Antoine Vitez Écrits sur le théâtre, 5 Le Monde P.O.L 33, rue Saint-André-des-Arts, Paris 6e Y a-t-il deux théâtres ? Le texte de Michel Vinaver intitulé Itinéraire de Roger Planchon, que nous publions dans ce numéro, nous a inspiré de nombreuses remarques. Un point surtout nous a paru important : l’idée qu’il existerait une contradiction essentielle entre théâtre expérimental et théâtre populaire. Retrouvant sous la plume d’un ami cette idée que nous pensions enterrée, nous regardons autour de nous et nous constatons qu’elle est au contraire bien vivante parmi les gens de théâtre et dans le public d’aujourd’hui. Au-delà de l’article de Michel Vinaver, il nous faut donc prendre position là dessus, souhaitant que cette mise au point suscite une nouvelle réflexion chez nos lecteurs et parmi nous. Certes, nous n’entendons pas nier les faits, c’est-à-dire l’existence dans la réalité d’un théâtre de grande consommation et d’un théâtre d’accès difficile (le mot théâtre recouvrant ici texte et spectacle), mais l’expérimentation peut très bien être dans le premier, la banalité dans l’autre. L’histoire du music-hall, depuis cinquante ans, est pleine d’expériences tentées devant de très vastes publics, et donc incontestablement populaires. Et les spectacles de Meyerbold dans les années vingt ? Et le théâtre prolétarien de Piscator ? Et la mise en scène du Prince de Hombourg chez Vilar ? Expériences, défis au goût du jour, mais sans aucun doute populaires. On pourrait citer en revanche plus d’une tentative de théâtre expérimental, ou d’essai, dont l’originalité fut dérisoire. Le maudit n’est pas toujours le moins conformiste. D’ailleurs, au cours de son raisonnement, Vinaver finit par assimiler théâtre expérimental et théâtre maudit : un théâtre d’avant-garde qui postule l’échec et l’incommunicabilité, un théâtre déchargé de la responsabilité de signifier ou, plutôt, dans lequel les significations les plus diverses se superposeraient pour s’annuler au seul profit d’un hypothétique ébranlement du spectateur, de cette provocation et de cette « détonation » dont, pendant les années trente, on fit si grand cas. Et à ce théâtre d’avant-garde « expérimental », il oppose un théâtre populaire de « l’Âge d’Or », des spectacles d’adhésion et de fête où se recréerait l’unité de notre société, où, de la salle à la scène, il n’y aurait plus qu’une seule communauté. Il est vrai que l’exploration de formes et de thèmes nouveaux peut provoquer un divorce entre l’artiste et son public, et que certains essais ne sont réalisables qu’en petit comité, pour un public restreint, ou pour pas de public du tout : petites scènes, studios, etc. Devons-nous redire à ce propos que nous ne souhaitons rien tant que voir se créer en France de ces laboratoires de réflexion et de recherche appliquée, par quoi pourraient être corrigés l’empirisme et le manque de sérieux dont souffre notre vie théâtrale ? Il est de fait aussi que la recherche se confond souvent avec une expérimentation recluse, difficilement assimilable par un public de masse – des exercices pour « happy few ». Mais n’oublions pas que dans notre société, la bourgeoisie possède le monopole de la culture et ne tient pas du tout à s’en dessaisir (est-il nécessaire de rappeler le pourcentage de fils d’ouvriers et de paysans dans l’enseignement supérieur et la part faite au budget du ministère des Affaires culturelles dans le budget de l’État ?). Aussi, lorsque certaines œuvres « nouvelles » ne paraissent pas reçues par les masses, la raison en est-elle probablement moins une incompatibilité de nature entre public populaire et art expérimental que le « système » qui encourage, précisément, telle ou telle forme de recherche, à l’exclusion de beaucoup d’autres. La question n’est donc pas de choisir entre des spectacles « populaires » et une recherche compréhensible seulement par l’élite. En matière de théâtre, l’expérimentation la plus difficile, la plus éloignée de l’adhésion immédiate du public, n’a pour fin que d’inventer un nouveau mode de communication avec le public. Sinon, à quoi bon ? Nous accordons, naturellement, que des gens qui croient ne travailler que pour le « petit nombre », mystifiés qu’ils sont par les conditions sociales de leur travail – ce fut le cas de Copeau –, créent en fait des instruments que d’autres utiliseront plus tard. Mais l’essentiel reste l’objet de l’expérimentation : fût-elle la plus gratuite en apparence, celle-ci a un sens, un but. Et c’est sur ce sens et sur ce but que nous pouvons la juger. Elle ne constitue pas une valeur en soi. Aussi le droit à l’expérimentation nous apparaît-il comme la condition même d’existence d’un authentique théâtre populaire, d’un théâtre nouveau. Ce théâtre populaire n’est pas donné : il s’agit encore de le conquérir. Ce qui ne peut se faire qu’à partir des formes et des contenus existants, et contre eux : par l’exercice d’une critique permanente ; par une expérimentation continue. Il s’agit, en effet, de substituer à une complicité de classe une communication plus large et de reprendre en charge un héritage culturel, en y redécouvrant d’autres valeurs que celles, utilitaires ou « alimentaires », dont s’est servie la bourgeoisie. Refusons donc les entités : avant-gardisme expérimental d’une part, « popularité » de l’autre. Et affirmons que nul choix n’est à faire, nul équilibre à maintenir. Entre l’expérimentation théâtrale et l’instauration d’un théâtre populaire véritable (qui ne se définit pas immédiatement nous ne cesserons de le répéter – par l’adhésion inconditionnelle du « plus grand nombre »), il n’y a pas opposition mais au contraire complémentarité, conditionnement réciproque : c’est à travers l’expérimentation théâtrale, c’est-à-dire la remise en question des formes et des moyens d’expression reçus, que notre époque peut se donner son théâtre (nous en sommes encore loin). Et c’est précisément la volonté d’instaurer un théâtre capable de nous rendre maîtres de nous-mêmes et du monde, qui peut, seule, faire de la recherche dramaturgique et scénique autre chose qu’un fastidieux jeu de patience. Éditorial de Théâtre populaire n° 54, 2e trimestre 1964.