L`Ethique de la discussion dans le Gorgias de Platon

ÉTHIQUE DE LA DISCUSSION
CHEZ PLATON
D'APRÈS LE GORGIAS
Spontanément, on entend par « dialogue » un échange de paroles entre deux personnes. Mais suivant l'étymologie, le mot veut simplement dire
« par la parole ». Certes, il se distingue déjà chez les Grecs du « monologue », cette parole qu'on paraît n'adresser qu'à soi-même, et les dialogues de
PLATON, constituant un genre littéraire et philosophique, se présentent comme cet échange dont nous parlions, ou une interlocution. Ils se présentent
ainsi, disons-nous, c'est-à-dire qu'ils ont la forme du dialogue sans en avoir toute la substance, du moins de notre point de vue de modernes. Car le
dialogue platonicien est conduit par un maître, Socrate le plus souvent, que les « interlocuteurs » contrarient peu.
À cet égard, le Gorgias mérite une attention particulière. Dans cet ouvrage, Socrate se heurte à plus forte résistance qu'ailleurs. Gorgias, Polos,
Calliclès ne le reconnaissent pas comme maître de parole et ne se soumettent pas docilement au jeu de ses questions, soit qu'ils essaient de faire
autrement usage de la parole, soit qu'ils veuillent eux-mêmes endosser le rôle de celui qui questionne, soit encore qu'ils critiquent la façon dont Socrate
procède. Cette résistance d'interlocuteurs véritables oblige ce dernier à revenir en permanence sur les exigences de cette modalité de la parole qui porte
le nom de dialogue ou de discussion. C'est certes un topos des textes platoniciens, mais il reçoit ici un développement remarquable.
Le thème de l'œuvre, à savoir la nature et le statut de la rhétorique, engage une réflexion plus large sur les différents usages de la parole. Il y a
celui qu'en fait le spécialiste, par exemple le médecin, celui du politique, et bien sûr celui dans lequel la parole devient discours, son usage rhétorique.
Le Gorgias travaille l'opposition entre cet usage-là et celui qu'en propose PLATON par la bouche de Socrate. Cette opposition en rejoint une autre :
celle que le philosophe athénien relevait entre la forme vive du logos, la parole socratique, et sa forme morte, le texte écrit. PLATON rencontra
certainement cette opposition comme une sorte de dilemme en prétendant passer de l'oralité socratique à la volonté de constituer une œuvre
philosophique écrite, dilemme dont la formule du dialogue devait offrir la résolution.
En application du principe de TIRMIDHÎ1, je propose de faire entre « parole » et « discours » la distinction suivante. La parole est d'abord
antérieure au discours, au sens celui-ci est constitué de plusieurs paroles. A contrario, la parole est constituée de peu de chose. Haddock s'écriant :
« Anthropopithèque ! » profère une parole injurieuse, dans son code du genre –, mais il ne tient pas encore un discours. Par ailleurs, la parole est
essentiellement ouverte ; elle est en attente, d'un complément, d'une réponse. Le discours, lui, est clos. L'orateur aura souvent écrit son texte à l'avance,
et les discours d'orateurs peuvent devenir constitutifs d'une littérature, tels ceux prononcés par Cicéron.
L'étymologie de « dialogue », en regard des problématiques de PLATON, prend donc sens. Il s'agit pour lui de passer « par la parole », de
procéder par elle en matière de recherche de la vérité, justement parce qu'il est douteux que nous soyons déjà en sa possession. Les sophistes
représentent la position inverse : ils présupposent être en possession du vrai, voire ils nient son existence, et conçoivent la rhétorique comme une arme
sociale et politique de domination. Si l'on suit la distinction que j'ai proposée, cela voudra dire que là où il y a discours, sont à l'œuvre des processus de
domination. À l'inverse, la parole comme acte linguistique inaugural (qui commence quelque chose, qui est ouverture et attente) met en question toute
forme de pouvoir ou de légitimité, en même temps qu'elle est la tentative pour les refonder. Ainsi, la parole socratique peut être interprétée comme
l'effort pour constituer la légitimité de la philosophie. Or, avec Socrate, cet effort a échoué. Et le Gorgias rejoue à sa manière la tragédie de cet échec.
Quelle est, précisément, la tragédie de Socrate dans cet ouvrage ? Elle tient au refus par ses interlocuteurs des règles du dialogue qu'il leur
propose. Ce refus le conduit peu à peu vers un monologue. Il y a donc un rétrécissement constant et jusqu'à l'absurde du dialogue entendu comme
échange de paroles ou même construction commune de la parole. Mais au fil de ce processus, Socrate prend soin d'énoncer, d'analyser et de mettre à
l'épreuve ces règles qui constituent ce que j'aimerais appeler une éthique de la discussion.
1 Al-Hakim At-Tirmidhî est un soufi du Khorassan. Il appartient au Xème siècle. Dans le Livre des nuances ou de l'impossibilité de la synonymie (traduction et commentaire de
Geneviève Gobillot, Éd. Geuthner, 2006), il réfléchit justement au croisement de la linguistique et de l'éthique.
