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La volonté d’actualiser les réexions sur la démocratisation de l’éco-
nomie n’a pas surgi par hasard mais exprime la tentative, spécique à
chaque période historique 1, d’apporter des réponses à des processus de trans-
formation profonds du genre crise (Castel 2011) et à une conduite politique
totalement erronée. Au cours de crises non seulement un tournant décisif
dans le cycle conjoncturel a eu lieu, mais où la société et l’État ont été pris en
otage – donc au cours des grandes crises –, on assiste toujours à des efforts
pour dénir des programmes alternatifs de grande portée. S’agissant de la por-
tée transformatrice des conceptions de la démocratie économique, la question
reste ouverte de savoir jusqu’où doit aller la restructuration du mode de pro-
duction capitaliste et de la société bourgeoise – d’une certaine façon, il y a là
un laboratoire social ouvert. Le point de départ de toute nouvelle conceptuali-
sation est la conguration spécique d’une crise donnée. Le rôle que peuvent
jouer aujourd’hui des alternatives fondées sur la démocratie économique dé-
pend donc, en grande partie, de la phase dont on analyse les processus de crise
actuels. Comme il n’y a pas unanimité sur les causes des crises, les mesures
anticrise sont, elles aussi, matière à controverse. Les formes d’apparition de
la crise actuelle sont la volatilité des marchés nanciers, la contamination des
bilans bancaires et l’endettement des États. Ils génèrent un pouvoir de destruc-
tion systémique. Pour limiter ce pouvoir, les États se voient contraints d’inves-
tir une part de plus en plus grande de la richesse publique. Ainsi, une crise
des marchés nanciers se transforme en crises d’État qui, à leur tour – consé-
quence de la politique d’austérité –, deviennent des crises sociales.
La démocratie économique –
Une alternative européenne ?
Joachim Bischoff
Économiste, co-éditeur de la revue Sozialismus, Hambourg
Richard Detje
Membre de l’association scientique d’analyse du capitalisme et de la politique
sociale WISSENTransfer
100
Agir pour la démocratie
Majoritairement, les milieux politiques en Europe sont persuadés que des
décits publics trop élevés et un comportement irresponsable des décideurs
dans les pays tels que la Grèce, le Portugal, l’Espagne et l’Irlande, sont à l’ori-
gine de la crise. Leur recette est la suivante : réduction des décits, politique
budgétaire plus sévère, règlements plus stricts pour le paiement des dettes et
sanctions en cas de non respect du nouveau régime budgétaire. En attendant
que ces mesures produisent leur effet, ce qu’on appelle les « parachutes de
sauvetage » (à savoir des crédits internationaux) permettront de faire la jonc-
tion. Toutefois, cette approche mène une partie de l’économie européenne vers
le désastre et non vers une solution. La crise a, depuis longtemps, frappé tous
les niveaux de l’élaboration démocratique dans l’UE et ses États membres.
La cause essentielle de l’endettement public massif est à chercher aussi dans
les défauts de la construction de l’euro. Mais, avant tout, elle réside dans les
structures de la distribution de la richesse sociale et leur aggravation due à une
politique scale erronée. Les principaux pays capitalistes ont réagi à la fai-
blesse chronique de l’accumulation et de la croissance depuis les années 1980
par une politique de baisse des impôts. Les secteurs publics ont été réduits et
les processus de redistribution sociale des États ont été paralysés. Cela a eu
pour effet de creuser de plus en plus les écarts entre les revenus et entre les
patrimoines, et d’élargir démesurément les secteurs nanciers (la nanciari-
sation).
En outre, un regard plus attentif sur les processus de la crise nancière nous
amène à dire que nous avons affaire à une cascade durable de crises. Une
caractéristique de la grande crise qui a sévi depuis le milieu de l’année 2007
jusqu’à nos jours est l’engrenage de la crise nancière avec un processus de
crise de l’accumulation réelle du capital. Les formes d’instabilité nancière
doivent être considérées comme le fruit d’un processus aux variations ra-
pides des prix des investissements nanciers, capitalistiques et patrimoniaux
par rapport aux prix de la production courante. À première vue, on pourrait
penser que la crise nancière a seulement causé un rétrécissement massif de
l’économie mondiale réelle. Mais, dans les faits, nous avons depuis le début
également affaire à une crise chronique des processus réels de création de la
valeur et de valorisation 2. Le processus de crise menaçait d’échapper à tout
contrôle dans sa totalité, du moins dans la périphérie de l’UE. Désormais,
c’est l’Union monétaire et économique de l’Europe qui est dans une impasse
sociopolitique.
