ENJEUX
Genèse de la mise en scène moderne, une hypothèse
Jean-Pierre Sarrazac
Pour Catherine et Jean-Pierre Naugrette
La mise en scène. Art de l'interprétation des signes, des textes et des traces.
Antoine VITEZ, 1986
ERTAINS PENSERONT que c'est Zola qui procède comme un metteur en scène de théâtre
lorsqu'il constitue les « dossiers » de ses futurs romans, d'autres que c'est Antoine, le
premier metteur en scène au sens moderne du vocable, qui emboîte le pas au romancier
naturaliste pour élaborer ses spectacles. Les uns et les autres auront raison : la méthode zolienne,
qui consiste à mener une enquête sur le milieu dans lequel sont pris les personnages et, par
exemple, à établir les plans détaillés des appartements et des quartiers où ils évoluent, n'est pas
sans évoquer un dispositif théâtral et elle se retrouve au moins en partie dans le protocole de la mise
en scène naturaliste tel qu'André Antoine va le fixer à partir de 1887.
Si le théâtre est, selon son étymologie, le «lieu d'où l'on regarde», roman naturaliste et
mise en scène moderne à ses origines ont en commun de privilégier le regard ; on pourrait
même dire de l'aiguiser. De même que La Bête humaine est «largement un roman de l'œil
et du regardl », les mises en scène d'Antoine vont spéculer sur le regard investigateur du
spectateur de théâtre. Sur ce point comme sur tant d'autres Antoine suit les traces de son
maître Zola et entend promouvoir un art fondé sur V « enquête » et sur 1' « analyse ». Dans un
texte bien connu des généticiens et auquel, bien que non généticien, je me référerai, Carlo
Ginzburg a parfaitement dénommé l'instrument privilégié d'un tel art : F «œil clinique».
L'œil clinique signale un regard particulièrement perspicace et intelligent. Le regard de l'en-
quêteur par excellence en cette fin de xixe siècle : le détective, le limier, celui qui suit la trace
et mène la chasse aux indices.
Edgar Poe, père de la mise en scène moderne, l'hypothèse n'est pas complètement
saugrenue... D'abord, l'anecdote : ce pseudonyme de Poe qu'accole à son nom Aurélien
Lugné, comédien et régisseur d'Antoine au Théâtre Libre puis collaborateur du Théâtre d'Art
et fondateur du théâtre de l'Œuvre. Ensuite, plus sérieusement, ce tropisme du naturalisme,
aussi bien théâtral que romanesque, pour le genre policier naissant, lieu d'exercice s'il en fut
de l'œil clinique : on sait que, travaillant à La Bête humaine, Zola flirte avec le roman poli-
cier et qu'Antoine fait, à partir de 1902, une place au répertoire policier (notamment à Gustave
Roger et à Maurice Leblanc) dans le théâtre qui porte son nom.
« L'œil clinique »
1. Jacques Dubois, « Lecture », dans Emile Zola, La Bête humaine, Arles, Actes Sud-Labor, « Babel, 55 », 1992, p. 631.
Genesis 26, 2005
C
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Relier Antoine à Poe et la figure du metteur en scène à celle du détective amateur, relire
ce texte fondamental qu'est la Causerie sur la mise en scène d'Antoine2 (1903) en essayant
de mettre en évidence une double série d'analogies entre le processus originel de la mise en
scène moderne et ceux du roman zolien et du roman policier, tels seront les objectifs d'une
enquête menée avec les maigres ressources d'un généticien d'occasion.
Mais il convient préalablement de s'interroger sur ce soudain avènement - le 30 mars
1887, première représentation du Théâtre Libre, à Paris, salle de l'Elysée des Beaux-Arts -
du metteur en scène moderne, c'est-à-dire d'un artiste qui subordonne l'ordonnance maté-
rielle du spectacle - dont il a la charge - à une lecture, à une interprétation personnelles de
l'œuvre dramatique représentée.
Celui qu'on
n'attendait pas Notre théâtre aurait tant besoin d'un homme nouveau, qui balayât les planches encanaillées, et qui
opérât une renaissance, dans un art que les faiseurs ont abaissé aux simples besoins de la foule !
Oui, il faudrait un tempérament puissant dont le cerveau novateur vint révolutionner les conven-
tions admises et planter enfin le véritable drame humain à la place des mensonges ridicules qui
s'étalent aujourd'hui3.
