G E N È S E DE LA M I S E EN S C È N E M O D E R N E , U N E H Y P O T H È S E
E N J E U X
canons qui ne sont pas les leurs. Au contraire, il s'agit de leur libération de tout ce qui est
conventionnel, nécrosé, ampoulé, amorphe, de tout ce qui freine leur propre évolution, et les
transforme en stylisations de formes périmées 5. » Dans le contexte d'une romanisation intense
du théâtre naturaliste, la formule d'Antoine signifie que la forme dramatique peut désormais
être considérée cçmme une forme lacunaire, qui en appelle à la mise en scène moderne non
pas simplement pour qu'elle l'actualise mais aussi et surtout pour qu'elle la complète.
Les didascalies extrêmement descriptives (des lieux de l'action, des personnages eux-
mêmes, de leur gestualité, de l'interaction entre les uns et les autres), tous ces fragments d'un
véritable «roman didascalique6» que l'on trouve dans la plupart des pièces de la fin du
xixe siècle, en particulier chez Ibsen, ont valeur de symptôme : elles affichent l'incomplé-
tude du drame et la nécessité de la mise en scène moderne. Entendons : d'une mise en scène
qui, à l'instar de celles d'Antoine, wmanise le drame.
Cependant, les résistances sont nombreuses. C'est ainsi que les romanciers qui sont leur
propre adaptateur hésitent à transférer sur la mise en scène cette fonction descriptive et analy-
tique. Zola, par exemple, propose dans ses pièces des «jeux muets » - ce qui paraît une ouver-
ture à la mise en scène moderne - mais, en même temps, signe d'un manque de confiance,
il redouble ces didascalies 7 par des dialogues explicatifs - qui ne sont en vérité que des didas-
calies internes. D'autre part, une question reste quant au travail du metteur en scène : si la
mise en scène a désormais la vocation de compléter l'œuvre de l'écrivain, jusqu'à quel point
parvient-elle à transcrire la voix du narrateur romanesque ?
Quand, pour la première fois, j'ai eu à mettre un ouvrage en scène, j'ai clairement perçu que la Reconstruire le milieu
besogne se divisait en deux parties distinctes : l'une toute matérielle, c'est-à-dire la constitution du
décor servant de milieu à l'action, le dessin et le groupement des personnages ; l'autre, immaté-
rielle, c'est-à-dire l'interprétation et le mouvement du dialogue8.
Entre ces deux «parties», Antoine opère un renversement copernicien : le processus ne
consiste plus à « mettre l'interprétation dans ses meubles », selon l'expression de Porel citée
dans la « Causerie... », mais au contraire à commencer par mettre en place une « partie maté-
rielle » considérablement réévaluée : « II m'a donc paru d'abord utile, indispensable, énonce
Antoine, de créer avec soin, et sans aucune préoccupation des événements qui devaient s'y
dérouler, le décor, le milieu. - Car c'est le milieu qui détermine les mouvements des person-
nages, et non les mouvements des personnages qui déterminent le milieu. »
2. En quelque sorte, un «avant-texte» des mises en scène d'Antoine, rédigé - ou prononcé - a posteriori (1903).
3. Emile Zola, Le Naturalisme au théâtre, Œuvres complètes, t. XI, Paris, Cercle du Livre précieux, 1968, p. 279.
4. Antoine, « Causerie sur la mise en scène », dans Jean-Pierre Sarrazac et Philippe Marcerou, Antoine, l'invention de
la mise en scène, Anthologie des textes d'André Antoine, Arles, Actes Sud-Papiers, « Parcours de théâtre », 1999, p. 108.
5. Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, traduit du russe par Daria Olivier, Paris, Gallimard,
«Bibliothèque des Idées», 1978, p. 472.
6. Jean-Pierre Sarrazac, «L'auteur de théâtre et le devenir scénique de son œuvre», Registres/4, Presses de la
Sorbonne Nouvelle, 1999.
7. Voir «La pantomime, théâtre en mineur», la thèse en cours d'Ariane Martinez sur le théâtre muet au tournant du
XXe siècle.
8. Antoine, dans Jean-Pierre Sarrazac et Philippe Marcerou, op. cit., p. 113.
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