Shakespeare

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Dossier pédagogique :
TWELFTH NIGHT – LA NUIT DES ROIS,
OU CE QU’ON VOUDRA
de William Shakespeare
Une production e collectif / utopia
Coproduction Théâtre Alchimic
Mise en scène & traduction originale d’Eric Devanthéry
Interprétation : (la distribution des double-rôles est encore en cours)
Pierre Banderet, Adrian Filip, Xavier Loira, Florian Sapey, Bartek Sozanski
Lumières & scénographie : Philippe Maeder
Costumes : Valentine Savary
Au Théâtre Alchimic du 1 au 20 décembre 2015
Avenue Industrielle 10, 1227 Carouge
Avec le soutien de la Ville de Genève, de la Loterie romande
Contact : Eva Kiraly – [email protected] – 076 382 20 82
RÉSUMÉ
BUT THAT’S ALL ONE, OUR PLAY IS DONE
AND WE’LL STRIVE TO PLEASE YOU EVERYDAY
Mais c’est égal, notre pièce est finie
Et on espère vous plaire toujours
Une tempête provoque le naufrage d'un navire venant de Messine qui transporte Viola et son
jumeau Sebastian. Les deux jeunes gens survivent au naufrage mais échouent à deux endroits
différents de la côte d’Illyrie, chacun croyant qu'il a perdu son jumeau. N'étant plus sous la
protection de son frère, Viola se déguise en homme et se présente à la cour d’Orsino sous le
nom de Césario. Le duc lui offre de devenir son page et la charge de plaider sa cause auprès
d’Olivia. Cette ambassade ne plaît guère à Viola, secrètement amoureuse du duc, mais ravit
Olivia qui est immédiatement séduite par cet homme. Arrive Sebastian dont l'extraordinaire
ressemblance avec Césario trompe Olivia. Après une série de quiproquos auxquels participent
un quatuor de comiques, Sir Toby, Sir Andrew, le Clown Feste et Maria, Viola révèle sa
véritable identité. Elle épouse le duc, Sebastian épouse Olivia, et Maria épouse Sir Toby...
ALL WELL THAT ENDS WELL !
Tout est bien qui finit bien !
Les personnages d’Olivia et de Viola travestie en Césario, dans la production de La nuit des rois (1968).
Photographie d’André LeCoz, tirée de l’article de Robert Ayre, « Pellan versus the Bard », Canadian Art, vol. 3,
n° 4, juillet 1946, p. 162-165.
LE THÉÂTRE ET SES DOUBLES, NOTES POUR LE JEU
IF MUSIC BE THE FOOD OF LOVE, PLAY
Si la musique est nourriture d'amour, joue(z)
Twelfth Night commence par un si… manière d'instaurer un climat poétique propre à favoriser
l'exploration de ce que pourrait être l’amour – exploration par la comédie et les jeux de rôles.
Mais ce si initial souligne aussi d'entrée de je(u) la frontière ténue entre affirmation et
négation, entre appétit et nausée. Une entrée de jeu où Shakespeare donne à entendre à la fois
la plénitude d'un amour « immense comme la mer » et son vide que rien ne peut combler,
plaisir et déplaisir qu'une seule minute – un naufrage – sépare. C’est ce rapport au sentiment
amoureux que je veux explorer en proposant cette distribution exclusivement masculine. Je
veux que nous nous appropriions ce si à notre tour. Et si un homme jouait une femme qui joue
un homme… vertiges de l’interprétation.
Twelfth night, mise en scène Tim Caroll, Shakespeare’s Globe 2012
Réouverture du Globe Theatre Londres, avec une distribution masculine.
INTERPRETATION ET MOT DE L‘AUTEUR
SO FULL OF SHAPES IS FANCY
THAT IT ALONE IS HIGH FANTASTICAL
Si plein de formes est le fanstasme
Qu'il est fantasmatique au suprême degré
Le sous-titre énigmatique de la comédie, ce qu’on voudra, sonne comme une formidable
promesse de subversion et de mascarades que notre « très élisabéthaine » distribution
prolongera. Car on ne peut pas croire que le titre ne cacherait que le raffinement d'une de ces
romances où l'on assiste à la rencontre entre de jeunes gens que tout – âge, naissance, fortune
– voue l'un à l'autre.