Mais un « homme nouveau » peut en cacher un autre ; et si Zola, qui exprime ainsi son attente
dès les premières lignes du Naturalisme au théâtre, pense à un « auteur dramatique de génie »
- il se serait bien vu lui-même en artisan d'une telle «renaissance» -, c'est tout autant la
figure du metteur en scène, bientôt incarnée par André Antoine puis par Stanislavski, que
nous reconnaissons aujourd'hui dans son invocation de «ce créateur enjambant les ficelles
des habiles, crevant les cadres imposés, élargissant la scène jusqu'à la mettre de plain-pied
avec la salle, donnant un frisson de vie aux arbres peints des coulisses, amenant par la toile
de fond le grand air libre de la vie réelle ».
Que Zola attende un auteur providentiel - il en appelle explicitement à un Corneille, un
Racine ou un Hugo du naturalisme - et que, sous l'appellation nouvelle de metteur en scène,
ce soit un acteur amateur, un régisseur autoproclame qui s'impose ne doit cependant pas nous
étonner. Pour amener sur la scène «le grand air libre de la vie réelle», il fallait l'entremise
d'un homme de plateau.
Dès lors, le traditionnel partage entre l'œuvre dramatique et Vopsis (dernière des parties
qualifiant la tragédie, selon Aristote) ne peut plus être valide. Un nouveau partage se met en
place. La mise en scène n'est plus simplement le « spectacle ». Elle se met à empiéter sur le
texte lui-même ; elle seule peut conférer au drame la dimension à la fois descriptive et narra-
tive qui lui manque au regard du roman naturaliste.
Incomplétude
du drame «À mon sens, la mise en scène moderne devrait tenir au théâtre l'office que les descrip-
tions tiennent dans le roman4» : Antoine paraphrase ainsi Zola. À un mot près : l'auteur du
Naturalisme au théâtre évoquait, lui, le « décor » ; Antoine élargit le propos à la mise en scène
dans son ensemble, «partie matérielle» et «partie immatérielle».
Il s'agit là, à l'évidence, de « romanisation » au sens deBakhtine : « La romanisation des
autres genres, lit-on dans Esthétique et théorie du roman, n'est pas leur soumission à des
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canons qui ne sont pas les leurs. Au contraire, il s'agit de leur libération de tout ce qui est
conventionnel, nécrosé, ampoulé, amorphe, de tout ce qui freine leur propre évolution, et les
transforme en stylisations de formes périmées 5. » Dans le contexte d'une romanisation intense
du théâtre naturaliste, la formule d'Antoine signifie que la forme dramatique peut désormais
être considérée cçmme une forme lacunaire, qui en appelle à la mise en scène moderne non
pas simplement pour qu'elle l'actualise mais aussi et surtout pour qu'elle la complète.
Les didascalies extrêmement descriptives (des lieux de l'action, des personnages eux-
mêmes, de leur gestualité, de l'interaction entre les uns et les autres), tous ces fragments d'un
véritable «roman didascalique6» que l'on trouve dans la plupart des pièces de la fin du
xixe siècle, en particulier chez Ibsen, ont valeur de symptôme : elles affichent l'incomplé-
tude du drame et la nécessité de la mise en scène moderne. Entendons : d'une mise en scène
qui, à l'instar de celles d'Antoine, wmanise le drame.
Cependant, les résistances sont nombreuses. C'est ainsi que les romanciers qui sont leur
propre adaptateur hésitent à transférer sur la mise en scène cette fonction descriptive et analy-
tique. Zola, par exemple, propose dans ses pièces des «jeux muets » - ce qui paraît une ouver-
ture à la mise en scène moderne - mais, en même temps, signe d'un manque de confiance,
il redouble ces didascalies 7 par des dialogues explicatifs - qui ne sont en vérité que des didas-
calies internes. D'autre part, une question reste quant au travail du metteur en scène : si la
mise en scène a désormais la vocation de compléter l'œuvre de l'écrivain, jusqu'à quel point
parvient-elle à transcrire la voix du narrateur romanesque ?
Quand, pour la première fois, j'ai eu à mettre un ouvrage en scène, j'ai clairement perçu que la Reconstruire le milieu
besogne se divisait en deux parties distinctes : l'une toute matérielle, c'est-à-dire la constitution du
décor servant de milieu à l'action, le dessin et le groupement des personnages ; l'autre, immaté-
rielle, c'est-à-dire l'interprétation et le mouvement du dialogue8.
