Article publié dans La Croix du 5 mars 1999, p.23.
« Responsable mais pas coupable »
Marie-Jo Thiel
La formule de Georgina Dufoix ne manque certes pas de faire choc, mais
elle se révèle ambiguë pour au moins trois raisons: la multiplicité des
significations possibles de l'adjectif « responsable »; ensuite, un certain
émoussement de la culpabilité individuelle en lien avec la socialisation du risque;
enfin un manque de distinction claire entre le moral et le juridique. Je chercherai
ici, non à me faire juge des faits reprochés à Georgina Dufoix, mais simplement
à examiner si cette formule peut, du point de vue de l'éthique, garder quelque
pertinence.
Tout d’abord, la notion de responsabilité s’avère fort complexe, et même
paradoxale. Elle désigne à la fois un présupposé de l’action et une tâche. Elle
invite à un engagement individuel, mais s’élargit au domaine collectif. En effet,
quand l'éthique commande : « Deviens plus humain », elle s'adresse à un sujet
(déjà) responsable pour l'enjoindre de le devenir encore davantage, et ce en
solidarité avec autrui. Par ex., lorsque j'accepte de prendre en charge l'éducation
d’un groupe de jeunes, cela montre non seulement que je possède un certain sens
de la responsabilité, mais que d’autres personnes, dans la mesure où elles me
confient cette mission, partagent quelque chose de ma responsabilité. Celle-ci se
construit toujours sur et à partir d'un minimum d'estime et de confiance
mutuelles, même si elle implique une imputabilité personnelle, morale ou/et
judiciaire, qui peut parfois donner lieu à une inculpation.
Dire de quelqu’un qu’il est responsable peut donc être une façon
d’affirmer qu’il exerce de façon juste les devoirs de sollicitude envers autrui et
lui-même, de bonne régulation de ses pouvoirs sur le cosmos, et s’il est croyant,
de " glorification " de Dieu. Mais ce peut aussi être une manière de crier haut et
fort que telle action lui est imputable ; auquel cas, si cette action est nuisible, le
mot " responsable " devient synonyme de coupable : le responsable d'un accident
est aussi le coupable (du moins sur le plan pénal).
L’exercice de la responsabilité considère l'être humain comme porteur de
riches et multiples potentialités ; mais il prend aussi résolument acte des limites
de toute personne et même de ses connivences avec le mal. Il répond du
périssable et du fragile, car c'est bien sur ce terrain-là qu'il lui faut rendre des
comptes. Si l'homme était tout puissant, s'il ne pouvait pas commettre du mal, il
n'y aurait pas lieu de parler de responsabilité. Si cette notion nous touche tant,
c’est qu’elle jette indirectement une lumière crue sur notre fragilité. Or le
discours social dominant ne pousse guère à reconnaître nos points de
vulnérabilité !
Etre responsable, c'est prendre en charge une part de fragilité et en
répondre par un agir adéquat. C’est aussi répondre de ses faits et gestes, et en
répondre devant autrui, éventuellement devant une instance juridique; c’est
répondre devant sa conscience, ou encore devant Dieu. C’est encore répondre
pour... par ex. un service hospitalier dont on a la charge, des mineurs dont on a la
tutelle; enfin, c’est parfois répondre avec autrui; et, de toutes façons, répondre
avec la totalité de ce que l’on est et a été.
On assiste ainsi dans notre société à des engagements dignes
d’admiration, en particulier vis-à-vis des exclus, des marginaux, des malades...
Certains exercent même leur responsabilité d’homme, de femme, jusqu’à risquer
leur vie. Et pourtant, simultanément, la responsabilité reçoit aussi bien des coups
de boutoir. Trop de contemporains passent sous silence la fragilité humaine,
donnant à croire que celle-ci peut et doit à terme être vaincue (par ex. par la
médecine) voire éliminée (avortement, euthanasie...). D’autres invitent au nom
d’une autonomie confondue avec une autarcie orgueilleuse à « jouir sans
entraves », à maîtriser le monde sans limites... De telles distorsions du lien social
provoquent d’autant plus de ravages qu’elles s’accompagnent parfois d’une
certaine dissolution de la culpabilité personnelle, notamment sous l’influence
d’une socialisation de la gestion des risques. En effet, les réparations collectives,
le développement de l’assurance tout risque, la notion de « risques partagés »
ouvrent certes à l’entraide sociale, mais s’accompagnent aussi d’un déclin de la
responsabilité individuelle.
Enfin, on assiste à une confusion de plus en plus fréquente entre les
domaines moral et juridique. Ce qui ne clarifie ni le travail du discernement
éthique ni celui de la justice. En réalité, on peut être responsable et coupable
devant le droit, et responsable et non coupable devant la morale: quand sous
l’effet de la tempête une tuile tombe du toit et blesse un passant, le propriétaire
est juridiquement responsable et le plus souvent moralement innocent. On peut
aussi tenu quitte par le droit, mais être responsable et coupable du point de vue
moral, par ex. en refusant, par dédain, de rendre visite à un parent hospitalisé. On
peut encore être responsable et coupable, et devant le droit et devant la morale
(pour un assassinat par ex.). Bien plus, on peut parfois être amené, au nom de la
responsabilité morale, à transgresser soit la lettre d’une loi juste pour mieux en
appliquer l’esprit, soit le contenu d’une loi injuste (cf. loi antisémite du régime
de Vichy).
Bref, la responsabilité est parfois lourde à porter. Mais c’est elle qui fait la
grandeur de l'homme, car par elle il ose répondre de sa petitesse. La vraie
responsabilité, celle qui fortifie l’humanité, est celle qui assume sa fragilité.
Marie-Jo Thiel
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