Le début de la pièce pourrait pourtant nous laisser croire qu'il ne s'agit que de cela, une
comédie aristocratique. Tout nous porte à croire qu'un simple délai dû au deuil d'Olivia vient
différer la rencontre avec Orsino, mais qu'elle aura lieu. Et elle aura lieu, mais nous attendrons
cinq actes ! Orsino, comme il se doit, a passé les quatre actes de la comédie à entretenir une
cour d'amour ponctuée de refus cruels. « Retourne auprès de cette reine de cruauté »,
demande-t-il à Césario. Son attente, il l'a trompée en écoutant narrer ou chanter l'amour triste.
Feste, le clown–le bouffon, capable d'entonner les airs les plus lestes et les canons les plus
tonitruants quand il est auprès de Sir Toby et Sir Andrew, chante pour Orsino la complainte la
plus désolée de son répertoire où la mort est donnée par « la plus cruelle des beautés ». Tandis
que Viola conte une tragédie du néant, l'histoire d'une soeur qui « languit de tristesse ». Une
complicité imprévue avec le jeune page envoyé par le hasard des tempêtes a bien donné à
Orsino l'occasion d'explorer d'autres notions de psychologie amoureuse, toutes aussi
traditionnelles d'ailleurs, celles que l’on échange « entre hommes », avertis par des siècles de
misogynie. Face à la constance réclamée par l'amour courtois, que dire de l'inconstance et des
fragilités du coeur féminin, demande-t-il, prenant le page Césario qui est un homme joué par
une femme jouée par un homme, c'est-à-dire Viola (sa future épouse) à témoin ?
Qu'espérer des humeurs qu'on prête aux amants, « instables et versatiles » et qu'il a reconnues
pour siennes en écoutant la musique qu'il aime, confie-t-il encore à ce même page qui,
décidément, saura tout de « son âme secrète » ? Mais il pourra s'extasier enfin naïvement au
début de l'acte V, ses vœux seront comblés : « Voici venir la comtesse : maintenant le ciel
marche sur la terre ».
Mais le paradis espéré se révèlera un enfer, ce qui s'annonçait comme le dénouement
attendu d'une comédie sentimentale tournera à la tragédie.
L'amant idéal se découvre deux fois trompé : Olivia, la « dame » qui est un homme qui est une
femme (!) de la tradition courtoise aurait dû, si elle aimait jamais, n'aimer que lui. Voici
qu'elle appelle maintenant du nom d'époux qui lui revient son page préféré, Césario. Page
ingénu qu'il découvre libertin après avoir mis en lui toute sa confiance. Des amants
s'aimaient donc, mais pas ceux que l'on attendait.
La subversion sera plus radicale encore. Olivia, cette femme jouée par un homme qui tombe
amoureuse à contresens de la tradition admise, ne s'est-elle pas de surcroît déclarée
doublement contre nature ? On le voit, Shakespeare est bel et bien notre contemporain.
D'abord, Olivia avoue ses sentiments avant même que l'amant n'ait déclaré son désir, ce qui
devrait « clouer son honneur au pilori ». Mais surtout, en découvrant le trouble de ses sens en
présence d'un beau jeune homme dont les perfections, « subtiles et invisibles », sont venues «
se glisser dans ses yeux », certes, mais qui n'en est pas moins une femme (dans la pièce !),
Viola sous les traits de Césario. Orsino lui-même, qui s'apprêtait au pire, au sacrifice de
l'agneau, n'avait-il pas révélé au passage que, dans son honneur outragé, il s'était plus
préoccupé de son page, « ce mignon que j'adore », que de la dame de ses pensées ? Quant à ce
séducteur, Césario, sommé de choisir entre l'épouse et le maître, ne le voit-on pas opter pour
Orsino, doublement du même sexe que lui ?
