Comment pose-t-on la question en français populaire?

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Comment pose-t-on la question en français populaire?
--Une comparaison avec le français standard--
Esther Jager s1388398
Dirigé par dr. B.A.A. Kampers-Manhe
Département des langues et cultures romanes
Université de Groningue
Août 2008
Comment pose-t-on la question en français populaire?
Le respect du Seigneur est le commencement de la sagesse
Proverbes 1: 7
2
Comment pose-t-on la question en français populaire?
Tables des matières:
Introduction ……………………………………………………………………………………... ............ 5
Chapitre 1: Qu’est-ce que le français populaire? ....................................................................... ............ 8
1.0.
Introduction......................................................................................................................... 8
1.1.
La variation linguistique ……………………………………………………………........ 8
1.2.
Le français standard …………………………………………………………………....... 9
1.3.
La variété populaire …………………………………………………………………....... 11
1.4.
Les facteurs internes et externes de la variation linguistique ………………………........ 12
1.5.
Le développement du français populaire et son prestige ……………………………....... 13
1.6.
Comment considérer le français populaire? ....................................................................... 14
1.7.
Conclusion ……………………………………………………………………………….. 16
Chapitre 2: L'interrogation directe: une comparaison entre le français standard et le français
populaire ................................................................................................................... ............ 18
2.0.
Introduction ........................................................................................................... ............ 18
2.1.
Le système d’interrogation du français standard................................................................. 19
2.1.1. L'interrogation directe totale........................................................................ 20
2.1.2. L’interrogation directe partielle....................................................... ............ 22
2.1.3. La distinction entre la langue écrite et orale dans l'interrogation................. 26
2.1.4. L’interrogation indirecte en français standard ……………………………. 27
2.2.
Le système interrogatif du français populaire..................................................................... 29
2.2.1. La répugnance pour l’inversion........................................................................................... 29
2.2.2. Moyens d'éviter l'inversion dans l'interrogation directe totale............................... ............ 30
2.2.2.1. Le suffixe ti …………………………………………………………… 30
2.2.2.2. L’omission de l’inversion à l’aide de la particule est-ce que....... ............ 31
2.2.2.3. L'intonation pour sauver l'ordre canonique des constituants..................... 32
2.2.3. Moyens d'éviter l'inversion dans l'interrogation partielle.................................................... 32
2.2.3.1. Le suffixe ti combiné avec un élément interrogatif................................... 32
2.2.3.2. Est-ce que versus c'est que ....................................................................... 33
2.2.3.3. L’antéposition et la postposition des adverbes interrogatifs..................... 34
2.2.3.4. L’emploi d’un connecteur générique que ................................................. 35
2.3.
La conjonction de formes interrogatives: une particularité du français populaire.............. 36
2.4.
L’interrogation indirecte du français populaire ………………………………………….. 39
2.5.
Conclusion.......................................................................................................................... 40
Chapitre 3 : L’inversion en français standard ………………………………………………………… 42
3.0. Introduction.. ………………………………………………………………………………… 42
3
Comment pose-t-on la question en français populaire?
3.1. L’inversion complexe ……………………………………………………………………… 42
3.1.1. Propriétés distributionnelles de l’inversion complexe ……………………………. 42
3.1.2. Analyses concernant l'inversion complexe en français standard ……………… ….43
3.1.2.1. le déplacement vers la droite ……………………………………………………. 44
3.1.2.2. Le déplacement du sujet et le mouvement du verbe……………………………...44
3.1.2.3. La position et la fonction du clitique dans l’inversion complexe…………........... 49
3.2. L’inversion pronominale……………………………………………………………………... 52
3.2.1. Analyses concernant l’inversion pronominale ……………………………………. 53
3.3. L’inversion stylistique………………………………………………………………………... 56
3.3.1. Les propriétés distributionnelles de l’inversion stylistique………………………... 56
3.3.2. Analyses de l’inversion stylistique………………………………………………… 57
3.3.2.1. Kayne (1972)……………………………………………………………. ……… 58
3.3.2.2. Le sujet in situ …………………………………………………………………... 59
3.3.2.3. Le critère wh de Rizzi (1996)……………………………………………………. 61
3.3.2.4. Kayne & Pollock (2001)…………………………………………………………. 61
3.4. Conclusion ……………………………………………………………………………………63
Chapitre 4 : l’analyse formelle de l’interrogation du français populaire …………………………… 64
4.0. Introduction ………………………………………………………………………………… . 64
4.1. L’absence d’inversion………………………………………………………………………... 65
4.1.1. L’absence du mouvement de I vers C……………………………………………... 65
4.1.2. Les complémenteurs que et est-ce que…………………………………………….. 67
4.1.3. Le critère wh de Rizzi (1996)……………………………………………………… 69
4.2. Les mots wh in situ et les mots wh déplacés………………………………………………… 72
4.2.1. Les éléments wh préposés………………………………………………………………….. 72
4.2.2. Les mots wh in situ…………………………………………………………………………. 74
4.3. Le suffixe –ti…………………………………………………………………………………. 75
4.3.1. Les propriétés syntaxiques de ti…………………………………………………… 76
4.3.2. Les propriétés sémantiques du suffixe ti………………………………………….. 79
4.3.2.1. Le morphème o (Garzonio (2004)) et le morphème ti…………………………... 79
4.4. Le trait [+wh] dans les questions indirectes …………………………………………………. 82
4.5. Les interrogations clivées…………………………………………………………………….. 83
4.5.1. La construction clivée………………………………………………………………84
4.5.2. La sémantique et la syntaxe des clivées…………………………………………… 85
4.6. Conclusion …………………………………………………………………………………… 89
Conclusion ……………………………………………………………………………………………… 90
Bibliographie …………………………………………………………………………………………….. 92
4
Comment pose-t-on la question en français populaire?
Introduction
Quand on parle des variantes du français qui sont parlées par certains groupes ou par des classes sociales
particulières, on utilise le terme sociolecte. Le sociolecte que nous allons analyser dans ce mémoire est le
français populaire, ou bien, en d'autres termes, un emploi non standard du français.
Dans le passé, le français populaire était souvent condamné à être un français “mal parlé” dont feraient usage
les couches sociales défavorisées de la population. Aussi, le français populaire était-il souvent désigné par les
notions «populaire», «parler racaille» ou «caillera» (cf. Gadet 2002). Cependant, cette opinion s’est avérée
ne pas être juste, parce qu’il ne s’agit pas d’un français mal appliqué, mais justement d’une autre variante
linguistique du français qui constitue un “ensemble homogène” (cf. Gadet: 1992: 3). Il est alors possible de
dresser un inventaire des formes grammaticales, lexicales, phonologiques, etc. qui ont évolué de façon
indépendante de la norme et qui sont caractéristiques du français populaire. Cet ensemble homogène peut
alors être qualifié de populaire.
Plusieurs linguistes ont déjà tenté de décrire de façon adéquate les traits syntaxiques et sémantiques
du français populaire tel qu’il a évolué jusqu’à présent. Vu le fait que le français populaire ne se trouve pas
dans les grammaires traditionnelles, il leur a fallu avoir recours à des corpus dans lesquels on fait usage de la
langue populaire. Comme le français populaire était souvent considéré comme un langage parlé et non pas
comme un langage écrit, il n'était pas courant de l’utiliser dans la littérature. Pourtant, le langage populaire
est introduit dans l'oeuvre de l'auteur Céline comme étant non seulement un langage oral mais comme un
langage écrit aussi. C'est pour ces raisons que le roman Voyage au bout de la nuit (1932), dans lequel le
narrateur utilise la langue populaire, a été très utile aux linguistes.
A part du lexique populaire on y trouve beaucoup de phénomènes qui sont caractéristiques du
français populaire, comme l’absence du ne de la négation ou par exemple le dédoublement du sujet1. Ainsi,
la façon dont on pose la question en langue populaire est un des traits qui distingue nettement le français
populaire du français standard. La phrase (1) est un exemple de l’interrogation populaire:
(1)
Quand c’est-ce que c’est qu’il a dit ça?
Gadet (1992: 19)
C’est justement ce phénomène de l’interrogation en français populaire qui nous intéressera dans ce mémoire,
une interrogation, qui, comme nous le verrons, diffère beaucoup par rapport à celle du français standard. Le
but du mémoire sera de trouver une réponse à la question suivante: Comment l’interrogation du français
populaire se construit-elle et quelles sont les différences avec le français standard? Ainsi, nous pouvons
1
Voir Bauche (1951), Gadet (1992), Guiraud (1965) pour une présentation et une description précises des traits
syntaxiques du français populaire.
5
Comment pose-t-on la question en français populaire?
formuler notre question principale de la façon suivante: Comment pose-t-on la question en français
populaire?
Pour répondre de manière adéquate à la question principale, qui semble être très générale, nous nous
proposons d'abord d’analyser le français populaire comme variante linguistique du français «codifié». Dans
le premier chapitre, nous nous poserons les questions suivantes: qu'est-ce que le français populaire et
comment le caractériser exactement? Comment se distingue-t-il du français standard et des formes
linguistiques comme l’argot, le langage familier, la langue parlée, etc.?
Ensuite, dans le deuxième chapitre nous présenterons les faits concernant l’interrogation du français
populaire et nous expliquerons les différences avec la norme. Comme il est décrit dans les grammaires
traditionnelles, pour formuler une question il y a deux types d’interrogation: d’une part l’interrogation totale
à laquelle on peut répondre par «oui» ou «non» et d’autre part l'interrogation partielle. Dans ce dernier cas,
la réponse porte sur un élément spécifique de la phrase. Nous nous intéresserons aux deux types dans notre
mémoire pour faire un travail complet.
Une deuxième distinction est celle entre l’interrogation directe, suivie d’un point d’interrogation, et
l’interrogation indirecte, sans point d’interrogation en fin de la phrase. Alors que la première se trouve en
fonction de proposition principale, la deuxième fonctionne toujours comme proposition subordonnée. Nous
tiendrons compte des deux types d'interrogation, de nouveau pour donner un tableau complet pour ce qui est
du marquage de la question.
Comme nous l’avons déjà dit, le chapitre 2 sera consacré aux tournures interrogatives en français
standard ainsi qu’en français populaire en faisant une comparaison entre les deux variantes. Ainsi, avant de
savoir en quoi les tournures du français populaire diffèrent de celles du français standard, nous nous
servirons de la littérature consacrée à l’interrogation du français standard pour montrer ensuite comment la
syntaxe de la langue populaire diffère par rapport au premier. Dans ce chapitre nous discuterons donc des
différentes formules qu’on utilise aussi bien en français standard qu’en français populaire pour marquer la
question et nous verrons en quoi les tournures interrogatives diffèrent.
Nous verrons entre autres que le français populaire évite l’inversion dans ses tournures interrogatives en
utilisant d’autres moyens syntaxiques et morphologiques, parce que, comme Guiraud (1967) le montre,
l’inversion est sentie comme trop compliquée et comme une construction qui « détruit » l’ordre canonique de
la phrase.
Après avoir formulé les différences principales entre le système du français populaire et la norme, il
conviendra de poser la question de savoir pourquoi exactement l’interrogation populaire diffère tellement de
celle du français standard. Aussi, allons-nous focaliser dans le chapitre 3 sur les complicités et les problèmes
liés à l’inversion notamment. Ce chapitre sera consacré à l'analyse formelle de l’inversion du français
standard.
Dans le chapitre 4, nous utiliserons ces théories concernant l’inversion du français standard pour
chercher à savoir en quoi le français populaire diffère exactement. La question de base dans ce chapitre sera
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Comment pose-t-on la question en français populaire?
la suivante : en quoi l’analyse formelle de l’interrogation du français populaire est-elle différente de celle du
français standard ? Nous tenterons également de trouver une réponse aux questions suivantes : quels
problèmes interviennent dans la syntaxe des interrogatives propres au français standard et que fait le français
populaire pour résoudre ces « problèmes »? La syntaxe du français populaire est-elle plus simplifiée ? Le
cadre théorique, la grammaire transformationnelle générative, sera utilisé pour montrer les différences entre
les structures de l’interrogation dans les deux variantes du français.
7
Comment pose-t-on la question en français populaire?
Chapitre 1: Qu’est-ce que le français populaire?
1.0. Introduction
Dans l'introduction nous avons mentionné qu’à côté du langage standard il existe des variations linguistiques
dont le français populaire est un exemple. Gadet a observé «qu’il y a variation dès qu'il y a communauté
linguistique» (Gadet: 1992: 5), les locuteurs d’une langue ne se servant pas toujours des mêmes usages. Dans
ses ouvrages sur le français ordinaire (1989) et le français populaire (1992), Gadet a tenté de décrire la
langue française non comme étant homogène comme le font souvent les théories linguistiques, mais
justement comme une langue hétérogène. D’une part hétérogène dans le sens que la langue parlée se
distingue de la langue écrite, d’autre part dans le sens qu’il existe une forme standard du français et d’autres
formes qu’on caractérise comme «non standard».
Dans un travail consacré à l'interrogation du français populaire, il nous semble pertinent de bien
situer la langue populaire à côté du français standard. Ce chapitre sera donc une introduction générale
concernant le langage populaire français.
Dans ce qui suit, nous tenterons de décrire de façon détaillée le statut et le développement du
français populaire. A cet égard, nous donnerons plusieurs définitions concernant la variation linguistique en
1.1 afin de pouvoir indiquer sur quel axe se trouve le français populaire par rapport à la norme. D’abord,
nous creuserons la définition de la norme en 1.2. comme introduction au paragraphe 1.3., dans lequel nous
allons étudier la variété populaire. Ensuite, dans 1.4. nous analyserons la variation linguistique et les facteurs
externes qui influencent une langue. Nous décrirons également brièvement l’histoire du français populaire en
1.5. pour comprendre les jugements différents auxquels il est soumis. Le paragraphe 1.6 nous aidera à
identifier plus précisément le français populaire vis-à-vis d’autres variantes du français comme l’argot, le
français parlé et le français familier, car ces niveaux de langue distincts sont souvent groupés sous un
dénominateur commun.
Dans ce qui suit, il s’avérera que la frontière linguistique entre les différents emplois non standard est
en effet très floue, parce qu’ils se recouvrent partiellement. De ce point de vue, on comprendra que le
français populaire se laisse difficilement définir. Pourtant, nous tâcherons de décrire le français populaire
comme une forme non-standard caractéristiquement différente dans son comportement linguistique vis-à-vis
de la norme.
1.1. La variation linguistique
Plusieurs études2 sur le sujet de la variation linguistique nous montrent qu’il est impossible qu’une société
vivante ne possède qu’une seule forme de langage. De plus, elles nous assurent qu’il n'y a pas de locuteur qui
parle uniquement et parfaitement selon les règles de la norme. Bien que le français standard existe et qu’il
2
Voir par exemple Baylon (1991), Calvet (1993), Gadet (1989), Gadet (1992) et Labov (1972).
8
Comment pose-t-on la question en français populaire?
soit enseigné dans les écoles, il est naturel qu’on constate des variations dans une langue. Ce qui est encore
plus significatif c'est que toute langue vivante connaît des variations.
Le premier à avoir introduit le terme de la « variation linguistique» a été le linguiste William Labov (1972).
Labov, considéré comme le fondateur de la sociolinguistique (moderne)3, a consacré la plupart de ses études
à la sociolinguistique, et plus particulièrement à la dialectologie sociale. En étudiant différents groupes
sociaux et ses énoncés correspondants, il a découvert que la relation entre le langage et la classe sociale est
en effet très nette. La sociolinguistique étudie la langue comme étant dépendante de son contexte social.
Ainsi, elle rend compte de l’influence des aspects socioculturels qui affectent une langue et tente de décrire
une langue sous cet angle. La définition de Labov du terme « variation » est née de ses propres observations
dans le champ linguistique; ainsi a-t-il remarqué que chaque langue possède différentes manières de diffuser
le même message. En d’autres termes, la variation est la possibilité d'une langue donnée d’exprimer la même
chose sous différentes formes. Pour décrire une langue, il est alors nécessaire de rendre compte de tous ses
usages, donc de toute variation. En effet, afin de pouvoir répondre à la question de savoir ce qu’est une
langue, il est alors inévitable de rendre compte de ses variations.
Guiraud rend compte de la variation linguistique en définissant la langue comme «un complexe de
composantes nombreuses, imbriquées et fondues en une étroite synthèse dont l’analyse comporte toujours
une part de convention et d’arbitraire» (Guiraud: 1965:6). Nous considérons le français populaire donc
comme une variété de la langue française, un usage non standard qui se différencie de la norme. Dans ce qui
suit, nous insisterons plus en détail sur les facteurs qui influencent une langue. Mais attachons-nous d’abord
à la définition de la norme.
1.2. Le français standard
Dans le paragraphe précédent nous avons mis en avant qu’une langue connaît toujours une variété
dominante, appelée la norme. Chaque langue a pour base une norme standardisée, composée de dictionnaires
conventionnels et des règles des grammaires traditionnelles. A côté de cette norme il existe des « inégalités »
linguistiques non officielles, qui pénètrent dans la langue standard4. Tout ce qui échappe à la norme, est
stigmatisé.
Désormais nous savons qu’il existe plusieurs formes non-standard; il nous reste maintenant à poser
la question suivante: qu'est-ce que le français standard exactement?
Le français standard est la langue qui est imposée au travers du système scolaire. C'est au XVIe siècle que les
grammairiens ont commencé à normaliser la grammaire et l’idiome français pour en faire un français
3
Auparavant on parlait plutôt de la sociologie de la langue. C’est en effet Labov qui a introduit le terme de
sociolinguistique dans les années soixante.
4
Ploog (2002) s’interroge sur le statut des formes non-standard et conclut que « Le non-standard est constitué
par la somme des traits non compatibles avec les principes d’une grammaire standard mais relevés dans le discours »
(cf. Ploog: (2002: 79))
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Comment pose-t-on la question en français populaire?
standard correct et vérifiable. Le français (parlé) à cette époque-là n’a bien sûr pas cessé d’évoluer de sorte
que le français standard actuellement co-existe avec d’autres usages non-standard.
Regardons d’abord de plus près ce qu’est la norme exactement. Selon Gadet, la norme est une expansion de
la langue liée non pas à l’oral mais justement au langage écrit. Au XIXe siècle, avec l'apparition de la
nouvelle loi obligeant tous les enfants à avoir une scolarisation et imposant une alphabétisation obligatoire à
tous les Français, la nécessité d'avoir un français uniforme et homogène en était la cause logique. Jusqu’à ce
point-là, la norme concerne alors l’histoire de l’écriture et néglige le langage parlé. C'est ainsi que le français
standard se voit décrit par certains grammairiens de l'Académie française, qui ont voulu faire du français un
langage « noble » ayant des règles fixes.
Bien que le français standard soit imposé dans l'enseignement français et qu’il soit considéré comme le
français « correct », cela n'empêche pas l'existence des variations. Comme nous l’avons déjà vu, la langue
française standard a été fixée quand le français (parlé) était en pleine évolution. Le peuple étant analphabète,
il ne se servait guère du français « correct », de sorte que d’autres usages (populaires) à côté du français
standard étaient courants et ont continué à survivre. L’emploi du français standard étant restreint aux
personnes ayant bénéficié d’une scolarisation, il restait donc inaccessible au peuple.
De ce qui précède nous pouvons tirer une première conclusion: le fait qu’on parle de variations du
français est dû à la normalisation de la langue française. Comme Le Petit Robert le montre, le terme de
norme signifie deux choses: d’abord, selon la première définition, elle indique la qualité de la langue (« Type
concret ou formule abstraite de ce qui doit être»), en d’autres mots la façon correcte d’utiliser le français,
jugé « bon » ou « mauvais. Ensuite, selon sa deuxième signification, elle indique «l’État habituel, conforme
à la majorité des cas». Dans ce deuxième cas, la norme a un sens différent : c’est ce qu’on entend parler dans
la société, ce qui est courant. La première signification concerne la standardisation de la langue française
dans les grammaires et le français standard comme référence, comme base d’autres variantes. C’est à cette
définition de la norme que réfère le français standard.
Ainsi, comme l’illustre Gadet, la norme est porteuse d’une signification ambiguë : alors que (3) est
condamné par la norme, (2) est jugé correct:
(2)
Je vais chez le docteur
(3)
Je vais au docteur
Gadet (1989:15)
La norme indique alors ce qui doit être: il faut utiliser la préposition chez dans le cas d’un syntagme nominal
animé. La notion de « faute » est alors donnée à des emplois ou des constructions qui ne sont pas conformes
à ses règles. Néanmoins, l’exemple (3) étant « faux » selon la norme, il est employé fréquemment dans la
société française et constitue donc un usage « normal » également. Gadet nous montre que la préposition en
(3) n’est pas choisie par hasard: elle dit en effet qu’on pourrait défendre (3), parce que la nature animée ou
inanimée du syntagme nominal ne joue aucun rôle pour ce qui est du choix d’autres prépositions en français.
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Comment pose-t-on la question en français populaire?
Tuaillon (dans Gadet (1989:15)) a même signalé que dans le dialecte de Grenoble on emploie (2) quand il
s’agit d’une visite à un ami, tandis que la préposition à indiquerait une relation liée à la profession du sujet.
Le dernier exemple obéit donc à la deuxième définition de la norme, de ce qui est courant et rend compte des
critères sociaux d’une langue. Dans notre mémoire sur le français populaire, nous adoptons le point de vue
de Gadet; la norme est linguistiquement arbitraire (cf. Gadet (1989: 16)).
1.3. La variété populaire
La variété d'une langue est une forme de langage qui a des rapports et des ressemblances avec la langue
standard, mais qui possède néanmoins des propriétés spécifiques en ce qui concerne la morphologie, de la
phonétique, de la syntaxe et du lexique. Prenons tout de suite l’exemple du français populaire. Aussi bien au
niveau de la morphologie (4), que de la syntaxe (5) ou bien du lexique (6) le locuteur du français populaire
s’exprime souvent d'une autre façon qu’il le ferait en français standard. Ainsi, les verbes du troisième groupe
sont conjugués d’une autre façon, comme le montrent les conjugaisons en (4):
(4)
Vous buvez (FS) versus Vous boivez (FP)
Il mourra (FS) versus Il mourira (FP)
Qu’il puisse (FS) versus Qu’il peuve (FP)
Gadet (1992: 52)
De la même façon, le redoublement du sujet est un phénomène récurrent et extrêmement fréquent en français
populaire:
(5)
Les mécanos ils en ont ras le bol les mécanos5
Tu sais, le chien de la voisine, mort ils l’ont trouvé
Ton père il faut qu’il comprenne à s’en servir de son appareil
Gadet (1992: 75,76)
Quant au lexique du français populaire, il contient des mots souvent tronqués ou abrégés:
(6)
Donne-moi > don’moi> do’moi
Alors > aor,
Pauvre > pauv’,
5
Contrairement au français standard, un seul syntagme nominal peut être détaché à la fois à gauche et à droite pour
des raisons d'insistance (cf. Gadet 1992: 75)
11
Comment pose-t-on la question en français populaire?
Ces emplois sont tous caractéristiques du français populaire. Bien que ces emplois soient souvent
caractérisés et considérés comme des fautes de grammaire ou de conjugaison, l’usage du français populaire
ne peut pas être caractérisé comme un faux français ou comme une énumération de fautes. Ce qui fait en
sorte que le langage populaire n’est pas un français mal employé, c’est qu’il y a des preuves que les
constructions syntaxiques, le lexique populaire et les emplois morphologiques sont généralement admis par
ses locuteurs. Ainsi, il est donc possible de dresser un inventaire de tous les emplois populaires, comme nous
le prouvent les ouvrages des linguistes Gadet (1992), Guiraud (1965) et celui de Bauche (1951).
1.4. Les facteurs internes et externes de la variation linguistique
L’approche des sociolinguistes étudiant le changement linguistique concerne les facteurs internes ou bien les
facteurs externes de la variation. Ainsi, l’approche interne étudie les variations au niveau phonologique,
lexicale, morphologique et syntaxique dans une langue.
Labov, observant la variation linguistique sous un autre angle d’incidence, se base surtout sur les facteurs
externes qui influencent une langue. En effet, une des découvertes de Labov consistait à adopter le point de
vue que ce sont plutôt des aspects extérieurs de la langue qui déterminent la variation. Ainsi, les variations se
manifestent sur plusieurs niveaux, à savoir temporel, géographique (régional), social et situationnel6. Ces
quatre facteurs externes sont illustrés dans le tableau suivant:
Tableau 1: les variations linguistiques selon les axes différents :
Temps
Espace
Classe
(Diachronie)
(Diatopie)
(Diastratie)
(Diaphasie)
Régiolecte
Sociolecte
Idiolecte
Chronolecte
sociale Situation
La variation se situant sur l’axe temporel égale le changement selon les sociolinguistes modernes et affecte
alors inévitablement toute langue vivante. Il est vrai pourtant, comme Gadet le note, que le changement
linguistique au sein d’une langue s’effectue à l’aide de changements sociaux de sorte qu’on doit relier le
changement à la variation sociale.
6
Gadet (1989) discute aussi des variations caractérisées comme « sexuelle » ou la variation « inhérente ». La
première concerne les différences dans l’emploi linguistique chez les hommes et les femmes. Ce type de variation ne
concernant souvent que le lexique, elle n’est pas généralement admise comme étant une classe particulière de la
variation. Gadet argumente pourtant qu’en ethnolinguistique il s’est avéré que les hommes diffèrent par rapport aux
femmes par leurs emplois phonologiques et grammaticaux.
Quant à la variation inhérente, elle a lieu dans un seul énoncé.
12
Comment pose-t-on la question en français populaire?
Quant à notre objet d’analyse, le français populaire, il se situe sur l'axe social en non pas sur l'axe régional. Il
doit alors être considéré comme un sociolecte. Tandis que le régiolecte indique le langage d'une région
géographique, le français populaire ne se voit pas restreint aux frontières géographiques.
Notons qu'il est vrai que le français populaire est souvent nommé le « français populaire de Paris » et que
ceci est correct pour ce qui est de son origine. Le français populaire a pour base le langage populaire tel qu’il
était parlé en Ile de France et plus particulièrement à Paris. Toutefois, son usage s'est répandu au cours des
années de sorte qu’il ne se limite plus aux environs de la capitale française. En effet, il dépasse les frontières
régionales. Un sociolecte est alors une variante linguistique qui appartient à une certaine catégorie sociale de
la société. Cette catégorie peut être divisée en hommes/femmes, en personnes de différents âges
(jeunes/adultes) ou bien elle peut indiquer une certaine classe sociale de la société (p.ex. la classe basse
versus la classe cultivée/aisée).
En ce qui concerne la variation situationnelle, elle concerne le type de discours et l’attitude du
locuteur dans son choix de langage. Généralement, un locuteur français fait le choix entre différents usages
de la langue selon la situation dans laquelle il se trouve. A cet égard, on distingue plusieurs registres de la
langue française. Selon Guiraud (1965) il s’agit de différents usages de la langue plutôt que de parler de
différents niveaux d’une langue, car le dernier à tendance à impliquer une certaine hiérarchie entre les
différents registres. Ceci n’est pas le cas, comme il le souligne, car on a seulement affaire à des usages qui
sont dépendants de la situation dans laquelle se trouve la communication, l’interlocuteur auquel il s’adresse,
le sujet de la conversation, etc. alors que la première notion n’a qu’une valeur descriptive.