La politique dominante accepte une dépression économique accompagnée
d’une violation de plus en plus marquée des règles démocratiques de par-
ticipation. Elle devrait miser sur des stimulations de la croissance et, dans
le contexte d’une accumulation durable du capital, s’orienter vers un recul
progressif des décits et des dettes. Malgré les parachutes de sauvetage et les
interventions de la BCE, l’économie mondiale est placée devant un énorme
101
La démocratie économique - Une alternative européenne ?
dé : dans la mesure où la décélération économique s’accélère, les problèmes
nanciers grandissent. Comment affronter ce problème ? La réduction des
dettes et des décits publics doit être accompagnée de mesures de stabilisation
de l’accumulation du capital, et de la croissance économique. Et la zone euro
doit élaborer des modalités de compensation pour maintenir les équilibres de
la productivité et de la compétitivité.
L’introduction de l’euro et la n des cours de change ottants ont renforcé
de manière déterminante les différences entre les niveaux de développement des
pays européens : l’Allemagne a continué de perfectionner sa capacité exporta-
trice dans des secteurs industriels hautement productifs 3, tandis que les modèles
productifs des pays méditerranéens membres de l’UE demeuraient trop faibles
pour leur permettre de devenir, de manière durable, créateurs de valeur : leurs
bilans restaient durablement décitaires et l’endettement grandissait. La crise
était prévisible, la crise de l’endettement n’étant que le révélateur de niveaux de
productivité différents dans des régimes d’accumulation différents.
Les forces du marché ne sont pas en mesure de créer, dans l’espace euro-
péen, les conditions économiques requises pour le développement durable de
toutes les économies nationales. C’est une erreur de vouloir, à l’intérieur d’une
union monétaire, imposer que le développement durable soit conditionné par
des excédents budgétaires. Dans une région économique extrêmement inter-
dépendante comme l’est l’UE, il est impossible d’espérer que chaque pays
puisse présenter chaque année un bilan budgétaire en complet équilibre. Par
conséquent, si des mesures d’ajustement sont indispensables pour les pays
décitaires, elles le sont tout autant pour les pays excédentaires. Par exemple,
les excédents pourraient être réduits en renforçant la demande de produits
importés. L’orientation vers l’exportation devrait être freinée et la production
plus fortement tournée vers le marché intérieur. Comme un nombre croissant
de pays est touché par la crise, les parachutes de sauvetage ne sufront pas.
Les interventions de la BCE doivent être plus fortes, même à court terme. En
font partie une politique monétaire plus souple de la BCE avec une baisse
effective des intérêts, la réorganisation du système des changes et une poli-
tique favorisant le renforcement et la restructuration des processus sociaux de
création de valeur.
La dimension postdémocratique de la crise
L’exclusion sociale est une atteinte à la démocratie. Pour certaines analyses
critiques, la décomposition de la démocratie se réduit au fait que les élites
économiques ont vidé les institutions politiques de leur contenu social et de
leur pouvoir. Les missions des institutions du champ politique (parlement,
séparation des pouvoirs, justice indépendante) restent intactes en apparence.
Mais, en profondeur, les rapports sont depuis longtemps postdémocratiques.
102
Agir pour la démocratie
En Allemagne, le « régime d’austérité », inscrit dans la Constitution sous
l’appellation « frein à l’endettement », suit la logique de la légitimité politique
des « contraintes » et, dans les faits, élimine la décision démocratique de la
vie de la communauté. des intérêts économiques sont transformés en
« contraintes » et où, de ce fait, l’alternative démocratique n’existe plus, même
une « légitimation par une procédure » n’a aucun sens parce que le contenu est
déterminé à l’avance. Le transfert de ce modèle à l’Europe entraîne simulta-
nément une « déseuropéisation » : les processus de décision sont organisés au
niveau intergouvernemental, essentiellement entre l’Allemagne et la France ;
les majorités au Conseil européen sont parcellisées, tandis que la Commission
de l’UE, et encore plus le Parlement européen, deviennent spectateurs.