Je veux me jouer de ces paradoxes en cherchant la complicité amusée avec un public
conscient de ces Jeux de l'Amour et du Hasard ! J’espère susciter la rencontre entre ce
prodigieux poète baroque et le public, dans une cascade de jeu(x) où tout n'est que
mouvement et déséquilibre entre être et paraître et maîtrise du jeu des apparences.
Parce que cela nous permettra de révéler notre rapport à l’autre, à nos conventions et nos
carcans sociaux.
DISGUISE, I SEE THOU ART A WICKEDNESS
Déguisement, je vois ta perversion
Quand Shakespeare fait jouer Twelfth Night en 1601 ou 1602, il a depuis longtemps
accoutumé son public à ces agaceries infligées aux amants à leur insu alors même qu'ils se
croient les plus conformes au modèle idéal qu'ils se sont imposé de suivre. Depuis longtemps,
les spectateurs sont les complices amusés de ces égarements, comme dans Le Songe d'une nuit
d'été, La Comédie des erreurs ou encore Comme il vous plaira. Au cinquième acte,
Shakespeare joue avec la candeur de ses personnages comme il joue avec notre attente d'une
fin de comédie conforme aux bonnes moeurs. Il faudra l'une de ces coïncidences appelées à
juste titre « coups de théâtre » – c'est bien le moins qu'on puisse attendre sur une scène –
pour sauver ce dernier acte d'un dénouement fâcheux, voire scandaleux.
Tout sera finalement remis à l'endroit, mais non sans une dernière surprise « renversante »
pour les personnages en scène, et un dernier moment de complicité avec le public fasciné
jusqu'au bout par le jeu avec l'instabilité des apparences et les dévoiements de l'illusion
comique que produiront les comédiens.
I AM NOT WHAT I PLAY
Êtes-vous comédien ?
Olivia pose la question avec pertinence à l'acte I, intriguée par ce Césario qui récite si bien
son compliment de la part de son maître : « Êtes-vous comédien ? » Mais la réponse cryptique
de Viola ne l'a pas davantage éclairée : « Je jure que je ne suis pas ce que je joue ». A la fin,
avec pertinence encore, mais à son insu, Olivia reproche à Viola la peur « qui te fait étrangler
ta véritable identité » ! Et voilà que dans cette intrigue sentimentale qui tourne à l'aigre
réapparaissent à point nommé les personnages de la farce qu'on allait oublier. Sir Toby, Sir
Andrew, bouffons qui ne sont pas nommés comme tels mais qui en ont tous les traits. Non
que leur entrée dénoue quoi que ce soit : ils désignent encore ce même Césario- Viola qu'on
vient de décrire blanc de peur comme le « diable incarnationné » et qui leur aurait fendu le
crâne. On avance toujours plus loin, de quiproquo en quiproquo. Par cet épisode à la fois
burlesque et sanglant, en rupture de ton radicale avec la tragédie de la jalousie froide qui vient
de se jouer, Shakespeare accapare tout son monde à nouveau, personnages et public. Tous
pensaient avoir assisté au pire des dénouements, la séparation pour jamais d'Orsino et de
Viola. Viola elle-même nous y avait préparés par le récit fictif des malheurs d'une « soeur »,
autre mirage d'elle-même. La confusion des propos, le bégaiement grotesque d'un Sir Andrew,
l'ébriété querelleuse de Sir Toby, réclament toute notre attention pour tenter de trouver un
sens au non-sens et l'esquisse d'un dénouement dans ce qui semble porter le désordre à son
comble. C'est pourtant grâce à ce désordre ultime que Shakespeare peut rétablir l’ordre, et
remettre à l'endroit tout ce monde à l'envers. À l'instar du bouffon qui retournait le langage
sur lui-même, nous retournerons une dernière fois notre dénouement. C’est une comédie où «
rien n'est de ce qui est » – on nous le répète assez par l'intermédiaire du sage paradoxal qu'est
Feste le fou – tout à coup, d'un « rien », le désordre s'ordonne, la mystification se démystifie,
l'apparence révèle l'être du paraître. Viola avait pu voir dans sa troublante image au miroir
