Annales FLSH N° 16(2012) MORALE ET MODERNITE : DIVERGENCE ET/OU CONVERGENCE Par Pr Jean-Faustin BONGILO Boendy, FLSH ABSTRACT MORAL AND MODERNITY: DIVERGENCE AND CONVERGNCE In this text: moral and modernity: divergence or convergence, we try to shed a light on the relationship of compatibility and incompatibility between the theories of modernity and moral. In fact, moral in point of view customs, social values and religion doesn’t work ideas of desacrilization and of efficiency, religion, politics and all attitude opposite to production and consumption of good. But the ideas of moral and modernity join together in the synthesis between the real (custom, traditions, political and social ideas) and the reasonable. In short, the two theories must take into account the inseparability between on the one hand, reality, sciences, technology, production, man and politics and on the other hand, reason, consciousness, justice, and governance. O. INTRODUCTION La réflexion mise au point, dans ces écrits, vise à examiner la possibilité de mettre en relation deux concepts, mieux deux idées, celles de la morale et de la modernité. La morale, que nous élucidons dans la suite de ce texte, reste un effort dans la recherche « qui nous conduit vers la sagesse et le Bien » (RUSS, J., 1996, p. 14). La sagesse, cette culture cumulée qui donne à l’homme la lumière, la connaissance de mener une vie ordonnée, conduit à la recherche du bien acceptable par tous. Dans ce cas, la sagesse puise dans l’histoire, les coutumes, les mœurs et la tradition. La morale sous-tend donc, en définitive, une certaine idée de conversion ou d’orientation vers une valeur, vers le bien. Orienter et/ou convertir ne signifie pas autre chose que prendre en référence quelque chose qui existe déjà comme héritage d’une autre époque et, pourquoi pas, d’un autre lieu et même d’une autre communauté. Nous nous engageons à établir un rapport entre ce concept et celui de modernité rattaché à une époque essentiellement européenne, qui marque à 1 Annales FLSH N° 16(2012) la fois l’histoire et l’émergence de la science et de la technique. On appelle moderne tantôt ce qui est récent, tantôt ce qui s’adapte à l’évolution des mœurs. Dans ce cas, il ya risque, sur le plan purement historique, de confondre moderne-au sens de ce qui est actuel-avec contemporain. Là n’est pas notre préoccupation dans cette étude qui a la prétention d’analyser l’idée de modernité en tant que ce qui est « tourné vers les temps nouveaux » (Ibidem, p. 135) et, par conséquent, s’oppose au passé. La principale question soulevée, dans cette étude, est donc celle de savoir s’il est possible d’établir un rapport, si pas un rapprochement, entre la morale et la modernité. Pour répondre à cette préoccupation, nous avons l’obligation méthodologique de fixer la compréhension aussi bien de la morale que de la modernité. Ainsi, outre ce point introductif, cet article contient trois points essentiels, à savoir : - L’idée de morale ; - L’idée de modernité ; - Les rapports entre la morale et la modernité. Ces trois points sont chapeautés par une conclusion dans laquelle se trouve notre point de vue sur les rapports entre ces deux idées qui sont au centre des débats parfois houleux entre des grands spécialistes non seulement en éthique, mais aussi en linguistique, en sociologie et dans bien d’autres disciplines des sciences humaines. 1. La morale comme idée Nous le savons, la morale en philosophie, voire même en français, est la considération du bien, par rapport aux coutumes, aux mœurs, à la tradition et à la volonté. Il est essentiellement question de l’idée du bien que l’on peut concevoir en vue justement d’ordonner la vie dans le but de faire régner la quiétude et le bien-être au sein de la société. Par rapport à ce point de vue, il existe plusieurs conceptions de la morale en tant qu’idée mais nous considérons dans ce texte, trois approches, à savoir l’approche de l’obligation morale, l’approche de l’obéissance à la loi universelle et celle de la conscience morale. 