1.5. Le développement du français populaire et son prestige
Le français populaire a été souvent condamné par la grammaire normative, qui l'a accusé d'être « la langue
de la crapule ou de la canaille, un mauvais langage ou bien un bas langage » (Gadet 2002: 41).
Le premier linguiste qui s'intéressa particulièrement à la structure de la phrase populaire fut Henri Bauche7.
Gadet note qu'il n'emploie toutefois guère le terme de « français populaire » dans son ouvrage mais qu'il
parle surtout d'un langage du peuple.
Probablement, la notion de « français populaire » a vu le jour plus tard. On ne sait pas quand cette
notion ait été fixée exactement mais il y a beaucoup de raisons pour assumer que c'était au XIXe siècle. Aux
XVIIe et au XVIIIe siècles, le langage populaire urbain commençait à se différencier des dialectes parisiens.
Cette période se caractérisait par différents styles dans la société française. La société entière de la France
était divisée en différentes classes, les unes étant supérieures, les autres inférieures. Chaque classe avait son
style propre auquel il pouvait être associé. Dans un style se réunissaient par exemple les vêtements, mais
particulièrement aussi la façon de parler. A côté du style cultivé on connaissait également le « style bas »,
7
Ceci a posé pas mal de problèmes pour Bauche, qui, pour sa description linguistique du langage populaire, s’est vu
accusé d’être un “bolchevik”, “démomane”, “pétroleur” et “naufrageur” (cf. aussi Gadet (1989: 14, note 17) ou
l’introduction de la deuxième édition de l’ouvrage de Bauche (1928)).
13
Comment pose-t-on la question en français populaire?
non cultivé, auquel était associé le langage populaire. C'est pour ses formulations violentes et
agrammaticales (du moins selon la norme) exprimées par les hommes ayant des métiers durs et (« donc »
d’un niveau inférieur) que le langage populaire était considéré comme un langage bas. La profession ainsi
que le niveau d'études du locuteur du français populaire étaient donc les raisons les plus importantes pour
lesquelles le français populaire était considéré comme un langage non cultivé.
C’est avec la Révolution, menant à la formation d’un prolétariat et faisant de Paris la ville économique la
plus importante en France, que le nombre de locuteurs du français populaire de Paris commence à
s’augmenter. Depuis ce moment-là, le langage populaire se nourrit des vocabulaires professionnels et
techniques et laisse pénétrer le lexique des patois dans son langage.
La raison pour laquelle le français populaire a fini par être condamné à un langage bas est que le
langage de l’élite, de la bourgeoisie française, est devenu dominant dans les périodes de calme social. Elle
n’a pas cessé de refuser d’accepter le langage populaire, qui est devenu de plus en plus un langage du
scrupule quand Paris est divisée en quartiers (fin du XIXe siècle).
1.6. Comment considérer le français populaire?
Lodge (1999), traité dans Gadet (2002), essaie de donner au français populaire une autre dénomination que
de le traiter de langage bas. Il prétend que la simplification du français populaire n'est pas le résultat des
conditions de vie, du travail ou d'un manque de scolarité de ses locuteurs (donc de l'inintelligence), mais
qu’il est justement le résultat de la fonction du langage dans l'exécution de leur métier. Il utilise la notion de
fonctionnalité pour montrer que les situations particulières dans lesquelles est utilisé un langage a beaucoup
d'influence sur son usage. Le point le plus important est alors que les locuteurs se comprennent et qu'ils ont
logiquement soumis le langage à un fonctionnalisme dans leur communication. Lodge remarque alors qu'il
ne faut pas comparer le français populaire au français standard, puisque, à son avis, ce serait exactement
cette comparaison-ci qui aurait un effet péjoratif sur le langage populaire.
Gadet y ajoute que le français populaire doit être considéré comme un mode de communication « à valeur
identitaire et cohésive » (cf. Gadet 2002: 47) qui, comme le français standard, est soumis aux changements
linguistiques. Les influences peuvent être issues des dialectes régionaux, de la langue familière, du langage
des banlieues, de la langue des immigrés, etc.
Nous avons vu que le français populaire se classifie parmi le groupe de sociolectes. Il ne faut
cependant pas le confondre avec d’autres variétés linguistiques comme l’argot, le français parlé, le français
familier, le français régional ou bien le français fautif. Dans ce paragraphe, nous nous proposons d’expliquer
la différence entre ces termes.
Guiraud (1965) définit la langue populaire comme un « inventaire de formes phoniques, lexicales,
grammaticales, du français tel qu’il est parlé dans le peuple » (Guiraud: (1965: 6). Gadet (2002), par contre,
donne une plus grande importance à la situation du français populaire par rapport aux autres usages du
français et tente pour cette raison de décrire plus amplement ce qu’est le langage populaire. Elle propose
14
Comment pose-t-on la question en français populaire?
d'utiliser le terme «vernaculaire», mot qui désigne « une langue pratiquée entre pairs de même origine sociale
dans des situations ordinaires » (Gadet (2002: 40). Comme l’avance Gadet, la distinction entre le français
parlé et le français populaire n’est pas toujours claire et on a souvent tendance à confondre les deux. Ainsi,
comme elle l’illustre, même les grammairiens sont en désaccord en ce qui concerne ces désignations: alors
que le terme cocu est jugé « populaire » par le Dictionnaire du français contemporain, il n’en est pas de
même pour ce qui est du dictionnaire Le Robert: selon le dernier, on a affaire à un terme « vulgaire » tandis
que Le Petit Larousse à son tour le considère comme étant « familier ». L’argument que Gadet avance contre
l’usage de ces désignations (vulgaire, populaire, familier) est qu’elles ne recouvrent pas les registres d’un
langage. En effet, à l’intérieur du français populaire on trouve également des usages soutenus et plus légers,
ce qui prouve que le français populaire lui-même peut être divisé en registres.
D'abord, le terme «familier» s’oppose aux notions comme « soigné », « courant », « recherché »,
« standard », « relâché », « soutenu », « correct », etc. (cf. Gadet (1992: 22)). D'une part on peut faire une
classification selon la relation des variantes par rapport à la norme, d'autre part, il y a des variantes qui sont
plus ou moins marquées. Dans ces derniers cas on parle de différents registres dont le français familier est un
exemple. Evidemment, comme nous l’avons vu, une langue connaît plusieurs registres: soutenu, stylistique,
recherché, relâché, etc.
Le fait que le français populaire n'appartient pas au même groupe que le français familier, est logique
si l'on considère que le français populaire lui-même connaît des registres. En admettant qu'il n'y a pas de
différence entre le français populaire et le français familier, on crée donc une sorte de soupçon envers le
premier, celui de considérer le français populaire comme un registre (inférieur). De plus, il n'est pas non plus
correct de grouper le français populaire et le français parlé sous un dénominateur commun. En effet, ce qui
vaut pour le français populaire ne vaut pas pour le français parlé : il peut être utilisé à l’écrit aussi. Bien sûr,
le français populaire à l’origine était employé pour des raisons pratiques dans des métiers spécifiques. En
effet, comme nous l'avons vu, son emploi était né d'un certain fonctionnalisme à l'oral. Néanmoins, au cours
des années il s'est développé en une variante du français qui possède également différents registres. C'est
pourquoi le français populaire ne s'oppose pas aux notions «relâché », « soutenu », « correct, », etc. mais ce
sont ces termes qui font partie du français populaire lui-même8.
8
Al (1976: 52), analyse le français populaire comme le langage qui est propre à une certaine classe de la société.
Dans sa structure hiérarchique, cette classe serait inférieure à la deuxième classe, qui représenterait les locuteurs du
français familier (registre inférieur) et du français soutenu (registre supérieur). Sa notion de français parlé recouvre donc
également le français populaire, ce qui est représenté par le schéma suivant:
Français parlé
Classe I
Classe II
Français populaire
Français familier
Français soutenu
Selon nous, cependant, bien que Al distingue nettement la langue populaire de la langue parlée française, les différents
emplois n’ont pas la même norme. Le français familier et le français soutenu comme appartenant à la deuxième classe
de la société prennent pour norme le français standard tandis que le français populaire est une variante non-standard qui
15
Comment pose-t-on la question en français populaire?
Quant à l’argot, à une certaine époque, ce terme désignait la langue des « misérables » de la société: les
bandes, les gueux et les mendiants. Il se distingue par un jargon spécifique à ces groupes de la société.
L’argot lui-même est un sociolecte parce qu’il a servi de mode de communication (par exemple entre les
criminels) pour qu'un non-initié ne comprenne pas ce que disent ses locuteurs. Ce qui fait que le français
populaire et l’argot sont souvent groupés sous un dénominateur commun est dû au fait que la syntaxe et la
prononciation du français populaire ont pénétré dans l’argot.
Or, la seule notion qui se prête à être opposée au français populaire est, comme nous l'avons suggéré plus tôt,
le terme de « standard »; on a affaire à un emploi non standard.
Comme nous l’avons vu auparavant, les jugements de beaucoup de linguistes concernant le français
populaire n'étaient pas très positifs. Le fait de mal considérer ce qu’est le français populaire véritablement a
contribué aux soupçons comme par exemple le fait que ses locuteurs parlaient mal le français à cause d'un
manque d'intelligence. Malgré le fait que le français populaire est un système en soi, on le considère en
général comme une langue n'étant pas soumise à des règles grammaticales. Ce qui a été négligé longtemps
c'est que le français populaire obéit bien à des règles, mais il s'agit justement d'autres règles que celles qui
disciplinent le français standard.
1.7. Conclusion
De ce qui précède, il s’avère qu’il est compliqué de donner une définition du français populaire. Selon le
Petit Robert il s’agit d’un «langage qui est crée, employé par le peuple et n’est guère en usage dans la
bourgeoisie et parmi les gens cultivés». En effet, nous avons vu que les locuteurs du français populaire sont
souvent caractérisés comme des personnes appartenant aux classes moins élevées de la société. Pour cette
raison, nous avons observé que le français populaire est classé parmi les sociolectes.
Nous avons également identifié le français populaire comme une variante non standard qui a pénétré
dans différents registres du français: en français familier, en français relâché, dans l’argot, etc. La frontière
entre les différents registres du français standard et la variante populaire est devenue très floue ce qui nous
mène à la conclusion que la place de la marge linguistique n’est pas claire.
Cependant, nous avons fait le constat que le français populaire se comporte comme une variante a part et
qu'il se distingue d'une part du français familier par ses propres registres, d'autre part du français parlé par le
fait qu'il peut s'écrire également. Finalement, il s'oppose au français standard, la norme, à cause de son
propre système linguistique, appelé non standard. C’est ce système linguistique propre qui nous permet de
comparer le système standard au système non standard dans le chapitre suivant.
En effet, en admettant que le français populaire possède des règles systématiques au lieu d'être aléatoires, ou
bien encore plus loin, des constructions qui sont utilisées par hasard, nous pouvons le décrire comme tel.
ne partage de conséquence pas la même norme linguistique. Comme nous l’avons vu, le français populaire ne peut être
comparé avec des registres, parce qu’il connaît lui-même des usages plus ou moins marqués.
16
Comment pose-t-on la question en français populaire?
Aussi, le chapitre suivant sera-t-il consacré au système d’interrogation du français populaire. Le chapitre sera
présenté comme une comparaison entre le français standard et le français populaire.
17
Comment pose-t-on la question en français populaire?
Chapitre 2: L'interrogation directe et indirecte: une comparaison entre le
français standard et le français populaire
2.0. Introduction
Dans ce chapitre, nous analyserons l’interrogation directe du français standard et celle du français populaire.
Le but du chapitre sera de montrer où se trouvent les différences dans le système interrogatif de la langue
populaire par rapport à la norme.
Une interrogation est une action par laquelle le locuteur demande une certaine information à un
interlocuteur. Son importance est grande, puisque la plupart des renseignements sont acquis à l’aide de la
question. Ainsi, elle joue un grand rôle dans la recherche d’information. Dans ce qui suit, il s’avérera que la
demande d’information à l’aide de l’interrogation se déroule d’une manière différente en français standard et
en français populaire respectivement.
Le but du chapitre est d'étudier le marquage de la question en français standard ainsi qu'en français
populaire en dressant une comparaison entre les deux. Dans 2.1. nous décrirons le système d’interrogation du
français standard, codifié dans les grammaires traditionnelles. Le système interrogatif du français standard se
caractérise par des moyens morphologiques et syntaxiques particuliers, parmi lesquels l’emploi de la
particule est-ce que, l’intonation et l’inversion. Nous distinguerons les interrogations directes totales, qui
seront décrites dans 2.1.1. des interrogations directes partielles (2.1.2.). Après avoir présenté toutes les
tournures interrogatives, nous en étudierons les contextes dans lesquelles elles sont utilisées dans 2.1.3.
Finalement, le marquage de la question indirecte sera décrit dans 2.1.4.
Nous présenterons d’une façon parallèle le système interrogatif du français populaire dans la section
2.2., dans laquelle nous verrons que la langue populaire ne se sert pas de l’inversion et que son absence est
une particularité propre au français populaire. Aussi, dans 2.2.1. nous introduirons la répugnance pour
l’inversion comme un point central dans l’interrogation du français populaire. Nous élaborerons ensuite cette
différence entre la variante standard et la variante populaire dans 2.2.2. en montrant que le français populaire
possède son propre système interrogatif qui est centré autour du désir d'échapper à l’inversion. Ainsi, nous
présenterons tous les moyens qu'emploient les locuteurs du français populaire pour éviter l’inversion dans les
tournures interrogatives directes. De nouveau, nous distinguerons l’interrogation totale (2.2.2.) de
l’interrogation partielle (2.2.3.) Dans le paragraphe 2.3. nous donnerons quelques exemples qui montrent que
les tournures interrogatives ne se laissent pas décrire dans une liste exhaustive et que la liste des tournures
interrogatives du français populaire semble être non exhaustive. La conjonction de plusieurs formes
interrogatives sera également présentée comme un trait caractéristique du français populaire.
Finalement, dans la section 2.4. nous regarderons comment on pose une question indirecte en français
populaire.
18
Comment pose-t-on la question en français populaire?
2.1. Le système interrogatif du français standard
Le français standard possède une caractéristique spécifique: son système d’interrogation riche. Dans cette
section nous monterons la diversité des formes interrogatives. Dans l’introduction de ce chapitre, nous avons
distingué la question directe versus la question indirecte. Une interrogation est directe quand elle se trouve
dans une proposition indépendante, c’est-à-dire quand on a affaire à une proposition principale. Par contre, la
question indirecte se trouve toujours dans des propositions subordonnées.
Comme nous l’avons vu, l’interrogation directe se base sur deux types d’interrogation principaux, le
premier nommé l'interrogation totale, ou bien dans quelques grammaires également décrit comme «globale»
ou «générale»9 , le deuxième appelé l’interrogation partielle (ou bien «particulière»). Dans le cas d’une
question directe totale, la réplique10 porte sur la phrase entière, de sorte que la question directe totale attend
une réponse sous la forme de «oui/non»:
(7)
Viendras-tu au mariage?
- Oui/non, (je (ne) viendrai (pas))
Contrairement à l'interrogation totale, l’interrogation partielle entraîne une réplique référant à un introducteur
interrogatif. Dans ce dernier cas, la réplique porte généralement sur un constituant spécifique de la phrase qui
est encore inconnu pour le locuteur qui pose la question. Ce constituant est introduit par l’élément
interrogatif:
(8)
Quand part le train?
Demain/dans cinq minutes
Riegel et al (1994: 391)
Alors que le fait questionné dans (7) peut être affirmé ou nié dans la réponse, il n'en est pas de même pour
l’exemple (8), où le locuteur présuppose que l'interlocuteur sait que le train va partir, mais où le moment du
départ est encore une information inconnue. En d’autres termes, la réponse concerne seulement l'élément
9
Certaines grammaires distinguent également l’interrogation dite «alternative». Elle consiste en deux éléments liés
par ou alternatif:
(i)
Est-ce une vipère ou (est-ce) une couleuvre?
(ii)
Est-ce une vipère ou n’est-ce pas une vipère/ ou non/ ou pas?
Riegel et al (1994: 399)
Ce type d’interrogation ne faisant pas partie de l’interrogation totale ni de l’interrogation partielle, elle est
considérée comme une sorte d’intermédiaire entre les deux. Voir aussi Riegel et al (1994: 399).
Dans ce mémoire nous ne parlerons pas de cette forme d’interrogation.
10
Al (1976: 55) souligne qu’il est important de distinguer la notion de «réplique» de la notion de
«réponse». La raison pour laquelle Al rejette le terme «réponse» peut être trouvé dans le fait qu'un interlocuteur peut
répondre quelque chose comme Je ne sais pas ou bien ça vous ne regarde pas à la question totale en (7) mais aussi à la
question partielle en (8). Par réponse il entend alors «tout énoncé qui suit immédiatement une question» (1976: 55, note
3). Quand on parle d'une réplique, ce terme réfère donc nécessairement à une réponse présupposée portant sur un ou
plusieurs éléments interrogés. La notion de «réplique» contiendrait ainsi implicitement la réponse attendue et serait pour
cette raison plus adéquate ici.
19
Comment pose-t-on la question en français populaire?
interrogatif dans (8), le reste de la phrase véhiculant des informations connues. La différence principale entre
les deux types de questions consiste donc dans la réplique: la question partielle en (8) demande une réponse
sur une partie non identifiée de la phrase interrogative, introduite par un mot qu, qui constitue toujours la
variable non identifiée de la phrase. C’est pourquoi la réponse en (8) ne peut contenir qu'une information
sous la forme d'un complément circonstanciel de temps, du moins si l’interlocuteur possède l’information
demandée.
Ayant fait la distinction entre l’interrogation totale et partielle, nous analyserons les différents types
d’interrogation directe totale dans la section suivante.
2.1.1. L'interrogation directe totale: trois types
Généralement, il y a trois manières pour marquer la question directe totale. D'abord, on distingue les
questions abordées par la particule est-ce que (9), ensuite les phrases interrogatives caractérisées par une
inversion du sujet (10) et finalement les interrogatives qui ne se distinguent des phrases non interrogatives
que par l'ajout d'un point d'interrogation à l'écrit et par une intonation montante à l'oral (11):
(9)
Est-ce qu’il est venu?
(10)
Est-il venu?
(11)
Il est venu?
La première possibilité pour marquer la question en français est d’ajouter à la phrase canonique la particule
interrogative est-ce que, qui indique qu’il s’agit d’une question. Notons que dans cette particule le sujet et le
verbe sont inversés également (il s’agit en effet d’une inversion de c’est que), raison pour laquelle Guiraud
parle d’une «mise en relief de l’interrogation» (Guiraud 1965: 47), du moins étymologiquement. Néanmoins,
il est vrai que la particule est-ce que est actuellement considérée comme un introducteur interrogatif en soi,
non (plus) comme une trace de l’inversion du sujet. Quant à son emploi, Guiraud est d’avis que la particule
est-ce que menace d'autres tournures interrogatives, comme par exemple l’interrogation avec inversion du
sujet. Les grammairiens constatent également que la particule est-ce que remplace de plus en plus souvent
l'interrogation avec inversion (10). En effet, Riegel et al (1994: 393) partagent cet avis, en argumentant que
l’interrogation dans laquelle figure est-ce que possède deux avantages spécifiques par rapport à l’inversion:
d’une part l’adjonction de la particule au début de la phrase est une marque visible de l’interrogation; dès le
début de la phrase le locuteur fait savoir à l’interlocuteur que la phrase qui va suivre sera une question.
D’autre part, elle est préférée parce qu'elle maintient l’ordre canonique des constituants de la phrase: le sujet,
le verbe et l’objet occupent leurs places «normales». Selon ces données, les exemples (9) et (10) seraient
alors des phrases concurrentes par excellence.
Pourtant, il n’en est pas de même pour l’option (11): dans cet exemple nous voyons une phrase
canonique qui marque la question par l'intonation, par «l’élévation de la voix sur la dernière syllabe»
20
Comment pose-t-on la question en français populaire?
(Bauche (1951: 117). Gadet (1992) remarque que seules les questions totales ont la possibilité de ne porter
aucune marque formelle de l’interrogation, car les questions partielles contiennent toujours un introducteur
interrogatif (voir 2.1.2.). Bien que la phrase (11) puisse être une phrase déclarative également, il nous semble
important de noter que c’est l’intonation uniquement qui marque la phrase comme étant une question11. Le
ton est alors décisif parce que l’intonation montante n’est pas utilisée quand la phrase n’est pas interrogative.
Le ton distingue alors clairement une phrase déclarative (non interrogative) d’une phrase interrogative.
Nous pouvons constater qu'il y a donc deux formes interrogatives qui se distinguent syntaxiquement des
phrases non interrogatives: celles qui commencent par est-ce que et les interrogatives avec inversion.
En effet, l'inversion du sujet dans les interrogatives est un moyen syntaxique pour le marquage de la
question. On parle d’inversion quand l’ordre canonique de la phrase (sujet, verbe, objet) est affecté, en
d’autres mots, quand la place des constituants change. On distingue trois types d’inversion en français, à
savoir l’inversion pronominale, l’inversion simple (également appelé stylistique) et l’inversion complexe.
Dans les questions directes totales, on ne rencontre pas l’inversion simple, contrairement aux questions
directes partielles (voir 2.1.2.), c'est pourquoi nous décrirons ci-dessous seulement l'inversion pronominale et
l'inversion complexe.
a. L’inversion pronominale
Dans les interrogatives directes totales avec inversion du pronom personnel, le sujet, obligatoirement
représenté par un clitique, occupe une place non canonique. Le verbe suit normalement le sujet, mais il n’en
est pas de même pour les phrases avec inversion, où le sujet est obligatoirement postposé. Plus précisément,
il se place derrière la forme conjuguée du verbe dans une phrase:
(12)
Le connais-tu?
(13)
Viendrez-vous demain?
(14)
Dit-il la vérité ?
Leeuwin-van de Ven et al (1997: 219)
Wagner et Pinchon (1962: 529)
de Wind (1995 : 106)
b. L’inversion complexe
Dans la phrase avec inversion complexe, le sujet est représenté par un syntagme nominal qui est repris plus
loin dans la phrase par un pronom personnel. Tandis que le sujet nominal occupe la place canonique dans la
phrase, la reprise par le pronom personnel se fait après le verbe conjugué. Le pronom personnel de reprise
s’accorde avec le sujet en nombre et en genre:
(15)
Le train part-il?
Béchade (1994: 227)
(16)
Marie est-elle venue?
de Wind (1995: 24)
11
Cette forme interrogative s'utilise parfois à l'écrit aussi (mais est moins fréquente qu’à l'oral et elle s’utilise dans un
registre familier uniquement), où la ponctuation est la seule marque de l'interrogation.
21
Comment pose-t-on la question en français populaire?
(17)
Les enfants viendront-ils demain?
Wagner et Pinchon (1962: 529)
Dans cette section, nous avons montré qu'il y a trois façons de poser une question directe totale en français
standard, à savoir:
-
En plaçant la particule est-ce que en position initiale de la phrase
-
En utilisant une intonation montante
-
En employant une tournure interrogative avec inversion: l'inversion complexe quand le sujet est
nominal ou l'inversion pronominale quand le sujet est un clitique
Dans le paragraphe suivant, nous décrirons le système interrogatif pour ce qui est des questions directes
partielles.
2.1.2. L’interrogation directe partielle
Nous avons vu auparavant que la question directe partielle contient nécessairement un mot interrogatif. Pour
formuler une question directe partielle il y a trois possibilités, que nous allons analyser dans cette section. De
façon générale on peut dire que les moyens syntaxiques, morphologiques et prosodiques qui sont utilisés
dans les questions totales peuvent être employés pour le marquage d’une question partielle. En effet, on
retrouve la particule est-ce que, l’intonation et l’inversion comme marqueurs de la question directe partielle
également. Dans ce qui suit, nous décrirons plus en détail ces trois formes interrogatives.
Commençons par l’emploi de la particule interrogative est-ce que. Nous avons vu plus haut que cette
particule, qui exhibe le caractère interrogatif de la phrase, se place en tête de phrase dans une question
directe totale. Pourtant, est-ce que ne se place pas en position initiale dans une question partielle. En effet,
c’est l’élément interrogatif qui prend cette position, suivi de la particule interrogative:
(18)
Quand est-ce que son frère viendra?
(19)
Où est-ce que tu vas?
(20)
A quoi est-ce que tu penses?
(21)
Lequel est-ce que tu préfères?
Leeuwin van de Ven et al (1997: 222)
Cependant, la combinaison du pronom interrogatif qui (en fonction de sujet et référant à un être humain)
avec est-ce que n’est pas possible:
(22)
* Qui est-ce que parle?
En effet, dans ce cas, la locution change en est-ce qui quand le sujet réfère à un être humain:
22
Comment pose-t-on la question en français populaire?
(23)
Qui est-ce qui parle?
Ce qu’on observe, c’est que la locution est-ce que change selon la fonction du mot interrogatif, tandis que le
pronom interrogatif en tête de phrase indique s'il s'agit d'un être humain ou d'une chose. Il y a donc deux
facteurs qui déterminent la forme interrogative: la fonction grammaticale du mot interrogatif et la nature du
référent (animé ou inanimé). Ainsi, Qu’est-ce qui s'utilise pour la fonction de sujet quand le référent est non
animé:
(24)
Qu’est-ce qui lui pourrait plaisir ?
Leeuwin-van de Ven et al (1997 : 93)
Pour ce qui est de la fonction d’objet direct référant à un être humain, le pronom interrogatif prend la forme
de qui et est combiné avec est-ce que :
(25)
Qui est-ce que tu as vu?
Leeuwin-van de Ven et al (1997 : 93)
De façon parallèle, le pronom interrogatif change en que quand le référent est non animé :
(26)
Qu’est-ce que tu as vu ?
Leeuwin-van de Ven et al (1997 : 93)
Finalement, pour la fonction de sujet logique et d’attribut, le pronom interrogatif qui est combiné avec est-ce
que pour les personnes, que avec est-ce que pour les choses :
(27)
Qu’est-ce qui s’est passé ?
(28)
Qui est-ce que vous êtes ?
Leeuwin-van de Ven et al (1997 : 93)
Ces emplois sont illustrés dans le tableau 2 (cf. Leeuwin-van de Ven et al (1997: 94)):
23
Comment pose-t-on la question en français populaire?
Tableau 2: Les formes composées avec est-ce que:
Sujet
Personne
Chose
Qui est-ce qui
Qu’est-ce qui
Qui est-ce que
Qu’est-ce que
(à) qui est-ce que
(à) quoi est-ce que
Objet direct
Sujet logique
Attribut
Préposition + pronom
Ayant décrit la première forme interrogative, nous passons à la deuxième forme: l’interrogation
marquée par l'intonation. Comme nous l’avons déjà vu plus haut, l'intonation peut être un moyen prosodique
pour marquer la question. Ainsi, dans la question directe partielle il y a deux possibilités en ce qui concerne
la position du pronom interrogatif: il se trouve soit dans sa position canonique (29-31), soit en tête de phrase
(32-34):
(29)
Vous aimez qui?