à la fois son double Césario et la survie de l'être singulier, radicalement autre, qu'avait été
Sebastian, désormais noyé, croyait-elle. Par une de ces énigmes comme on les pratique alors,
Viola ne pouvant être elle même, avait avoué être double : « Je suis toutes les filles de mon
père, tous mes frères aussi ». C'est au tour de Sebastian, à l'acte V, de découvrir en Césario un
autre lui-même inconnu, et de subir une mystification à laquelle il a, si souvent dans la pièce,
oeuvré à son insu : « Est-ce moi qui suis là ? » se demande-t-il, ou est-ce « ce don divin d'être
ici et partout ? ». Déjà, traité de « tendre ami » par une femme qu'il n'avait jamais vue et qui
l'entraînait dans sa maison, il s'était demandé : « Ou c'est moi qui suis fou, ou ceci est un
rêve », souhaitant « dormir encore » pour prolonger l'aubaine. Et à peine avait-il eu le temps
de soumettre ce « prodige » au doute méthodique qu'il se retrouvait devant le prêtre et marié,
jurant d'être « fidèle à tout jamais » sans en savoir plus long sur son rêve.
ONE FACE, ONE VOICE, ONE HABIT AND TWO PERSONS :
A NATURAL PERSPECTIVE, THAT IS AND IS NOT.
Un visage, une voix, un habit, et deux personnes :
Comme dans une illusion optique où ce qui est n'est pas !
Point de mécanisme complexe, de poulies, de treuils et d'artifices coûteux, comme on
commence à en voir dans les « théâtres à machines » venus d'Italie ou de France, pour en
venir à un dénouement qui tient en effet du coup de théâtre « merveilleux ». Point de décors
qui basculent, de rideaux de scène qui pivotent comme on en surcharge déjà les scènes pour «
étonner » et « séduire ». Seulement un « rond de bois » comme Shakespeare a décrit la scène
de son théâtre dans Henry V, et des mots, comme l'impose encore la tradition du théâtre
ouvert qu'est la scène élisabéthaine, avec ses spectateurs dont il faut stimuler l'imaginaire
poétique faute de leur montrer des décors puisqu'ils cernent la scène sur trois côtés. Nous
aussi, nous nous contenterons de portes qui forment une palissade en arc-de-cercle, et –
littéralement – de rideaux de fumée. Six comédiens joueront tous les rôles, à savoir deux
rôles chacun. Les paroles fuseront, le rythme de la comédie sera soutenu, les jeux de mots
fleuriront dans ma nouvelle traduction.
Rien n'est de ce qui est
Pour créer l'étonnement d'une apparition « merveilleuse » qui résout toutes les perplexités
créées par les intrigues de sa comédie, Shakespeare a utilisé les moyens que lui donne son
théâtre : un plateau de scène et des mots. Nous utiliserons les mêmes moyens, centenaires !
Il lui fallait remplir le vide du lieu scénique par un spectacle de farce, au sens propre, « farcir
» la scène de bruits et de fureur pour distraire l'attention des personnages et du public, tandis
qu'il redistribuait l'espace de la scène, le recentrait pour son effet dernier, celui qui allait tout
dénouer pour de bon. Et il s'en remet au réel, l'apparition de Sebastian en scène enfin aux
côtés de « Césario », dans le même costume, pour se jouer de l'illusion du double et en
dévoiler tous les pièges. Car ce « coup de théâtre » si peu « théâtral », l'entrée discrète de
Sebastian, révèle de façon éclatante la source de toutes les méprises : un simple costume de
théâtre a suffi pour créer des jumeaux parfaits, et les confusions qu'ils entraînent. Et ce
costume va bientôt s'en retourner, vidé de toute identité, dans nos malles à accessoires,
puisque le duc enfin reçoit pour épouse Viola qu'il veut « voir dans ses habits de femme ». Le
temps d'une comédie, un simple costume aura créé de toute pièce un « Césario » qui « était et
n'était pas », faute de pouvoir paraître ce qu'il aurait dû être, la jeune femme Viola, qui n’est
autre qu’un comédien, ici Florian Sapey et son double, Sebastian, Xavier Loira. « Vous
pensez juste, avait répondu Viola à une remarque d'Olivia, je ne suis pas ce que je suis ».