1.1. L’approche de l’obligation morale En considérant la morale sous l’angle de l’obligation morale, nous voudrions prendre en compte la pression exercée par la société sur les individus en vue de guider leurs actions ou de les apprécier a posteriori. Jacqueline Russ (Ibidem, p. 416) voit en l’ « obligation morale » une sorte de « système d’habitudes exerçant une pression sur notre volonté, pression d’origine essentiellement sociale ». Dans le langage ordinaire, on n’hésite 2 Annales FLSH N° 16(2012) pas à dire : « la morale oblige », pour signifier qu’on n’a pas de choix, qu’on doit agir selon les principes moraux qui régissent la société à laquelle l’on appartient. En d’autres termes, la société, qui est le monde de la vie d’un tel ou tel individu, exerce sur celui-ci une pression pour prévenir a priori et Juger a posteriori ses actes. Dans ce contexte, l’obligation morale a comme fondement les coutumes, les mœurs ou la tradition, la religion ou encore la règlementation Judiciaire. Concernant les mœurs, les coutumes et les traditions, même si nous établissons assez rarement une distinction entre ces termes, elles présentent pourtant des nuances significatives entre elles. A la base, considérons les mœurs comme un ensemble des règles d’actions collectives qui règlementent la conduite de l’homme dans une société donnée et s’extériorisent dans les institutions (CUVILLIER, A., 1954, p. 228). La pluralité et la diversité de celles-ci impliquent la pluralité et la diversité de la conception de la morale et partant, de la considération du bien et du mal. En peu de mots, retenons ici, à la suite d’Armand CUVILLIER (1954, p. 180) que la coutume sauve « comme une valeur par elle-même ». Au niveau des communautés tribales, poursuit le même auteur (Ibidem), les coutumes s’érigent en « norme absolue, indiscutée et indiscutable » et, par conséquent, imposable. C’est dans ce sens que dans certains cas, elles tendent à se transformer en ce que l’on appelle « coutume juridique » qui, proche de la loi, permet de tout Juger (Ibidem). Quant à la tradition, A. CUVILLIER (ibidem) affirme qu’elle « implique toujours l’idée… d’une convenance » qui, comme telle, se transmet à la fois par la parole, les écrits et les actes, spécialement en ce qui concerne la profession et l’art. Fait ainsi partie des traditions, « la transmission intellectuelle des croyances, idées, représentations collectives » (Ibidem). Il n’est pas, par conséquent faux d’affirmer que les différentes cérémonies d’initiation, qu’elles soient religieuses, laïques, politiques ou scientifiques, font partie des traditions, notamment le rite de la circoncision, du sacrement de l’ordre ou du baptême, de l’intronisation d’un chef et de la collation des grades académiques. 3 Annales FLSH N° 16(2012) Voyons ensuite les normes juridiques et religieuses dans leurs rapports avec la moralité. Comme développé dans notre communication à la 14e semaine philosophique de Kisangani (BONGILO BOENDY, J.F., 2012, pp 213-232), le terme droit est compris dans cette réflexion « comme pouvoir » au sens positif en tant que pouvoir moral avec un idéal d’autorisation (« il est permis ou autorisé de ») ; la grève par exemple est autorisée comme revendication de quelque chose. Au sens négatif, il s’agit d’un obstacle, d’une interdiction (il ne faut pas empiéter sur le droit d’autrui, car ce serait lui causer un tort). Compris dans les deux sens, le droit règlementer, prévient et apprécie les actes à poser et ceux déjà posés. C’est donc déterminer le bien et le mal par la société. Par-delà cet ordre social ou naturel, qui fonde et établit la valeur morale, il y a lieu d’épingler « l’ordre surnaturel » qui établit un lien entre la moralité et la religion. En effet, celle-ci Joue un rôle moral dans ce sens que les mœurs ne sont pas étrangères aux motifs religieux. Nous savons que les commandements de Dieu et ceux de différentes églises ou religions exigent à ce que les pratiquants se comportent avec dignité au sein de la société pour la cohésion et pour une certaine « élévation spirituelle de l’homme » (CUVILLIER, A. , op. cit. , p. 421). Toute religion est pourvue d’une morale. Les dix commandements de Dieu (Ex, 20, 3-17) rentrent dans ce contexte, dont quatre prônent les devoirs de l’homme envers Dieu et six déterminent les obligations de l’homme envers ses semblables. Pour ce qui nous concerne ici, les principes religieux interdisent par exemple le meurtre, le vol, la convoitise, la destruction des biens, l’adultère et recommandent le respect pour Dieu. Les appréciations des actes sont émises par rapport à ces commandements et façonnent la conscience morale. En définitive, les mœurs (les coutumes et les traditions), la justice et la religion constituent un ensemble de garde-fous et une pression de la société sur l’homme en vue de réguler son comportement. 