Comment se construit le concernement des publics de la democrat

Canadian Journal of Communication Vol 39 (2014) 627–638
©2014 Canadian Journal of Communication Corporation
Clément Mabi est doctorant à l’UTC Compiègne, au sein du laboratoire COSTECH. Centre Pierre
Guillaumat, BP 60319, Rue du Docteur Schweitzer, 60203 Compiègne Cedex, France. Courriel :
clement.mabi@utc.fr .
Research in Brief
Comment se construit le «concernement»
des publics de la démocratie dialogique?
Analyse des débats publics CNDP
Clément Mabi
Université de technologie de Compiègne (UTC)
ABSTRACT This article focusses on the construction of public involvement in the participa-
tory procedures organized by France’s National Commission for Public Debate (CNDP).
Particular attention is given to the enactment of the relation between the public and the object
of techno-scientific debate. We posit that different publics are legitimized depending on how
the organization of public deliberation problematizes the debated objects.
KEYWORDS Frame analysis; Involvement; Public debate; Mediation schemes; Wind turbine
SUMÉ Cet article traite de la construction du concernement des publics dans les
procédures participatives organisées en France par la Commission nationale du débat public
(CNDP), c’est-à-dire de la mise en forme du lien qui les relie à lobjet technoscientifique en
bat. Nous postulons qu’en fonction de la manière dont l’objet du bat est problématipar
le dispositif, différents publics sont légitimés.
MOTS CLÉS Analyse des cadres; Concernement; Débat public; Dispositifs de médiation;
Éolienne
Penser le concernement des publics via les dispositifs de médiation
Dans un contexte les controverses autour des objets technoscientifiques préoc-
cupant le citoyen se multiplient (OGM, changements climatiques, nanotechnolo-
gies, nucléaire…) et face à la remise en cause de la complexification croissante des
modes de gouvernance de la science et de l’innovation, les pouvoirs publics ont pro-
gressivement mis au programme politique le développement de dispositifs de délira-
tion qui permettent de battre des options scientifiques et techniques en prenant en
compte différents systèmes de valeurs et difrentes visions du monde (Bourg et Boy,
2005). Ces dispositifs peuvent prendre la forme de conrences de citoyens, ou de -
bats publics.
Au sein de ces dispositifs, la question de comprendre pourquoi des acteurs se
sentent suffisamment concernés par une question, à un moment don, pour
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s’impliquer dans sa discussion est progressivement devenue un questionnement
central des études sur la participation citoyenne à la régulation des sciences. Des
travaux en sciences politiques, en sociologie des sciences et techniques (STS) ou en
sociologie de laction collective ont cherc à comprendre ce qui faisait venir les
citoyens dans les espaces de dialogue entre sciences et société : la fense d’intérêts
personnels (Mansbridge et al., 2010), « la soif de savoir » (Callon et al., 2001) ou encore
« l’émergence de motifs d’action »pour se mobiliser sur un probme public (Céfaï et
Trom, 2001). Lun des principaux résultats de ces recherches a été de montrer que les
logiques qui sous-tendent l’engagement reposent sur la formation dun lien entre l’objet
technoscientifique mis en discussion et son public. Pour venir participer, il serait ainsi
nécessaire de créer une relation de sens (couverte et sensibilisation à un évènement)
qui engendre une « proximité » suffisante avec l’objet technoscientifique pour motiver
une contribution au débat. Afin de qualifier cette modification de lenvironnement des
acteurs à travers la prise en charge d’une controverse ou dun « probme » pour
reprendre les termes de John Dewey (1927), le concept de « concernement » peut être
mobilisé. Cependant, les logiques de la constitution de ce lien n’ont, pour le moment,
pas été nement caractéries. Il semble en effet qu’une réflexion sur les conditions
sociales du concernement soit nécessaire tant il appart difficile de le comprendre
comme un mouvement spontané, comme si aucun travail de mobilisation et de
construction du concernement nétait nécessaire à l’émergence des groupes sociaux
prêts à s’impliquer dans lebat.
Dans ce cadre, il nous semble quun ément n’a pour le moment pas été
suffisamment pris en compte dans le processus : la multiplicité des médiations qui
permettent aux publics d’avoir accès aux objets débattus et de s’en construire une
définition (cadrages médiatiques, éléments techniques, nature du dispositif de
participation …). Nous postulons ici que ce type de processus sociotechnique participe
au travail de concernement et favorise l’engagement de certains acteurs dans la
résolution d’un probme donné. Ainsi, notre objectif est de prouver que le
concernement des publics ne se construit pas uniquement dans des dimensions sociales
ou psychologiques mais que la manre dont la thématique est mise en débat, via des
dispositifs de médiation, configure en partie lexrience des publics. Nous proposons ici
d’examiner plus particulièrement l’introduction d’outils numériques dans les
procédures. Lhypotse que nous souhaitons fendre ici est que la participation en
ligne, via des technologies de linformation et de la communication (TIC), fait évoluer les
formes du concernement et favorise l’inclusion de nouveaux publics.