De celle qui souhaitait sous cet habit d'eunuque n'être rien pour personne, un simple
déguisement avait fait un monstre indéterminé, pour des aventures vouées au néant : « En
tant que je suis homme mon amour pour mon maître est voué au désespoir. En tant que
je suis femme (alors hélas !) quels vains soupirs exhalera la pauvre Olivia ! ». N'est-ce
pas justement le sort du comédien que d'être et ne pas être tout à la fois, sous ses costumes
d'emprunt, d'accepter de n'être personne, eunuque et muet sur lui-même, s'il veut endosser de
façon crédible ce masque pour la scène ? Mais que dire encore d'un costume qui, dans le
contexte du théâtre élisabéthain, où les rôles de femmes étaient tenus par de jeunes garçons
impubères, et où, dans notre mise en scène aussi, ce costume ne peut être revêtu que par un
comédien qui « serait et ne serait pas une femme » sinon par l'illusion des mots qui le
décriraient comme tel ? Nous suivrons donc Shakespeare pas à pas, lui qui, en créant ce
dénouement « merveilleux » sans les moyens coûteux du merveilleux de théâtre, suscite aussi
l'émerveillement devant la maîtrise de son art : confier au seul art du théâtre et du jeu des
comédiens le soin de « mettre en scène » la résolution de l'intrigue. S'en remettre à
l'illusion théâtrale pour mettre fin à une énigme de l'illusion.
Une simple illusion d’optique, c’est notre rideau de fumée
Nous réclamerons du public toute l'attention d'un imaginaire en éveil. Pour la sensibilité
baroque qui aimait percevoir le monde en mouvement, l'optique fournissait des jeux
complexes de miroirs qui métamorphosaient les formes, jouaient des points de vue et des
distances pour créer des chimères qu'un simple déplacement dans l'espace restaurait dans leurs
formes premières. Ici, pour notre sensibilité, accoutumée à la saturation d’images de toutes
sortes, de « simples » jeux de lumière et de fumées participeront de ces déformations, des
faux-semblants des personnages. Ce qui aura été apparence d'unité se dédoublera, effaçant
dans une méprise dernière – « Un visage, une voix, un habit, et deux personnes » – la source
de toutes les méprises, la confusion entre Césario et Sebastian, entre Viola et Césario, entre
Florian Sapey et Xavier Loira.
FOR SO YOU SHALL BE WHILE YOU ARE A MAN
Césario, venez ; car tant que vous êtes homme, c'est lui que vous serez,
Pour bientôt devenir, vue sous d'autres atours, maîtresse d'Orsino, reine de son amour.
Est-ce à dire que la comédie atteindra son dénouement final dans cette apothéose d'image
baroque ? Il manque encore un costume qui libérera pleinement le comédien Viola de son
double. Orsino l’a requise de devenir « maîtresse de son maître » et s'apprête à célébrer leurs
noces solennelles. Pourtant, dans les quatre vers de la fin, avant de laisser au bouffon le soin
de chanter à sa façon les âges de la vie et leur mélancolie, il réunit encore en elle les deux
identités et le sexe androgyne, moteur et instrument de ma mise en scène.