1.2. Approche d’obéissance à la loi universelle C’est pour échapper au relativisme et à ce qu’il implique que certains auteurs, notamment E. Kant, ont souligné l’importance et la nécessité d’une loi universelle en matière de morale. Pour y parvenir, il est important de donner suite à cette interrogation capitale : « que dois-je faire ? » La réponse se formule de la manière suivante : « Toute prétention au bien doit se soumettre à l’obéissance à la loi universelle » dictée par la 4 Annales FLSH N° 16(2012) raison. A cette question, la réponse est que je ne peux que faire ou accomplir mon devoir moral. Dans son fondement de la métaphysique des mœurs, KANT, E., présente cette formule comme une interprétation rationaliste du devoir qui prône la transcendance de la Raison par rapport aux mobiles empiriques (N.P.P.A., p.293). Face aux conflits, d’ailleurs inévitables, en l’homme, entre la représentation de la loi et les mobiles empiriques, la loi morale doit prendre « la forme d’un impératif », d’un « commandement » ou encore d’une « contrainte ». Le devoir moral ou mieux, l’impératif moral, est pour Kant, un « impératif catégorique » qu’aucune condition empirique ou sentimentale ne peut entraver. Une telle loi est purement formelle ou intentionnelle. C’est pourquoi Kant la veut universelle, respectueuse de la personne porteuse de la Raison placée à la fin de l’action et jouissant de l’autonomie. Cette loi, toute personne raisonnable se l’impose en devenant législateur et sujet auquel s’applique la loi en même temps. Le danger d’une telle conception est que si la transcendance signifie isoler le sujet et la raison, l’impératif serait fort bien un non-sens par rapport à la nature humaine. En effet, « l’obéissance à la loi universelle » de la raison, en tant qu’effort pour établir un « principe suprême de moralité », est en fait la disponibilisation des principes a priori des devoirs et de la conduite (RUSS, J., op. cit., p. 262 et 248). Or, il est difficile d’imaginer la possibilité d’existence d’une raison absolue qui établirait des principes a priori et qui ferait absolument fi aux conditions concrètes de la vie et aux sentiments. Car il ne s’agit pas d’une personne imaginaire, voire fictive qui fait une expérience morale mais bien un agent concret, situé dans l’espace et dans le temps. Ce point de vue rejoint celui d’Alain RENAUT qui, selon le commentaire de J.F. BONGILO BOENDY (2009, p. 193), pense que « la raison est une autorité absolue et libre » qui proclame « son autonomie et se rattache à un idéal » qu’elle se fixe. On peut également lire avec bonheur l’intéressant ouvrage de C. Larmore et A. Renaut pour plus de détails (LARMORE C & RENAUT A., 2004). Au lieu d’aller si loin en proclamant le primat, voire la transcendance de la raison, l’on devrait se limiter à attribuer à la raison ce qu’elle est, ce qu’on lui a toujours reconnu, à savoir « la faculté d’ordre » dans la vie morale. En d’autres termes, à établir l’ordre, la cohérence, l’intelligibilité, pour éviter l’inconséquence dans le comportement. Saint 5 Annales FLSH N° 16(2012) Augustin n’a-t-il pas raison de considérer la Raison comme le don le plus précieux que l’homme ait reçu de Dieu. 1.3. Approche de la conscience morale La conscience morale n’est ni l’arrogante rationalité à prétention universaliste, ni la morale du jugement. La première, nous venons de le voir, est le fruit de la Raison qui se veut transcendante, indépendante des considérations objectives et à la limite imposable en tout temps, en toute circonstance