Entre ces deux «parties», Antoine opère un renversement copernicien : le processus ne
consiste plus à « mettre l'interprétation dans ses meubles », selon l'expression de Porel citée
dans la « Causerie... », mais au contraire à commencer par mettre en place une « partie maté-
rielle » considérablement réévaluée : « II m'a donc paru d'abord utile, indispensable, énonce
Antoine, de créer avec soin, et sans aucune préoccupation des événements qui devaient s'y
dérouler, le décor, le milieu. - Car c'est le milieu qui détermine les mouvements des person-
nages, et non les mouvements des personnages qui déterminent le milieu. »
2. En quelque sorte, un «avant-texte» des mises en scène d'Antoine, rédigé - ou prononcé - a posteriori (1903).
3. Emile Zola, Le Naturalisme au théâtre, Œuvres complètes, t. XI, Paris, Cercle du Livre précieux, 1968, p. 279.
4. Antoine, « Causerie sur la mise en scène », dans Jean-Pierre Sarrazac et Philippe Marcerou, Antoine, l'invention de
la mise en scène, Anthologie des textes d'André Antoine, Arles, Actes Sud-Papiers, « Parcours de théâtre », 1999, p. 108.
5. Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, traduit du russe par Daria Olivier, Paris, Gallimard,
«Bibliothèque des Idées», 1978, p. 472.
6. Jean-Pierre Sarrazac, «L'auteur de théâtre et le devenir scénique de son œuvre», Registres/4, Presses de la
Sorbonne Nouvelle, 1999.
7. Voir «La pantomime, théâtre en mineur», la thèse en cours d'Ariane Martinez sur le théâtre muet au tournant du
XXe siècle.
8. Antoine, dans Jean-Pierre Sarrazac et Philippe Marcerou, op. cit., p. 113.
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Or, dans cette inversion du processus de la mise en scène à la faveur de laquelle le décor
devient un analogon du milieu naturaliste, c'est bien la destinée de la forme dramatique qui
se joue.
C'en est fini de ce que Peter Szondi appelle le «drame absolu» fondé sur une grande
« collision dramatique » et sur la « totalité du mouvement » au sens hégélien. La mise en scène
moderne participe de la crise du drame. Elle l'accentue, elle l'accélère. Prise en charge par
la « partie matérielle » de la mise en scène, la « totalité des objets », principe épique par excel-
lence, encadre le mouvement dramatique. D'ailleurs un hégélien comme Lukâcs ne s'y trompe
pas, qui stigmatise l'intrusion du descriptif dans la sphère du théâtre : « La plupart des drames
naturalistes [...] comprennent toujours une série de figures qui servent seulement à illustrer
le milieu social de l'action pour le spectateur. Chacune de ces figures, chacune de ces scènes
"romance" le drame, car elle exprime un élément de cette "totalité des objets" qui est étranger
par nature à l'objectif du drame9. » Concevoir et implanter le décor, installer le mobilier et
les accessoires, cela revient pour Antoine à dérouler la trame de cette « totalité des objets »
qui va désormais servir de support et de complément au mouvement dramatique.
Secondarisation
du drame
(par la mise en scène
et par lui-même)
À partir du moment où elle ne peut plus être conçue comme le simple déploiement du
drame sur la scène, la mise en scène apparaît plutôt comme un retour sur ce drame. À supposer
que le drame écrit puisse encore être considéré comme «primaire» - c'est-à-dire, selon la
définition szondienne du « drame absolu » comme « événement interpersonnel au présent » -,
le drame représenté, lui, sera considéré comme secondaire. L'approche du metteur en scène
se situe à rebours de celle de l'auteur dramatique ; elle vise non point l'exposition chronolo-
gique mais une reconstitution de l'action dramatique dans son cadre, dans son milieu lui-
même restitué.
Cependant, l'une des propriétés essentielles de la crise du drame au tournant du xxe siècle
et d'Ibsen {John Gabriel Borkman) à Pirandello {Sixpersonnages en quête d'auteur), c'est
que le drame cesse d'être une structure primaire tendant vers le dénouement, vers l'« apai-
sement final » hégélien pour devenir lui-même une structure secondaire : non plus drame au
premier degré, mais métadrame - retour sur un drame, reconstitution d'un drame et d'une
catastrophe déjà advenus.
Et c'est précisément sur cette question de la reconstitution que s'impose le rapproche-
ment avec le genre policier, qui naît à l'époque et va faire florès non seulement dans le roman
mais aussi au théâtre. La littérature naturaliste ne pouvait ignorer le récit policier en ce qu'elle
s'intéresse elle aussi de très près à la criminalité ambiante de la société industrielle :
D'une certaine façon, le projet naturaliste, avec le souci de dépeindre les milieux populaires dans
tous leurs aspects et la volonté de faire œuvre scientifique en référence au positivisme, ne pouvait
que rejoindre le roman policier en ne dissimulant pas la réalité des meurtres qu'ils soient commis
par passion ou par nécessité et en tenant de les expliquer par une enquête minutieuse 10.