Faut-il encore s'étonner qu'à contresens du mouvement habituel des comédies, où l'acte III
voit culminer la tension de l'intrigue principale, ici cet acte III soit si vide d'action qu'il faille
l'occuper tout entier d’une farce bouffonne, créée de toutes pièces pour occuper une scène
où des amants ne peuvent ou ne veulent se rencontrer ? Et pourtant si la ravissante et délicate
Olivia se reconnaît au miroir de ce double grotesque qu'est l'amant Malvolio – « Je suis aussi
folle que lui si folie triste vaut bien joyeuse folie » – n'est-ce pas aussi pour nous inviter à y
voir quelque double ironique du trop solennel Orsino ? Il ne découvrira l'humour qu'avec
l'amour et, débarrassé des conventions sentimentales, pourra céder à l'originalité de ses
sentiments : moqueur de lui-même ou de la jeune femme, il voudra conserver en Viola son
page. Twelfth Night serait-elle alors tout entière un jeu d'anamorphose d'un comique à l'autre,
d’une comédie de l'enchantement à une comédie du rire, à sa façon ? Car ne faut-il pas,
pour passer de l'une à l'autre, ce dénominateur commun, la mise en abyme de l'art du
comédien dans les jeux du théâtre, et ces effets de doubles pour leur prêter l'unité qu'elles
n'ont pas ? Deux intrigues, deux genres, deux styles mais une seule comédie ? Une illusion
comique qui est et qui n'est pas ? Au miroir du théâtre, derrière la fumée, le monde serait un
théâtre. Et quand l’esthétique déconstruira l'illusion, que les fumées se dissiperont, le théâtre
sera bien le monde.
Eric Devanthéry & Gisèle Venet
INTERÊT PEDAGOGIQUE
Ce chef-d’œuvre théâtral permet de développer de multiples pistes de réflexion, nottamment
trois principaux.

Le théâtre antique:
L'art théâtral apparait au VIème et Vème avant JC, au temps de la Grèce antique. A
cette époque, le théâtre est sacré : les représentations se réalisent deux fois par an,
lorsque les grecs célèbrent Dionysos, Dieu du vin et de la fête. Toutefois, il reste très
modeste : l'acteur mime et grimace seulement, de façon exagérée, pendant qu'un
public participe bruyamment au spectacle. Décors, mise en scène, texte n'apparaissent
que plus tard.
Lorsque cet art commence à évoluer et à se developper, des pièces à part entières sont
jouées. En revanche, la distribution est exclusivement masculine. À l'époque, tous les
rôles sont tenus par des hommes, portant des masques. Les plus jeunes, imberbes,
jouent principalement des rôles de femmes.
Le visage n'est pas visible et part conséquent, toutes les émotions sont transmises par
le ton et les mouvements des personnages. Le théâtre est, durant cette période, un
théâtre de geste.
La mise en scène d'Eric Devanthéry qui est, elle aussi, d'une distribution purement
masculine, nous fait penser au théâtre de la Grèce antique. Les comédiens, eux aussi
portent un semblant de masques : le maquillage qui les camoufle cache leur apparence
réelle, tout comme une personne masquée.

Le théâtre élisabethain :
Le théâtre élisabethain est principalement connu comme étant la naissance de William
Shakespeare en tant que dramaturge. Cette ère, période du reigne de la Reine Elisabeth
I (16ème siècle), est une ère cruciale pour le théâtre et ses comédiens. Jusque là
moyennement populaires, les compagnies théâtrales sont placées sous la protection de
la reine ce qui accélère pleinement leur développement. Tous les genres sont exploités
(comédies, farces, tragédies...). Les théâtres sont souvent nomades et les pièces se
jouent dans des lieux multiples et insolites. Les thèmes sont également assez libres :
variant du plus sombre au plus loufoque. Plusieurs auteurs deviennent célèbres à ce
moment de l'histoire, mais les pièces Shakespeariennes marquent davantages les
esprits. Il en écrit en masse, plus célèbres les unes que les autres : « Roméo et
Juliette », « Hamlet », ou encore « La nuit des rois ou ce qu'on voudra ». En revanche,
certains éléments sont interdits : notamment l'évocation de l'Eglise au sein des pièces
ou la présence de femmes sur scène, ce qui n'a pas dû faciliter la représentation de
« La nuit des rois ou ce qu'on voudra ».