(30)
Tu fais quoi exactement?12
(31)
Tu pars quand?
(32)
Qui tu aimes?
(33)
Comment tu veux faire cela?
(34)
Quand tu pars?
Ce n’est pas seulement par le type de la question que l’interrogation partielle diffère de l’interrogation totale.
En effet, comme Gadet (1989: 141) le montre, l’intonation est montante dans le cas des questions totales,
mais descendante dans la plupart des questions partielles. La ligne mélodique est déterminée par la place
qu’occupe l’élément interrogatif: s’il est placé en tête de phrase, l’intonation est descendante. Par contre, s’il
se trouve position finale, elle est ascendante.
Finalement, la troisième possibilité de marquer une question directe partielle est d’utiliser la tournure
interrogative dans laquelle le sujet et le verbe sont inversés. L’inversion pronominale et l’inversion
12
* Tu fais que n'est pas possible en français standard. Le pronom interrogatif que se change dans ce cas en quoi (la
forme tonique).
24
Comment pose-t-on la question en français populaire?
complexe, dont nous avons parlé dans 2.2.1., se rencontrent également dans les questions directes partielles.
Cependant, on trouve un type d’inversion supplémentaire dans l’interrogation directe partielle : l’inversion
stylistique (appelé souvent l’inversion « simple »). Ce type d’inversion stylistique étant exclu dans les
interrogations totales, il est réservé aux questions partielles seulement. L’inversion stylistique se caractérise
par le fait que le sujet, qui est toujours nominal, se place derrière le verbe:
(35)
Quand viendra son frère?
Wagner et Pinchon (1962: 529)
(36)
Que dit Jean?
Wagner et Pinchon (1962: 529)
(37)
Qui est cet homme?
Béchade (1994: 227)
(38)
A quoi rêvent les jeunes filles?
Béchade (1994: 227)
(39)
Comment allez-vous?
Wagner et Pinchon (1962: 529)
L’interrogative commence par un élément interrogatif qui peut avoir plusieurs fonctions: objet direct (36),
attribut (37), complément circonstanciel (35) et (39), ou d’objet indirect (38).
Par contre, quand le mot interrogatif lui-même représente le sujet (40) ou en fait partie (41), il ne peut pas
être inversé:
(40)
Qui est venu?
(41)
Quel homme a jamais dit cela? vs.
vs.
* Est venu qui?
* A jamais dit cela quel homme?
Wagner et Pinchon (1962: 529)
La combinaison du sujet avec un complément (direct ou indirect) est restreinte. Ainsi, on constate que le
sujet ne peut en général pas être suivi ou précédé de compléments d’objets directs ou indirects:
(42)
* Quand épousa ton père ta mère?
(43)
* A qui a parlé Jean de cela?
Leeuwin van de Ven et al (1997: 219)
La phrase (44) est cependant grammaticale13 :
(44)
De quoi ses collègues ont-il parlé au chef ?
Leeuwin van de Ven et al (1997: 223)
Quant au deuxième type d’inversion, l’inversion pronominale, il est également introduit par un élément
interrogatif. Son emploi est illustré par les exemples suivants:
13
Mais voir de Wind (1995: 157-161) pour une description détaillée de types de compléments qui peuvent précéder ou
suivre le sujet. Nous y reviendrons plus loin dans le chapitre 3.
25
Comment pose-t-on la question en français populaire?
(45)
Quelle heure est-il?
(46)
Pourquoi n’est-elle pas revenue?
(47)
Que fais-tu ce soir?
Leeuwin van de Ven et al (1997: 223)
Finalement, comme dans les questions totales, on trouve l’inversion complexe dans les questions partielles.
Comme nous l’avons vu, l’inversion complexe se caractérise par le fait que le sujet, qui est toujours nominal,
est repris plus loin dans la phrase par un clitique. Le clitique réfère donc obligatoirement au sujet nominal et
suit directement le verbe fini:
(48)
Quand Marie est-elle venue?
(49)
Quand son frère viendra-t-il?
Leeuwin van de Ven et al (1997: 223)
(50)
Pourquoi les automobilistes roulent-ils si vite?
Leeuwin van de Ven et al (1997: 223)
de Wind (1995: 21)
Tandis que les exemples (48) et (49) peuvent être transformées en inversions stylistiques, ceci est impossible
quand le mot interrogatif est pourquoi :
(48’)
Quand est venue Marie ?
(49’)
Quand viendra son frère ?
(50’)
* Pourquoi roulent si vite les automobilistes ?
Remarquons qu’on emploie en général l’ordre canonique au lieu de l’inversion quand l’élément interrogatif
est (une partie du) sujet:
(51)
Quel chauffeur conduira le car?
(52)
* Quel chauffeur conduira-t-il le car?
Leeuwin-van de Ven et al (1997 : 222)
2.1.3. La distinction entre la langue écrite et orale dans l'interrogation
Maintenant que nous avons présenté les formes interrogatives directes totales aussi bien que les formes
interrogatives directes partielles du français standard, nous passons aux contextes dans lesquels elles
s’utilisent. Comme nous l’avons mentionné dans le premier chapitre, on a affaire à plusieurs registres dans
une langue qui sont dépendants de la situation linguistique.
Dans un travail consacré à l’étude de l’interrogation, il est important de distinguer la langue parlée de
la langue écrite. Il n’est alors pas étonnant que l’interrogation écrite, voulant se distinguer du français parlé,
se serve d’un style différent, plus stylistique. En effet, la langue écrite étant plus soignée, elle fait usage
d’une forme interrogative considérée comme plus complexe: celle avec inversion. Il n'est d'ailleurs pas vrai
26
Comment pose-t-on la question en français populaire?
que l’inversion s’emploie à l’écrit uniquement; elle s’utilise parfois à l’oral (p.ex. Quelle heure est-il? Que
fais-tu ce soir?). Dans ce cas on a affaire à la langue parlée soignée.
Vu le fait que la question amenée par est-ce que est courante aussi bien dans la langue parlée que dans la
langue écrite (il s’agit dans la langue écrite d’un registre considéré comme moins soutenu et moins
stylistique), elle constitue logiquement une forme concurrente vis-à-vis de l’inversion à l’écrit et de
l’intonation prosodique à l’oral.
Cependant, les différentes formes interrogatives ne sont pas restreintes à un registre spécifique. En
effet, comme nous l'avons déjà dit, elles sont parfois des formes concurrentes. Ainsi, Gadet (1989) constate
qu'il y a une certaine hiérarchie concernant les formes interrogatives. Ses résultats confirment ce que nous
avons avancé plus tôt: les locuteurs français semblent préférer les formes interrogatives qui assurent l’ordre
canonique des constituants de la phrase dans la langue parlée, c'est-à-dire que d’une part la particule
interrogative est-ce que est favorisée par rapport à l'inversion et d’autre part que l'interrogation par intonation
l’emporte sur est-ce que dans la langue parlée. Guiraud constate également que le français parlé en général
(et le français populaire, comme nous le verrons dans 2.2.) partagent «une répugnance pour une construction
régressive qui rejette le sujet après le verbe et place en fin de syntagme un pronom atone» (Guiraud 1965:
48). De plus, ce qui désavantage l’inversion encore une fois c’est que le locuteur français hésite à employer
certains verbes dans l’inversion interrogative. Ainsi, les verbes rompre, mettre et courir utilisés à la première
personne singulier de l’indicatif présent posent des problèmes dans la prononciation: Cours-je? Romps-je?
Mets-je? Aussi, la facilité d’utiliser la particule interrogative est-ce que fait en sorte qu’elle remplace de plus
en plus les interrogations avec inversion.
Dans la section suivante, nous décrirons l’interrogation indirecte du français standard.
2.1.4. L’interrogation indirecte du français standard
Dans cette section, nous nous proposons de décrire l’interrogation indirecte du français standard. Nous avons
vu antérieurement que l’interrogation indirecte se distingue de l’interrogation directe par le fait qu’elle ne se
termine pas par un point d’interrogation et qu’elle fonctionne toujours comme proposition subordonnée.
La différence principale entre une question directe et une question indirecte se trouve dans
l’expression de la modalité interrogative: dans la question directe elle est exprimée par la forme interrogative
(l’inversion interrogative, l’ajout de la particule est-ce que, l’intonation montante), mais par un autre facteur
dans l’interrogation indirecte. C’est en effet le verbe et non pas une forme interrogative particulière qui
introduit et qui véhicule l’interrogation (p.ex. se demander) ou qui implique une interrogation (ignorer,
savoir, etc.).
Comme l’interrogation directe, l’interrogation indirecte connaît également des questions totales et
des questions partielles. Les questions indirectes totales se distinguent des questions partielles par le fait
qu’elles sont toujours introduites par si :
27
Comment pose-t-on la question en français populaire?
(53)
J’aimerais savoir si tu viens
(54)
Je ne sais pas s’il travaille
(55)
Dis-moi s’il est là
L’interrogation indirecte partielle est introduite par un élément interrogatif qui se place en position initiale de
la subordonnée :
(56)
J’ignore quand elle sera là
Riegel et al (1994 : 499)
(57)
Je ne sais plus comment ouvrir cette porte
Riegel et al (1994 : 499)
(58)
Ils ne savent pas où tu vas
Béchade (1994 : 264)
(59)
Je me demande avec qui tu as déjeuné aujourd’hui
Béchade (1994 : 264)
La seule différence par rapport à l’interrogation directe est que la locution Qu’est-ce que et le pronom
interrogatif que se transforment en ce que dans les questions indirectes. Ainsi, les questions directes Qu’estce que tu fais ?/ Que fais-tu ? changent en (60) :
(60)
Je me demande ce que tu fais
(61)
* Je me demande qu’est-ce que tu fais/ * Je me demande que fais-tu
De la même façon, Qu’est-ce qui/ qui se transforment en ce qui :
(62)
Je me demande ce qui se passe
(63)
* Je me demande qu’est-ce qui se passe/ * Je me demande que se passe-t-il
On constate donc que l’inversion du sujet pronominal n’a pas lieu dans l’interrogation indirecte totale.
Cependant, on rencontre l’inversion stylistique dans une interrogative indirecte partielle, sauf après
pourquoi :
(64)
Il se demande quand viendra son frère aîné
(65)
Je me demande où travaille ce monsieur que j’ai rencontré
(66)
*Je me demande pourquoi ne viendra pas ton frère
Ayant décrit le système interrogatif du français standard, nous allons nous concentrer sur les différences avec
le système interrogatif du français populaire. Dans la section suivante, nous présenterons le système
interrogatif du français populaire qui est très différent de celui du français standard.
28
Comment pose-t-on la question en français populaire?
2.2. Le système interrogatif du français populaire
Dans les paragraphes suivants, nous allons étudier le système interrogatif du français populaire. Comme en
français standard, il repose sur l'emploi de deux types de questions: l'interrogation totale et l'interrogation
partielle. Nous avons mentionné auparavant que le système interrogatif du français standard est multiple et
complexe. Or, nous verrons que c'est cette complexité qui mène les locuteurs du français populaire à utiliser
d'autres tournures interrogatives que les locuteurs du français standard. Si le français populaire connaît
certaines tournures interrogatives qui sont utilisées en français standard également, il y a quand même
beaucoup de différences. Dans ce qui suit, nous décrirons ces différences de façon détaillée. Comme nous
l'avons fait dans la section 2.1., nous distinguerons l'interrogation directe totale (2.2.2) de l'interrogation
directe partielle (2.2.3.). Nous étudierons également l’interrogation indirecte dans 2.4.
Avant de décrire les formes interrogatives du français populaire, il est important de noter que les
différences avec le système d’interrogation du français standard s'expliquent par la répugnance pour
l'inversion que partagent les locuteurs du français populaire. C'est pour cette raison que les sections 2.2.2. et
2.2.3. seront présentées dans cette optique. Attachons-nous d'abord à comprendre ce désir de contourner les
formes interrogatives inversées.
2.2.1. La répugnance pour l’inversion
Tous les grammairiens et linguistes qui décrivent l'interrogation du français populaire constatent que le
phénomène de l'inversion y est remarquablement absent. Ainsi, Guiraud (1965: 47) parle d'un «désir d’éviter
l’inversion» et d’une « répugnance […] pour une construction régressive qui rejette le sujet après le verbe
[…] » qui seraient les raisons pour lesquelles le français populaire a généralisé son propre système
d'interrogation.
Riegel et al (1994) observent également que les jugements des locuteurs du français populaire vis-àvis de l’inversion ne sont pas en faveur de cette forme interrogative: le locuteur de la langue populaire,
comme les locuteurs de la langue familière, met tout en œuvre pour l’éviter car elle détruirait l’ordre
canonique de la phrase. Ces données nous prouvent que l’interrogation du français populaire est centrée
autour du désir de contourner les inversions. L’explication est donnée par le fait que l’inversion est sentie
comme trop complexe et difficile (cf. p.ex. Guiraud (1965)), comme une construction que les locuteurs du
français populaire pourraient exprimer d’une manière différente, voire plus simple. Pourtant, on trouve
parfois des inversions en français populaire, mais il s’agit le plus souvent d’un mélange des trois types
interrogatifs, voire d’hypercorrections:
(67)
Est-ce que vient-il?
(68)
Est-ce que le schmilblick est-il vert?
Gadet (1992: 80)
29
Comment pose-t-on la question en français populaire?
Gadet (1989) suit la définition établie par Labov concernant l’hypercorrection: c’est « une réalisation
grammaticale fautive due à l’application d’une règle imparfaitement maîtrisée » (Gadet: (1989: 25)). Les
hypercorrections de la langue populaire qui seraient alors des fausses applications des règles grammaticales,
nous montrent que l’inversion constitue une difficulté pour les locuteurs du français populaire.
Lefebvre (1980) va encore plus loin en disant que l'inversion entraîne toujours une phrase agrammaticale en
français populaire. Selon elle, il est impossible d'inverser le sujet en français populaire, ce qui découle d'une
grammaire typiquement populaire. Dans cette optique, il ne s’agirait alors pas d’une complexité de l’usage
de l’inversion, mais d’une agrammaticalité qui découle d’autres règles grammaticales. Nous reviendrons plus
loin sur ce sujet dans le chapitre 4.
2.2.2. Moyens d'éviter l'inversion dans l'interrogation totale
Cette section exposera trois processus qui montrent comment le système interrogatif populaire «échappe» à
l'ordre non canonique des constituants de la phrase. Le caractère interrogatif dans les questions totales est
exhibé par trois moyens qui sont tous des façons dont on contourne l'inversion, à savoir l’insertion du suffixe
ti (2.2.2.1.), l’emploi de la particule est-ce que (2.2.2.2.) et l’intonation (2.2.2.3.).
2.2.2.1. Le suffixe ti
Le français populaire connaît une particule interrogative qui lui est caractéristique: le suffixe -ti. Dans toutes
les descriptions de l’interrogation française, ti est décrit comme un morphème interrogatif appartenant à des
variantes non standard du français. Ainsi, il est utilisé en français du Québec14,15 comme en français
populaire. Vecchiato (2000 : 141) remarque qu’il est attesté également en patois du Paris et de la Normandie
ainsi qu’en franco-provençal.
Ce suffixe paraît être la trace de la prononciation de t-il, qu’on rencontre dans les inversions en
français standard16. Cependant, on ne saurait pas conclure qu’ils s’emploient dans les mêmes contextes. En
effet, le suffixe ti ne change pas l’ordre canonique de la phrase, contrairement à la reprise du sujet par le
clitique il. De plus, contrairement au français standard, où le clitique s’accorde toujours avec le verbe en
nombre et en genre, ti est applicable à toutes les personnes grammaticales:
(69)
Tu veux ti ?
(70)
Il vient ti?
14
Ce suffixe prend plusieurs formes dans les variantes non standard du français. Tandis qu’on emploie la forme ti en
France, on préfère tu au Québec (cf. Vecchiato (2000 : 141)).
15
Ti ressemble beaucoup au suffixe québécois tu, raison pour laquelle les deux sont comparés par plusieurs linguistes.
En effet, Bourciez (1967), cité dans Picard (1992: 69), considère les deux morphèmes comme étant équivalents.
Ainsi, dans (i) tu semble jouer le même rôle que ti en langue populaire:
(i)
Il vient-tu?
Picard (1992: 65)
Il se place, comme la particule ti, en position postverbale.
Tandis que l'usage de ti a pratiquement disparu, tu est toujours utilisé au Québec.
16
Gadet (1992) remarque que le [l]de t-il n’était pas prononcé autrefois.
30
Comment pose-t-on la question en français populaire?
(71)
Vous leur avez ti écrit de venir?
Gadet (1992: 80)
Ainsi, la question veux-tu? a évolué vers Tu veux ti? et la forme interrogative chante-t-il? est devenue il
chante ti? La différence principale concerne ici la place du sujet: il garde sa place canonique, c’est-à-dire
avant le verbe. En utilisant ce suffixe, qui serait vide de tout contenu sémantique selon Guiraud (1965: 49) et
qui se place derrière le verbe conjugué, il ne devient pas nécessaire d'avoir recours à l'inversion. La présence
du suffixe ti suffit en effet pour marquer la question.
S’il est vrai tout de même que les origines du suffixe ti peuvent être trouvées dans l'inversion du français
standard, il y a cependant une différence importante entre leur emploi: tandis que t-il se trouve
obligatoirement dans un contexte avec inversion, l’ajout de ti ne perturbe pas la structure phrastique. En
effet, l’ajout du suffixe ti à l’interrogation n’entraîne pas l’inversion du sujet par rapport au verbe et garde les
constituants dans l’ordre canonique. C’est donc à l’aide du suffixe ti que le locuteur du français populaire
signale qu'il s'agit d'une question. En d’autres mots, ti est un marqueur ou bien un morphème de
l’interrogation populaire.
Gadet note qu’actuellement l’usage de ti tend à disparaître et est seulement de mise quand la phrase a
une nuance d’incrédibilité:
(72)
C'est ti que tu as pas lu le journal?
Gadet (1992: 81)
2.2.2.2. L’omission de l’inversion à l’aide de la particule est-ce que
Comme nous l’avons vu, l'emploi du suffixe ti indiquait donc tout d'abord le rejet de l'inversion pour poser la
question en français populaire17. Même si on n'utilise plus (ou bien guère) l'interrogation avec ti, les
locuteurs du français populaire n'ont pas perdu leur désir d’éviter l’inversion.
La raison pour laquelle le suffixe ti a disparu peut être trouvée dans l’existence d’une autre particule
interrogative. Comme en français standard parlé, la langue populaire connaît l’emploi de la particule
interrogative est-ce que :
(73)
Est-ce que tu viens?
(74)
Est-ce que Pierre est toujours professeur de français?
Cependant, tandis que l’emploi de cette forme interrogative est très répandu en français standard grâce à sa
facilité d’application, elle est considérée comme une forme «lourde » en français populaire par rapport à
d’autres tournures interrogatives (Gadet 1989: 136). Comme nous l’avons vu auparavant, une explication
plausible à cela pourrait être le fait que est-ce que est considéré comme une inversion de c’est que.
17
Rouquier (2002) remarque que la séquence est-ce que, qui date du 15e siècle, « semble concomitant à la disparition de
l’inversion du sujet nominal dans les interrogatives ». Elle parle dans ce cas d’interrogations totales.
31
Comment pose-t-on la question en français populaire?
2.2.2.3. L'intonation pour sauver l'ordre canonique des constituants
La troisième façon de poser la question en français populaire est l’emploi de l’intonation. Comme en français
standard parlé, la phrase devient interrogative par l’élévation du ton en fin de la phrase18. Rien d’autre que
l’accent mis sur le dernier élément de la phrase indique qu’on a affaire à une question:
(75)
Tu viens?
(76)
Il est toujours professeur de français?
Remarquons que c'est l'intonation dans (75) et (76) et non pas un morphème ou une particule interrogative
qui est capable d'indiquer qu'il s'agit d'une question ici. En effet, elle ne joue pas de rôle distinctif quand on
emploie le suffixe ti ou la particule est-ce que, même si on a affaire à une intonation montante dans ces cas
aussi.
Dans cette section nous avons exposé trois processus qui servent à poser une question basée sur
l'ordre canonique des mots. Nous avons vu que le suffixe ti ne s’emploie actuellement seulement dans des
contextes où le locuteur exprime une nuance d’incrédibilité, que la particule est-ce que n’est pas la forme
préférée parce qu’elle serait considérée comme une inversion de c’est que. On pourrait alors conclure que
l’intonation montante devrait être la forme préférée dans les questions directes totales, car elle est capable
d’exhiber le caractère interrogatif sans avoir recours à des constructions qui détruisent l’ordre canonique de
la phrase.
2.2.3 Moyens d'éviter l'inversion dans l'interrogation partielle
Comme nous l’avons vu, les questions partielles se distinguent des questions totales par le fait qu’elles
contiennent un élément interrogatif qui introduit la question. Dans cette section, nous nous proposons
d’étudier les tournures interrogatives qu'utilisent les locuteurs du français populaire pour exprimer une
question partielle. Comme les questions totales, l’inversion est évitée dans les tournures interrogatives
partielles également. L’emploi du suffixe ti et de la particule est-ce que sera décrit ainsi que l’antéposition et
la postposition des pronoms interrogatifs. Finalement, l’insertion d’un connecteur que sera analysée comme
un trait propre aux questions directes partielles du français populaire.
2.2.3.1. Le suffixe ti combiné avec un élément interrogatif
On retrouve l’usage du suffixe ti dans les questions partielles, où il occupe la même position que dans les
questions totales, c’est-à-dire après le verbe conjugué19:
18
Comme nous l’avons vu dans le premier chapitre, la frontière linguistique entre le français parlé et le français
populaire est devenue très floue. Il n’est donc pas étonnant que les emplois des formes interrogatives se recouvrent
partiellement.
19
Bauche note le suffixe ti comme i, probablement parce qu'entre c'est et ti il y a liaison. Si on n'entend pas la
32
Comment pose-t-on la question en français populaire?
(77)
Pourquoi vous êtes-ti venus?
Guiraud (1965: 48)
(78)
Combien ça coûte-ti?
Guiraud (1965: 48)
(79)
Comment tu as-ti fait ?
Foulet (1921 : 280)20
Nous avons vu dans ce qui précède que ti est inséré pour sauver l’ordre canonique de la phrase et
pour marquer la question. Cependant, dans les questions partielles il semble être redondant en tant que
marqueur interrogatif, puis qu’il y a déjà un élément interrogatif dans la phrase. Nous y reviendrons plus tard
dans le chapitre 4.
2.2.3.2. Est-ce que versus c'est que
Puis, comme nous l’avons vu pour ce qui est des questions partielles du français standard (2.1.2.), la
particule est-ce que se place également après l’élément interrogatif en français populaire:
(80)
Pourquoi est-ce que tu viens?
(81)
Quand est-ce qu’il part?
(82)
Qui est-ce qui est venu?
(83)
Qui est-ce que tu as rencontré?
Gadet (1989: 136)
Remarquons que l’emploi de cette particule se retrouve aussi bien en français standard qu’en français
populaire, mais elle n’y est pas utilisée dans le même contexte. En effet, comme nous l’avons constaté, la
différence principale entre l’usage de est-ce que en français standard et en français populaire respectivement
est que dans la langue standard il appartient à un registre familier, tandis qu’en français populaire l’emploi de
cette même locution est considéré comme «lourd». En français populaire il appartient apparemment à un
registre plus soutenu. Nous avons vu que la raison pour laquelle cette forme est jugée «lourde» était logique:
est-ce que lui-même est une inversion de c’est que (voir 2.1.1.). Il n’est donc pas étonnant de constater que
les locuteurs du français populaire « remettent » la particule interrogative est-ce (que) en c’est (que). L’usage
de c’est que est souvent comparée à la construction clivée qui assure l’ordre canonique des constituants de la
phrase. C’est que peut être combiné avec des pronoms interrogatifs, comme nous le montre l’exemple
suivant :
(84)
C’est quand que Pierre part ? vs. Quand est-ce que Pierre part?
différence à l'oral (Bauche a surtout décrit ce qu'il a entendu parler), nous pensons qu'il conviendrait de le noter
comme suffixe entier à l'écrit. En effet, Guiraud (1965) et Gadet (1992) le font aussi.
20
Nous avons trouvé cet exemple dans Vecchiato (2000), qui remarque que Foulet (1921) condamne ce genre de
phrases. Ainsi, il les juge « gauches », « contournées ».
33
Comment pose-t-on la question en français populaire?
Dans (84), c’est que est combiné avec un pronom interrogatif postposé, mais il s’utilise aussi en combinaison
avec un pronom interrogatif antéposé. Ainsi, la phrase (82) ci-dessus change en Qui c'est qui est venu?, (83)
devient Qui c'est que tu as rencontré? et pour (84) on obtient Quand c’est que Pierre part ?
Le pronom que (par exemple dans Qu'est-ce qu'on fera) au début de la phrase change en quoi:
(85)
Quoi c'est qu'on fera?
Bauche (1951: 95)
2.2.3.3. L’antéposition et la postposition des éléments interrogatifs
En dehors de l’emploi de la particule interrogative est-ce que ou du suffixe ti, l’interrogation partielle connaît
une alternative en ce qui concerne le marquage de la question: l’antéposition ou la postposition d’un élément
interrogatif (dans ce dernier cas il reste en position finale).
En français populaire, comme en langue parlée familière, comme le notent Leeuwin van de Ven et al (1997:
222), il arrive que le mot interrogatif garde sa place après le verbe (in situ) et qu’il ne soit alors pas placé en
position initiale de la phrase :
(86)
Il s’appelle comment?
Guiraud (1965: 49)
(87)
On est le combien?
Guiraud (1965: 49)
(88)
Elle habite où?
Guiraud (1965: 49)
(89)
T'as vu qui?
(90)
T'as fait quoi?
Ces exemples se basent sur l’ordre normal d’une phrase. Ainsi, la séquence Il –part demain peut être
transformée en Il part quand? Le sujet, le verbe et le complément se trouvent exactement à la même place
dans la question que dans une phrase assertive. Notons que tandis que la phrase il part quand et les phrases
(86)-(90) auraient une interprétation écho en français standard, elles ne l’ont pas (nécessairement) en français
populaire.
Outre la position finale, les éléments interrogatifs peuvent occuper la position initiale dans la phrase
également:
(91)
Quand il part?
Gadet (1989: 136)
(92)
Où tu habites ?
Al (1975 : 96)
(93)
A quelle heure le concert s’est terminé hier soir ?
Al (1975 : 97)
La place alternative des adverbes et des pronoms interrogatifs s’explique, de nouveau, par la volonté
d’échapper à «la crise de l’interrogation» (cf. Guiraud (1965: 50)).
34
Comment pose-t-on la question en français populaire?
2.2.3.4. L’emploi d’un connecteur générique que
Un processus naturel de la langue populaire qui est pertinent pour l’analyse de l’interrogation est la
formation d’un corrélatif (générique) que (cf. Guiraud 1965: 49). Nous avons vu que la «destruction» de la
phrase dans le cas de l’inversion est la raison principale pour laquelle les locuteurs du français populaire
cherchent d’autres constructions pour poser une question. Or, la conjonction que joue un rôle primordial
quand on regarde la composition des questions suivantes:
(94)
Quand que tu viens?