Pour mener notre étude, nous proposons une approche à la croie des STS et des
sciences de linformation et de la communication (SIC) qui analyse la matérialité des
dispositifs de médiation en consirant leur dimension sociotechnique et la manre
dont ils structurent les pratiques sociales des acteurs. Comment le concernement
exprimé par les publics est-il mis au travail par la matérialité des dispositifs?
Cette approche sera mise à l’épreuve du terrain à travers une étude de cas, celle des
« débats publics » organisés par une institution française, la Commission nationale du
débat public (CNDP). Inspie du modèle qcois du Bureau daudiences publiques
sur lenvironnement (BAPE)1créé en 1995, la CNDP est une autorité indépendante
depuis 2002 qui a pour mission lorganisation de la consultation du grand public sur les
questions d’anagement du territoire, comme linstallation dune ligne de chemin de
fer, un contournement autoroutier… Cette « expérience de démocratie participative à
la fraaise » (Revel et al., 2007) est une produre innovante, notamment du fait de
son fort encadrement juridique. Nous nous appuierons plus particulièrement sur un
débat, celui sur le « Projet de parc éolien en mer des Deux tes », relatif à linstallation
d’un parc éolien au large des côtes nord-ouest de la France, dans la région du Tréport,
commune française située dans le département de la Seine-Maritime (76). Lors de ce
débat, la Commission a mis en place un dispositif que nous qualifierons dhybride dans
la mesure où, en parallèle aux réunions publiques, il fait largement appel aux TIC pour
favoriser la récolte d’arguments.
Après avoir présenté notre approche théorique, notamment via une mise en
perspective de notre étude dans le champ ouvert par la rencontre entre SIC et STS,
puis notre analyse de terrain, nous commenterons nos sultats par rapport à la
« construction dispositive du concernement » an d’interroger la capacité du dispositif
à modier l’expression du concernement des acteurs.
Un cadre théorique entre STS et études de communication
Une hybridation fructueuse
Afin de mieux comprendre le le des dispositifs de diation dans l’activation des
publics, notre étude s’appuie sur une approche théorique croisant SIC et STS pour
capter les effets de la matérialité des outils de communication sur les pratiques
sociales. Cette volonté de croisement s’inscrit dans un courant plus large qui réfléchit
aux conditions de réussite de l’hybridation entre ces deux disciplines. Ainsi, dans le
Handbook of Science and Technology Studies (2008), un article de Pablo Boczkowski
et Leah A. Lievrouw nous invite explicitement à « faire le pont entre les deux
disciplines » à travers une proposition d’analyse sociotechnique de la matériali des
dias. Ce concept de matérialité des dias est également au ur d’un ouvrage
collectif récent dont l’objectif principal est d’ouvrir des pistes à la croisée des études
de communication et des STS (Gillespie et al., 2014) et de faire émerger une
communauté de chercheurs interrogeant ce type « d’objets frontres » (Star et
Griesemer, 1989).
Une rie de facteurs concordent pour cer un « moment » favorable à la mise en
place d’un programme de recherche parta. Avec le veloppement du numérique et
son le croissant dans nos pratiques sociales, les études de communication se sont
progressivement intéreses aux artefacts techniques, favorisant ainsi une entrée par
la marialité des dias issue des STS, afin de mieux capter le processus
sociotechnique qui organise la circulation du message. Confrontées aux TIC, les deux
disciplines partagent également la volonté de dépasser l’écueil des déterminismes,
qu’ils soient sociaux ou technologiques, pour réussir à construire une approche qui
prenne en compte la dimension socialement construite de la technique et la question
des « effets » des objets techniques sur les pratiques sociales. Il s’agit de penser à la fois
la manre dont la technique régule l’action et formate les pratiques sociales, tout en
étant le produit de laction des acteurs. Les objets techniques ne sont ainsi pas
Mabi Analyse des débats publics CNDP 629
considérés comme des entités es et inaccessibles, mais comme le résultat d’un
processus sociotechnique. Cette entrée par l’ouverture des « btes noires » de la
technique se retrouve également dans les travaux de Madeleine Akrich (1987) et de
Bruno Latour (1989) qui proposent une anthropologie de la technique capable de
déconstruire les liens de causalité tout en préservant une forme de symétrie entre le
social et la technique. Les actants non-humains sont consirés comme ayant la
même importance dans la construction des pratiques que les acteurs humains. De
nombreux travaux en communication ont mobilisé cette stratégie renforçant
l’hybridation des approches.
Comprendre le processus de concernement
À l’origine, le concept de « concernement » est issu de la psychiatrie et signe le
glissement vers la folie le patient a l’impression d’être au centre de tous les regards
et de toutes les attentions jusquà succomber au lire de percution. Ce moment
pathologique de l’entrée dans la psychose a été identifié par Henri Grivois au début du
vingtième siècle (1909).