À l'instar de celle du roman policier, la structure de l'œuvre théâtrale - drame et mise en
scène - se scinde en deux. Selon Jacques Dubois, le «roman policier articule l'une à l'autre
deux histoires, celle du crime et celle de l'enquête, et il a beau les superposer et les enche-
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vêtrer, elles n'en sont pas moins là comme les deux parties clivées de la même réalité
textuelle» n. Un tel clivage se retrouve au sein de l'œuvre théâtrale à l'époque du natura-
lisme. Assez fréquemment dans le drame lui-même, sous les espèces de ce que nous avons
appelé « métadrame ». Et systématiquement dans la mise en scène, c'est-à-dire dans le drame
re-présenté - ou re-constitué. La mise en scène faisant alors figure de reconstitution d'une
reconstitution.
En ce sens, le processus de la mise en scène ressortit à l'épique plutôt qu'au dramatique.
Pour reprendre une opposition chère à Goethe et à Schiller, le metteur en scène ne voit pas
l'action dénier devant lui, il « [s]e meu[t] autour de l'action » et accède ainsi à une mobilité
caractéristique de l'art du rhapsodei2. Liberté de mouvement inconnue dans la juridiction
du dramatique - du « drame absolu » - où « l'action dramatique est en mouvement devant [le
spectateur] ».
En dépit de tout ce qui a pu être dit et écrit sur le prétendu «réalisme illusionniste13»
d'Antoine, la mise en scène de type naturaliste n'a pas pour objectif de donner au specta-
teur l'illusion qu'il suit - ou qu'il vit - le drame au présent ; elle travaille au contraire à
reconstituer un drame situé explicitement dans le passé. De fait, le temps de la mise en scène
ne coïncide pas avec cette suite d'instants présents qui constituait le «drame absolu», il se
situe en décalage permanent par rapport au temps du drame. Et, si nous avons par moments
l'impression d'une coïncidence, c'est que le drame lui-même est en train de prendre l'ac-
tion à rebours.
«
Le sens est dans
Le propre de la description et, tout particulièrement, de la description naturaliste, c'est
les détails...
»
d'entrer dans le détail des choses et de multiplier les énumérations. De la même manière que
Lukâcs condamne chez Zola « le détail [qui] n'est plus partie intégrante de l'action14», Denis
Bablet reproche aux mises en scène d'André Antoine de se perdre dans les détails : « Adepte
de la théorie scientiste des milieux, il voulut faire de la scène la copie exacte de la réalité,
sans sélection ni synthèse ; il accumula les détails descriptifs et il lui arriva de confondre
l'objet et sa figuration, la vie et sa représentation, de substituer la réalité à son image15. »
Ce type de critique cantonne l'art d'Antoine dans une « imitation des apparences » fondée
sur l'accumulation des détails. Outre qu'elles se dispensent de rapprocher l'art d'Antoine de
celui des impressionnistes (si cher à Zola et à son disciple) voire des pointillistes et des divi-
sionnistes pour lesquels la restitution du visible consiste en une juxtaposition vibratoire, sur
fond neutre, de petites touches colorées, les analyses de Bablet ne prennent pas en compte
le statut sémiologique du détail dans Yépistémè qui est celle de Zola, d'Antoine mais aussi
d'Edgar Poe. Si, pour reprendre encore une fois les termes de Lukâcs, le détail n'est plus
9. Georges Lukâcs, Le Roman historique, Paris, Payot, «Bibliothèque historique», 1965, p. 105.
10. Yves Reuter, Le Roman policier, Paris, Nathan Université, « 128 Lettres», 2001, p. 91.
11. Jacques Dubois, Le Roman policier ou la modernité, Paris Nathan, 1992, cité par Y. Reuter, op. cit., p. 39.
12. Schiller, 26 décembre 1797, dans Goethe-Schiller, Correspondance, 1.1, Gallimard, 1994, p. 506.
13. L'expression est de Denis Bablet, notamment dans La Mise en scène contemporaine 1 (1887-1914), Bruxelles,
La Renaissance du Livre, 1968.
14. Georges Lukâcs, Problèmes du réalisme, Paris, L'Arche, «Le Sens de la marche», 1975, p. 130.
15. Denis Bablet, op. cit., p. 21-22.
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