(95)
Comment que tu vas?
(96)
Où que tu habites?
Guiraud (1965: 49)
Alors que le français standard se servirait de l’inversion (p.ex. Quand viens-tu? Comment vas-tu? Où
habites-tu?), le français populaire évite le changement de l’ordre des mots en utilisant la conjonction que, qui
suit directement le pronom interrogatif. De la même façon, l'insertion de que est fréquente avec des pronoms
interrogatifs qui en fonction de sujet (97) et d'objet direct (98):
(97)
Qui qui a fait ça? / Qui qu’a fait ça ?
(98)
Qui que t'as vu?
Bauche : (1951: 94)
Nous constatons alors que tous les pronoms interrogatifs peuvent se combiner avec que. Lorsque le sujet
questionné est animé comme dans (97), qui est souvent doublé. En ce qui concerne le pronom interrogatif
exprimant l'objet direct et référant à une chose (quoi) qui peut, comme nous l'avons déjà vu, être utilisé au
début de la phrase, il se combine avec que également:
(99)
Quoi que tu as fait21?
Il en est de même pour les autres pronoms interrogatifs:
(100)
Lequel que tu préfères?
Bauche (1951 : 95)
Bauche (1951) montre que les locuteurs du français populaire utilisent souvent quel au lieu de lequel :
(101)
Quel que tu préfères ?
Bauche (1951 : 95)
21
Nous n'avons pas trouvé la combinaison du pronom interrogatif que en fonction d'objet direct (inanimé) avec le
connecteur que comme dans que que tu as fait? Dans les corpus du français populaire (cf. Bauche, Gadet et Guiraud)
que n’est jamais placé en tête de phrase.
35
Comment pose-t-on la question en français populaire?
Guiraud (1965) montre l’importance de la conjonction que en langue populaire, parce qu’elle semble
jouer un rôle qui diffère de son équivalent standard. En effet, que a un autre statut dans la langue populaire,
ce qui explique beaucoup de différences dans l’interrogation. Tandis que la langue standard a créé des
conjonctions comme lorsque, pourvu que, afin que, pour que, parce que, puisque, sans que etc., le français
populaire n’a pas suivi le même cheminement; la conjonction que y fonctionne comme connecteur universel.
En ancien français, comme Guiraud l’explique de façon étymologique, la conjonction que était un «corrélatif
à valeur universelle» (cf. Guiraud: 1965: 72). Le français populaire a suivi cet exemple de sorte que le
connecteur que a gardé son statut de conjonction universelle.
En français populaire il n’est donc pas possible de déduire à l’aide de la présence d’une conjonction
la relation entre les propositions, vu qu’il n’y en a qu’une seule qui puisse les lier. C’est le contexte qui
fournit les informations nécessaires pour savoir quelle est la corrélation correspondante. Voici deux
exemples qui nous montrent la valeur générique de que:
(102)
Approchez que je vous approche
(pour que)
(103)
Il est venu que j’étais malade
(parce que/pendant que)
En français populaire, la conjonction que se «substitue» en fait aux conjonctions du français standard et lie
toutes sortes de subordonnées à leur principale. Toutefois, que est parfois employé aussi dans des contextes
où il n’a qu’une fonction explétive. Il s’agit dans ce cas des propositions incises, comme dans (104):
(104)
Approche! qu’il me dit
Riegel et al (1994: 228)
L’inversion comme dans (105) est exclue en français populaire:
(105)
*Approche! me dit-il
Les exemples précédents nous prouvent que dans les phrases interrogatives où il y a la présence d’un terme
interrogatif, que «sauve» l’ordre canonique de la phrase. On constate alors que l’inversion n’est pas
seulement évitée dans l’interrogation.
2.3. La conjonction de plusieurs formes
Nous avons vu qu’il y a plusieurs possibilités pour poser la question aussi bien pour ce qui est des questions
directes totales que pour les questions directes partielles, mais Bauche (1951) et Gadet (1989), (1992)
montrent que le choix des tournures interrogatives ne se laisse pas décrire dans une liste exhaustive. Une
36
Comment pose-t-on la question en français populaire?
particularité du français populaire est que les différentes formes interrogatives sont souvent combinées,
comme nous le montrent les phrases suivantes:
(106)
Qui que c'est qui
(107)
Qui c'est-ti qui
(108)
Qui que c'est-ti qui
Bauche (1951: 94)
Dans (106), on trouve une combinaison de différentes tournures : la particule est-ce est inversée en c’est. En
combinaison avec un pronom interrogatif (antéposé) on obtient qui c’est qui (cf. Qui est-ce qui). Ensuite,
nous voyons que le connecteur que est ajouté à cette tournure.
Il en est de même pour (107), dans lequel on retrouve est-ce sans inversion (c’est) combiné avec un
pronom interrogatif antéposé. A cette tournure est ajouté ensuite le suffixe ti. De la même manière, trois
différentes tournures peuvent être retrouvées dans (108) : les emplois de ti et du connecteur générique que
sont combinés avec la locution non inversée qui c’est qui.
De nombreuses combinaisons sont alors à la disposition du locuteur de la langue populaire, ce qui est
illustré par le corpus (non exhaustif) établi par Gadet (1989: 136) contenant plusieurs questions partielles22:
(109)
a.
Quand il est venu?
b.
Quand qu’il est venu?
c.
Quand est-ce qu’il est venu?
d.
Quand c’est qu’il est venu?
e.
Quand est-ce que c’est qu’il est venu?
f.
Quand c’est que c’est qu’il est venu?
g.
Quand que c’est que c’est qu’il est venu?
h.
C’est quand qu’il est venu?
i.
C’est quand est-ce qu’il est venu?
j.
Il est venu quand?
Les phrases dans (109) nous montrent que toute combinaison semble être possible en français populaire.
Ainsi, est-ce que est combiné avec son équivalent non inversé c’est que dans (e) et ce dernier est redoublé
dans l’exemple attesté (f). Il en est de même pour l’exemple (i), dans lequel sont combinés est-ce (que) et
c’est (que). Remarquons que la plupart des exemples montrent des combinaisons des tournures interrogatives
redondantes, ce qui nous mène à croire qu’il s’agit d’hypercorrections. Le fait que l’interrogation du français
22
Le corpus de Gadet contient aussi des phrases comme C'est quand ça qu'il est venu/ Il est venu quand ça? etc. Ces
phrases diffèrent seulement de (h) et (j) par l'ajout du pronom démonstratif ça. Selon nous, il s'agit d'un
renforcement (une forme d'insistance) du mot interrogatif, non pas d'une forme interrogative en soi.
37
Comment pose-t-on la question en français populaire?
populaire n’est pas codifiée nous semble une explication plausible à l’existence de ces formes interrogatives
multiples.
On trouve la conjonction de plusieurs formes également dans les questions directes totales, mais
moins souvent:
(110)
Est-ce que c’est que c’est qu’il est parti?
Nous donnerons ci-dessus deux tableaux récapitulatifs suivants qui résument en schéma quels sont les
“équivalents” des pronoms interrogatifs standard qui (sujet) et que (objet direct):
Tableau 3 : La représentation du sujet en français populaire comparée au français standard23
Français standard
Français populaire
Animé
Inanimé
Animé
Inanimé
Qui ?
Qu’est-ce qui
Qui qui ?
Qu'est-ce qui?
Qui que ?
Quoi c’est qui ?
Qui c’est qui ?
Que c’est que c’est qui ?
Qui que c’est qui ?
Quoi c’est que c’est qui ?
Qui c'est-ti qui?
Quoi c’est-ti qui ?
Qui est-ce qui ?
Etc.
Qui est-ce qui ?
Qui que c'est-ti qui ?
Qui est-ce qui?
Etc.
23
Les tableaux sont basés sur les données de Bauche (1951). Cependant, nous avons remarqué que ses schémas sont
incomplets, car il passé l’emploi du pronom interrogatif pour la fonction de sujet inanimé sous silence. C’est
pourquoi nous avons nous-mêmes appliquée de façon systématique les mêmes tournures interrogatives à la fonction
de sujet logique que celles que nous avons trouvées pour les autres fonctions.
38
Comment pose-t-on la question en français populaire?
Tableau 4 : l’objet direct animé et inanimé en français populaire : une comparaison avec le français
standard
Français standard
Français populaire
Animé
Non animé
Animé
inanimé
Qui ?
Que ?
Qui que ?
Qu'est-ce que c'est
Qui est-ce que ?
Qu’est-ce que ?
Qui c’est que ?
que ?
Qui que c’est que ?
Quoi que ?
Qui c’est-ti que ?
Quoi c'est-ti que?
Qui est-ce que ?
Quoi que c'est que ?
Qui que c’est-ti que ?
Quoi
Qui est-ce que ?
que?
que
c'est-ti
Quoi c'est que?
Quoi ?
Dans la section suivante nous présenterons brièvement le deuxième type de question en français populaire, à
savoir l’interrogation indirecte.
2.4. L’interrogation indirecte du français populaire
Un fait très remarquable en ce qui concerne l’interrogation du français populaire est qu’il n’y a pas de
différence entre les interrogations directes et les interrogations indirectes. En effet, en français populaire elles
sont traitées de la même façon. Ainsi, tandis qu'en français standard la locution interrogative est-ce que
change en ce que, il n'en est pas de même en français populaire :
(111)
Je sais pas qu'est-ce qu'il veut
(112)
Dis-moi qu’est-ce que tu fais
Donc en français populaire, les interrogatives indirectes ne se distinguent pas des interrogatives directes par
leurs éléments introducteurs. Niéger et Paradis (1975) remarquent que le français populaire privilégie
l’emploi de est-ce que dans les questions indirectes. Cela est assez remarquable, parce que nous avons vu que
l’usage de est-ce que dans les questions directes est jugé lourd par les locuteurs du français populaire.
Ce que nous observons c’est que les formes inversées sont rejetées de façon régulière et que les moyens de
poser la question directe s’appliquent aux questions indirectes de la même manière :
(113)
Que c’est que vous voyez ? Je me demande que c’est que vous voyez
39
Comment pose-t-on la question en français populaire?
(114)
Qu’est-ce que vous voyez ? Je me demande qu’est-ce que vous voyez
Niéger et Paradis (1975 : 106)
A cet égard il n’est pas étonnant que la réduplication de que/qui se rencontre également dans les questions
indirectes ainsi que la conjonction de plusieurs formes interrogatives :
(115)
On sait pas (c'est) qui qui l'a fait
Gadet (1992 :100)
(116)
On sait pas qui c'est que c'est qui l'a fait
Gadet (1992 :100)
Niéger et Paradis parlent alors d’une « influence réciproque » des formes interrogatives des questions
directes et indirectes et d’une « tendance à la généralisation des systèmes » dans l’interrogation.
2.5. Conclusion
Dans ce chapitre, nous avons comparé deux systèmes interrogatifs distincts, à savoir celui du français
standard à celui du français populaire. Nous avons analysé le système du français standard dans la section
2.1. où nous avons vu que l’interrogation du français standard repose sur l’emploi de deux types de questions
(directe et indirecte) qui peuvent être classifiées en deux groupes différents : les interrogations totales et les
interrogations partielles.
Nous avons montré que l’interrogation directe (totale et partielle) peut être exprimée:
-
à l’aide de la particule interrogative est-ce que,
-
en utilisant l’intonation (marquée à l’écrit par le point d’interrogation)
-
en employant des tournures dans lesquelles on change l’ordre canonique des mots: l’inversion
pronominale, l’inversion simple (seulement dans les questions directes partielles) ou l’inversion
complexe
Nous avons présenté l’interrogation indirecte du français standard dans 2.1.4., qui se caractérise par un
changement de qu’est-ce que en ce que.
Les différences entre les deux systèmes interrogatifs se résument en l'absence de l'inversion en
français populaire. Il a été montré dans 2.2. que le français populaire rejette toutes les constructions qui
montrent une autre répartition des constituants syntaxiques que celle qui est canonique. En effet, la
répugnance pour l'inversion fait en sorte que le système interrogatif populaire a créé des tournures
interrogatives particulières. Le suffixe ti, ayant perdu son rôle de particule interrogative, en est un exemple
ainsi que l'insertion d'un connecteur universel que (seulement dans l’interrogation partielle) ou la particule
est-ce que. En dehors des moyens morphologiques et syntaxiques, l'intonation est un moyen favori pour
éviter l'inversion en français populaire.
Le point principal du chapitre était de montrer que le français populaire se distingue du français
standard par son système interrogatif propre. Tandis que certaines tournures interrogatives s’utilisent aussi
40
Comment pose-t-on la question en français populaire?
bien en français standard (parlé) qu’en français populaire, à savoir l’emploi de est-ce que et de l’intonation, il
n’en est pas de même pour l’autre variété de formes interrogatives. Ainsi, l’insertion de que et du suffixe ti
ne se rencontrent pas dans la langue standard. Une autre propriété caractéristique du français populaire est la
remise de est-ce (que) en une version non inversée c’est (que) et le fait que les différentes tournures
interrogatives sont combinées dans une question.
Finalement, nous avons vu dans 2.4. que l’interrogation indirecte ne se distingue pas de
l’interrogation directe par ses moyens de marquer la question. Dans ce sens il s’oppose au français standard,
qui ne connaît pas cette généralisation du système interrogatif.
Ayant décrit les différences dans les deux systèmes interrogatifs, nous allons regarder dans le
chapitre 4 comment les constructions interrogatives sont générées formellement dans la syntaxe. Nous avons
vu que l’inversion est absente en français populaire, ce qui l’oppose au français standard. Nous essayerons de
trouver une réponse à la question suivante: comment est-il possible que l’inversion soit absente en français
populaire et comment la syntaxe du français populaire rend-elle compte de cela ? Avant de répondre à cette
question, il nous semble utile de consacrer le chapitre 3 à la syntaxe de l’inversion du français standard. La
question principale dans ce chapitre sera donc la suivante : pourquoi le français standard se sert-il de
l’inversion ? La réponse à cette question nous aidera à mieux comprendre l’analyse formelle du français
populaire.
41
Comment pose-t-on la question en français populaire?
Chapitre 3 - L’inversion en français standard
3.0. Introduction
Dans le second chapitre, nous avons vu que la différence principale entre le système interrogatif du français
populaire (dorénavant FP) et celui du français standard (FS) concerne l’inversion. Nous avons vu qu’aux
yeux des locuteurs du FP l’inversion est sentie comme «trop complexe», «trop difficile», qu’ils préfèrent
alors l’omettre. Nous avons montré dans le chapitre 2 qu’elle est structuralement et remarquablement absente
dans le langage populaire, ce qui nous remène à la question de savoir où se trouvent les complexités de
l’inversion. Ce chapitre a donc pour objectif de révéler les complexités de l’inversion interrogative du FS
afin que nous puissions comprendre pourquoi elle ne fait pas partie de l’interrogation du FP. En effet, nous
sommes d’avis que l’absence d’inversion, présentée comme un point central dans l’interrogation du FP (voir
2.2.1.), constitue une différence marquante qui influence tout le système interrogatif du FP. Il est donc
important de souligner que ce chapitre sera une introduction au chapitre suivant, qui sera consacré à l’analyse
formelle de l’interrogation du FP.
Depuis plus d'une trentaine d'années, le sujet de l’inversion en FS a fait couler beaucoup d’encre.
Plusieurs linguistes ont tenté de décrire et de rendre compte de façon adéquate de l’inversion du sujet dans
les langues romanes. Dans ce qui suit, nous procéderons à une discussion des principales approches
concernant les trois types d’inversion du sujet dans les langues romanes. La première section traitera de
l’inversion complexe (3.1.). Dans 3.2. et 3.3. nous discuterons de l’inversion pronominale et l’inversion
stylistique respectivement.
3.1. L’inversion complexe
Dans cette section, nous insisterons sur les propriétés distributionnelles de l’inversion complexe et sur
l’analyse formelle de ce type d’inversion. Nous passerons en revue les théories de Kayne (1972), (1983),
Rizzi et Roberts (1989) et de Wind (1995). Nous introduirons également le critère wh de Rizzi (1996).
3.1.1. Propriétés distributionnelles de l’inversion complexe
Comme nous l'avons vu, la présence d’un clitique reprenant le sujet nominal qui se trouve en position
préverbale est la caractéristique la plus importante de l’inversion complexe. L'inversion complexe se
rencontre dans les interrogations totales (117) ainsi que dans les interrogations partielles introduites par un
élément wh (118):
(117)
Jean a-t-il lu ta lettre?
(118)
Quand Jean a-t-il lu ta lettre?
42
Comment pose-t-on la question en français populaire?
Il est à noter que l'inversion complexe ne figure jamais dans les interrogations indirectes, donc jamais dans
des propositions subordonnées:
(119)
* Je me demande quand Marie est-elle venue?
de Wind (1995: 23)
(120)
* Je me demande si Marie est-elle venue?
de Wind (1995: 24)
Remarquons que l'inversion complexe ne se rencontre guère quand le sujet de la phrase est un élément
interrogatif. Dans ce cas, la reprise par un clitique résulte souvent en une phrase agrammaticale :
(121)
*Qui est-il venu ?
(122) * Lequel est-il le plus intéressant ?
de Wind (1995: 85)
Quand on supprime les clitiques dans (123) et (124), les phrases deviennent grammaticales:
(123)
Qui est venu?
(124)
Lequel est le plus intéressant ?
de Wind (1995: 85)
Néanmoins, comme le constatent Kayne (1972), Obenauer (1992) et Togeby (1985), on ne pourra pas
conclure que l’inversion complexe est toujours incompatible avec des pronoms interrogatifs (des opérateurs
wh) en fonction de sujet, comme le prouvent les exemples suivants24 :
(125)
Combien de linguistes jouent-ils aux échecs?
(126)
Lesquels valent-ils mieux, les Russes ou les Polonais?
3.1.2. Analyses concernant l'inversion complexe en français standard
Cette section exposera les faits relatifs à l’analyse de l’inversion complexe en FS. Les thèmes récurrents qui
sont sujets à discussion dans ces analyses se résument aux points suivants:
A. Le déplacement du verbe fini: a-t-on besoin d'un mouvement du verbe et pourquoi?
B. La position du sujet nominal : y a-t-il déplacement du sujet nominal et pour quelles raisons exactement?
C. Quelle est la position du clitique reprenant le sujet nominal et quelle est sa fonction?
24
Nous avons trouvé ces exemples dans de Wind (1995: 86). Comme ces exemples d’inversion complexe sont très
rares, nous n’insistons pas sur ces exceptions.
43
Comment pose-t-on la question en français populaire?
Le but principal sera de montrer comment les théories diffèrent les unes par rapport aux autres en insistant
sur les points A, B, C.
3.1.2.1. Le déplacement vers la droite
La première analyse transformationnelle concernant l'inversion complexe en français standard est, à notre
connaissance, celle de Kayne (1972). Selon Kayne, la phrase en (127) représenterait la façon dont la
structure profonde de toutes les phrases serait constituée, c’est-à-dire qu'en français tous les sujets
contiennent un sujet doublé (ici un sujet nominal accompagné d’un clitique)25:
(127)
Quand [Jean il] viendra
de Wind (1995: 26)
Après le déplacement du clitique vers la droite, il colle au verbe et on obtiendra l’ordre souhaité de (128):
(128)
Quand Jean viendra-t-il?
Ce qui distingue l'analyse de (1972) des théories plus récentes en général est que le déplacement vers la
droite n'est plus permis. Donc, cette approche n’est plus valable pour ce qui est de la description syntaxique
de l'inversion complexe. Les théories plus récentes, à savoir celles de Kayne (1983), Rizzi et Roberts (1989)
et de Wind (1995) montrent que la théorie de Kayne (1972) est incomplète et que le phénomène de
l'inversion complexe est en effet plus «complexe».
3.1.2.2. Le déplacement du sujet et le mouvement du verbe
Ci-dessous nous présenterons les analyses de Kayne (1983), Rizzi & Roberts (1989) et de Wind (1995). Ces
analyses rendent compte de la position postverbale du sujet par des déplacements vers la gauche. Le tableau
5 nous montre les positions dans lesquelles sont générés le sujet et le verbe ainsi que les déplacements qui
ont lieu selon ces théories :
25
Dans des phrases (déclaratives) où il n’y a pas de clitiques en surface, Kayne est obligé d’appliquer une
transformation dans laquelle il supprime le clitique.
44
Comment pose-t-on la question en français populaire?
Tableau 5 : la position du sujet dans l’inversion complexe et le mouvement du verbe
ANALYSES
Kayne (1983)
POSITION DE BASE POSITION
DU
SUJET DEPLACEMENT
DU SUJET
APRES DEPLACEMENT
DU VERBE
Spec, IP
Position-A’ sous Spec, CP
V > I0 >C0
Adjonction à C’
V > I0 >C0
Spec, AgrSIP
V > AgrS0
Rizzi & Roberts Spec, VP
(1989)
de Wind (1995)
Spec, VP
Les trois théories présentées de façon globale dans le tableau 5 peuvent être divisées selon deux points de
vue: Kayne (1983) et Rizzi et Roberts (1989) plaident en faveur d’un déplacement du verbe vers C0 (plus
précisément le mouvement de I vers C) alors que ce déplacement est absent dans l’analyse de de Wind
(1995). L’hypothèse 1 défend donc un déplacement du verbe vers C0, alors que la deuxième plaide en faveur
de l’absence de I0-C0. Dans ce qui suit, nous discuterons de ces deux hypothèses plus amplement. Il s’avérera
que le déplacement du verbe vers C0 a des conséquences pour le sujet nominal.
Hypothèse 1 : mouvement de I0 vers C0 (Kayne 1983 et Rizzi et Roberts 1989)
Kayne (1983) compare le français aux langues germaniques afin de découvrir des ressemblances qui
pourraient servir à expliquer le phénomène de l'inversion. Ainsi a-t-il observé que le verbe dans l’inversion
complexe occupe la même position que le verbe dans les constructions V2 des langues germaniques. En
effet, dans les langues germaniques le verbe se déplace vers I0, qui monte ensuite vers C0. Kayne analyse
l’inversion complexe du français d’une manière similaire: I0, qui contient le verbe déplacé, monte vers C0.
Ainsi, le sujet serait obligé de se déplacer car Kayne explique que le sujet doit toujours se trouver à gauche
de I0 pour obtenir le cas nominatif. Kayne croit alors que le sujet monte suite au déplacement du verbe de I
vers C.
Kayne génère le sujet dans Spec, IP et argumente qu’il monte successivement vers une position A’
sous CP à gauche de I0. La structure profonde est illustrée dans (129):
(129)
[S [ S Marie [INFL –st] [VP [V0 e- venue ] quand ]]]
de Wind (1995: 27)
45
Comment pose-t-on la question en français populaire?
Ce n’est qu’après le déplacement du sujet nominal que le clitique peut être inséré dans Spec, IP. Nous
insisterons plus loin sur la fonction du clitique dans l’inversion complexe (3.1.2.3.).
Similairement à Kayne (1983), Rizzi et Roberts (1989) proposent que dans l’inversion complexe le
verbe monte vers C. Ils argumentent que le mouvement de I vers C a des conséquences pour le sujet
nominal : pour obtenir l'ordre souhaité, le sujet nominal est obligé de monter vers CP. La raison pour cela est
que «la montée de I0 vers C0 en français détruit le contexte dans lequel I0 donne le cas nominatif au sujet
[…]»26 (de Wind (1995:29). Rizzi et Roberts (1989) supposent donc, comme le fait Kayne (1983), que le cas
nominatif dans I0 peut seulement être assigné vers la gauche en français tandis qu'il peut être assigné vers la
gauche et vers la droite dans les langues germaniques. Rizzi et Roberts (1989) ont besoin de cette contrainte
en français pour pouvoir expliquer l'exclusion de l'inversion simple (130) ainsi que des phrases
agrammaticales (131) dans ce contexte27:
(130)
* Quand a Jean fait cela?
(131)
* A Jean fait cela ?
de Wind (1995: 29)
Dans cette optique, le sujet nominal en français doit obligatoirement monter vers CP (en tout cas à gauche de
IP) pour que l’assignation du cas nominatif puisse avoir lieu. C’est donc le déplacement du verbe vers C qui
« tire » le sujet nominal vers le haut. Ainsi, Rizzi et Roberts (1989) prennent Spec, VP comme étant la
position de base du sujet, le point de vue généralement admis depuis Sportiche (1988), et proposent qu’il se
déplace vers une position adjointe à C’. Le sujet nominal se situant dans cette position, il peut recevoir le cas
nominatif qui est assigné par I0. En bref, les positions réservées pour l’élément wh et le sujet sont illustrées
dans (132) (cf. de Wind (1995 : 30)) :
(132)
CP
WH
C'
sujet
C'
0
C
IP
I
26
27
Traduction personnelle de l’anglais
Notons que ces phrases sont tout à fait grammaticales dans les langues germaniques, où le cas nominatif peut être
assigné vers la droite également. Cf. les exemples suivants, qui sont des traductions des exemples (130) et (131) :
(i)
a. When did John do that ?
(anglais)
b. Wann had Jan das getan ? (allemand)
(ii)
a. Did John do that ?
(anglais)
(iii)
b. Hat Jan das getan ?
(allemand)
46
Comment pose-t-on la question en français populaire?
Nous pouvons donc dire que l’analyse de Rizzi et Roberts (1989) est semblable à celle de Kayne (1983), car
les deux analyses se basent sur l'idée que le déplacement du sujet nominal vers une position dans CP est
déclenché (indirectement) par le mouvement de I0 vers C0.
La différence principale entre la théorie de Kayne (1983) et celle de Rizzi et Roberts (1989) se
rapporte à la génération du clitique. Kayne (1983) affronte un problème pour ce qui est de l’insertion du
clitique: il n’y a pas de position disponible pour l’accueillir. Par conséquent, l’insertion du clitique ne peut
avoir lieu qu’après le déplacement du sujet vers CP, c’est-à-dire seulement dans la composante
phonologique. Rizzi et Roberts (1989) par contre, peuvent très bien insérer le clitique dans Spec, IP, vu le
fait que le sujet se trouve dans Spec, VP. De cette façon, tous les éléments lexicaux peuvent être générés dès
la base dans la structure profonde, ce qui est illustré dans la structure profonde (133) :
(133)
Quand Marie est-elle venue?
(134)
[IP elle [I -st] [VP’ Marie [VP [V e- venue] quand ]]]
de Wind (1995: 29)
Nous avons vu que les déplacements qui doivent être effectués selon Kayne (1983) et Rizzi et Roberts (1989)
concernent le verbe (I-C) et le sujet. De plus, il est généralement admis que l’opérateur wh monte vers Spec,
CP. En effet, Rizzi et Roberts (1989) supposent que la projection maximale CP contient les traits
interrogatifs d’une phrase, contrairement à une phrase déclarative, où le verbe et le sujet ne montent pas vers
CP. Cette supposition est confirmée et motivée davantage par le critère wh de Rizzi (1996), qui propose que
toute question directe partielle doive satisfaire le critère suivant :
(135)
Le critère wh (Rizzi 1996 : 64)
a. Un opérateur wh doit se trouver dans une configuration SPEC-tête avec un X0 [+WH]
b. Un X0 [+WH] doit se trouver dans une configuration SPEC-tête avec un opérateur wh
Rizzi part du principe que la tête du CP doit contenir un trait [+wh] pour pouvoir marquer le CP comme une
interrogation. Réciproquement, les CP qui sont interprétés comme des questions contiennent obligatoirement
des opérateurs wh dans leur Spec.