La démocratie économique : un renouvellement stratégique
Après avoir remporté ses premiers succès pour imposer la démocratie po-
litique, le mouvement ouvrier s’est orienté vers la démocratisation des entre-
prises, an que les salariés et leurs représentants puissent disposer de leurs
propres droits institutionnels, de leurs organisations et commissions représen-
tatives, avec des pouvoirs aussi grands que possible. Ce fut avec des perspec-
tives transformatrices de portée diverse le programme du mouvement ouvrier
social-démocrate de gauche. Ce « modèle » du transfert de la démocratie « de
la politique vers l’économie » ne fonctionne pas. Premièrement, parce que le
domaine politique lui-même, en évacuant la démocratie, s’est délégitimé. Cela
n’a aucun sens de vouloir généraliser un système politique qui fonctionne de
plus en plus mal, tant au plan de la prise de décision que de la représentation,
et qui est discrédité. Deuxièmement, parce que le système de domination au
niveau de l’entreprise a changé. Dans le fordisme, l’opposition entre le capital
et le travail était présente et devenait évidente dans la pratique des discussions
entre les parties ; l’objectif à atteindre était clair : limiter le pouvoir du capital.
Mais quand ce type de démocratie ne concerne plus que des secteurs de
plus en plus réduits, de nouvelles options émergent. Alors que la stratégie de
xation des frontières visait, en dernière instance, la séparation entre les fonc-
tions du capital et celles du travail et ne contestait pas le fait que, sans chan-
gement du mode de production capitaliste, le droit souverain d’investir restait
du domaine exclusif du capital, aujourd’hui ce droit souverain doit être mis
en question. Là où il n’est plus possible de xer des frontières selon le mode
ancien commence le débat sur le cadre et par conséquent sur la répartition des
investissements, sur les ressources humaines, les budgets, les allocations de
temps, sur la passation des commandes, ainsi que sur les façons de les traiter.
La politique de l’entreprise ne constitue donc plus un domaine réservé du
management mais entre dans le champ de la représentation des intérêts des
salariés.
103
La démocratie économique - Une alternative européenne ?
La démocratie économique est une stratégie qui a pour objectif le pilotage
de l’économie et de la société par la démocratie, l’écologie et le social. La
question de la propriété n’est absolument pas une question sans importance,
mais il faut déterminer la manière dont elle intervient dans la direction et la -
gulation des investissements, des postes de travail, des besoins sociaux et des
conditions de vie sociales. Tout aussi importants sont la gestion et le contrôle
des droits liés à la propriété privée dans une « économie mixte » démocrati-
sée. Il s’ensuit que, dans la démocratie économique, la question primordiale
n’est pas celle de la « propriété » mais celle du « pouvoir de décision ». Il
s’agit d’une nouvelle distribution du pouvoir économique et social, au détri-
ment des élites d’aujourd’hui.
La gauche doit être à l’initiative et promouvoir un débat européen sur les
orientations du futur développement économique : sur le « pour quoi » (par
exemple les buts de la transition sociale et écologique avec une importance
croissante accordée aux marchés intérieurs régionaux au détriment des -
gimes concurrentiels orientés vers l’exportation), sur le « quoi » (par exemple
de nouveaux concepts de mobilité, des concepts transnationaux en matière
d’économie d’énergie et de production d’énergies renouvelables) et sur le
« comment » de la production (avant tout de nouvelles approches d’une poli-
tique favorisant la santé au travail et basée sur une codécision plus large). Tout
cela fait partie d’une réforme démocratique, fondamentale, de la législation
européenne sur les entreprises.
Au-delà des contextes socio-économiques et politiques différents, les ten-
tatives historiques de programmation économique, globale ou sectorielle,
ont eu en commun le fait d’être conçues « d’en haut ». Fondamentalement,
conquérir le pouvoir dans la superstructure politique était considéré comme
la condition préalable du contrôle démocratique du développement écono-
mique. L’héritage historique réduit aussi la question de la démocratie éco-
nomique à celle de la propriété – ce qui d’ailleurs continue 4. Il est hors de
doute que dans la capacité de piloter l’ensemble de l’économie, dans la dis-
tribution de la richesse sociale et la conguration des conditions de travail,
apparaissent les questions centrales de pouvoir dans un mode de production
capitaliste dont les caractéristiques sont l’anarchie du marché et le pouvoir
de décision sur les moyens de production et l’emploi pour les détenteurs de
capitaux. Le rôle social du travail est reconnu a posteriori, quand les mar-
chandises et les services peuvent être vendus de manière rentable. Or cela, à
son tour, provoque de violents processus de crise si le capital a été investi dans
de mauvaises proportions dans des secteurs qui ne sont plus en expansion,
comme ce fut le cas dans les années avant l’éclatement de la grande crise sur
les marchés nanciers et dans le secteur immobilier. Mais le rôle social du
travail, ou plus précisément la décision démocratique dans la manière de tra-
vailler et les besoins pour lesquels sont organisés les processus de production
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