et en tout lieu. La seconde, c’est-à-dire la morale du jugement, est en fait une morale sans règles, selon laquelle le bien et le mal dépendent du jugement émis. Dans ce contexte, cette conception de la morale n’est pas éloignée du relativisme absolu. La conscience morale rejette ces deux considérations extrêmes et se place à mi-chemin de l’une et de l’autre. Elle n’est ni une raison indépendante du sujet et des conditions empiriques, ni une instance de jugement sans référence à des valeurs, mais il s’agit d’un phénomène humain intérieur par lequel on accepte et on croit à la règle de conduite. Le fait moral est donc une réalité palpable, essentiellement caractérisé par la réprobation et l’approbation, un sentiment relatif à la valeur des actes que l’homme commet de manière intentionnelle en tant qu’agent libre. La conscience est perçue par Jean-Jacques Rousseau comme juge infaillible, une voix divine qui nous parle de l’intérieur. Par son activité, la conscience morale se dédouble en acteur et juge, en vie et volonté pour contrôler, diriger et imposer la règle à suivre ou l’idéal à atteindre. Ainsi, aux yeux de A. CUVILLIER (1976, p. 131), la conscience morale favorise ou contrarie, approuve ou réprouve une intention ou un projet. Il s’agit donc d’une obligation intérieure qui entraine la satisfaction en cas d’obéissance ou de regret en cas de désobéissance. Pour tout dire, l’obligation intérieure est une pression, une exigence de droiture, que subit le sujet de lui-même, obligé de conformer son action aux préceptes intériorisés. 2. L’idée de modernité Le concept modernité est l’expression de l’époque dite moderne, consacrée par la rupture avec la Renaissance et la révolution scientiicotechnique. Au plan philosophique, le temps moderne est marqué par la proclamation du primat de la raison sur l’homme, sur le sujet, sur le monde. L’idée principale de cette époque est la toute puissance de la raison, capable de transformer le monde et de résoudre les problèmes de l’homme ; la raison fait table rase des coutumes, des idées en cours et même de la science telle que constituée à l’époque. 6 Annales FLSH N° 16(2012) La pensée moderne a été et demeure encore aujourd’hui l’objet de conceptions et d’interprétations diverses et diversifiées. Nous proposons, dans les lignes qui suivant, l’essentiel des points de vue sur ce concept qui se situe à la charnière de plusieurs disciplines, notamment la sociologie, la philosophie, la psychologie, la pédagogie et tant d’autres. En ce qui nous concerne, nous limitons notre réflexion à l’aspect moral du concept de modernité. Pour mieux pénétrer cette idée, nous analysons les quatre aspects que lui reconnaissent les spécialistes, notamment la modernité désacralisatrice, la modernité sujet-raison. 2.1. La modernité désacralisatrice Nous venions de le noter, dans sa rupture avec le passé, la pensée moderne, rejettent l’idée du monde comme ensemble de forces occultes, adopte la conception selon laquelle le monde est mouvement et étendue susceptibles de transformation par la science et la technique, tous fruits de la raison. Selon A. Touraine (1992, p. 13), la modernité s’illustre avant tout par la rupture et avec la tradition et avec le divin. En effet, la raison triomphante a lutté, à ses débuts, contre « la communauté enfermée dans sa tradition, ses formes d’organisation sociale ou croyance religieuse » (ibidem, p. 260). Ainsi les coutumes, les appareils de pouvoir en place et la religion, considérés comme conservateurs et rétrogrades sont, par conséquent, à abolir. Sur le plan de l’organisation de l’économie, l’idée de modernité tend à se débarrasser de l’économie administrée supposée faciliter, voire permettre des privilèges souvent non mérités à ceux qui exercent le pouvoir politique. En effet, « la modernité est l’anti tradition, le renversement des conventions, des coutumes et croyances, la sortie des particularismes et l’entrée dans l’universalisme, ou encore la sortie de l’état de nature et l’entrée dans l’âge de la raison » (ibidem, p. 13). C’est pourquoi, tombés d’accord sur ce point, marxistes et libéraux ont considéré comme obstacles au changement le profit privé pour les premiers, l’arbitraire du pouvoir et le protectionnisme pour les seconds. Cependant, ni les uns ni les autres n’accorderaient un quelconque crédit au cafouillage qui caractérise les espaces politique, économique, social, familial et religieux qui secoue le monde ces derniers temps. 