INFORMATION JUIVE Novembre 2007 5
A LA UNE
vie américain ou dans la modernité telle
qu'elle se déploie en Amérique des
éléments qui ne sont pas aimables, alors
je suis le premier anti-américain de
France. Mais si par anti-américanisme on
entend ce qu'on entend de Drieu La
Rochelle, des fascistes des années 30, je
dis alors qu'il s'agit d'un des piliers et un
des ressorts du fascisme. Quand vous
observez tous les fascismes (le fascisme
brun, hitlérien ou mussolinien, celui des
Frères musulmans ou d'Albana) vous
constatez que la haine de l'Occident -
considéré comme l'asile de tous les stupres
et de tous les maux - était un des piliers
essentiels de cette doctrine.
Regardez Heidegger, immense
philosophe qu'il faut lire inlassablement,
idéologue nazi. Son vrai problème, ce qu'il
hait le plus parce qu'il le considère comme
l'ennemi de cette pensée poétique dont
l'Allemagne devrait être l'épicentre, c'est
la modernité américaine.
I.J : C'est à Durban, en septembre 2001, que
l'on a assisté à l'acte de naissance d'un anti-
sémitisme osant, à nouveau, s'exprimer à ciel
ouvert et planétaire. Ce fut - écrivez-vous - "un
moment de honte, de mépris et de faillite
morale"
BHL : Je consacre en effet quelques
pages de mon livre à cette affaire de
Durban. Quelques jours avant l'attaque
du World Trade Center, il y a là un
rassemblement d'ONG destiné en principe
à parler du racisme, de l'esclavage et de
l'oppression dans le monde. Or que voit-
on ? Il n'y est question que du conflit
israélo-palestinien. Tout se passe comme
s'il n'y avait aujourd'hui qu'une guerre et
une seule source d'oppression :
l'occupation par Israël des territoires
palestiniens.
On a fait des Palestiniens la victime
absolue. Tous les opprimés qui espéraient
que leur martyr allait être évoqué - les
rescapés rwandais, les victimes d'un
possible génocide annoncé au Burundi
entre autres - sont complètement passés
par pertes et profits. Ils n'existent plus dans
ce grand théâtre d'ombres. D'autre part,
on assiste là à une véritable "nazification"
d'Israël et des juifs en général avec ce
slogan parmi d'autres : "One Jew, one
bullet" (une balle pour chaque juif ). A
Durban a commencé de se faire
cette synthèse des trois atomes que
j'évoquais : la compétition des victimes,
l'anti-sionisme et le négationnisme.
I.J : Comment expliquez-vous que, soixante
ans après la Shoah, cet antisémitisme perdure
et qu'il atteigne parfois de bons esprits ?
BHL : Il a toujours atteint de bons
esprits. L'une des lectures les plus difficiles
pour un juif et, au-delà, pour un esprit
éclairé, c'est l'Histoire de l'antisémitisme
de Léon Poliakov. La seule fois de ma vie
où j'aurais pu frôler la dépression nerveuse
c'est quand j'ai découvert, à 25 ans, que
les écrivains que j'admirais le plus, ceux
qui m'avaient formé et qui m'avaient
donné le goût de la langue française,
avaient pu écrire de telles horreurs sur
moi ou sur les miens.
Comment cela marche ? La vraie chose
qu'il faut comprendre c'est que
l'antisémitisme ne se contente jamais de
dire : je hais les juifs. Il se fabrique
toujours un système de légitimation. Il se
donne de " bonnes raisons " de les haïr.
L'antisémite catholique dit : les juifs ont
tué le Christ. Ils sont responsables d'un
crime immense. Pour cette raison-là, ils
doivent être détestés. Voltaire, à l'époque
de l'antisémitisme des Lumières, dit
l'inverse : les juifs ne sont pas haïssables
en soi mais ils ont inventé le Christ. Ils
sont donc responsables de cette peste
qu'est le monothéisme. Et moi, au nom de
l'anti-cléricalisme et de " Ecrasons
l'infâme", je les déteste. Quant à
l'antisémitisme de gauche - à l'époque de
Jules Guesde ou de Drumont -, il dit : les
juifs sont des banquiers et des ploutocrates
et oppriment les humbles et les petits.
C'est le même phénomène auquel nous
assistons aujourd'hui. Ces bons esprits que
vous évoquez disent : nous n'avons rien
contre les juifs mais regardez Tzahal et
l'occupation des territoires. Prenez
l'exemple de José Bové, quand il rentre
d'un voyage en Israël, il y a trois ans, il
donne une interview à Oumma.com (le
site où s'exprime parfois Tariq Ramadan)
il décrit Israël comme un pays entouré de
miradors et comme une armée de
barbares.
I.J : Robert Wistrich a dit de l'antisémitisme
qu'il était " la plus longue haine ". N'y a-t-il pas
dans cette haine quelque chose d'irrationnel,
peut-être de mystique ?
BHL : Vous voulez sans doute dire
d'énigmatique. Je considère pour ma part
que cela a à voir avec le fait que les juifs
sont les porteurs de la loi. Ce à quoi on en
veut, à la fin des fins, c'est à ce corps du
judaïsme : la loi, la haine de l'idolâtrie,
l'empêchement d'idolâtrer en rond.
L'humanité veut être idolâtre, elle veut
adorer l'Histoire, les idoles de fer et de
sang et elle trouve, en travers de sa route,
les juifs. C'est ce que dit Hegel : il y a ce
petit peuple qui me fiche en l'air mon
système dialectique et détruit ma
théodicée. Il y a un peuple qui résiste et
ne veut pas disparaître. Il continue
d'exister à l'abri de ses barrières invisibles
Emmanuel Levinas
La vraie chose qu'il faut comprendre
c'est que l'antisémitisme ne se contente
jamais de dire : je hais les juifs.
Il se fabrique un système de légitimation.