Cette configuration est illustrée dans la structure suivante :
47
Comment pose-t-on la question en français populaire?
(136)
CP
WH
op
C'
C0
[+wh]
IP
Rizzi (1996 : 65)
Rizzi (1996) suppose que le trait [+wh] est localisé dans INFL dans les questions directes partielles. Pour
l’inversion complexe, cela implique que le verbe situé dans I0 monte vers C0 pour lui transmettre le trait
[+wh]. Nous pouvons illustrer cette théorie à l’aide de la phrase suivante :
(137)
Qui Marie a-t-elle rencontré?
Etant donné le critère wh, l’opérateur qui se déplace vers Spec, CP. Selon (135) le critère wh serait violé si le
trait [+wh] restait dans la tête verbale I0 parce que la configuration Spec-tête avec un X0 [+wh] ne serait pas
obtenue. A cet égard, c’est le mouvement de I-C qui fait en sorte que le critère wh ne soit pas violé dans la
structure de surface. Dans les questions totales, la relation Spec-tête est créé par la présence d’un opérateur
wh zéro et par le trait wh qui se trouve dans C après le déplacement de I vers C. Rizzi (1996) est alors
capable de donner une explication plausible à la question de savoir pourquoi I se déplace vers C dans
l’inversion complexe. On peut donc dire que l’hypothèse de Kayne (1983) et de Rizzi et Roberts (1989) est
soutenue par le critère wh de Rizzi (1996).
b. Hypothèse 2 : Absence de I0 vers C0 (de Wind 1995)
De Wind (1995) ne déplace pas le verbe vers C0 pour obtenir une interrogation avec inversion
complexe. Vu le fait que le mouvement de I0 vers C0 est absent dans sa théorie, il n’y a pas de nécessité à
faire monter le sujet vers la projection CP. Le sujet occupe alors une position plus basse ; il est généré dans
Spec, VP et monte vers Spec, IP (AgrSP dans de Wind (1995)).
La différence principale par rapport aux autres analyses se rapporte à la vérification du cas
nominatif. De Wind n'a aucune raison de placer le sujet vers une position plus haute que I0. C’est que, Kayne
(1983) et Rizzi et Roberts (1989) étaient obligés d’effectuer un déplacement du sujet à gauche de I0 à cause
d'une condition qui leur imposait d’effectuer les déplacements nécessaires avant que les traits casuels
puissent être assignés. Comme la vérification des cas a lieu en dernier, le sujet doit finir dans une position à
48
Comment pose-t-on la question en français populaire?
gauche de I0 pour pouvoir vérifier le cas nominatif. Comme le remarque de Wind (1995), ceci est différent
dans le Programme Minimaliste.
En effet, le Programme Minimaliste, dans lequel on ne distingue plus les notions de structure D et
structure S, rend compte différemment des mêmes mécanismes : le cas nominatif peut être assigné à
n’importe quel stade, pourvu qu’il y ait la présence d’une configuration Spec-head (cf. de Wind (1995: 46)).
Comme cette configuration est déjà obtenue dans AgrSP, il n’y a pas de raison pour le sujet nominal d’être
déplacé vers la périphérie de CP. C'est pourquoi de Wind fait monter le sujet vers Spec, AgrSIP28 pour
vérifier le cas nominatif.
Ayant traité de la position du sujet nominal et du verbe, nous allons examiner le rôle du clitique dans
l’inversion complexe.
3.1.2.3. La position et la fonction du clitique dans l’inversion complexe
L’inversion complexe est basée sur la reprise du sujet nominal par l’insertion d’un clitique. Nous pouvons
donc dire qu’il joue un rôle important dans ce type d’inversion. Dans ce qui suit, nous allons en étudier la
position syntaxique selon les analyses traitées ci-dessus ainsi que sa fonction. La question principale de cette
section est alors la suivante: où le clitique est-il généré et que fait-il pour que la phrase devienne
agrammaticale sans sa présence?
Kayne (1972) ne se demande pas pourquoi le FS a besoin d’un clitique qui reprend le sujet dans
l’inversion complexe. Le déplacement de clitique vers la droite ne semble alors pas motivé. Rizzi et Roberts
(1989) n’abordent pas non plus la cause du dédoublement du clitique mais supposent seulement qu’il est
généré dans Spec, IP et le considèrent comme un cas d’enclise. Nous avons vu que le clitique dans leur
analyse peut être généré dans IP parce que le sujet est sous Spec, VP du départ. D’autres théories pourtant,
insistent bien sur la question de savoir ce qui déclenche le doublement du clitique. Ainsi, Kayne (1983) a
besoin du clitique pour assurer que I0 puisse être un gouverneur de la trace du sujet nominal. A son avis,
l’inversion complexe dépend de l’existence des clitiques dans le sens où le clitique doit être inséré pour
satisfaire au critère des catégories vides :
(138)
Le critère des catégories vides (Kayne 1984 : 47, 48) :
Une catégorie vide [β e] doit être gouverné proprement
α gouverne proprement β si α gouverne β et
α = [± N, ± V] ou
α est coindexé avec β
28
de Wind se sert d’une structure contenant deux projections d’AgrS : AgrSIP et AgrSIIP. Nous y reviendrons plus
loin.
49
Comment pose-t-on la question en français populaire?
Dans cette optique, le clitique est inséré « pour pouvoir transmettre à INFL les traits nécessaires pour
pouvoir fonctionner comme un gouverneur possible de la trace du sujet nominal29 » (de Wind (1995 : 27)),
[+N] dans ce cas. Ainsi, l’incorporation du clitique fait en sorte que INFL devienne suffisamment
« pronominal ».
L’analyse de Kayne (1983) permet d’expliquer la raison pour laquelle l’inversion complexe ne
saurait s’appliquer dans les langues qui ne possèdent pas de clitiques sujet (p.ex. l’anglais). Etant donné qu’il
n’y a pas de gouverneur [+N] pour la trace du sujet nominal, l’inversion complexe est impossible dans ces
environnements:
(139)
* When John has he left ?
de Wind (1995 : 28)
Cependant, de Wind (1995) avance que cette observation n’est pas tout à fait correcte. Il utilise les contreexemples suivants, venant du néerlandais, pour prouver que l’existence des clitiques sujet n’implique pas par
conséquent la possibilité de l’emploi de l’inversion complexe :
(140)
* Wanneer Jan is-ie gekomen?
(141)
*Waarom Marie is-ze vertrokken?
de Wind (1995: 68)
Bien que le néerlandais connaisse des clitiques sujet, l’inversion complexe n’appartient pas à cette langue.
De Wind conclut alors que l’inversion complexe dépend d’autre chose que de la présence d’un clitique sujet.
Ou bien, en d’autres mots, la présence d’un clitique dans l’inversion complexe doit plutôt être la
conséquence d’un autre fait.
En effet, De Wind (1995) suppose que le dédoublement du sujet à l’aide d’un clitique est lié à
l’absence ou à la présence du déplacement de AGR vers C. Nous avons vu auparavant que de Wind suppose
que le mouvement du verbe vers C n’a pas lieu en français. Cependant, il suppose que ce mouvement de Agr
vers C0 a toujours lieu dans les langues germaniques. Ainsi, en néerlandais, l’impossibilité de la reprise du
sujet nominal par le clitique est due au déplacement du verbe fini vers C0 (mouvement AGR-C). A l’inverse,
la présence du clitique en français serait la conséquence de l’absence du mouvement de AGR vers C. En
effet, son analyse de l’inversion en français est centrée autour de l’hypothèse que C en français est
inaccessible à tout déplacement, du moins dans les interrogatives (cf. de Wind (1995: 91)).
De Wind argumente que, en se basant sur la contrainte LCA de Kayne (1984) (cf. de Wind (1995: 48) qui
empêche une tête fonctionnelle de légitimer plus d’un seul Spec, que la présence du clitique sujet peut être
expliquée par le fait qu’on a besoin d’un autre élément (le clitique) pouvant vérifier un trait. Dans de Wind
(1995), l’insertion du clitique est donc la conséquence du déplacement du sujet nominal et, en même temps,
de l’absence du mouvement du verbe vers C0.
29
Traduction personnelle
50
Comment pose-t-on la question en français populaire?
Nous n’avons pas encore traité de la position du clitique dans l’optique de de Wind (1995). De Wind
suppose que l’élément wh se trouve dans CP et le sujet nominal dans AgrSP, en se basant sur Kayne (1994)
qui impose que l’opérateur wh et le sujet nominal se trouvent dans deux projections distinctes (la contrainte
LCA), comme dans la structure suivante :
(142)
CP
SPEC
CP
wh
C
FP
SPEC
subject
FP
F
TP
de Wind (1995 : 48)
Comme le montre la structure dans (142), il ne reste qu’une seule position qui pourrait accueillir le clitique:
la projection TP. Pourtant, de Wind réfute cette idée de Hulk (1993), parce que selon lui c’est le clitique et
non pas le sujet nominal qui s’accorde avec le verbe :
(143)
Pourquoi Jean et moi devrait-on partir tout de suite?
de Wind (1995: 48)
Si on admet que le sujet nominal se trouve dans AgrSP, on devrait voir un accord entre le verbe et le sujet.
Or, ceci n’est pas le cas. Il est donc clair que de Wind a raison d’admettre que le clitique au lieu du sujet
nominal s’accorde avec AgrS et, par conséquent, doit se trouver dans Spec, AgrSP.
La façon dont de Wind rend compte de la phrase interrogative dans (143) est donc d’un autre type.
De façon similaire à Pollock (1989) qui a introduit deux têtes différentes portant les traits flexionnels et
casuel (à savoir AgrP et TP), de Wind fait appel à une deuxième projection AgrSI. Il appelle cela l’hypothèse
«Split AgrS». Ainsi, AgrSI contient le cas nominatif, tandis que AgrSII contient l’accord :
(144)
AgrSP
AgrSIP
AgrSIIP
Cas nominatif
Accord
51
Comment pose-t-on la question en français populaire?
Comme nous le montre le schéma dans (144), AgrSIIP assure la vérification de l’accord, tandis que AgrSIP
assure la vérification du cas nominatif. Le Spec de AgrSIP est donc la position désignée pour recevoir le
sujet nominal. De façon logique, le Spec de AgrSIIP contient le clitique sujet, qui s’accorde avec le verbe,
qui, à son tour, est déplacé dans AgrS. La structure contenant cet AGRS «double» est donnée dans (145) :
(145)
CP
SPEC
wh
CP
Co
AgrSIP
SPEC
Sujet
AgrSIP
AgrsSIo
AgrSIIP
SPEC
clitique sujet
AgrSIIP
AgrSIIo
TP
de Wind (1995: 50)
Maintenant nous pouvons expliquer le point de vue de de Wind (1995) plus en détail: de Wind (1995) rend
compte de la vérification du trait wh (la satisfaction du critère wh de Rizzi (1996)) en supposant que
l’opérateur wh monte vers Spec, CP en permettant au trait wh de percoler vers C0. De cette façon, C0 peut
transmettre ce trait à AgrS, qui doit vérifier le trait wh et le sujet nominal en même temps.
Vu le fait qu’une projection maximale n’est capable de vérifier qu’un seul spécifieur selon Kayne (1994), on
a besoin d’un autre élément qui se charge de la vérification du cas nominatif. Etant donné que AGRSI n’est
pas capable de vérifier le cas nominatif du sujet nominal, parce qu’il vérifie déjà le trait wh, c’est le clitique
qui prend ce rôle, en héritant des traits casuels de AgrSI (au moyen d’une cliticisation à AgrSI). Dans le cas
où le clitique serait absent, le cas nominatif ne pourrait être vérifié et l’inversion complexe ne serait pas
possible.
3.2. L’inversion pronominale
L’inversion pronominale se caractérise par le fait que le sujet est toujours un clitique qui suit immédiatement
le verbe fini. Les propriétés distributionnelles de l’inversion pronominale sont les mêmes que celles de
l’inversion complexe. Elle se rencontre donc aussi bien dans les interrogations directes totales (146) que dans
les interrogations directes partielles (147), mais jamais dans les interrogations indirectes (148) :
52
Comment pose-t-on la question en français populaire?
(146)
Dit-il la vérité ?
(147)
Quel livre a-t-il lu ?
(148)
*Je me demande quand est-elle venue ?
de Wind (1995 : 106)
La ressemblance pour ce qui est des propriétés distributionnelles des deux types d’inversion mène la plupart
des linguistes30 à croire que l’analyse formelle des deux types est plus ou moins identique. La seule chose qui
soit différente selon ces analyses c’est le statut du clitique; il est considéré comme le sujet de la phrase dans
l’inversion pronominale par la plupart des linguistes et fonctionne donc comme un argument. Nous avons vu
que dans l’inversion complexe, il ne serait qu’une sorte d’explétif.
3.2.1. Analyses concernant l’inversion pronominale
Dans cette section nous procéderons à une brève analyse des principales approches concernant l’inversion
pronominale. Comme l’inversion pronominale diffère principalement de l’inversion complexe par le fait que
le sujet est un clitique, nous situerons la position du clitique dans ces analyses et nous montrerons quels sont
les déplacements qui sont effectués pour obtenir l’ordre verbe-sujet (clitique). Nous verrons aussi que de
Wind (1995) adhère à une approche différente, selon laquelle le clitique n’est pas le sujet de la phrase.
Le tableau suivant illustre la façon dont l’ordre verbe-clitique est obtenu dans les analyses de
l’inversion pronominale :
Tableau 6 : l’inversion pronominale
ANALYSES
CAUSES DE L’ORDRE VERBECLITIQUE
Kayne (1972)
Mouvement du clitique vers la droite
Kayne (1983)
I0 C0
Rizzi
&
Roberts I0 C0
(1989)
De Wind (1995)
30
Double structure AgrS
Nous parlons ici des théories de Kayne (1972), Kayne (1983), Rizzi et Roberts (1989) et de Wind (1995). Voir la
section 3.1.
53
Comment pose-t-on la question en français populaire?
Comme le montre le tableau 6, les quatre analyses de l’inversion pronominale rendent compte différemment
de l’ordre verbe-clitique. Seuls Kayne (1983) et Rizzi & Roberts (1989) admettent que le mouvement de I
vers C est responsable de la position postverbale du clitique.
Kayne (1972) assure l’ordre verbe-clitique par un déplacement du clitique à droite. Rappelons
brièvement que selon lui en français tous les sujets sont doublés dans la structure profonde. Ainsi, dans les
inversions pronominales, Kayne suppose que le sujet (le clitique) et doublé par un pronom fort :
(149)
[S [NP lui il] [VP [V viendra]]]
de Wind (1995 : 108)
Après le déplacement du clitique vers la droite et l’effacement du pronom fort, on obtient la phrase avec
l’inversion pronominale :
(150)
Viendra-t-il ?
de Wind (1995 : 108)
Cependant, nous avons vu auparavant que cette transformation ne peut pas rendre compte de l’inversion
pronominale parce que les déplacements vers la droite ne sont plus légitimes.
Dans Kayne (1983), c’est le déplacement du verbe vers C qui assure l’ordre verbe-clitique dans
l’inversion pronominale:
(151)
a. Est-il venu ?
b. [S’ + WH [S il [INFL est ] [VP venu]]]
c. [S’ +WH [ INFL esti ] [S il [INFL ti] [VP venu]]]
de Wind (1995 : 109)
Bref, ce sont les mêmes mécanismes qui assurent l’inversion du sujet par rapport au verbe dans l’inversion
complexe et pronominale, mais c’est le statut du clitique qui est différent : il est le sujet de la phrase dans
l’inversion pronominale. Aussi, le clitique est-il généré dans la position réservée au sujet : Spec, IP selon
Kayne (1983)31.
Similairement à la proposition de Kayne (1983), Rizzi et Roberts (1989) proposent que le clitique
soit généré dans Spec, VP, vérifie le cas nominatif dans Spec, IP et atteigne le verbe dans C0, auquel il se
colle. Ce déplacement est motivé par le fait que le sujet doit chercher le cas nominatif, qui ne peut plus être
vérifié dans Spec, IP à cause du déplacement de I0 vers C0. Il monte alors plus haut pour finir dans une
position dans laquelle il est possible de vérifier le cas nominatif (configuration Spec-Tête). Cette position est
C0, dans laquelle il est incorporé pour assurer la vérification.
31
Cf. tableau 5.
54
Comment pose-t-on la question en français populaire?
De nouveau, la montée de I-C est motivée par le critère wh de Rizzi (1996). Ci-dessus nous avons
mentionné que selon Rizzi (1996) un opérateur wh doit se trouver dans une configuration Spec- tête avec un
X0 (et l’inverse). Considérez la phrase suivante :
(152)
Qui a-t-elle rencontré ?
Dans (152), le trait [+wh] qui se trouvait d’abord dans I0 est transmis à C0 par le déplacement du verbe. C à
son tour établit une relation Spec-tête avec l’opérateur qui s’est déplacé vers Spec, CP. Le déplacement de
l’opérateur wh va donc de pair avec le mouvement de I vers C. Si par contre l’opérateur reste in situ, le verbe
n’a pas de raison pour se déplacer vers C, d’où l’agrammaticalité de la phrase suivante:
(153)
*A-t-elle rencontré qui?
Comme nous l’avons vu pour l’inversion complexe, de Wind (1995) suppose que le mouvement de I
vers C est absent dans l’inversion pronominale. Il soutient l’hypothèse qui prédit l’impossibilité pour V de se
déplacer vers C. C’est pourquoi il rejette les analyses de Kayne (1983) et de Rizzi et Roberts (1989), qui
obtiennent l’ordre verbe –sujet par ce même déplacement. Comme ce qui est le cas pour l’inversion
complexe (cf. 3.1.2.2.), de Wind se sert d’une structure contenant une projection AgrSI double, donnée dans
(154):
(154)
CP
SPEC
CP
0
C
AgrSIP
SPEC
AgrSIP
0
AgrSI
AgrSIIP
SPEC
AgrSIIP
0
AgrSII
TP
de Wind (1995 : 119)
La différence importante entre les analyses traitées ci-dessus et celle de de Wind (1995) est qu’il considère le
clitique comme un morphème de l’accord qui est généré dans Spec, AgrSIIP. Selon lui, il serait inadéquat de
considérer le clitique comme le sujet de la phrase (comme le font les linguistes ci-dessus), car le sujet en
général n’est pas généré en position postverbale. En considérant le clitique comme un marqueur de l’accord,
il est logique de supposer qu’il doive y avoir un autre élément qui fonctionne comme le sujet de l’inversion
pronominale.
55
Comment pose-t-on la question en français populaire?
En effet, le clitique dans cette analyse commence dans Spec, AgrSIIP, la projection contenant les
traits casuels, et vérifie ensuite le cas nominatif du sujet de la phrase en montant vers AgrSI0. Constatant que
la position de Spec, AgrSIP est « vide », de Wind suppose que le clitique transmet le cas nominatif à un pro.
Le sujet de l’inversion pronominale est alors un élément pronominal, phonétiquement nul. Le rôle du clitique
dans l’optique de de Wind (1995) est alors de transmettre les traits nécessaires à pro, en d’autres mots de
vérifier le trait casuel du sujet, car de Wind (1995) suppose que AgrSI vérifie déjà l’opérateur wh de la
phrase.
En résumé, nous pouvons dire que l’inversion complexe et l’inversion pronominale sont traitées
d’une façon similaire. En se basant sur les propriétés distributionnelles identiques, les analyses formelles des
deux types d’inversion ne diffèrent qu’en ce qui concerne le statut du sujet : de Wind (1995) est le seul à
considérer le clitique comme un marqueur de l’accord, alors que dans les autres analyses il est considéré
comme le sujet de la phrase. De Wind (1995) prend un pro pour faire en sorte que la phrase ait un sujet.
C’est le clitique qui en assure la vérification du cas nominatif.
3.3. L’inversion stylistique
Dans cette section nous allons focaliser sur le troisième type d’inversion en français standard. Nous avons
mentionné antérieurement que l’inversion stylistique se comporte autrement que les autres types d’inversion
et que la différence principale concerne la place du sujet. A cet égard, la question qui nous préoccupera ici
sera la suivante: comment le sujet atteint-il la position finale du VP?
Nous commencerons par donner les propriétés distributionnelles de l’inversion stylistique et
insisterons ensuite sur les analyses les plus courantes de l’inversion stylistique, à savoir Kayne (1972),
Deprez (1988, 1990), Valois & Dupuis (1992), de Wind (1995) et Kayne & Pollock (2001). Nous verrons
également comment Rizzi (1996) rend compte du critère wh dans les inversions stylistiques.
3.3.1. Les propriétés distributionnelles de l’inversion stylistique
Comme nous l’avons vu, l’inversion stylistique se distingue des deux autres types d’inversion par la place du
sujet : il se trouve en position finale du VP :
(155)
Quand viendra ton ami ?
En outre, elle diffère par ses propriétés distributionnelles, parce qu’elle n’est possible que dans les
interrogations directes partielles, pas dans les interrogations totales :
(156)
* Est venu ton ami ?
56
Comment pose-t-on la question en français populaire?
Contrairement à l’inversion complexe et l’inversion pronominale, elle est employée dans les interrogatives
indirectes aussi :
(157)
Je me demande quand viendra ton ami
En ce qui concerne la distribution du sujet, elle est compliquée. Ainsi, on a constaté qu’il ne peut pas être
suivi ou précédé de compléments d’objets directs32 :
(158)
*Quand a mangé la pomme Jean ?
(159)
* Quand a mangé Jean la pomme ?
de Wind (1995: 154)
Cependant, les clitiques ou des éléments wh en fonction d’objet peuvent précéder le sujet:
(160)
Quand l’a mangée Jean ?
de Wind (1995 : 154)
(161)
Qu’a mangé Jean ?
de Wind (1995 : 154)
L’emploi de l’inversion stylistique est alors plus restreint dans les interrogations directes, mais au contraire
permis dans des questions indirectes.
3.3.2. Analyses de l’inversion stylistique
Cette section a pour objectif de comprendre comment le sujet dans l’inversion stylistique arrive en position
finale de la phrase. Les théories de Kayne (1972), Deprez (1988, 1990), Valois & Dupuis (1992), de Wind
(1995) et Kayne & Pollock (2001) appliquent-elles les mêmes mécanismes que pour l’inversion complexe et
pronominale ? A cet égard, nous nous interrogerons également sur la position du sujet selon ces analyses.
Dans un deuxième temps, nous verrons que la façon dont les analyses expliquent formellement l’inversion
stylistique constituera un problème pour la satisfaction du principe des projections étendues de Chomsky
(1981).
Le tableau 7 résume brièvement les différents points de vues pour ce qui est de la dérivation de
l’inversion stylistique:
32
Voir de Wind (1995: 157-161) pour une description détaillée des types de compléments qui peuvent précéder ou
suivre le sujet.
57
Comment pose-t-on la question en français populaire?
Tableau 7 : Dérivation de l’inversion stylistique
ANALYSES
DERIVATION
STYLISTIQUE
DE
L’INVERSION
Kayne (1972)
Mouvement du sujet vers VP (adjonction)
Deprez (1988, 1990)
Le sujet reste in situ dans Spec, VP
Valois & Dupuis (1992)
Le sujet reste in situ dans Spec, VP
De Wind (1995)
Le sujet reste in situ dans Spec, VP
Kayne & Pollock (2001)
Double déplacement du sujet (VP > IP, IP > FP) et
mouvement du IP résiduel
D’après le tableau 7, deux approches différentes se révèlent : la première assure l’ordre verbe-sujet par un
déplacement du sujet vers la droite (à savoir Kayne 1972), à gauche dans Kayne & Pollock (2001). Deprez
(1988, 1990), Valois & Dupuis (1992) et de Wind (1995) par contre, adhèrent à une analyse sans
déplacement dans laquelle le sujet reste in situ. Ci-dessous nous discuterons plus amplement ces approches.
3.3.2.1. Kayne (1972)
Nous avons montré auparavant que Kayne (1972) prend pour base un double sujet dans toute phrase en
français. Ainsi, dans sa première analyse concernant l’inversion stylistique, Kayne suppose que le sujet
nominal est doublé par un clitique (162b):
(162)
a. Quand est parti Jean ?
=
b. Quand [Jean il] est parti ?
de Wind (1995 : 163)
Kayne génère le double sujet dans Spec, IP et l’adjoint à VP par un déplacement à droite, puis le clitique est
effacé, comme dans les phrases déclaratives33.
Toutefois, les mouvements vers la droite n’étant plus autorisés, il faut conclure que les sujets ne
peuvent pas être générés dès la base dans Spec, IP. Il serait alors plus logique de supposer que le sujet
commence dans une position plus basse pour qu’il puisse se déplacer vers la gauche dans une phrase non
33
Kayne & Pollock (1978) appliquent également un déplacement vers la droite.
58
Comment pose-t-on la question en français populaire?
inversée. En effet, c’est ce point de vue qu’ont élaboré Deprez (1988), (1990), Valois & Dupuis (1992) et de
Wind (1995).
3.3.2.2. Le sujet in situ
Dans cette section nous discuterons des analyses concernant l’inversion stylistique qui soutiennent une
théorie selon laquelle le sujet ne quitte pas sa position de base. Il s’agit des théories de Deprez (1988, 1990),
Valois & Dupuis (1992) et de Wind (1995). Nous insisterons sur la position exacte du sujet ainsi que du
problème de l’EPP qui surgit dans cette optique. Nous discuterons également du critère wh de Rizzi (1996).
En admettant que la position de base du sujet soit Spec, VP, Deprez (1988), (1990), Valois &
Dupuis (1992) et de Wind (1995) sont capables de considérer le sujet dans l’inversion stylistique comme une
sorte de sujet in situ qui ne se déplace pas vers la gauche. Ces analyses de l’inversion stylistique,
contrairement aux autres types d’inversion, se basent alors sur l’absence de déplacement du sujet nominal. Il
est alors remarquable que ces théories, contrairement à celles de Kayne (1972) et Kayne & Pollock (1978)
n’obtiennent pas l’ordre verbe-sujet par une opération de déplacement. En effet, le sujet reste in situ dans
Spec, VP, il ne monte pas vers Spec, AgrP (IP) comme le fait le sujet en général.
Pour ce qui est de la position exacte du sujet à l’intérieur du VP, Deprez (1988, 1990), Valois &
Dupuis (1992) ainsi que de Wind (1995) révèlent qu’il est situé dans Spec, VP à gauche de V0 comme dans
la structure suivante :
(163)
VP
SPEC
VP
V
Complément
de Wind (1995 : 173)
Valois et Dupuis (1992) soulignent qu’il est très important d’admettre que le sujet se trouve à gauche de V0
pour pouvoir rendre compte des phrases grammaticales dans lesquelles il y a un élément qui suit le sujet.