7 Annales FLSH N° 16(2012) La désacralisation introduite par la modernité prend, comme on peut bien le constater, plusieurs formes. D’abord les nuages de l’irrationalité et de la croyance se voient remplacés par la science. La modernité dit adieu à la soumission à un monde « des forces impersonnelles », à un destin sur lequel l’homme n’a pas de prise et auquel il doit se conformer dans la contemplation (ibidem, p. 264). L’idée de modernité introduit ce que Weber appelle « le désenchantement du monde » qui est en fait « l’éclatement de cette correspondance entre un sujet divin et un monde naturel » ou, mieux encore, « la séparation de l’ordre de la connaissance objective et de l’ordre de sujet (ibidem, p. 264). C’est pour cette raison que certains penseurs ont même méconnu l’apport du christianisme dans le développement de la science et de la technique. Le combat de la modernité se poursuit par le rejet de tradition. Non seulement ce fait caractérise la modernité, mais aussi si l’on va plus en profondeur car en effet, la modernité s’exprime par « la capacité de résister aux pressions de la coutume » (ibidem, p. 265). Déjà nous savons que Socrate qui est, à juste titre, l’initiateur de la modernité, a été condamné à mort pour avoir conseillé de ne rien recevoir des coutumes sans l’avoir soumis au préalable, au crible de la raison critique. La modernité prend également un aspect politique lorsqu’elle lutte contre les pouvoirs iniques, dictatoriaux et exploitateurs. Les critiques, adressées par le clergé d’Amérique latine aux gouvernants de cet espace et par K. Marx au capitalisme, vont dans ce sens. Pour ne considérer que le cas du clergé latino-américain, nous renvoyons au quatrième chapitre de l’excellent livre de Gustavo Gutierrez (1986, pp. 166-171) qui s’attarde sur la « théologie et l’esprit moderne ». Marqué par la conscience d’une capacité de transformer le cours de l’histoire de la société, l’esprit de rationalité s’engage dans un processus de libération qui, malheureusement, favorise la bourgeoisie naissante, préoccupée par ses propres intérêts. Ce phénomène crée la paupérisation et donc, de nouveaux défis pour les classes sociales défavorisées qui rejettent souvent le principe d’un pouvoir venant de Dieu. 2.2. La modernité instrumentale L’on ne peut pas prétendre à la désacralisation sans un moyen efficace pour y parvenir. C’est ainsi que l’idée de modernité prend également un aspect instrumental concrétisé par la maitrise du monde par la science et la technique. Le but vié ici est le progrès, mais celui-ci suppose les conditions d’abondance, de liberté et de bonheur sans pour autant garantir celui-ci. La raison instrumentale, en poursuivant ces buts, ne s’intéresse plus à répondre aux besoins du primat de la raison sur tout, mais à ceux de 8 Annales FLSH N° 16(2012) consommation et de communication et donc d’une production centrée sur l’accumulation des biens en ignorant souvent l’accroissement des inégalités et la destruction accélérée de l’environnement naturel et social qui en résulte. Ce que l’on attend de la modernité instrumentale du point de vue strictement moral est sans conteste d’ajouter à son efficacité l’émergence de l’homme ou mieux du « sujet humain », la double dimension de « liberté » et de « création » (TOURAINE, A., op.cit, pp. 264- 265). En d’autres termes, la modernité forge un espace de liberté en faveur de l’homme et en même temps répond à de nouveaux besoins. Dans ce contexte précis d’instrument, la modernité anime à la fois la vie et la nation d’un côté ainsi que la consommation et l’entreprise de l’autre. En effet, elle facilite et améliore les conditions de vie grâce aux effets bénéfiques que procurent la science et la technique. Celles-ci, comme on le sait, est à l’origine de la production des biens de consommation dont la quantité et la qualité ne cessent de croitre grâce à une construction des industries toujours de plus en plus variées. Comme nous l’avons déjà épinglé dans les pages qui précèdent, l’industrialisation et l’augmentation de la production qu’elle provoque favorisent l’accroissement des richesses pour les uns et une paupérisation accélérée pour les autres. Les inégalités, ainsi créées, constituent un défi à la nécessité d’une idée libératrice et humanisante. 