Sur la possibilité d`une philosophie critique de l`histoire de la

PHILOSOPHIE CRITIQUE DE L’HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
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Sur la possibilité d’une philosophie critique
de l’histoire de la philosophie.
par Charles Ramond
Les 2 et 3 février 1995, l’Université de Bordeaux-III accueillait
deux journées d’études sur Kant et la Pensée Moderne. Le présent volume
rassemble les textes des communications alors prononcées, devant un
auditoire particulièrement nombreux et attentif
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. Il s’agissait, sous le nom
d’Alternatives Critiques, de présenter la philosophie de Kant, non pas
directement, mais à travers une série de débats, ou de discussions, propres à
l’époque moderne ; de montrer comment, par la chaleur des confrontations,
par le bougé des interprétations, la philosophie critique continue à vivre dans
son histoire, alors même qu’elle s’établit dans un rapport nouveau avec
l’histoire de la philosophie.
Après l’ouverture du colloque par Catherine LARRERE,
Directrice du Département de Philosophie, François CALORI confrontait,
pour commencer, Kant et Heidegger sur "la question du respect". Heidegger
soutient, dans Etre et Temps, que "l’interprétation ontologique fondamentale
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Nous tenons à remercier Jocelyn Benoist, Maître de Conférences à l’Université de
Rennes-I, qui a participé de façon décisive à l’organisation de ces journées ; et Jean Terrel,
Professeur à L’Université Michel de Montaigne Bordeaux-III, pour avoir accepté de publier
ces Actes dans la collection "Histoire des Pensées", qu’il dirige aux Presses Universitaires
de Bordeaux.
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de l’affectif en général n’a pratiquement pas réussi à accomplir de progrès
notables depuis Aristote". Le "respect" kantien, sentiment paradoxalement
dé-psychologisé, désaffectivé, semblant fournir un contre-exemple, on voit
donc logiquement Heidegger l’exposer de façon critique. Les passages
consacrés explicitement par Heidegger à cette question sont alors présentés et
analysés par François Calori, et mis en rapport avec les textes de la
controverse qui opposa, en 1929, à Davos, en Suisse, Cassirer à Heidegger,
dans le but de montrer la pertinence profonde de la lecture Heideggerienne de
la Critique de la Raison Pratique, malgré d’apparentes distorsions ; mais
aussi comment on peut trouver chez Kant, dans les analyses du Beau de la
Critique de la Faculté de Juger, une manière de réponse à la critique adressée
par Heidegger au Respect : à savoir, l’élaboration d’une "sensibilipure au
niveau du sentiment", qui permettrait de comprendre "la véritable nature de
ce dernier, sa puissance de manifestation, sa possible signification
métaphysique et le sens de la subjectivité qu’il engage" -une histoire idéale
de la pensée de Kant, c’est-à-dire la mise en place progressive d’une
architectonique, se révélant ainsi pouvoir éclairer un point de
l’historiographie réelle.
La communication de Jean-Marie BEYSSADE poursuivait, à
l’occasion de la présentation et de l’analyse de "La Critique kantienne du
cogito de Descartes", cette méditation sur la possibilité d’une plurali
d’histoires de la philosophie. Kant ne serait pas "un historien de la
philosophie au sens que nous donnons aujourd’hui à l’expression" : il aurait
"une autre exactitude" que la nôtre. Jean-Marie Beyssade montre alors que, si
un peu de connaissance en histoire de la philosophie nous fait trouver chez
Kant des contresens sur Berkeley ou sur Descartes, beaucoup de
connaissance en histoire de la philosophie nous permet d’apprécier son
exactitude réelle, dans telle crypto-citation de la Siris, ou telle référence à la
physiologie de Descartes, transmise jusqu’à lui par Wolff ou par Baumgarten.
Ce renversement de la croyance à une prétendue "inexactitude" des positions
kantiennes prépare la thèse selon laquelle la "déconstruction" kantienne du
cogito, dans la Déduction Transcendantale, pourrait se lire comme une
"résurgence" du cogito des deux premières Méditations, "antérieur à toute
psychologie aussi bien rationnelle qu’empirique". Le moment de la
méconnaissance se révélant celui même de la possibilité de la compréhension
la plus intime et la plus exacte, Kant aurait pu ainsi "répéter, sans le connaître
et donc sans le reconnaître" et "au moment même il le rejette", le
"mouvement initial" de la pensée de Descartes, comme le révèle une analyse
très précise du texte. La thèse d’une histoire de la philosophie plurielle
débouche ainsi sur la thèse d’une histoire de la philosophie inverse. Bien loin
de croire que Kant, de quelque manière, ait pu "être cartésien", "formule qui
n’aurait ni grand sens ni grande portée", la critique kantienne "d’un
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cartésianisme qui n’est pas ou pas tout le cartésianisme de Descartes"
pourrait "nous aider à dégager un autre Descartes que Kant a méconnu, un
autre cartésianisme qui éclaire Kant lui-même". Dans cette progression et
cette régression simultanées du temps de l’histoire de la pensée, on
reconnaîtra peut-être, plus encore que la thèse bergsonienne sur la nature
rétrograde du vrai, ou que la disqualification anticipative d’une histoire
dialectique de la pensée
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, une version dynamique et cyclique de la
philosophia perennis, dans laquelle les contresens des philosophes sur
d’autres philosophes relèveraient toujours en dernière analyse, comme le
suggérait déjà Spinoza, du malentendu.