Ainsi, l’agrammaticalité de (164) peut être expliquée; certains compléments et ajouts peuvent se placer après
le sujet, mais non pas devant le sujet34 :
34
Valois & Dupuis (1992) notent que cet ordre est possible quand le sujet est “lourd”:
(i)
Quand ont dit que Paul était malade tous les étudiants de la classe de Marie?
(ii)
Je me demande de quel sujet ont discuté avec Marie tous les étudiants de la classe de Lise?
De Wind (1995: 174)
Ils rendent compte de ces exceptions en faire montant le sujet de Spec, VP vers Spec, IP où il vérifie le cas
nominatif. Ensuite, le sujet est adjoint à IP.
59
Comment pose-t-on la question en français populaire?
(164) * Je me demande quand sera dégusté par les invités ce vin
de Wind (1995 : 174)
Valois et Dupuis (1992) rendent compte de l’agrammaticalité de (164) en disant que le sujet dans cette
phrase occupe une position qui est réservée à un autre élément. Il n’occupe donc pas la bonne position ; il
doit être à gauche de VP. Etant donné ces faits, l’exemple (165) devrait être correcte. Cependant, il est
agrammatical :
(165)
*Quand a mangé Jean la pomme ?
de Wind (1995 : 167)
En effet, dans ce cas on ne saurait dire que le sujet se trouve dans une position qui n’est pas la sienne.
Deprez (1988,1990) tente alors de trouver une autre réponse adéquate: selon elle, V ne peut assigner plus
d’un seul cas, c’est-à-dire que V dans (165) est capable d’attribuer le cas soit au sujet, Jean, soit à l’objet la
pomme, mais pas aux deux constituants. Il en résulte qu’un des deux constituants ne vérifie pas son cas, d’où
l’agrammaticalité de la phrase.
Maintenant que nous avons montré que le sujet dans l’inversion stylistique reste dans sa position de
base (Spec, VP), il reste la question de savoir comment les théories discutées ci-dessus rendent compte du
principe des projections étendues (Chomsky 1981). Ce principe, qui oblige chaque phrase à avoir un
argument externe, serait inévitablement violé si Spec, IP est vide.
Deprez (1988, 1990) ainsi que Valois & Dupuis (1992) résolvent ce problème en proposant que
Spec, IP soit rempli d’un pro. Tandis que Deprez (1990) prétend que pro doit être gouverné donc par une tête
verbale (comme le complément est canoniquement gouverné par V), Valois et Dupuis (1992) n’insistent pas
sur ce point. Cette supposition oblige Deprez (1990) à croire que V monte vers C0 dans l’inversion
stylistique, sachant que le complément se trouve toujours à droite de V en français. De cette manière, la tête
verbale se situant plus haut que pro dans Spec, IP, elle doit logiquement se trouver dans C0. Notons que
selon Deprez le déplacement du verbe est donc la conséquence de la présence de pro.
Il reste cependant un problème à expliquer; l’inversion stylistique étant compatible avec les
propositions subordonnées, Deprez doit supposer que le IP de telles phrases contient un pro également. Le
problème qui surgit ici est le fait que le déplacement de I vers C cause des problèmes dans les questions
indirectes. En effet, le déplacement du verbe vers C0 est bloqué par la présence du complémenteur qui
occupe cette position:
(166)
Qui crois-tu qui est venu ?
Deprez rend compte de ces phrases en supposant que le complémenteur occupe Spec, CP dans ces cas
spécifiques. De cette manière, C0 est vide et peut accueillir le verbe.
60
Comment pose-t-on la question en français populaire?
L’approche de de Wind (1995) diffère selon le dernier point de vue. Bien qu’il soit d’accord avec
Valois & Dupuis (1992) et Deprez (1988, 1990) pour ce qui est de la place du sujet, il propose une autre
solution pour ce qui est de la projection AgrS0. De Wind (1995) n’a pas besoin d’un pro explétif qui occupe
Spec, AgrSP pour empêcher que le principe de projection étendu soit violé, car il rend compte différemment
des mêmes faits. De Wind (1995) explique que le Programme Minimaliste considère le Spec comme une
adjonction qui est formellement légitimée, ce qui résulte dans le fait qu’une tête fonctionnelle n’a de Spec
que si elle établit une relation de légitimation. La légitimation serait liée à une relation de vérification des
traits casuels. Conformément à ce principe, de Wind a le droit de supposer que AgrS0 ne contient pas de
Spec. Ensuite, il remplace l’EPP de Chomsky (1981) par la condition de liage pour AgrS de Hulk & van
Kemenade (1990). Selon elles « AgrS est anaphorique et doit être c-commandé par un Spec rempli35 » (cf.
De Wind (1995 : 202). De Wind suppose que cette configuration est obtenue par une relation de Spec-tête
avec l’opérateur wh qui c-commande AgrS, ce qui rendrait l’insertion du pro dans Spec, AgrS superflue. Par
conséquent, le mouvement du verbe vers C0 n’est pas nécessaire non plus.
3.3.2.3. Le critère wh de Rizzi (1996)
Nous avons vu que Rizzi suppose que le trait [+wh] se situe dans INFL dans les questions directes. Ainsi,
dans la phrase suivante, le verbe rejoint C pour lui transmettre le trait [+wh] et afin d’obtenir la configuration
Spec-tête souhaitée:
(167)
Quand est parti Pierre ?
Selon le critère wh de Rizzi (1996), le mouvement de I vers C a lieu dans tous les types d’inversion en FS.
Cependant, dans une question indirecte le déplacement de I vers C n’a pas lieu.
Rizzi (1996) propose que C des questions indirectes soit spécifié avec [+wh] à cause des traits de sélection
lexicale du verbe. Ceci implique que I ne monte pas vers C, parce que le trait [+wh] ne se trouve pas sous I
dans les questions indirectes, mais sous C. En effet, la configuration Spec-tête d’un opérateur [+wh] avec X0
[+wh] est déjà obtenue sans intervention du mouvement de I vers C.
3.3.2.4. Kayne & Pollock (2001)
La théorie la plus récente de l’inversion stylistique est celle de Kayne & Pollock (2001). La différence
principale par rapport aux autres analyses est que Kayne & Pollock ne considèrent pas le sujet dans
l’inversion stylistique comme un sujet in situ. Selon eux, on ne saurait pas conclure qu’il y a une absence de
montée du sujet dans l’inversion stylistique.
Nous avons déjà vu que le sujet in situ est incompatible avec un objet direct comme dans les
exemples suivants:
35
Traduction personnelle
61
Comment pose-t-on la question en français populaire?
(168)
* A qui a montré mon article ton ami?
(169)
* A qui a montré ton ami mon article?
Kayne & Pollock (2001 : 109)
Jusqu’ici il était généralement admis que le sujet et l’objet ne peuvent pas occuper la position d’objet tous les
deux à cause du fait que V ne peut attribuer qu’un seul cas. L’agrammaticalité de (168) et (169) a mené
beaucoup de linguistes à penser que le sujet reste in situ dans la position d’objet. Comme nous venons de le
voir, Kayne & Pollock (2001) argumentent contre une configuration dans laquelle le sujet reste in situ, c’est
que selon eux on ne saurait pas conclure que le sujet dans l’inversion stylistique se comporte comme un
complément d’objet. Vu le fait que le sujet a un autre statut, il ne peut en aucun cas occuper la position
réservée à l’objet direct36. Ainsi, le fait que le sujet et l’objet peuvent parfois figurer tous les deux dans une
interrogation avec inversion stylistique est un indice qui prouve qu’il ne peuvent pas occuper la position
d’objet tous les deux.
La façon dont ils rendent compte de la position postverbale du sujet dans l’inversion stylistique est
d’un autre type que celles dont nous avons traité auparavant. Kayne & Pollock proposent que le sujet soit
généré dans Spec, VP et se déplace deux fois. Le premier déplacement s’effectue vers Spec, IP, le deuxième
vers une position de Spec qui est située encore plus haut dans la structure (FP). Le verbe atteint
successivement une position au-dessus du sujet par une opération de montée du IP résiduel. Le IP résiduel
contient alors le verbe fini, le sujet ayant déjà quitté le Spec de IP. Contrairement à ce que nous venons de
voir dans les autres théories de l’inversion stylistique, le IP entier se déplace donc par-dessus la position
hébergeant le sujet. De plus, ils supposent que le sujet lexical commence comme le Spec d’un DP plus large
qui contient également un clitique silencieux. Le sujet, montant vers une position plus haute que IP, se sépare
du clitique silencieux, qui reste dans IP. La phrase (170) est obtenue à l’aide de plusieurs déplacements,
illustrés dans (171)37 :
(170)
Quand est parti Jean?
(171)
Jean est parti quand ? mouvement du mot wh Quand Jean est parti ? déplacement du sujet Jean quand est parti ? déplacement du IP Est parti Jean quand ? second mouvement du mot wh Quand est parti Jean ?
36
Voir Kayne & Pollock (2001) pour plusieurs arguments. Le sujet postverbal est, par exemple, compatible avec un
objet direct quand celui-ci est un clitique, un élément wh ou des quantificateurs comme rien, tout, quelque chose. Le
sujet ne peut alors pas occuper la position d’objet, vu que l’objet est présent dans la phrase.
37
Cf. Kayne & Pollock (2001 : 139)
62
Comment pose-t-on la question en français populaire?
La position finale du sujet est donc due au déplacement du IP résiduel, qui monte par-dessus le sujet, déplacé
vers Spec, FP. De cette façon, Kayne & Pollock (2001) expliquent que le sujet ne reste pas in situ.
3.4. Conclusion
Dans ce chapitre nous avons présenté les complexités de l’inversion du FS. Les trois types d’inversion
obéissent à des règles spécifiques et diffèrent quant à leurs propriétés distributionnelles. Ainsi, l’inversion
stylistique ne se rencontre pas dans les interrogations directes totales, contrairement aux autres types
d’inversion. Elle se distingue également par le fait qu’elle est compatible avec les questions indirectes.
Nous avons montré que les analyses concernant l’inversion génèrent le sujet dans des positions
différentes, que certaines théories font déplacer le verbe vers C tandis que ce déplacement est absent dans
d’autres théories. Nous avons montré que le mouvement de I vers C est un facteur important qui a des
conséquences pour le sujet de la phrase. Ce mouvement est basé sur le critère wh de Rizzi (1996). Dans cette
optique on peut dire que le FS se sert de l’inversion pour satisfaire le critère wh. C’est le point central que
nous adoptons pour le français standard.
Dans l’inversion complexe, l’opérateur wh va vers Spec, CP, et le mouvement de I vers C crée la
configuration Spec-tête souhaitée. Le déplacement du sujet nominal est nécessaire pour que l’assignation du
cas nominatif soit assurée. Dans l’inversion pronominale ces deux mécanismes ont lieu également:
l’opérateur monte vers Spec, CP, et I porte le trait [+wh] vers C. Le sujet (le clitique) se déplace
successivement à gauche de C0.
Finalement, dans l’inversion stylistique, le verbe se déplace pour la même raison que dans les autres
types d’inversion mais également pour une raison supplémentaire: le sujet nominal ne se déplace pas parce
que c’est à pro dans Spec, IP qu’est attribué le cas nominatif. Pro doit être gouverné par une tête verbale
(C0). Ceci explique la raison pour laquelle le sujet reste dans Spec, VP dans l’inversion stylistique.
De Wind (1995) suppose que le mouvement de I vers C est absent en français, parce que selon lui C est
toujours inaccessible. Il en résulte qu’il rend compte différemment du critère wh de Rizzi (1996) : en utilisant
une projection AGR double. Kayne & Pollock (2001) ne supposent pas non plus que le verbe monte vers C,
mais effectuent d’autres déplacements vers la périphérie gauche de CP. Dans leur théorie ils n’insistent pas
sur le critère wh et la façon dont il est satisfait.
Revenons maintenant au sujet principal de ce mémoire. Le FP, ne permettant pas l’inversion,
possède-t-il donc une syntaxe simplifiée et serait-il possible que ces déplacements n’aient pas lieu ? Le
critère wh de Rizzi (1996), est-il donc violé ? Voilà des questions pertinentes sur lesquelles nous allons
insister dans le chapitre suivant. Nous utiliserons les théories présentées dans ce chapitre qui adhèrent à une
analyse dans laquelle I monte vers C pour trouver des différences dans la syntaxe du FP.
63
Comment pose-t-on la question en français populaire?
Chapitre 4 : l’analyse formelle de l’interrogation du français populaire
4.0. Introduction
Ce chapitre sera consacré à l’analyse formelle de l’interrogation du FP. Nous allons étudier les interrogations
du FP en prenant les théories concernant le FS comme base. Ceci implique que nous utiliserons les analyses
de l’inversion du FS présentées dans le chapitre précédent. Ainsi, nous tenterons de trouver des différences
dans la syntaxe des deux variantes du français pour pouvoir expliquer pourquoi l’inversion n’est pas utilisée
en FP. Nous regarderons également comment les autres tournures interrogatives typiquement populaires sont
obtenues.
Ce chapitre est divisé en quatre sections portant respectivement sur l’absence d’inversion (4.1) et sur
les différentes formes interrogatives populaires (4.2- 4.4.).
La première section explique l’absence d’inversion en FP. Nous y présenterons des solutions basées
sur les différentes théories syntaxiques qui ont été proposées pour le F7S et nous en examinerons les
différences. Des questions pertinentes sur lesquelles nous allons insister sont les suivantes: comment se fait-il
que l’inversion ne soit apparemment pas déclenchée en français populaire et, une question liée de façon
logique à cela, quelles règles faut-il appliquer (ou peut-être: quelles règles faut-il négliger justement) pour
construire des interrogations semblables en langage populaire? Comment le français populaire rend-il
compte du critère wh de Rizzi (1996)?
Dans ce chapitre nous procéderons à l’analyse formelle des marqueurs de la question qui sont propres au
FP. Nous répétons ici brièvement les moyens qu’utilisent les locuteurs du FP pour poser la question:
-
L’insertion de que dans les questions directes partielles, en d’autres mots le redoublement d’un
pronom interrogatif par que (section 4.1)
-
L’emploi de est-ce que dans toute question directe (section 4.1.2.)
-
Les mots wh préposés et postposés (4.2) dans les questions directes partielles
-
L’ajout du suffixe –ti dans les questions directes totales et partielles (section 4.3.)
-
Les interrogations périphrastiques (section 4.4.)
Dans ces sections nous montrerons comment les structures syntaxiques des tournures interrogatives sont
dérivées. L’absence d’inversion sera expliquée également. Il s’avérera que la syntaxe du français populaire
est différente de celle du FS, ou bien en d’autres mots, que la syntaxe du français populaire est indépendante
de la norme.
64
Comment pose-t-on la question en français populaire?
4.1. L’absence d’inversion
Cette section tente d’expliquer l’absence de l’inversion dans les interrogatives du FP. Nous avons déjà vu
que son absence l’oppose à la norme (le FS) qui place le sujet dans une position postverbale dans
l’interrogation ou qui le fait reprendre plus loin par un clitique. Comparez les paradigmes suivants :
(173)
(174)
a. Quand part Pierre?
(FS)
b.* Quand Pierre part ?
(FS)
a. Quand Pierre part ?
(FP)
b. * Quand part Pierre ?
(FP)
Lefebvre (1980 :15)
Il est remarquable que les deux variantes se comportent de façon asymétrique: les exemples qui sont corrects
en FP ne le sont pas en FS et vice versa. Lefebvre (1980) a découvert qu’on ne cherche pas à éviter les
inversions en FP, mais justement qu’elles y sont impossibles, voire agrammaticales. Etant donné ce fait, on
peut dire que l’absence du phénomène d’inversion ne découle pas de règles grammaticales mal appliquées,
mais qu’elle est le résultat d’une syntaxe indépendante par rapport à la norme. C’est en effet la position que
nous prenons dans ce mémoire.
A notre avis, la question de savoir pourquoi il est impossible d’inverser le sujet en FP peut être inversée
également : pour quelle raison le FS se sert-il de l’inversion ? Que possède le FP pour que l’inversion n’ait
pas lieu ? Or, nous avons présenté plusieurs analyses de l’inversion interrogative du FS dans le chapitre
précédent qui peuvent servir à trouver une réponse satisfaisante à ces questions.
4.1.1. L’absence du mouvement de I vers C
Nous avons vu dans ce qui précède que Kayne (1983), en analysant l’inversion du FS, argumente que les
constructions inversées du FS ressemblent beaucoup aux constructions V2 des langues germaniques.
Cependant, le FP montre une autre répartition des constituants, différente du FS mais également différente
des langues germaniques :
(175)
Quand Jean viendra-t-il ?
FS (inversion complexe)
(176)
Wanneer komt Jan ?
NL
(177)
Quand Jean viendra ?
FP
Ce qu’on constate c’est que le verbe en FP occupe une autre position en surface. Le mouvement de I vers C,
qui a lieu dans les interrogations du FS et qui a toujours lieu dans les langues germaniques, semble être
absent en FP.
65
Comment pose-t-on la question en français populaire?
Nous avons vu également que Kayne (1983) et Rizzi et Roberts (1989) appliquent un déplacement du verbe
vers C0 pour obtenir une interrogation avec inversion pronominale:
(178) = (151)
a. Est-il venu ?
b. [S’ + WH [S il [INFL est ] [VP venu]]]
(structure profonde)
c. [S’ +WH [ INFL esti ] [S il [INFL ti] [VP venu]]]
(structure de surface)
Le FP utilise dans ce cas une question comme Il est venu ? qui est identique à la structure D Il est venu dans
(178b). L’interrogation du FP égale donc la structure profonde du FS. De nouveau, on constate que les
transformations qui ont lieu en FS sont absentes dans la variante populaire. En effet, la différence principale
entre la structure D et la structure S dans (178) concerne le déplacement de I vers C. Nous observons donc
que ce déplacement n’a pas lieu en FP.
En ce qui concerne le dernier type d’inversion en FS, l’inversion stylistique, nous avons vu que le
verbe se déplace vers C0 également et ce pour satisfaire au critère wh. En outre, Deprez (1990), qui suppose
que Spec, AgrP est rempli d’un pro, fait monter le verbe vers C0 pour faire en sorte que pro soit gouverné
par une tête verbale. Nous pouvons donc conclure que le mouvement du verbe vers C0 a lieu dans chaque
type d’inversion du FS. A cet égard, nous pouvons rendre compte de l’absence d’inversion en prétendant que
le verbe ne se déplace pas vers C0 en FP. Ceci implique que l’analyse de de Wind (1995), qui propose que le
verbe ne se déplace jamais vers C0 ni en FS ni en FP, sera rejetée par nous et que nous suivons les analyses
linguistiques qui plaident en faveur d’un mouvement de I vers C en FS. Ci-dessous nous élaborerons plus
amplement notre hypothèse qui plaide en faveur de l’absence du mouvement de I vers C en FP.
S’il est vrai que le verbe ne monte pas vers C0 en FP, il est plausible que le sujet ne monte pas non
plus vers une position plus haute dans la structure syntaxique. En effet, le verbe reste dans ce cas dans IP et
ne tire pas le sujet vers le haut.
En effet, nous avons mentionné dans 3.2. que Rizzi et Roberts (1989) argumentent que pour
obtenir l'ordre souhaité, le sujet nominal est obligé de monter vers CP. Ils supposent, comme le fait Kayne
(1983), que le cas nominatif dans I0 peut seulement être assigné vers la gauche en français tandis qu'il peut
être assigné vers la droite dans les langues germaniques. Kayne (1983) ainsi que Rizzi et Roberts (1989)
déplacent le sujet nominal en FS pour qu’il puisse vérifier le cas nominatif, ce qui n’est plus possible dans I0
à cause du déplacement de I vers C. Etant donné ce fait, le verbe en FP ne bougeant pas (il reste dans
I0/Agr0), le sujet peut rester dans une position plus basse pour vérifier le cas nominatif. L’absence du
mouvement I vers C fait donc en sorte que le sujet n’est pas tiré vers le haut.
Les différences entre le FP et le FS se résument aux points suivants :
(179)
Opérations de montée en FS :
66
Comment pose-t-on la question en français populaire?
1. Opérateur wh vers Spec, CP
2. Le verbe se déplace vers I0/Agr0, ensuite vers C0 : deux déplacements du verbe
3. Le sujet se déplace de Spec, VP vers Spec, AgrS, puis vers une position à gauche de C0 : deux
déplacements du sujet
(180)
Opérations de montée en FP :
1. Opérateur wh vers Spec, CP
2. Verbe se déplace vers I0/Agr0 et reste dans cette position
3. Le sujet se déplace de Spec, VP vers Spec, AgrS
En guise de conclusion, on peut dire que l’absence du mouvement de I0/Agr0 vers C0 fait en sorte que
l’inversion du sujet n’est pas déclenchée, ou en d’autres termes, n’est pas nécessaire.
Dans la section suivante, nous donnerons d’autres arguments qui plaident en faveur d’une absence du
mouvement de I vers C en FP. Nous insisterons plus loin sur le critère wh de Rizzi (1996).
4.1.2. Les complémenteurs que et est-ce que
L’hypothèse qui prédit que le verbe ne peut pas monter vers C0 en FP est prouvée davantage par le fait que
C0 peut être rempli par le connecteur que dans les questions directes partielles en FP :
(181)
Quand que Jean viendra ?
En effet, dans (181) on trouve un complémenteur dans C0, ce qui implique que le déplacement du verbe vers
cette position est bloquée. Comparez également les paradigmes suivants :
(182)
FS
FP
a. Qui vient ?
Qui qui vient ? Qui que vient ?
b. Que veut Pierre ?
Quoi (que) Pierre veut ?
c. A qui parle Pierre ?
A qui (que) Pierre parle ?
d. Comment fait Pierre ?
Comment (que) Pierre fait ?
Lefebvre (1980 :19)
Ce qu’on constate c’est que les mots wh du français populaire sont doublés par le connecteur que ou par qui
(sujet). Lefebvre (1980) remarque que l’insertion du que est optionnelle en FP, mais que le qui, dédoublant le
sujet interrogatif est obligatoire. Le connecteur que est alors un élément visible dans C0 qui semble bloquer
le déplacement du verbe vers C0. En tout cas, la présence de que dans C indique que cette tête est occupée
par un autre élément que le verbe. Il n’est alors pas remarquable que dans des contextes avec inversion, la
67
Comment pose-t-on la question en français populaire?
présence de ce complémenteur soit impossible:
(183)
*Comment que vas-tu ?
(184)
* A qui que parle Pierre ?
(185)
*Quand que Jean viendra-t-il?
Ces phrases nous montrent qu’il n’est pas possible qu’un complémenteur se mette dans C0 dans une phrase
interrogative avec inversion. En effet, la présence de que dans C0 bloque ici la montée du verbe vers cette
position. Dans (183)-(185), le verbe et le complémenteur se font concurrence l’un à l’autre pour ce qui est de
la tête de CP.
Vu le fait que C0 ne peut jamais accueillir le verbe en FP, même si le complémenteur que est absent,
nous supposons que C0 en FP soit toujours inaccessible pour tout mouvement38. Dans cette optique, la tête de
CP du FS et celle du FP sont différentes quant à leur comportement. Nous supposons, en nous appuyant sur
les analyses de Kayne (1983) et de Rizzi et Roberts (1989), que C0 en FP est incapable de recevoir V (Agr)
parce qu’il est déjà occupé par le complémenteur que. Nous avons vu que ce complémenteur est optionnel
dans le sens où il peut être absent également. Ces faits nous amènent à conclure que le complémenteur que se
trouve toujours dans C0 ce qui bloque l’inversion, mais qu’il peut être effacé plus tard dans la composante
phonologique39. Dans ce sens il est présent de façon optionnelle, c’est pourquoi les questions directes
partielles sont possibles sans la présence du complémenteur que aussi.
A part l’insertion du complémenteur que, C0 peut être rempli d’un autre complémenteur: est-ce que.
Cette particule n’est pas compatible non plus avec un sujet inversé :
(186)
*Est-ce que viendra-t-il ?
(187)
* Quand est-ce que viendra-t-il ?
Al (1975) et Gadet (1989) mentionnent qu’il est plausible de considérer que comme une construction dans
laquelle est-ce est effacé, donc comme une troncation de est-ce que. Même s’il est vrai qu’on est tenté de
supposer que les complémenteurs que et est-ce que ont la même fonction dans une interrogation, cette
hypothèse ne nous semble pas être pertinente. En effet, dans le chapitre 2 nous avons vu que le
complémenteur que s’utilise dans plusieurs contextes, parmi lesquels les incises (Marche ! qu’il me dit).
Comme nous l’avons mentionné dans 2.2.3.4., dans ce contexte le complémenteur que a la même fonction
que dans les interrogations: il empêche l’inversion ou en d’autres termes, il la rend superflue. Or, dans un tel
contexte on ne pourrait en aucun cas remplacer le complémenteur que par est-ce que :
38
Rappelons que de Wind (1995) propose que C0 soit inaccessible en FP mais en FS également.
Roberge (1992) a proposé une règle qui propose que le complémenteur que puisse être effacé dans toute phrase :
(i)
Je pense ø ça a été plutôt un snobisme
39
68
Comment pose-t-on la question en français populaire?
(188)
Marche ! *est-ce qu’il me dit
En outre, que s’utilise comme une conjonction générique qui lie toutes sortes de subordonnées à leur
principale. Dans cet environnement, il est également impossible de le considérer comme une particule
tronquée :
(189)
Approchez *est-ce que je vous approche
(pour que)
L’emploi du complémenteur que n’étant pas restreint aux interrogatives, nous rejetons l’hypothèse de Gadet
(1989) qui le considère comme une particule interrogative « tronquée ». Puisque que peut remplacer d’autres
conjonctions comme pour que, parce que, pendant que (cf.. 2.2.3.4) on peut dire que que remplace est-ce
que de la même façon. Dans cette optique, il devient très plausible que les locuteurs du FP préfèrent que à
est-ce que, car le dernier est une forme plus longue.
En tout cas, l’observation la plus importante dans ces contextes est que la particule est-ce que
« épargne » toute phrase de l’inversion. La différence majeure avec le FS concerne la tête du CP : C0 est
différent en FP car il ne peut pas accueillir le verbe (I), ce qui est prouvé davantage par la présence
(optionnelle) du complémenteur que dans C0. C0 bloque alors l’inversion du sujet en FP.
4.1.3. Le critère wh de Rizzi (1996)
Dans cette section nous allons montrer comment le critère wh est satisfait quand la montée du verbe vers C
est bloquée. Nous verrons que l’inversion est agrammaticale dans les interrogations populaires parce que le
FP n’en a pas besoin pour satisfaire au critère wh de Rizzi (1996).