2.3. La modernité libératrice L’idée de modernité, en relation à la libération, est une pensée critique sur la lutte contre les bouleversements et les déchirements qui affectent le monde et qui occasionnent un flux de changements pas toujours avantageux. Cette pensée critique s’étend sur la situation des classes défavorisées ou opprimées(les nations colonisées, les minorités de toutes sortes, les personnes déconsidérées, etc.), le « multiculturalisme » ou la coexistence de diversités « sans prétention à l’hégémonie », la démocratie politique, le changement qualitatif, la tolérance, etc. Ces situations motivent l’objectif libérateur de la modernité dans la recherche sans cesse des solutions « à travers des luttes sans fin contre l’ordre établi et déterminismes sociaux ». La critique « d’efficaces esclaves » s’adresse par exemple à ceux qui acceptent « ceux qui refusent d’être de bons travailleurs, de bons citoyens ». Il s’agit d’un combat des intellectuels contre d’autres intellectuels au point de se demander si les tenants du statu quo décrié sont réellement « des êtres conscients et organisés » tant « la raison ne suffit pas pour défendre la raison » (ibidem, pp. 270-272). En fin de compte, la modernité libératrice est l’expression 9 Annales FLSH N° 16(2012) d’un fil conducteur qui prend son point de départ dans l’oppression, passe par la révolte et aboutit à la libération effective. Revenons sur la situation de l’Amérique latine qui ne diffère pas généralement de celle de la R.D.Congo. Dans l’un comme dans l’autre cas, la libération est le résultat d’un processus contre la spoliation, la domination et l’oppression perpétrées ici et là au nom de la civilisation, de l’évangélisation et de la démocratie. Dans les deux cas, les pouvoirs sont souvent à la solde de l’Occident au point que tout changement, en Europe ou aux Etats-Unis, influe négativement ou positivement sur la situation locale. Les libertés en général, les devoirs et les droits en particulier consignés dans les constitutions favorisent les groupes dominants au service de la bourgeoisie internationale « au détriment de la majorité constituée des « absents de l’histoire » (GUTIERREZ, G., Op.cit, pp 190 et 191). 2.4. La modernité bipolaire Au vu des critiques soulevées par d’autres auteurs et par A. Touraine lui-même contre ces trois formes de modernité, il paraît important de proposer la voie de sortie dans la conception de l’idée de modernité. Il s’agit de considérer la modernité dans la relation bipolaire Raison-sujet. Il est question de pousser jusqu’au bout le déploiement de la modernité qui, au-delà du triomphe du rationalisme et de sa remise en question, nécessite la formulation d’une nouvelle définition comme relation qui unit la raison et le sujet, la rationalisation et la subjectivation, la science et la liberté. C’est, en d’autres termes, l’expression de deux figures en dialogue, tournées l’une vers l’autre, qui se contredisent, mais se complètent pourtant. Elle est objet de connaissance objective mais aussi comme « sujet et subjectivité ». Cette bipolarisation met en terme à la cassure et recrée l’interaction du sujet et de la raison, de la conscience et de la science, de l’élite et des catégories marginalisées. De ce fait, la modernité n’est plus le passage de la pluralité à l’unité révélée par la raison, ni même, l’idéal de conformité à un modèle et moins encore la réduction du sujet à l’objet. Elle est par contre, la correspondance entre l’univers et l’homme, le règlement de la conduite par la conscience, l’appel à la liberté, la gestion responsable de sa propre vie, la conception du sujet comme l’expression de « la volonté d’un individu