Dans son ouvrage La souffrance à distance (1993), Luc Boltanski s’est appropr ce
concept pour analyser les ressources morales mobilisées par les acteurs lorsque ces
derniers sont indirectement impliqués dans un problème. Son analyse des formes
discursives susceptibles de hiculer une information sur la souffrance et les émotions
de celui qui transmet cette information montre que le concernement « à distance » se
construit dans la mise en circulation d’émotions chez dautres membres du public,
dans la mesure c’est la seule action à sa portée.
D’autres travaux ont insisté sur le renouvellement de notre rapport aux objets
pour comprendre comment s’active le concernement. Aps ses premiers travaux sur
les sciences, Bruno Latour a élargi son modèle et initié un « tournant des objets » qui
remet en cause les « méthodes » de lamocratie. Il considère les objets comme des
«matters of concern» qui renvoient à l’idée de sujets d’inqutudes et se rapportent,
conforment à la sociologie de la traduction, à l’assemblage d’humains et de non-
humains qui participent à la mise en socté des objets scientifiques.
Les travaux de Noortje Marres (2005) ont ensuite montré que les études sur le
processus de formation des probmes publics et des controverses repérés par la
littérature en STS donnaient trop de poids à l’approche discursive de la constitution
du concernement. Leur focalisation sur la dimension stratégique des discours les
anerait à occulter le le de l’objet du débat dans le processus de concernement.
Dans cette approche qu’elle qualifie de « socio-ontologique », la visibilité des
problématiques ne serait donc plus le seul facteur d’implication des publics et les
objets pourraient être considérés comme « démocratiquement problématiques », c’est-
à-dire capables de susciter des bats et de structurer les publics concernés par leur
introduction dans le monde social.
Ces différentes approches nous invitent à penser le concernement comme un
processus dynamique qui fait le lien entre l’expérience des individus et une situation
problématique caractérisée par lintroduction d’un objet technoscientifique dans
l’environnement des individus. Ce lien peut donc être direct, ou indirect lorsqu’il
mobilise les valeurs de participants qui ne sont pas impactés par une évolution de leur
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milieu. Ce processus est également différent en fonction des objets battus qui
contribuent à lopération, hautement stratégique, de sélection et d’intéressement de
leurs publics. Une fois concernés, ces derniers peuvent choisir de s’engager ou non
dans la discussion de la controverse à travers des formes organisées de participation,
comme les produres debat public CNDP.
Le concernement dans les débats publics CNDP
Quand la médiation «problématise» l’objet du débat
Lorsquil est pris en charge par un dispositif de médiation tel qu’un débat public CNDP,
l’objet technoscientifique est nécessairement circonscrit dans le cadre de la produre
afin de faciliter la discussion de certains éléments (comme la construction dun
réacteur ou l’enfouissement dechets). Les aspects mis en avant légitiment alors la
participation de certains groupes concers. Dans cette optique, nous proposons
l’hypothèse que ces diations contribuent, en fonction de l’agencement des
dispositifs, à la lection et à la hiérarchisation des publics venus contribuer à sa
discussion. Il y aurait donc une mise en forme du concernement par le dispositif
nous parlerons de « construction dispositive du concernement », qui aurait pour effet
de « fabriquer » le public du débat. À travers la « mise en produre » de l’objet, ce
dernier se trouve « problématisé », au sens de Michel Foucault (1977), afin de rendre
visible ce qui dans un sujet pose probme, gitimant ainsi l’implication de certains
segments du public qui voient le lien qui les relie à l’objet explicité et leur
« concernement » (le lien qui les relie à lobjet) mis en forme. Ce processus contribue
ainsi à la sélection et à la hiérarchisation des publics susceptibles de s’impliquer
(Claeys-Mekdade, 2001).
La loi précise que la CNDP doit être saisie pour tout projet d’aménagement du
territoire de plus de 300 millions d’euros. Elle nomme alors une Commission
particulre du débat public (CPDP), chargée d’organiser matériellement lebat sur
place. Sa mission est de recueillir les arguments des citoyens an d’établir un compte
rendu des débats. Elle doit donc tenter de faire venir la plus grande variété de publics.
La CPDP a toute la latitude pour organiser la discussion, notamment enterminant
le ritre du débat (va-t-on se limiter au projet ou mettre en discussion les valeurs
qui l’accompagnent?) et les outils de participation proposés (uniquement des
réunions publiques ou l’articulation avec un site web participatif?). Le positionnement
de ces « curseurs » par la CPDP a lieu en partie lors du travail de préparation du bat
public, en amont.
Concrètement, les CPDP peuvent jouer sur deux variables pour mettre en
produre les objets : le cadrage quelles construisent pour définir lobjet tel qu’il sera
débattu, compris dans une approche issue de l’analyse des cadres dErving Goffman
(1974), et le design de la produre, c’est-à-dire les choix quelles font de formats
d’expression (à savoir les outils de participation pour venir discuter la finition
proposée). En fonction de léquilibre proposé, la prise en charge de l’objet rendra plus
ou moins compte de sa complexité sociotechnique, ce qui contribuera éventuellement
à configurer des « prises » à destination des publics pour explorer l’objet et gitimer les
concernements. Nous parlerons de « concernement axiologique » pour désigner la
Mabi Analyse des débats publics CNDP 631
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