L’hypothèse qui prédit que l’inversion ne peut avoir lieu en FP est encore confirmée par la théorie de
Rizzi (1996). Nous répétons ici le critère wh auquel toute question directe partielle doit satisfaire:
(190)
Le critère wh (Rizzi 1996)
a. Un opérateur wh doit se trouver dans une configuration SPEC-tête avec un X0 [+WH]
b. Un X0 [+WH] doit se trouver dans une configuration SPEC-tête avec un opérateur wh
Nous avons déjà vu que Rizzi suppose que le trait [+wh] est localisé dans INFL en FS. Dans cette optique, I,
qui contient le verbe déplacé, monte obligatoirement vers C0 en FS pour lui transmettre le trait [+wh]. Le trait
[+wh] se situant dans C0, il est capable de créer une relation Spec-tête avec l’opérateur dans Spec, CP. C’est
ainsi que le FS rend compte du critère wh selon Rizzi.
Cependant, nous venons de dire que le verbe en FP ne monte pas vers C0. Si on admet que le trait
[+wh] se situe dans INFL en FP également, ceci impliquait inévitablement que le critère wh serait violé
69
Comment pose-t-on la question en français populaire?
d’une façon ou d’une autre. Or, nous avons vu que l’inversion entraîne toujours une phrase agrammaticale en
FP, donc on ne saurait pas conclure que le critère wh serait violé en FP. La grammaticalité des interrogations
sans inversion nous mène à conclure que le FP rend compte du critère wh différemment.
En effet, Poletto (1993) et Roberts (1993) sont d’avis que le critère wh de Rizzi (1991,1992) est trop
simplifié, car il exclut des interrogations grammaticales de certains dialectes du français et de l’italien. Selon
eux, le critère wh doit alors être présenté différemment. Selon Poletto (1993) et Roberts (1993), le trait [+wh]
peut être généré dès la base dans C0 dans quelques dialectes français et italiens. Poletto (1993) propose
d’étendre le principe wh en le présentant comme un paramètre. Ce paramètre concerne le choix de la tête qui
est porteur du trait [+wh] :
(191)
a. INFL est marqué [+wh]
b. COMP est marqué [+wh]
Tandis que le FS choisit la tête I0 comme porteur du trait [+wh] selon Rizzi (1996), Poletto (1993) constate
que le dialecte vénitien a les deux possibilités; il désigne aussi bien I0 que C0 comme des candidats qui
peuvent porter le trait wh. Les deux possibilités dans (191) ont bien sûr des conséquences différentes: quand
INFL porte le trait [+wh], le verbe monte obligatoirement vers C0. Par contre, quand C0 contient ce même
trait, le verbe reste dans I0. Le fait que C0 contient un élément qui rend le trait [+wh] visible (que en FP) en
est la preuve. Dans ce dernier cas, la montée du verbe n’est pas légitimée, c’est pourquoi il reste dans I0.
La dernière possibilité selon Poletto (1993) est qu’une langue ne choisisse que l’option B pour ce qui
est de la tête portant [+wh] et exclut l’option A. Poletto (1993) introduit le dialecte italien triestin comme une
telle langue. Il en résulte qu’en triestin le verbe ne monte jamais vers C0, puisque le verbe n’est pas obligé de
vérifier le trait wh. Ainsi, le critère wh est satisfait par le déplacement de l’opérateur wh vers Spec, CP, la
relation Spec-tête étant obtenue dans la configuration Spec, CP et C0. Un exemple du triestin est donné dans
(192) :
(192)
Cossa che la magna ?
Vecchiato (2000 : 150)
Cet exemple montre des ressemblances frappantes avec l’interrogation du FP. En effet, nous pouvons
traduire l’exemple (192) de façon littérale en FP :
(193)
Quoi qu’elle mange ?
Nous pouvons donc rendre compte des questions comme dans (193) en référant à la théorie de Poletto
(1993), qui propose une modification du critère- wh de Rizzi (1996) dans le sens où il se présente comme un
paramètre selon les langues. Ainsi, nous pouvons dire que le FP choisit l’option B : COMP est marqué [+wh]
70
Comment pose-t-on la question en français populaire?
en FP. Le complémenteur que dans ce sens est une manifestation visible de C0 qui peut porter le trait [+wh].
Cette hypothèse est confirmée par le fait que l’inversion est absente dans l’interrogation totale également, car
le sujet et le verbe n’y sont jamais inversés non plus :
(194)
Il dit la vérité ?
(195)
Tu viendras ce soir ?
Dans ces questions, le complémenteur que est absent, mais pourtant, l’inversion est empêchée d’une façon
ou d’une autre. Nous proposons donc que le verbe ne monte pas vers C0 parce que le trait [+wh] se situe dans
C0 dès le départ en FP, ce qui fait que l’inversion du sujet n’est pas nécessaire. Dans l’interrogation totale,
l’opérateur wh abstrait (opérateur wh zéro) crée une configuration Spec-tête avec le trait wh dans C0. Le
complémenteur peut porter le trait [wh] dans les questions directes partielles et il se combine seulement avec
un opérateur wh visible. Quand l’opérateur wh est abstrait, le trait wh n’est jamais manifesté visiblement.
En guise de conclusion on peut dire qu’en FS le trait [+wh] se situe dans I0, ce qui fait monter le
verbe vers C0 pour obtenir une configuration Spec-Tête avec l’opérateur wh dans Spec, CP. En FP par
contre, le trait [+wh] se situe dans C0 dès le départ, ce qui explique le fait que le verbe reste dans I0. Ces
données sont illustrées par les structures suivantes :
(196)
Le FS :
CP
SPEC
C'
0
C
0
I
IP
SPEC
I'
0
I
[+wh]
VP
V
(197)
Le FP :
71
Comment pose-t-on la question en français populaire?
CP
SPEC
C'
0
C
[+wh]
IP
SPEC
I'
I
0
VP
V
Le fait que le trait [+wh] occupe C0 est la cause d´une position différente du verbe, et par conséquent, du
sujet aussi. Dans la section suivante, nous étudierons les interrogations contenant des mots wh préposés et
postposés.
4.2. Les mots wh in situ et les mots wh déplacés
Le FP a la possibilité de placer en tête un élément wh ou de laisser cet élément in situ comme le montrent les
exemples suivants :
(198)
a. Tu vois qui ce soir?
b. Qui tu vois ce soir ?
Nous venons de voir que C0 contient le trait [+wh], qui fait que la montée du verbe n’est pas nécessaire. En
ce qui concerne l’élément wh, il s’est déplacé vers Spec, CP dans (198b) tandis qu’il n’a pas quitté sa
position de base dans (198a). Le FP semble alors permettre les deux options: soit l’élément wh est préposé,
soit il est postposé. Dans cette section, nous allons nous concentrer sur ces formes interrogatives. Nous nous
poserons les questions suivantes: qu’est-ce qui légitime la position in situ des mots wh en FP et quelle est la
différence par rapport à l’interrogation contenant un mot wh déplacé? Comment le FP rend-il compte du
critère wh dans ces deux cas différents?
4.2.1. Les éléments wh préposés
En syntaxe, il est généralement admis que le mot wh se déplace vers la gauche (Spec, CP) pour vérifier le
trait [+wh] dans le cadre de la satisfaction du critère- wh. Comme nous l’avons déjà mentionné, Rizzi part du
principe que le trait [wh] est localisé dans I0 en FS. Nous avons vu que cela oblige I0 (AgrS) à monter vers C0
pour qu’il puisse être en relation Spec-tête avec l’opérateur wh dans Spec, CP. C’est le cas dans la question
contenant un sujet inversé suivante :
72
Comment pose-t-on la question en français populaire?
(199)
Qui a-t-elle rencontré ?
de Wind (1995 : 57)
Le critère wh de Rizzi (1996) s’applique dans la structure de surface en FS. Il prédit correctement que le
déplacement du mot wh ainsi que du verbe a lieu visiblement en FS. Cependant, nous avons vu dans ce qui
précède que le déplacement de I vers C n’est pas motivé en FP. Le FP ne peut alors pas rendre compte du
critère wh à l’aide du déplacement du verbe.
A ce sujet, de Wind (1995) remarque qu’il se peut que l’opérateur monte vers CP mais que le verbe
ne se déplace pas. Il illustre son point de vue en donnant des exemples qui appartiennent d’après nous au FP :
(200)
Qui elle a rencontré ?
(201)
Où Jean va ?
(202)
A qui Marie a parlé ?
de Wind (1995 : 57)
De Wind (1995:73) propose que C0 en FP soit « fort », contrairement au FS, où il est « faible ». En d’autres
termes, il suppose que C0 en FP est capable de recevoir des traits via une chaîne sans déplacement de I
(AgrS). De Wind admet donc, comme nous l’avons fait ci-dessus, que les propriétés de C0 en FP sont
différentes du C0 en FS. Nous pouvons dire que C0 du FP se distingue par le fait qu’il contient un
complémenteur que dans les questions directes partielles, qui porte le trait [+wh].
Rizzi (1996) remarque également que les phrases comme (200)-(202) sont possibles en FS parlé. Il
rend compte de ces interrogations en supposant que le français possède une option supplémentaire pour la
vérification du trait wh. La deuxième option est appelée le dynamic agreement (l’accord dynamique) et est
une caractéristique du FS (parlé). Selon ce principe, le trait [+wh] peut être attribué à C0 par l’accord
dynamique, une opération dans laquelle l’opérateur, qui est monté vers Spec, CP, transmet à C des traits
nécessaires: [+wh]. Cette opération est illustrée dans (203) :
(203)
wh-op X0 wh-op X0
Rizzi (1996 : 76)
[+wh]
Dans l’accord dynamique, le SPEC de CP est donc capable de donner à la tête les spécifications nécessaires
pour que le critère wh ne soit pas violé. La différence entre l’accord statique, qui est normalement appliqué
en FS, et l’accord dynamique est que dans le premier le Spec et la tête portent indépendamment des
traits l’un de l’autre. A l’aide d’une opération d’accord dynamique par contre, le Spec est capable de donner
à la tête les traits dont elle a besoin.
Etant donné ces faits, nous proposons que le FP, contrairement au FS (parlé) n’ait pas besoin de
l’accord dynamique, car le trait [+wh] se situe dès le départ dans C0 dans la structure de surface en FP.
L’accord dynamique n’appartient donc pas au FP, mais est une caractéristique du FS seulement. En effet, le
73
Comment pose-t-on la question en français populaire?
trait [+wh] se situant déjà dans C0 en FP, la montée de l’opérateur vers Spec, CP suffit pour satisfaire au
critère wh. En effet, la configuration souhaitée étant obtenue par un « accord statique » (static agreement)
selon lequel le Spec et la tête portent indépendamment de l’autre des traits, l’accord dynamique n’est pas
motivé.
Nous avons déjà vu que le que en FP est une manifestation de C qui peut porter le trait [+wh].
En guise de conclusion on peut dire que différents mécanismes sont de mise pour les questions qui
appartiennent aussi bien au FS parlé qu’au FP.
4.2.2. Les mots wh in situ
Nous avons mentionné antérieurement que la possibilité de laisser le mot wh in situ n’est pas restreinte au
FP, mais que le FS parlé se sert également de cette forme interrogative. Ainsi, nous trouvons les exemples
suivants aussi bien en FS (parlé) qu’en FP :
(204)
Tu parles à qui ?
(205)
Jean a acheté quoi ?
(206)
Tu vas où ?
Ce qu’on peut constater c’est que l’élément wh in situ est incompatible avec le mouvement de I vers C :
(207) Elle a rencontré qui?
(208) *A-t-elle rencontré qui ?
Rizzi (1996 : 75)
Il semble alors que le verbe n’ait aucune raison de monter dans les contextes où l’élément wh reste in situ.
Rizzi (1996) suppose que le critère wh doit être satisfait dans la structure de surface en français. Il se base sur
les questions indirectes, qui ne peuvent pas avoir de mot wh in situ pour prouver qu’il serait inadéquat de
supposer que le critère wh puisse être satisfait dans la forme logique seulement. En effet, l’agrammaticalité
de l’exemple suivant montre que la satisfaction ne peut être reportée jusqu’à la forme logique:
(209)
* Je ne sais pas elle a rencontré qui
Rizzi (1996 : 75)
De nouveau, le mouvement de I vers C est incompatible avec un mot wh in situ:
(210)
* Je ne sais pas a-t-elle rencontré qui
Rizzi (1996 : 75)
Rizzi suppose que le verbe dans une question indirecte sélectionne un C marqué [+wh]. De cette façon il est
74
Comment pose-t-on la question en français populaire?
possible d’expliquer pourquoi les exemples (209) et (210) sont agrammaticaux: ils violent la phrase B du
critère wh: C0 étant spécifié [+wh], il doit se trouver dans une configuration Spec-tête avec un mot wh, ce qui
interdit aux éléments wh dans (209) et (210) de rester in situ.
Etant donné ces faits, il reste cependant à expliquer l’occurrence des mots wh in situ dans les
questions directes en FS parlé et en FP. Quand on regarde le critère wh de Rizzi (1996), il semble qu’il soit
violé dans ces phrases car l’opérateur wh ne s’est pas déplacé vers Spec, CP. Pourtant, ce genre de phrases
est grammatical aussi bien en FS parlé qu’en FP.
Rizzi (1996), comme de Wind (1995), argumentent que malgré la position in situ des mots wh dans
ce genre de phrases, on ne saurait pas conclure que le trait wh n’y est pas vérifié. C’est pourquoi il suppose
que le mot wh dans de telles phrases reste « in situ » dans la structure de surface, mais qu’il monte vers Spec,
CP au niveau de la forme logique. Comme le mouvement du mot wh vers Spec, CP n’a pas lieu en surface, il
est invisible.
Rizzi, pour rendre compte d’un opérateur wh in situ, propose une modification de la définition de l’opérateur
wh. Ainsi, il propose qu’un opérateur in situ ne soit pas véritablement un opérateur wh quand il se trouve
dans une position A. Un mot wh se qualifie donc seulement comme un opérateur wh quand il se trouve dans
une position A’. De cette façon, le mot wh dans (205) Jean a acheté quoi? se trouvant dans une position
d’argument, il ne se comporte pas comme un opérateur et n’est donc pas qualifié comme tel dans la structure
de surface. La configuration Spec-tête avec un X0 n’est alors pas obligatoirement obtenue, ce qui fait que le
critère wh n’est pas violé dans la structure de surface.
Dans les phrases où le mot wh reste in situ, le critère wh est satisfait dans la forme logique. Ceci vaut
seulement pour les interrogations directes. En FS, l’élément wh va vers Spec, CP. Dans cette position,
l’opérateur wh peut transmettre le trait wh à C0 (l’accord dynamique) de sorte que le critère wh est satisfait
dans la forme logique. En FP, l’élément wh se déplace vers Spec, CP dans la forme logique également, où il
crée une configuration Spec-tête avec C0 spécifié [+wh] (l’accord statique). Ce déplacement furtif est la
conséquence d’un trait [+wh] faible.
Dans cette section, nous avons montré comment on peut rendre compte de la grammaticalité des
interrogations contenant un mot wh « in situ » et des questions qui contiennent un mot wh antéposé. Les
deux formes d’interrogation semblent s’utiliser de façon arbitraire en FP. Notons que les explications cidessus n’expliquent pas pourquoi les mots wh restent in situ dans certaines questions et pourquoi ils montent
visiblement dans d’autres questions.
4.3. Le suffixe -ti
Ci-dessous nous examinerons le statut du suffixe ti dans l’interrogation du FP. Dans toutes les analyses et
descriptions de l’interrogation, ti est décrit comme un morphème interrogatif appartenant à des variantes non
standard du français. Dans le chapitre 2 nous avons constaté que l’emploi du suffixe –ti est compatible avec
les questions directes totales (211) et avec les questions directes partielles (212). Il est placé après le verbe
75
Comment pose-t-on la question en français populaire?
comme un clitique, séparé du verbe par un tiret à l’écrit :
(211)
C’est-ti pas vrai?
(212)
Comment tu as-ti fait?
(Céline, Voyage au bout de la nuit, 1952)
Vecchiato (2000: 142)40
Comme Vecchiato (2000) l’observe, ti ne s’emploie pas en combinaison avec un mot wh fonctionnant
comme sujet de la phrase :
(213)
*Qui a-ti tapé à la porte ?41
Vecchiato (2000 : 143)
Comme nous l’avons mentionné dans 2.2.2.1, ti est considéré comme la trace de t-il de l’inversion du FS
(troisième personne singulière). S’il est vrai qu’il trouve ses origines dans la langue standard, il se comporte
néanmoins de façon différente. D’abord, ti ne s’accorde pas en nombre et en genre avec le sujet,
contrairement à son « équivalent » standard. En effet, il est applicable à toutes les personnes:
(214)
Je l’aime-ti?
FP
(215)
Vous êtes- ti venu ?
FP
Les exemples ci-dessus nous montrent que ti est un marqueur invariable. Dans la section suivante nous
insisterons plus en détail sur les propriétés syntaxiques de ti.
4.3.1. Les propriétés syntaxiques de ti.
Comme nous l’avons mentionné, ti s’utilise dans les questions directes totales et partielles. Dans le chapitre 2
nous avons vu que son usage tend à disparaître et qu’il est actuellement utilisé pour donner à la question une
nuance d’incrédulité. Le fait que ti est en voie de disparaître montre que son emploi est (devenu) redondant.
C’est sur cette redondance que nous allons insister dans ce paragraphe. D’abord, nous discuterons des
propriétés distributionnelles du suffixe ti.
Vecchiato (2000), étudiant le morphème tu/ti au français québécois, observe que les jugements des
locuteurs natifs français varient pour ce qui est de la combinaison de tu/ti avec d’autres tournures
interrogatives. En ce qui concerne la combinaison de est-ce que avec tu/ti, la plupart des locuteurs natifs la
rejettent :
(216)
40
41
*/ok
Est-ce qu’on va-ti au cinéma?
Vecchiato (2000 : 143)
Cet exemple provient de Foulet (1921), qui condamne ce type de questions.
Nous avons changé tu en ti dans l’exemple de Vecchiato.
76
Comment pose-t-on la question en français populaire?
Tous les locuteurs rejettent la combinaison de ti avec inversion pronominale:
(217)
*Veux-tu-ti?
(218)
*Voulez-vous-ti venir ? FP
FP
Vecchiato (2000 : 143)
Dans ce qui précède, nous avons vu que le mouvement de I vers C n’a pas lieu en FP. Dans cette optique, il
n’est pas étonnant d’observer que la présence de ti est incompatible avec le mouvement de I vers C. Par
conséquent, ti ne peut pas suivre le sujet (i.e. les clitiques dans (217) et (218)), mais doit suivre
immédiatement le verbe. En outre, il est remarquable que toute combinaison paraisse être possible quand le
complémenteur est manifesté:
(219)
Quoi c’est que t’as-ti mangé?
(220)
Qu’est-ce que t’as-ti mangé?
Vecchiato (2000 : 144)
En français québécois, où on utilise le suffixe tu, les exemples suivants sont jugés marginaux42 :
(221)
*/ok Où il va-tu ?
(222)
*/ok Pourquoi on existe-tu ?
Vecchiato (2000 :144)
Si le complémenteur que est présent, les phrases sont jugées bonnes unanimement par les locuteurs natifs :
(223)
Où qu’il va-ti ?
(224)
Pourquoi qu’on existe-ti?
Vecchiato (2000 : 144)
Finalement, il est très remarquable que ti est incompatible avec un mot wh in situ :
(225)
* Elle rencontre-ti qui ?
Vecchiato (2000 : 144)
Si on considère ti comme un marqueur interrogatif, ti prendrait le rôle de porteur du trait [+wh] dans I0.
Ainsi, nous pouvons présenter ti comme une réalisation morphologique de [+wh] dans I0, comme le
complémenteur que peut porter le trait [+wh] situé dans C0. D’après le critère wh de Rizzi traité ci-dessus, ti
serait obligé de monter vers C0 pour lui transmettre le trait [+wh]. Pourtant, comme le montrent les exemples
(221) et (222), ceci n’est pas possible, parce que C est déjà occupé par que et est donc inaccessible. Même
dans les questions où ce complémenteur est absent, ti ne se déplace pas vers C (cf. (216), (221), (222)). Ti ne
peut donc jamais occuper la tête de CP, vu la possibilité de se combiner avec le complémenteur que et le fait
42
De Wind (1995) note que le complémenteur que est obligatoire en français québécois, contrairement au FP.
77
Comment pose-t-on la question en français populaire?
qu’il colle au verbe. Il est donc plus plausible de considérer ti comme un marqueur interrogatif in situ sur
INFL. A ce sujet, il reste la question de savoir comment le critère wh est satisfait dans l’interrogation avec ti.
De plus, nous venons de voir que le trait [+wh] est situé dans C0 en FP, ce qui semble se contredire si nous
supposons que ti est généré dans I0.
Pour répondre à cette question, revenons à la question suivante déjà abordée ci-dessus : pourquoi
l’usage de ti est-il devenu redondant? Antérieurement, nous avons prétendu en effet que le trait [+wh] se
situe dans C0 en FP dès le départ. Plus précisément, nous avons proposé qu’en FP C0 soit toujours marqué
[+wh]. Pourtant, nous avons vu qu’il y a des langues et des dialectes qui ont une option supplémentaire.
Répétons ici brièvement le paramètre concernant le choix de la tête qui porte le trait [+wh] :
(226)
a. INFL est marqué [+wh]
b. COMP est marqué [+wh]
c. soit INFL soit COMP est marqué [wh]
Poletto (1993) propose que le vénitien ait le choix entre deux têtes qui sont capables de porter le trait wh
d’une phrase: INFL et COMP. Supposant que ti occupe INFL et qu’il puisse rester in situ, on est obligé de
supposer que ti monte vers C0 dans la forme logique afin d’obtenir la configuration Spec-tête [+wh].
A cet égard, nous proposons que le FP ait possédé les deux options également mais que le trait [+wh] en FP
« moderne » est situé dans C0 seulement. Nous allons montrer que l’usage de ti en tant que marqueur
interrogatif a disparu et qu’il est devenu redondant parce qu’il n’est plus porteur du trait [+wh]. De plus, la
combinaison de ti avec le complémenteur que fait en sorte que le trait [+wh] est situé aussi bien sous C que
sous I, d’où la redondance. Le FP semble avoir perdu l’option C qui détermine que INFL peut porter le trait
[+wh] également à cause du double marquage de la question.
Friedemann (1997) réinterprète le critère wh de Rizzi. Il sépare le trait wh en deux traits distincts:
[Q], généré dans I0 et [op], généré dans Spec, CP. Ces traits peuvent être forts ou faibles, ce qui a des
conséquences différentes. Quand ils sont forts tous les deux, Friedemann suppose que I doit se déplacer vers
C et que l’opérateur wh doit monter vers Spec, CP. Par contre, quand [Q] et [op] sont faibles, le déplacement
de I vers C et de l’opérateur wh vers Spec, CP n’a pas lieu dans la syntaxe, mais dans la forme logique.
Si on applique cette théorie au FP, on peut considérer ti comme une réalisation visible de [Q], qui est
invisible ou « abstrait » dans les questions sans ti. Le trait [Q] peut alors prendre les formes ti et que en FP,
dans deux positions différentes: respectivement dans I0 et dans C0.
Nous avons vu ci-dessus que l’opérateur wh ne peut pas rester in situ quand le suffixe ti est manifesté :
(227)
*T’as-ti mangé quoi ?
Vecchiato (2000 :144)
78
Comment pose-t-on la question en français populaire?
Ce fait nous amène à croire que [op] est fort et [Q] faible en FP dans les interrogatives dans lesquelles le trait
[wh] est situé sur INFL. Ti est alors porteur d’un trait [Q] faible.
Dans les questions où ti est combiné avec un opérateur wh préposé, on trouve souvent la présence de
que, les questions sans que étant jugées marginales en français québécois. Le complémenteur que étant la
réalisation visible du trait [+ wh] également, il établit une configuration Spec-tête entre Spec, CP et C0 dans
la syntaxe, tandis que ti ne peut satisfaire le critère wh que dans la forme logique. La présence de ti dans ce
contexte est donc redondante pour ce qui est de la satisfaction du critère wh, car C0 peut être marqué [+wh]
aussi.
Le fait que les questions (219) et (220) sont jugées marginales et qu’elles deviennent
« meilleures » quand C est rempli devient plus clair maintenant: quand le complémenteur que est présent, le
critère wh est satisfait dans Spec, CP et C0. Sans la présence visible de que il devient plus difficile à
déterminer où et par l’intermédiaire de quels éléments le critère wh est satisfait : soit dans C, soit dans I. Les
interrogations deviennent alors « ambiguës » en ce qui concerne le choix du porteur de [+wh], raison pour
laquelle ce type de question est préféré avec un C rempli.
Mentionnons encore que toutes les questions sont grammaticales et senties comme étant des interrogations
sans la présence de ti également, d’où la redondance de la présence de ti. Dans ce qui suit, nous insisterons
sur les propriétés sémantiques du suffixe ti.
4.3.2. Les propriétés sémantiques du suffixe ti
Dans cette section, nous examinerons de plus près le rôle que joue la particule ti dans l’interrogation du FP.
Nous allons la comparer à la particule o du dialecte italien Fiorentino qui semble se comporter de façon
comparable.
Nous avons déjà signalé que l’usage de ti dans les questions directes partielles est (devenu)
redondant, vu le fait qu’il y a déjà un marqueur interrogatif dans la phrase sous la forme d’un mot wh et
parce que le trait [+wh] est placé sous C également. Cependant, le suffixe ti est encore utilisé en FP. Cela
nous mène à croire que sa fonction a changé, ce qui est confirmé par Gadet (1992), qui constate que le
suffixe ti n’a plus le même statut qu’autrefois. Elle observe qu’il n’est plus utilisé comme marqueur
interrogatif en soi, mais il est actuellement utilisé seulement pour donner une nuance d’incrédibilité à la
question. La supposition de Guiraud (1965) que ti est vide de sens sémantique (cf. 2.2.2.1.) n’est alors pas
plausible. Dans ce qui suit, nous nous proposons de trouver une réponse à la question de savoir ce
qu’exprime ti exactement en FP « moderne ».
4.3.2.1. Le morphème o (Garzonio (2004)) et le morphème ti.
Garzonio (2004) analyse la particule interrogative o des dialectes italiens. Il nomme ce morphème o une
« interjection pléonastique », car il se distingue des autres morphèmes interrogatifs par ses traits
sémantiques. En ajoutant ce morphème à une question, la question change d’une simple demande
79
Comment pose-t-on la question en français populaire?
d’information en une question « non standard »43. Alors que la question sans morphème o attend une
réponse, il n’en est pas de même pour la question contenant ce morphème. Garzonio montre que la particule
o change alors la fonction communicative ou bien la force illocutoire de la question. Considérez les phrases
suivantes :
a.
(228)
Come t'hai fatto ad arrivare qui?
(Fiorentino)
Comment tu es arrivé ici?
b.
O come t'hai fatto ad arrivare qui?
(Fiorentino)
Comment diable es-tu arrivé ici?
Garzonio (2004:3)
Les phrases dans (228) nous montrent que le morphème o est optionnel dans les interrogations. En effet, il
est présent dans (228b) mais son absence dans (228a) ne perturbe pas la grammaticalité de la phrase.
Garzonio montre de façon convaincante que la fonction du morphème o est de changer le contenu
sémantique de la proposition. (228) exprime la surprise dans l’attitude du locuteur vis-à-vis le contenu de la
proposition.