d’agir et d’être reconnu comme acteur » (TOURAINE, A., op. cit., p. 267). La modernité, comme on le sait, rejette la soumission aveugle au monde et propose l’idée d’intégration sociale ou, en d’autres termes, à la place de la soumission, il est exigé à chacun de remplir son rôle au sein de 10 Annales FLSH N° 16(2012) la société, de participer positivement à l’effort commun de la construction. L’individu devient sujet ou acteur capable de s’insérer dans les relations sociales en vue de les améliorer sans appartenir exclusivement à une collectivité donnée. La transformation de l’individu en sujet et donc en acteur n’est pas autre chose que la subjectivation qui permet au sujet de pénétrer dans l’individu et transformer celui-ci en « principe d’orientation des conduites » sans pourtant se soumettre « à des valeurs transcendantes ». Tel est, aux yeux de nombreux critiques et spécialement Alain Touraine (op. cit. pp269 et 270), le sens actuel de l’idée de la modernité. 3. RAPPORT ENTRE LA MORALE ET LA MODERNITE A la lumière de ce qui précède, nous pouvons nous permettre d’avouer qu’entre les idées de morale et de modernité, il existe des rapports d’opposition et de complémentarité. Si leur opposition se manifeste par l’incompatibilité au niveau du discours, la complémentarité constitue une sorte de synthèse après l’élimination des contradictions entre les deux théories. 3.1. La dimension d’incompatibilité L’idée de modernité est contraire à l’approche de l’obligation morale en tant que celle-ci est une pression extérieure qui s’exerce sur la conscience. En effet, les mœurs, les coutumes et les traditions comme recours à un passé prestigieux ne riment pas avec la considération désacralisatrice de la modernité qui elle, consacre la rupture avec la tradition. Il en est de même de la pression que le pouvoir politique, les valeurs de société, la justice, les superstitutions et l’idée du sacré exercent sur la volonté. Concrètement, la pensée moderne refuse de recourir à la révélation, donc à la foi et la croyance religieuse comme critère du bien. C’est d’ailleurs une conséquence inévitable de la préoccupation affichée par l’idée de modernité dans sa démarche fondée sur la rigueur, la prétention à l’exactitude et l’autonomie de la raison. Si l’on tient compte de l’aspect instrumental de la pensée moderne, l’on peut tout aussi avouer qu’il s’oppose à la fois à la morale dans ses dimensions d’obéissance à la loi universelle et de conscience morale. En effet, l’instrumentalisation de la modernité au service de l’efficacité et du progrès matériel s’avère, à nos yeux, insuffisante quand bien même elle ouvre la voie à l’abondance sans souvent assurer l’humanisation des personnes. C’est pourquoi, se limiter à l’idée de la vie, de l’intérêt d’une quelconque communauté et de l’entreprise ainsi qu’à la consommation reste contraire à l’idée morale. 11 Annales FLSH N° 16(2012) 3.2. La dimension de complémentarité Cependant la modernité et la morale se rencontrent dans le cas où l’action libératrice favorise l’émergence des valeurs telles que le multiculturalisme, la coexistence pacifique, la démocratie, le changement qualitatif et l’annihilation de toute tentative à l’hégémonie. C’est pourquoi, par delà les clivages et les oppositions entre la morale et la modernité et même les différentes conceptions morales entre elles, Charles Taylor, sous la plume d’A. Touraine (op. cit. p. 273), rassemble en un seul concept de « moralité moderne » les principes de respect des droits de l’homme, la notion d’une vie pleine, complète et autonome ainsi que la dignité de chacun dans la vie publique. Les principes moraux, aujourd’hui, ne sont plus déterminés par rapport aux classes et aux catégories sociales, mais en prenant en compte la vie ordinaire de tout le monde. Dans ce contexte, la conscience morale prend le dessus sur le jugement émis par le public. Dès lors, la solution serait de transcender la lutte contre les coutumes, la religion, la société politique pour en arriver à réconcilier le sujet et la raison, la science et la conscience, l’élite et la classe marginalisée. Cette complémentarité bipolaire est