Michel MALHERBE, cependant, prenait résolument une attitude
opposée, et provoquait son auditoire en déclarant d’entrée "empiriquement
fausse" l’analytique du sublime de la Critique de la Faculté de Juger. Saine
et utile provocation : car elle permettait à chacun, mesurant à quel point les
termes de "vérité" et de "fausseté" le choquaient, de mesurer aussi à quel
point l’histoire de la philosophie risquait de l’éloigner de la philosophie
même. Il ne s’agissait évidemment pas, malgré les menaces de l’introduction,
d’opposer un "sentiment" individuel, particulier, à la "cohérence" des textes
kantiens, mais de montrer, par une étude précise des textes de Kant et de
Burke, comment il existe, dans le sublime, un "sentiment" irréductible, sur
lequel précisément achoppent les thèses kantiennes : non pas, donc, opposer
un sentiment, mais le sentiment, à la philosophie de Kant. Michel Malherbe,
pour cela, rappelait d’abord la nature hautement paradoxale, pour ne pas dire
contradictoire, de la notion de "sublime" chez Kant. Le passage du beau au
sublime est en même temps passage de la question de la "représentation" à la
question de la "présentation" : mais cette présentation est présentation de
"l’informe", "de sorte que l’unique véritable objet sublime est la nature elle-
même" ; mais, comme il est évident que la nature ne se présente jamais à moi
dans sa totalité, le sublime est le paradoxe d’une présentation
intrinsèquement impossible : "la perception du sublime de la nature est la
perception d’une présence impossible dans la nature". Kant tient alors un
double discours sur le sublime : "moral" (il "révèle la destination morale de
l’humanité") ou "vital" ("retrait vécu du sujet devant l’ampleur ou l’intensité
de la présence obscure de la nature, retrait suivi d’un épanchement des forces
vitales"),dans les deux cas, il y a un "reste" que "n’assimile pas le jugement
réfléchissant" : ce reste, c’est "la passivité de notre présence au monde". Le
mérite de Burke serait d’avoir soutenu que la présentation de l’informe ou de
l’immense demeure cependant possible dans cette horizontalité de la
contingence (par divagation du regard), et ne requiert donc pas la verticalité
d’une "destination" ; finalement, loin de nous enfler jusqu’au supra-sensible,
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Comme la propose par exemple Pierre Macherey dans son excellent Hegel ou
Spinoza.
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le sublime en sa vérité serait le sentiment du rétrécissement de notre moi
devant la nature, parce qu’irréductiblement "dans" la nature, ce que tentent
vainement d’oublier l’orgueilleux "roseau pensant" -ou la grenouille de la
fable. L’histoire de la philosophie conduit ici, comme on voit, à des
regroupements inattendus (le criticisme se voyant par exemple taxé de la
"démesure" qu’il entendait dénoncer chez les dogmatiques), et à des prises de
position particulièrement tranchées ; mais la provocation rhétorique initiale
débouchant en cela sur une provocation théorique, c’est-à-dire sur une
provocation à penser, l’histoire de la philosophie nous avait bel et bien
ramenés à la philosophie.
Qu’il y ait ainsi parenté profonde, bien plus qu’opposition, entre
la philosophie et son histoire, en ce que l’une comme l’autre auraient pour
tâche de "découper" correctement un certain objet (la réalité et la philosophie,
respectivement), Christophe BOURIAU le montrait encore, dans son expo
sur "la fonction de la sensibilité chez Descartes et Kant". L’"hypothèse d’un
Descartes critique" a été sans doute "soutenue par plusieurs grands historiens
de la philosophie", comme Natorp ou Cassirer ; mais elle ne peut que
demeurer "paradoxale", dans la mesure où Kant lui-même prend soin de
combattre les plus éclatantes thèses cartésiennes, au premier rang desquelles,
bien r, la preuve a priori de l’existence de Dieu, semblant ainsi rejeter
Descartes, dans la Critique de la Raison Pure, du du dogmatisme. La
justification de l’hypothèse opposée d’un "Descartes critique" consistait alors
à montrer que, d’une part, les thèses cartésiennes sur la sensibili
"anticipent" plusieurs thèmes de la première Critique ; et que, d’autre part, la
philosophie de Descartes "demeure marquée de finitude", et "ne se départit
jamais d’une conscience des limites de la raison humaine" : l’infini, donc,
plutôt que la totalité -Alquié ou Marion plutôt que Gueroult. La
démonstration rencontrait cependant ici une difficulté de méthode tout à fait
particulière : dans le repérage de "rapprochements", de "voisinages",
d’"esquisses", ou d’"anticipations" en effet, le succès est en lui-même suspect
: car, par principe, il est impossible d’aller jusqu’à la similitude parfaite entre
deux philosophies. Toute "ressemblance" se voit donc nécessairement
nuancée d’une "différence", tout "rapprochement" est compensé par une
"séparation", toute hypothèse d’"anticipation" est à manier avec prudence :
tant il est difficile de conjuguer proximité et originalité de deux philosophies.
