints
de renoncer à une part de bonheur
possible qui risquerait de nuire aux
autres). Le juste en politique était
là encore fonction du bien collec-
tif, et ne se comprenait que dans la
perspective de cet intérêt véritable.
Il aurait été aussi absurde de con-
cevoir une loi juste qui fût nuisible
à la Cité, que de concevoir une con-
duite juste qui pût réellement nuire
au bonheur de l’homme juste : l’in-
térêt général fonctionnait en somme
pour le groupe, dans son identité
singulière, comme la recherche du
bonheur pour l’individu concret. Le
fondement du juste était le bien, et
tout le problème de la sagesse pra-
tique du législateur ou du philoso-
phe était de déterminer précisé-
ment, sans erreur, la nature de ce
bien, ce qui était le plus utile (l’un
des sens en grec de to agathon) à
tous.
Mais, comme le remarquent Rawls
et Habermas, il est devenu impos-
sible aujourd’hui, dans le contexte
des démocraties modernes, de fon-
der une morale sur une conception
philosophique ou religieuse du
bien. Nous ne supporterions plus
que quelqu’un nous dise ce que
nous avons à faire parce qu’il con-
naîtrait mieux que nous, au nom
d’une théorie philosophique ou
d’une révélation divine, ce qui est
bien pour nous. Pour une perspec-
tive classique, notre attitude de pen-
sée consiste à demander le droit à
l’erreur sur notre bien, et donc le
droit à l’injustice à travers l’aven-
ture du bonheur subjectivement re-
cherché. Mais, dans une perspec-
tive moderne, nous ne faisons que
prendre acte de la difficulté qu’il y
a à déterminer correctement, selon
un concept universel, ce qu’est le
bonheur promis à l’homme. En ef-
fet, depuis Kant, il nous semble
impossible de définir le bonheur
comme on définit mathématique-
ment une figure géométrique : nous
aurions tous notre représentation
plus ou moins vague de ce que le
bonheur peut être, et le bonheur
serait devenu une interrogation per-
sonnelle, c’est-à-dire affaire de sub-
jectivité, et non plus un problème
rationnel. Le bonheur, comme le dit
Kant dans une formule célèbre, ne
serait “qu’un idéal de l’imagina-
tion”, ce que nous ne pouvons pas