Or l'éthique de la discussion, devant conduire à des relations entre locuteurs qui sont à l'inverse de celle que la rhétorique instaure entre celui
qui parle et ceux qui écoutent, a à son tour des implications politiques. PLATON eut sans doute un regard des plus critiques vis-à-vis de la démocratie
athénienne, du moins telle qu'il la vit fonctionner. Pour autant, l'expérience qu'il fit de la tyrannie syracusaine ne fut pas non plus convaincante. À titre
personnel, je crois qu'on n'accorde pas toujours à son positionnement politique toute sa complexité. L'un des thèmes récurrents de ses dialogues,
explicite dans le Gorgias, c'est la défiance à l'endroit de la foule. C'est précisément l'une des raisons qui motivent la critique de la rhétorique : le rhéteur
discourt afin d'obtenir l'approbation d'une masse d'individus. En utilisant les termes de la linguistique, on pourrait dire qu'alors ceux-ci sont réduits au
statut de destinataires passifs du message émis par le rhéteur, seul locuteur. À ce rapport, PLATON oppose celui de l'interlocution, dans lequel la parole
de l'un est confrontée à celle des autres.
De tels rapports mettent en jeu le problème politique de l'autorité, de la domination. L'usage rhétorique de la parole, auquel on recourt dans les
institutions démocratiques, est contraire à la démocratie, si ce mode de gouvernement se caractérise par la reconnaissance de l'égalité entre les citoyens.
Il ne faut donc pas hâtivement conclure à l'antidémocratisme de PLATON, lorsqu'il fait dire à Socrate « (qu'il ne sait) pas comment mener une
procédure de vote » (474 a). Il s'agit moins de renoncer à une telle procédure qu'à en penser les limites. Or, la discussion est elle-même conçue comme
une espèce de procédure de vote, celui qui parle ne convoite pas le suffrage d'une foule qu'il flatte, mais seulement celui de son interlocuteur qu'il
essaie d'amener à penser et à dire la même chose que lui. En tant qu'interlocuteur l'autre est dans une démarche symétrique. Cette symétrie dialogique,
vouée à rester un idéal dans le texte lui-même, brise l'idée de l'autorité tenue par celui qui parle. Ou bien l'autorité est partagée par tous, dans la
mesure la parole leur a été rendue, ou bien elle est extérieure à chacun parce qu'elle relève en fait du vrai qui est transcendant par rapport aux
individus (nul n'en a la possession exclusive).
Dans ce texte, PLATON privilégie le dialogue, la discussion sur le discours – au sens rhétorique –, comme procédure visant la prise de décision.
Or l'éthique de la discussion qu'il élabore est de nature démocratique. Évidemment, il y a une aporie qui apparaît d'emblée. L'élargissement de ce
procédé à tous et à toutes les décisions présente des difficultés matérielles peut-être insurmontables. C'est pourquoi il est mis en balance non seulement
avec la rhétorique comme art d'emporter l'adhésion du grand nombre et que Socrate tente de disqualifier parce qu'elle est indifférente au vrai, mais
encore avec la parole de l'expert, dont la compétence devrait être une caution suffisante, ordre des choses que renversent les sophistes. Il me semble
qu'il y a là une actualité platonicienne : dans la forme démocratique du gouvernement, la parole de tous – légitimée par le principe d'égalité –, la parole
de l'expertlégitimée par le principe de la compétence –, et enfin la parole de l'orateur légitimée par le principe du vote en assemblée –, entrent en
concurrence et le problème de leur importance respective est central.
Dans ce travail, j'ai sélectionné tous les passages qui me semblaient significatifs du point de vue de l'éthique de la discussion. Le contenu
thématique direct du dialogue est donc volontairement négligé. Mais les deux trames sont parfois tellement entremêlées que ce contenu transparaît
même où il est question de la manière dont il faudrait procéder pour l'analyser. J'ai adopté le dispositif suivant : deux colonnes de texte en vis-à-vis ; à
gauche le texte de PLATON, suivant la traduction de Monique CANTO et aussi celle d'Émile CHAMBRY, et dont les traits les plus saillants ont été
mis en italique et bleuis ; à droite, mes commentaires. Ma démarche a été volontairement celle de la lecture interne : je commente le texte et le texte
seul, tel que j'ai pu y accéder (n'étant pas helléniste).
En exergue : fresque de Pompéi représentant les jumeaux Zéthos et Amphion soumettant leur tante Dircé au supplice (cf. 506 b-c pour un
commentaire).
(448 c) À Khaïréphon qui lui demande : « Quel est l'art que
Gorgias connaît ? de quel juste nom faut-il l'appeler ? » Polos répond :
« Cher Khaïréphon, nombreux sont les arts qu'on trouve chez les
humains et qui, dans l'expérience, furent découvert par l'expérience.
Car l'expérience fait que le cours de la vie s'écoule en accord avec l'art,
tandis que l'inexpérience le soumet au hasard. À chacun de ces arts, les
uns participent, et les autres non. Aux arts les meilleurs vont les
meilleurs des hommes. Notre Gorgias est des meilleurs, et l'art qui est
le sien est le plus beau de tous. » (448 d)
SOCRATE
Gorgias, Polos a l'air doué pour tenir des discours ; toutefois il
ne fait pas ce qu'il a promis à Khaïréphon.
À l'art du discours ou rhétorique s'oppose la pratique
heuristique du dialogue qui exige :
GORGIAS
Quoi, au juste, Socrate ?
SOCRATE
J'ai l'impression qu'il ne répond pas du tout à ce qu'on lui
demande.
- que l'on réponde aux questions posées (rigueur intellectuelle)
GORGIAS
Eh bien, interroge-le toi, si tu veux. - que l'on soit disposé à bien vouloir répondre (condition
psychologique). Cet interlocuteur, Socrate, parmi les trois possibles
(Gorgias, Polos, Calliclès) ne le trouvera pas.
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