b) Quels pouvoirs du théâtre cet extrait met-il en valeur ?
Deux aspects sont à prendre en compte : le théâtre magnifie le réel et il
apprend à vivre.
–Le théâtre magnifie le réel
C'est ce que suggère l'expression « palais de féeries et d'enchantements » de la
ligne 24. Contrairement au héros proustien du texte c, la jeune femme cherche
visiblement dans le théâtre non pas une référence au quotidien mais quelque
chose qui soit de l'ordre du surnaturel, ou, du moins, de l'inouï : Anna entend
des « vers mélodieux comme jamais [elle] n'en avait entendu... des paroles
d'amour comme jamais [elle] n'aurait cru... » (lignes 12 et 13). Ici, la répétition
de l'adverbe « jamais » met en relief le caractère exceptionnel de ces
représentations.
Dans la relation même qu'elle fait de son expérience, Anna oublie la présence
de son interlocuteur, qui, par trois fois, s'acharne vainement à la ramener à la
réalité : « Et qui jouait Roméo ? » , « Et qui jouait Othello ? » « Et qui jouait
Hamlet, Anna ? »
–Le théâtre apprend à vivre
C'est un bouleversement total que vit la jeune femme. Total, parce qu'il
concerne son « être » (lignes 12 et 30), son « coeur » (lignes 18 et 27 ), son
« âme » (lignes 13, 30 et 31), total aussi par son intensité, sensible dans le jeu
des hyperboles : qu'on se réfère à « T out mon être tressaillit » (l. 12) – on
remarquera en passant l'allitération – ou bien encore à « mon âme tout(e)
entière passa dans mes yeux et dans mes oreilles » (l. 14).
Si l'on regarde attentivement le texte, on voit combien l'exclamation finale
d'Anna (« je commençai seulement de ce jour à respirer, à sentir, à vivre! »)
constitue un écho à la résignation des lignes 7 et 8 où elle avoue avoir chargé
naguère « les personnes qui [l']accompagnaient de sentir, de penser, de vivre
pour [elle] ». Symboliquement, c'est le thème de la respiration qui sous-tend ce
parcours vers une renaissance. Qu'on se reporte aux lignes 9, 11, 17 et 31 pour
en juger.
Entretemps, le théâtre a réagi comme un révélateur, par la faculté qu'il a de
concentrer les sentiments, comme le résume cette phrase où les ellipses et le
rythme ternaire traduisent la vivacité du processus : « Roméo m'avait fait
connaître l'amour, Othello la jalousie, Hamlet le désespoir. » Par empathie, par
identification, « l'âme de l'acteur » est venue remplir un « vide » (l. 30)
renforcé dans la dernière tirade par la répétition anaphorique de la préposition
« sans » : « Je languissais sans force, sans désir, sans espoir ». Le miracle vient
d'opérer. L'art peut guérir ce contre quoi « toute science échoue ».
CONCLUSION :
L'intérêt de ce fragment de scène est multiple:
–sur le plan psychologique , il révèle le cheminement d'Anna et explique sa
fascination pour le théâtre
–sur le plan dramatique , il peut préluder à un rapprochement entre le
comédien Kean et la jeune femme férue de drames shakespeariens
–sur le plan littéraire il met en valeur deux caractéristiques du Romantisme :
1. Le héros romantique est souvent un être malheureux, atteint de
ce que Musset a nommé « le mal du siècle » et que l'héroïne
de Dumas définit ainsi : « Je ne désirais rien, je n'espérais rien,
je n'aimais rien ». Cela ne l'empêche pas de se révéler –
comme Anna – un être d'une sensibilité très vive, voire
maladive.
2. Par réaction contre le goût classique, le Romantisme
témoignera sans cesse de son intérêt pour les drames de
Shakespeare et fera du théâtre le fer de lance de son action.
3/7