la solution attendue du sujet dans un rôle de trait d’union, de lien, de pont, entre l’homme et la nation, l’ethnie, la communauté, l’entreprise, la culture, la race, la consommation, la production. Bref, pour résoudre la question relative à l’opposition entre l’idée de modernité et celle de la morale, il est exigé de favoriser l’émergence du « sujet » comme conscience, volonté, effort et responsabilité. En définitive, la théorie de la modernité demeure à tous égards une position contre non seulement les traditions et la pression sociale, mais également contre ceux qui privatisent les faveurs du pouvoir politique, économique, médiatique et religieux. 12 Annales FLSH N° 16(2012) CONCLUSION Les pages qui précèdent présentent la morale tantôt comme une pression d’ordre social (coutumes, valeurs sociales, pouvoir), tantôt comme une réalité d’ordre surnaturel(les liens entre la morale et la religion), tantôt enfin comme conscience morale. Mais ce dernier aspect écarte les deux premiers points de vue qui semblent plutôt extrêmes. Dans ces mêmes pages, la modernité se veut, dans un premier temps, une idée désacralisatrice rejetant les ordres social et religieux de la morale. Dans un second moment, elle revêt une dimension instrumentale qui tient compte de l’efficacité, de la production et de la consommation globale sans faire allusion à l’aspect humain. A ce niveau, la modernité considère seulement la force de la rationalité conquérante et les intérêts des communautés (état, ethnie, entreprise, organisation politique, etc.) au détriment du respect de la dignité de la personne. Une critique lucide de cette théorie montre les insuffisances de ces deux points de vue et privilégie l’inséparabilité du sujet et de la Raison qui, par ailleurs, constituent deux aspects d’une même réalité. Les ordres social et religieux ne peuvent donc pas être écartés dans leur totalité tout comme il semble difficile, sinon impossible, d’imaginer une raison qui fonctionnerait à vide sans se soucier de quelques motifs empiriques. De la même façon, la puissance de la rationalité fondée sur la technique n’aurait pas de sens si elle négligeait la qualité de la production dont la fin ultime est l’humanisation du monde à travers son adaptation aux besoins, c’est-à-dire le progrès qualitatif de l’humanité. Une morale de la modernité ou une modernité de la morale, c’est selon, trouverait ainsi son sens, son fondement et sa justification dans le mariage indissoluble entre le réel et le raisonnable, la science et la conscience, l’efficacité et la dignité, la production et la répartition équitable, l’élite intellectuelle et la masse, la politique du politique et le citoyen. Pour tout dire, la modernité ne signifie pas moderne dans le sens historique du terme, ni modernisation en tant qu’action d’adaptation ou d’amélioration initiée unilatéralement par l’autorité, mais elle est une critique, mieux encore une théorie critique qui prend en compte la rationalité, la force que celle-ci génère ainsi que le sujet humanisé, libre et responsable. 13 Annales FLSH N° 16(2012) BIBLIOGRAPHIE - BONGILO Boendy, J. F., Approche phénoménologique de la pauvreté. Matrice d’une éthique communautarienne et d’une philosophie africaine engagée, Thèse de doctorat en Philosophie, UNIKIS, 2009 ; - Idem, « Droit et moralité », in Revue de Philosophie Hekima na Ukweli, n°13/14, Mars 2012, pp 213-232 ; - CUVILLIER, A., Nouveau Précis de philosophie. L’action, Paris, A. Colin, 1954. - Idem, Textes choisis des Auteurs philosophiques. Logique et philosophie des Sciences, morale, philosophie générale, Paris, A. Colin, 1976. - GUTIERREZ, G., La force historique des pauvres, Paris, CERF, 1986. - KANT, E., Fondement de la métaphysique des mœurs, Traduit par Alain Renaut, T1, Paris, Garnier-Flammarion, 1994. - LARMORE, C. et RENAUT, A., Débat sur l’éthique. Idéalisme ou réalisme, Paris, Grasset, 2004. - RUSS, J., Philosophie : les auteurs et les œuvres ; la vie et la pensée des grands Philosophes. L’analyse détaillée des œuvres maϳeures, Paris, Bordas, 1996 - TOURAINE, A., Critique de la modernité, Paris, Fayard, 1992. - T.O.B., Exode, 20, 3-17. 14