C’est là le problème bien connu des "sources" ou des "influences" :
Christophe Bouriau montre par exemple comment Descartes "a pu exercer
une certaine influence sur la doctrine kantienne de la sensation par
l’intermédiaire de Christian Crusius", qui aurait pu ainsi "contribuer à
détacher Kant de l’école wolffienne" ; mais, quand bien même on pourrait
être absolument catégorique sur l’existence d’une telle "influence", la
question n’en aurait pas été nécessairement éclaircie : qu’est exactement, en
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effet, une "influence" ? L’historien de la philosophie, qui tente de légitimer
des reclassements nouveaux sur l’ensemble discret des doctrines, voit ainsi
fuir devant lui de façon déconcertante, à mesure qu’il avance, l’horizon de
l’objectivi -comparaison n’est pas raison-, à moins qu’il ne décide, à la
manière de Jules Vuillemin justement évoqué par Christophe Bouriau, de
forcer les regroupements à partir d’un problème toujours arbitrairement
choisi. Redécoupage ou forçage, la violence théorique nécessaire au
sugissement de la vérité, dans la philosophie comme dans son histoire,
désignait ainsi, de façon insistante, la place du sujet dans la constitution
même de l’objectivité.
La question des similitudes objectives était d’ailleurs au coeur de
l’exposé de Geneviève BRYKMAN, sur "Kant, Berkeley, et la ‘méthode
sceptique’". Le criticisme fut d’abord présenté, dans la fameuse recension de
Garve, comme une forme d’idéalisme, de type berkeleyen. La réaction de
Kant, comme on sait, fut très vive : surtout, les remaniements de la Critique
de la Raison Pure, de la première édition à la seconde, et le contenu même
des Prolégomènes, montrent une volonté de minimiser l’influence de
Berkeley en insistant sur celle de Hume. Mais Kant ne se contente pas de
réécrire l’histoire de ses pensées, il disqualifie par avance toute recherche de
"ressemblances" entre sa philosophie et celle de Berkeley : "on peut
difficilement faillir à trouver", écrit-il ainsi, "pour une opinion nouvelle, une
opinion ancienne qui ait avec elle quelque ressemblance". La possibilité
même d’une histoire de la philosophie "objective" se voit ainsi récusée
d’avance : seule sera pertinente, aux yeux de Kant, une histoire de la raison
faite d’un point de vue critique. Si l’histoire de la philosophie est comme le
"miroir" (pour reprendre la métaphore que Kant emprunte lui-même sans
doute à Collier
3
) de la raison humaine, seul le miroir "critique" en offrira une
image correcte. Le miroir étant généralement et spontanément considéré
comme l’exemple même d’une reproduction fidèle, la critique kantienne
revient donc à remettre en question, de droit, la notion même de similitude ou
de ressemblance objectives. La légitimation des hypothèses, en histoire de la
philosophie, en devient immédiatement problématique. Geneviève Brykman,
ainsi, montre d’abord d’incontestables "analogies" ou "ressemblances" entre
certaines argumentations, chez Kant et chez Berkeley, des "anticipations",
3
"Sans doute", c’est-à-dire "probablement" ; car cette image se trouve déjà chez
Spinoza (lettre II à Oldenburg), qui lui-même fait "probablement" férence, chez Bacon,
au Novum Organum I, 41 (pour reprendre les termes de la récente traduction anglaise des
Lettres de Spinoza, par Samuel Shirley, avec introduction et notes de Steven Barbone, Lee
Rice, et Jacob Adler, chez Hackett Publishing Company, en 1995, à Indianapolis, USA :
p. 63 n. 7 : "the reference is probably to" etc [nous soulignons]) ; "probablement", donc,
car l’idée de comparer la raison à un miroir, soit de l’univers, soit d’elle-même, peut venir,
nous semble-t-il, indépendamment de telle ou telle lecture précise.
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