En dehors de l’état mental de « surprise » de la part du locuteur, la particule o peut encoder les deux
propriétés sémantiques suivantes44 :
-
(229)
La propriété qu’il appelle « can’t find the value » (valeur introuvable), illustrée dans (229) :
O indove ho messo le chiavi?
Où est-ce que j’ai mis les clés ?
Garzonio (2004 :5)
Dans une telle question le locuteur se voit incapable d’identifier le mot wh de l’interrogation, en d’autres
mots, la valeur de l’élément wh est « introuvable ». Garzonio note qu’en prononçant ce type de questions le
locuteur ne s’adresse la plupart du temps pas à un interlocuteur mais qu’il se pose la question à lui-même.
La dernière fonction du morphème o est de donner une interprétation rhétorique à une question qui ne
sollicite pas de réponse.
Ayant décrit l’emploi de ce morphème spécifique du dialecte italien Fiorentino, revenons maintenant
au FP. Il y a de fortes indications qui font croire que ti est l’équivalent du morphème italien o. Nous avons
mentionné dans le chapitre 2 que ti n’est que rarement utilisé dans l’interrogation du FP. S’il était considéré
comme un marqueur interrogatif en soi, il est actuellement utilisé seulement dans des contextes où le
locuteur exprime une certaine attitude vis-à-vis du contenu de la proposition.
43
44
Non standard dans le sens où le locuteur vise autre chose que de demander une information.
Garzoni mentionne également les exclamatives et les impératives comme des constructions dans lesquelles figure le morphème o.
Nous n’insisterons pas sur ces constructions car elles dépassent le sujet de notre mémoire. Notons cependant que le suffixe ti est
utilisé dans ces contextes également. Voir Vinet (2000) pour plus d’informations à ce sujet.
80
Comment pose-t-on la question en français populaire?
Parallèlement à ce que nous avons vu ci-dessus, nous pouvons dire que l’insertion de ti à la question
change le message sémantique de la proposition. En ajoutant ti à la question, le locuteur a pour objectif non
pas d’acquérir une nouvelle information, mais d’exprimer un attitude spécifique dans cette question
(l’étonnement, la surprise, l’incrédibilité, etc.). Ceci implique de façon logique que nous ne considérons ti
non pas comme un morphème interrogatif en soi (comme est-ce que par exemple), mais comme un marqueur
illocutoire qui est porteur d’un sens spécifique. Ceci est motivé par le fait que ti semble être redondant
comme marqueur interrogatif dans les questions partielles :
(230)
Comment tu as fait ?
(231)
Comment tu as-ti fait ?
Foulet (1921 : 280)45
Voici d’autres exemples dans lesquels ti est porteur d’un sens sémantique spécifique46:
-
Surprise :
(232)
C'est ti que tu as pas lu le journal?
(233)
T’avais-ti perdu le sens ?
-
(234)
-
Gadet (1992: 81)
Guy de Maupassant (Boule de Suif, 1880)
Can’t find the value :
Où j’ai ti vu ce nom-là?
Foulet (1919)
Questions rhétoriques :
(235)
C’est-ti pas vrai ce que je dis là?
(236)
Et alors, toi, c’est-ti pas pour ça aussi que tu t’es fait médecin?
(237)
« Qu’est-ce qu’il en sait celui-là ? » Il est-ti dans ma tête?
Céline (Voyage au bout de la nuit, 1952)
L’élément wh suffit en effet pour marquer la question dans les interrogations directes partielles et l’absence
de la particule ti n’entraîne pas une phrase agrammaticale et n’enlève pas le caractère interrogatif. Ti n’étant
pas nécessaire pour la satisfaction du critère wh, il est utilisé pour changer le message sémantique de la
question. Ceci prouve que ti n’est pas (seulement) un marqueur interrogatif.
Nous avons démontré que le suffixe ti est comparable à la particule italienne o, qui est traitée de marqueur
45
Nous avons trouvé cet exemple dans Vecchiato (2000), qui remarque que Foulet (1921) condamne ce genre de phrases. Ainsi, il les
juge « gauches », « contournées ».
46
Suivant le chapitre 2, nous avons changé le suffixe en ti,là où Céline écrit y.
81
Comment pose-t-on la question en français populaire?
illocutoire, porteuse de propriétés sémantiques spécifiques.
Il est donc plausible que la fonction de ti ait changé d’une manifestation visible de [Q] vers un
marqueur illocutoire portant une propriété sémantique spécifique. Ceci implique également que ti aurait une
autre position dans la syntaxe dans ces cas spécifiques. Garzonio (2004) propose que le morphème o, qui est
situé dans la périphérie gauche, occupe une projection à l’intérieur de CP. Il se repose sur l’hypothèse “Split
CP” de Rizzi (1997) qui propose un éclatement du CP en plusieurs projections fonctionnelles. Ainsi, la
périphérie gauche d’une phrase (CP) contient plusieurs projections maximales distinctes, comme dans (238) :
(238)
DiscourseP - ForceP - TopicP - FocusP – FinitinessP
Garzonio (2004: 16)
Les Spec de ces projections sont occupés par des éléments wh, des focus, des topiques, des éléments
disloqués, leurs têtes par des élément fonctionnels. Garzonio suppose que la particule o occupe une des ces
projections à l’intérieur de CP, entre DiscP et TopicP, qui marque la question « non standard ».
Le morphème o figure au début de la phrase, donc il est en effet très plausible qu’il se trouve dans la
périphérie gauche de la phrase. Cependant, ti colle au verbe fini et occupe donc une autre place que o. Il
serait alors plus plausible de l’analyser comme étant un enclitique sur I0. Vu le fait qu’il est à l’origine un
marqueur interrogatif, ti se situe sur I0, où il peut rester in situ. Le fait qu’il ne monte jamais indique que le
trait [wh] (ou le trait [Q] en termes de Friedemann) est faible. A cause du double marquage de la question en
FP (dans C et dans I), ce trait [+wh] sur I0 est en fait redondant. C’est pourquoi son usage en tant que
marqueur de la question tend à disparaître, mais il s’utilise pour exprimer un message sémantique dans les
interrrogations. Dans une phrase non interrogative, le suffixe ti ne s’utilise pas, ce qui montre que l’emploi
de ti se combine toujours avec le trait [+wh].
En guise de conclusion on peut dire que la place où est engendré ti est différente de celle où est
généré le morphème o. Nous supposons qu’il occupe INFL et que cette place puisse être différente selon la
langue. En d’autres mots, les morphèmes qui expriment une nuance sémantique dans l’interrogation d’une
langue peuvent se trouver dans des positions variables, le choix de la place dépendant de la langue. Comme
nous considérons la place du trait wh comme un paramètre selon la langue, la place d’un tel morphème peut
être variable aussi.
4.4. Le trait [+wh] dans les questions indirectes
Ayant expliqué comment le critère wh est satisfait dans les questions directes, il nous semble maintenant
important de revenir sur l’interrogation indirecte du FP. Dans le chapitre 2 (section 2.4), nous avons fait le
constat de la généralisation dans le système interrogatif du FP. Nous avons vu que les questions indirectes ne
se distinguent pas des questions directes au niveau de leurs introducteurs interrogatifs. Ainsi, les locuteurs du
FP utilisent aussi bien est-ce que dans les questions directes que dans les questions indirectes:
82
Comment pose-t-on la question en français populaire?
(239)
Je ne sais pas qu’est-ce qu’il veut
(240)
Je me demande qu’est-ce que vous voyez
Il nous semble alors très plausible que la représentation syntaxique des questions indirectes soit identique à
celle des questions directes. En effet, le trait [+wh] se trouve dans les interrogations sous C0 également:
(241)
CP
WH
Que
Op wh
C'
C0
est-ce que
[+wh]
IP
Nous avons déjà vu que Rizzi (1996) propose qu’en FS C0 des questions indirectes soit spécifié avec [+wh] à
cause des traits de sélection lexicale du verbe. En FS ceci implique que I ne monte pas vers C, parce que le
trait [+wh] ne se trouve pas sous I dans les questions indirectes, mais sous C. En FP, le verbe dans
l’interrogation indirecte sélectionne également un C marqué [+wh]. La différence entre les deux variantes est
qu’en FP le trait [+wh] se manifeste visiblement: il est porté par le complémenteur est-ce que. Ce
complémenteur est donc un marqueur visible du trait [+wh].
Notons que le complementeur que est une manifestation du trait [+wh] dans les questions directes
partielles, mais que dans l’interrogation indirecte il peut jouer ce rôle également :
(242)
?Je me demande quoi que vous voyez
(243)
Je me demande qui qui est venu/ Je me demande qui qu’est venu
Quand le locuteur du FP veut insister sur le mot wh, il a recours à l’interrogation périphrastique comme dans
les exemples suivants:
(244)
Je ne sais pas c’est quoi qu’il veut
Dans le paragraphe suivant, nous insisterons plus en détail sur les interrogations clivées.
4.5. Les interrogations clivées
Dans cette section nous étudierons les interrogations du FP qu’on appelle des interrogations clivées comme
dans (245):
83
Comment pose-t-on la question en français populaire?
(245)
C’est quand qu’il est venu ?
Kiss (1997) considère la construction clivée comme un moyen syntaxique pour focaliser un constituant
spécifique de la phrase. Dans (245) nous avons affaire à une construction focalisée dans laquelle l’élément
mis en focus concerne l’opérateur interrogatif. D’autres mots wh peuvent être clivés également:
(246)
C’est où que t’habites?
(247)
C’est qui que t’as vu ?
Comme nous l’avons mentionné ci-dessus, les questions indirectes peuvent être clivées aussi :
(248)
Je me demande que c’est que vous voyez
(249)
On sait pas qui c’est que c’est qui l’a fait
(250)
On sait pas (c’est) qui qui l’a fait
Dans ce qui suit, nous présenterons la construction clivée du FS et nous verrons comment le FP se sert de ce
moyen syntaxique.
4.5.1. La construction clivée
La construction clivée telle qu’on le connaît en FS est représentée de la façon suivante :
(251)
C’est
XP
qui/que
P
Par exemple:
(252)
C’est Pierre qui a fait ça
Selon Kiss (1997), la construction clivée est utilisée pour focaliser un élément spécifique. Elle met donc en
relief un membre de la phrase par le clivage, qui est une opération de mise en évidence. L’élément posé
représente la nouvelle information apportée par la clivée, le focus, alors que la séquence qui suit le pronom
relatif est le commentaire de la phrase, la coda, qui est présupposée.
Comme en FS, on peut transformer la construction clivée en une question, en ajoutant un point
d’interrogation (voire une intonation montante) à la fin de la phrase :
(253)
C’est Pierre qui a fait ça ?
84
Comment pose-t-on la question en français populaire?
L’exemple précédent nous montre que la question directe totale peut être clivée, l’élément focalisé étant le
sujet de la phrase. Les constituants NP, PP, AP, CP peuvent, aussi bien en FS qu’en FP, tous être clivés dans
une question directe totale:
(254) : C’est NP[le petit] qui est tombé?
(255) : C’est PP[à Paul] que tu as parlé ?
(256) : C’est CP[manger des pâtes] que tu préfères?
En FP, l’interrogation directe totale peut être clivée comme en FS. En outre, l’interrogation directe partielle
peut se servir de la construction clivée également. Dans ce cas, le focus (XP) est toujours représenté par un
élément wh (cf. (240)-(241). Ce type de clivage est impossible en FS, mais très courant en FP. Dans le
paragraphe suivant, nous insisterons plus en détail sur les interrogations directes partielles clivées.
4.5.2. La sémantique et la syntaxe des clivées
Kiss (1997) analyse la construction clivée en termes de mouvement du XP focalisé. Selon elle, toutes les
clivées47 entraînent une lecture exhaustive, qui est « déclenchée » par le fait que le XP monte vers SPEC,
FocP. Doetjes et al (2004) argument contre une telle approche et considèrent la construction clivée non pas
comme une construction de focalisation, mais comme une construction qui met en relief quelque élément
dans le focus lui-même (ce qu’ils appellent un « effect of zooming »). Ils prouvent que la construction clivée,
au lieu d’être une construction focalisée, met en relief le XP qui se trouve à gauche de la coda. En d’autres
termes, l’attention est attirée sur le XP à l’aide de la clivée ce qui entraîne un effet de mise en relief. C’est
pourquoi Doetjes et al proposent que le XP ne monte pas vers SPEC, FocP mais soit généré ailleurs.
Leur premier argument contre la théorie de Ė. Kiss (1997) est que la construction clivée n’entraîne
pas toujours une lecture exhaustive. En effet, ils distinguent deux types de constructions clivées distincts qui
correspondent aux phrases suivantes :
(257)
C’est le petit qui est tombé dans l’escalier, pas ma fille
Doetjes et al (2004 : 533)
(258)
C’est avec plaisir que je vous invite à participer à ce séminaire
Doetjes et al (2004 : 535)
Alors que (257) contient un focus exhaustif qui exige une lecture exhaustive, contrairement à la phrase (258).
On pourrait très bien ajouter et par ailleurs aussi avec fierté à la phrase (258), ce qui n’est pas possible pour
le type de cliveé dans l’exemple (257). En termes de Doetjes et al (2004), (257) contient un focus étroit car
c’est le XP seul qui forme le focus. La lecture exhaustive est due aux propriétés sémantiques du pronom ce,
qui ne peut avoir qu’une seule identification. Le verbe être joue le rôle de copule qui joint le pronom ce à son
47
Kiss analyse les constructions clivées en anglais.
85
Comment pose-t-on la question en français populaire?
XP identifié correspondant. (258) par contre, contient un focus large: cette phrase contient un focus qui
s’étend sur le XP clivé et la coda, c’est-à-dire que la relative fait partie du focus également.
L’analyse de Doetjes et al (2004) rend compte de ces deux types de constructions clivées et par
conséquent de deux types de focus différents (i.e. le focus étroit et le focus large). Doetjes et al suivent
Clech, Rebuschi et Rialland (1999) en supposant que ce dans la construction clivée possède des propriétés
sémantiques spécifiques. Ainsi, ce lie deux prédicats, à savoir Q (le XP) et P (la coda).
(259)
[D ce] λQ[Q ( ιx (P ( x )))]
Doetjes et al (2004: 538)
Dans la syntaxe, le focus ne monte pas vers FocP, mais il est généré dans une projection TP où se trouve le
pronom ce aussi. Quant à la coda, elle est générée dans une position adjointe à TP:
(260)
[TP [TP C’est XP] [ CP OPi [C’ que [TP …ti…]]]]
Doetjes et al (2004: 538)
Doetjes et al argument que cette approche explique clairement la façon dont on peut obtenir les « clivées
tronquées » comme dans l’exemple suivant :
(261)
Qui va se marier ?
- C’est Jean
Doetjes et al (2004 : 539)
La clivée dans (261) est tronquée parce que la coda est vide de contenu. Cependant, la phrase est correcte,
car la coda peut être déduite du contexte. Doetjes et al rendent compte de cette phrase en supposant que la
relative adjointe à droite de TP n’est pas présente dans la syntaxe.
Pour ce qui est de la construction clivée non tronquée (i.e. Qui va se marier ? – C’est Jean qui va se marier),
elle a la structure qui est donnée dans (260). Dans cette phrase, P est identifié par la relative qui est une
adjonction à TP. ιx (P ( x )) correspond ici au ´x qui va se marier`.
Revenons au FP. Dans le chapitre 2 nous avons donné les interrogations suivantes et nous avons
expliqué qu’elles sont typiquement populaires :
(262)
C’est quand qu’il est venu?
(263)
C’est quand est-ce qu’il est venu?
(264)
Qui c’est qui ? / Qui c’est que ? / Quoi c'est que?/ Quand c’est que..
(265)
Qui que c’est qui ?/ Qui que c’est que ? / Quoi que c'est que ?
(266)
Qui c'est-ti qui?/ Qui c’est-ti que ? / Quoi c'est-ti que?
(267)
Qui que c'est-ti qui ? / Qui que c’est-ti que ? / Quoi que c'est-ti que?
(268)
Qu'est-ce que c'est que ?
86
Comment pose-t-on la question en français populaire?
Ayant expliqué le terme de focus, nous pouvons dire que les questions clivées du FP ont toujours un focus
étroit. Ceci implique que la réponse concerne seulement l’élément wh, conclusion que nous avions déjà tirée
pour ce qui est des questions partielles. En FP, tous les opérateurs interrogatifs peuvent donc être mis en
relief dans une clivée, ce qui est une différence principale par rapport au FS.
En nous basant sur la théorie de Doetjes et al (2004), la phrase (262) est représentée de la façon suivante :
(269)
CP
SPEC
C'
C
TP
CP
TP
SPEC
ce
SPEC
op i
T'
T
est j
VP
V
tj
C'
C
que
AdvP
quand
TP
SPEC
il
T
est
V
venu
T'
VP
AdvP
ti
Le mot wh quand se trouve in situ dans cette structure, et se déplace dans la forme logique, comme dans les
interrogations comme Il est venu quand ?. La question avec déplacement visible du mot wh est possible
aussi (cf. Quand (que) c’est qu’il est venu ?).
Notons qu’on peut rendre compte de la phrase (263) C’est quand est-ce qu’il est venu ? en supposant
que C peut être rempli par que ou par est-ce que, conclusion que nous avons déjà tirée plus haut pour les
questions directes.
Ensuite, nous pouvons rendre compte des phrases (264) et (265) de la manière suivante :
(270)
87
Comment pose-t-on la question en français populaire?
CP
SPEC
Qui i
C'
C
(que)
TP
CP
TP
SPEC
ce
SPEC
op i
T'
T
est j
C'
C
(que)
VP
V
tj
TP
SPEC
NP
ti
T
est
NP
ti
T'
VP
V
venu
NP
ti
La tournure (265) se distingue de celle dans (264) par le fait qu’on a ajouté le complémenteur que dans C.
Là également, que est optionnellement porteur du trait [+wh].
Cette structure montre aussi que c’est que n’est pas une inversion est-ce que. Alors que est-ce que est
un complémenteur fixe, inanalysable, c’est que est une formule qui s’utilise dans une interrogation
périphrastique. Nous avons déjà mentionné que ce est un prédicat qui établit une relation entre Q (qui dans
(270)) et P (est venu) dans la construction clivée.
Notons qu’on peut obtenir une interrogative avec ti (Qui c'est-ti qui? ou Qui que c’est-ti qui ?) en
générant ce suffixe dans T0 (I0), qui colle au verbe.
Finalement, le FP connaît la tournure donnée dans l’exemple (268). Ainsi, à la phrase Qu’est-ce que
c’est que Jean a vu ? correspond la structure suivante :
(271)
CP
SPEC
Qui i
C'
C
est-ce que
TP
CP
TP
SPEC
ce
SPEC
op i
T'
T
est j
VP
V
tj
C'
C
que
NP
ti
TP
SPEC
Jean
T
a
T'
VP
V
vu
NP
ti
88
Comment pose-t-on la question en français populaire?
Les deux autres tournures que donne Gadet (1989) dans son corpus (voir chapitre 2) nous semblent des
hypercorrections. Il s’agit des phrases dans lesquelles le même constituant est clivé deux fois comme dans
Quand c’est que c’est qu’il est venu ? et Quand que c’est que c’est qu’il est venu ?
4.6. Conclusion du chapitre
Dans ce chapitre nous avons démontré que la syntaxe des interrogations du FP est différente de celle du FS.
Nous avons montré que l’absence d’inversion en FP est logique et qu’elle ne découle pas des règles
grammaticales mal maîtrisées. Nous avons proposé que le trait wh se situe dans C0 dès le départ en FP. Le
déplacement du verbe vers C n’étant alors pas motivé, il cause une phrase agrammaticale. Nous avons trouvé
plusieurs indices qui prouvent que le verbe ne peut pas se déplacer vers C. D’abord, parce que C0 est
(optionnellement) occupé par que. De plus, C peut être rempli par est-ce que. La relation entre l’insertion de
que/est-ce que et l’absence du mouvement de I vers C peut être expliquée de cette façon : le FP rend compte
différemment du critère wh. Nous avons suivi Polletto (1993), qui a présenté le choix de la tête portant le
trait [+wh] comme un paramètre. Alors que le FS choisit INFL comme porteur du trait [+wh], le FP désigne
ce rôle à C. Il en résulte que le trait [+wh] est situé sous C aussi bien dans les questions directes que dans les
questions indirectes.
Dans 4.3. nous avons présumé que le FP a possédé la troisième option également (i.e. C et I peuvent
être porteurs du trait wh), dans les interrogations où figure le suffixe ti. L’usage de ti ne se rencontrant guère
en FP d’aujourd’hui, nous avons conclu que sa présence est devenue redondante. Selon nous ti a changé de
fonction: son rôle de marqueur interrogatif situé in situ sur I0 a changé en un rôle de marqueur illocutoire,
porteur d’un sens sémantique. En d’autres mots, ti n’est plus porteur du trait [+wh].
Finalement, nous avons traité des interrogations périphrastiques du FP. Nous avons montré que ces tournures
mettent en avant un élément spécifique de la phrase : le focus. L’opérateur interrogatif peut être clivé en FP,
contrairement au FS.
89
Comment pose-t-on la question en français populaire?
Conclusion
Dans ce mémoire nous avons tenté de mettre en avant le fait que le français populaire possède des règles
systématiques au lieu de règles aléatoires, utilisées par hasard. Dans le premier chapitre nous avons introduit
le français populaire comme une variante du français standard. Il en découle que les deux variantes ont leur
propre grammaire et leur propre syntaxe. Dans cette optique nous avons analysé le système interrogatif du
français populaire, que nous avons comparé à celui du français standard. Le but du chapitre était de présenter
les deux systèmes d’interrogation distinctes et d’en trouver des différences. Nous avons vu que les tournures
interrogatives du français populaires sont en effet différentes de celles du français standard. Ainsi, les
tournures spécifiquement « populaires » concernent l’usage de la particule ti dans les questions directes
totales et partielles et l’insertion du complémenteur que dans les questions directes partielles.
Une autre différence importante est la généralisation dans le système d’interrogation du français populaire;
ainsi les interrogations directes et indirectes ont les mêmes structures et ne se distinguent pas syntaxiquement
les unes des autres.
Nous avons démontré que la différence principale entre les deux systèmes d’interrogation est
l’absence d’inversion en français populaire. En effet, la syntaxe du français populaire fait en sorte que
l’inversion n’y est pas motivée. Aussi l’interrogation avec inversion est-elle agrammaticale en français
populaire.
L’inversion interrogative, faisant partie du registre soutenu du français standard, connaît trois types
différents, présentés dans le troisième chapitre: l’inversion complexe, l’inversion pronominale et l’inversion
stylistique. Dans le chapitre 3 nous avons mis en revue plusieurs analyses formelles concernant l’inversion
en français standard. En bref, ces analyses peuvent être divisées selon deux points de vues : la première
approche adhère à une analyse dans laquelle le verbe se déplace vers C0 (mouvement de I vers C), basée sur
l’attribution des cas et sur le critère wh de Rizzi (1996). Nous avons vu que Rizzi suppose que le trait wh en
français est situé dans I0, ce qui fait monter le verbe vers C0. La deuxième approche plaide contre ce même
mouvement. Il en résulte que ces analyses rendent compte différemment de l’attribution des cas ainsi que de
la satisfaction du critère wh.
Dans le chapitre 4, portant sur l’analyse formelle de l’interrogation du français populaire, nous avons
vu que l’absence de l’inversion découle du fait que le trait wh se situe dans C0 dès le départ en français
populaire. Cette hypothèse est valable pour les interrogations directes ainsi que pour les interrogations
indirectes. Le déplacement du verbe vers C n’étant alors pas motivé, il cause une phrase agrammaticale.
Nous avons trouvé plusieurs indices qui prouvent que le verbe ne peut pas se déplacer vers C. D’abord, C0
est (optionnellement) occupé par que. De plus, C peut être rempli par est-ce que. La relation entre l’insertion
de que/est-ce que et l’absence du mouvement de I vers C peut être expliquée de cette façon : le français
populaire rend compte différemment du critère wh. Nous avons suivi Polletto (1993), qui a présenté le choix
90
Comment pose-t-on la question en français populaire?
de la tête portant le trait [+wh] comme un paramètre. Elle propose qu’il y ait trois possibilités pour ce qui est
de la place du trait [+wh] : il est situé soit dans INFL, soit dans C, mais dans certaines langues il se peut
également que les deux têtes soient capables de porter le trait [+wh]. Alors que le français standard choisit
INFL comme porteur du trait [+wh], nous avons proposé que le français populaire assigne ce rôle à C. Ainsi,
le déplacement de I vers C n’est pas motivé, parce que le trait wh se trouve déjà dans C0. Nous avons vu que
dans les questions totales il y a un opérateur wh zéro qui établit une relation Spec-tête avec la tête de CP.
Cependant, dans 4.3. nous avons présumé que le français populaire a possédé la troisième option
également. La raison pour laquelle ceci est plausible est le fait que les interrogations avec la présence de ti
ont tendance à disparaître. Dans ce genre de question, INFL, où est situé le suffixe ti, porte le trait [+wh].
L’usage de ti ne se rencontrant guère en français populaire d’aujourd’hui, nous avons conclu que sa présence
est devenue redondante. A cause d’un double marquage, ti peut jouer un autre rôle, Ceci est confirmé par les
données de Gadet (1992), qui observe que ti n’est utilisé que dans des contextes spécifiques. Ti a donc
changé d’un marqueur interrogatif situé sur I0 en un marqueur illocutoire, porteur d’un sens sémantique. En
d’autres mots, ti n’est plus porteur du trait [+wh].
Finalement, nous avons traité des interrogations périphrastiques du français populaire. Nous avons
montré que ces tournures mettent en avant un élément spécifique de la phrase. En français populaire, les
opérateurs interrogatifs peuvent être clivés dans la phrase, ce qui est une différence principale par rapport au
français standard. Les constructions clivées peuvent contenir le suffixe ti également et nous avons montré
comment on peut rendre compte de ces interrogations dans la syntaxe.
Dans 4.2. Nous avons traité des questions contenant un opérateur wh préposé ou bien un opérateur in
situ. Nous avons proposé que le français populaire, contrairement au français standard (parlé) n’ait pas
besoin de l’accord dynamique dans une question contenant un mot wh préposé comme Qui elle a
rencontré ?, car le trait [+wh] se situe dès le départ dans C0 en FP. En effet, le trait [+wh] se situant déjà dans
C0 en FP, la montée de l’opérateur vers Spec, CP suffit pour satisfaire au critère wh. Le FP se sert toujours
d’une opération d’accord statique, où le SPEC et la tête portent indépendamment des trait l’un de l’autre.
Dans les questions contenant un mot wh in situ, nous supposons que l’opérateur monte vers Spec, CP au
niveau de la forme logique pour satisfaire le critère wh. Dans ce cas on a affaire à un déplacement furtif à
cause du fait que le trait [+wh] est faible.
En conclusion on peut dire que les différences dans le marquage de la question en FS et en FP sont donc dues
aux comportements différents de la tête de CP.
91
Comment pose-t-on la question en français populaire?
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