Par ailleurs, la traduction littéraire du titre original « Twelfth Night or What you
Will » voudrait que la pièce se nomme « La douzième nuit ou ce que vous voudrez »,
titre évocateur puisque dans le calendrier élisabethain, la douzième nuit était la
dernière nuit des fêtes de Noël qui était traditionnellement allouée aux
travestissements, aux jeux et au théâtre.
Finalement, considérée comme la dernière comédie de Shakespeare, « La Nuit des
rois » célèbre l’ambiguïté et nous invite à nous défier des apparences trompeuses :
jeux de doubles, travestissement, androgynie et question d’identités sont au cœur du
spectacle.

Le transgenre :
Une personne transgenre est, par définition, à la fois un homme et une femme. Le sexe
inscrit sur son état civil ne correspond pas à l'apparence qu'elle renvoie. Cette notion
est l'élément central de cette comédie Shakespearienne.
Tout d'abord pour les comédiens qui jouent la pièce. La distribution étant
exclusivement masculine, les rôles femmes tels que Viola ou Olivia obligent les
hommes à se déguiser en femmes. Toutefois, le transgenre est également omniprésent
au sein même de l'histoire jouée. Le personnage de Viola, qui, pour sa protection, se
déguise en homme suite à un naufrage, est l'illustration parfaite de cette quête
d'identité.
« Êtes-vous comédien? » Lorsque cette question lui est posée, Viola sème le trouble :
« Je jure que je ne suis pas ce que je joue. ». La notion de « jouer un rôle » est entière
ici, d'une part par la nature de l'oeuvre qui est théâtrale, mais surtout parce qu'elle
définie le transgenre. Une femme joue un homme ou inversement. Le transgenre ici est
d'autant plus accentué puisque c'est un homme qui joue une femme déguisée en
homme.
Chaque acte et chaque scène de cette pièce vont mettre en scène l'être et le paraître, la
double identité, ce que les apparences cachent ou révèlent. Cette pièce s'inscrit donc
parfaitement dans notre contexte actuelle où transgenres et travestis, bien qu'ils aient
toujours existé, se révèlent au grand jour et sont de plus en plus acceptés par la société.
Le monde est un théâtre
Le monde entier est un théâtre,
Et tous, hommes et femmes, n'y sont que des acteurs.
Ils ont leurs sorties, leurs entrées,
Et chacun dans sa vie a plusieurs rôles à jouer,
Dans un drame en sept âges. D'abord le nouveau-né,
Vagissant et bavant dans les bras de nourrice.
Puis l'écolier geignard, avec son cartable
Et son visage frais du matin, qui, comme un escargot,
Se traîne à regret à l'école. Et puis l'amoureux,
Soupirs de forge et ballade dolente
Sur les sourcils de sa maîtresse. Puis le soldat,
Plein de jurons étranges, poilu comme la panthère,
Jaloux de son honneur, violent, et prompt à la querelle,
Recherchant la bulle d'air de la gloire
Dans la gueule même du canon. Puis le juge de paix,
Beau ventre rond doublé de chapon fin,
OEil sévère et barbe bien taillée,
Plein d'augustes dictons, d'exemples rebattus,
Et c'est ainsi qu'il joue son rôle. Le sixième âge tourne
En pantalon décharné, en pantoufles,
Lunettes sur le nez, bourse aux côtés,
Les hauts-de-chausses de sa jeunesse, bien conservés, sont trop larges d'un
monde Pour ses tibias étiques, et sa grosse voix d'homme,
Retournant au fausset de l'enfance,
Au son de la flûte et du sifflet. Le tout dernier tableau,
Qui clôt cette histoire étrange et mouvementée,
C'est la seconde enfance et la mémoire absente,
Sans dents, sans yeux, sans goût, sans rien.
(Comme il vous plaira, Shakespeare – Traduction Jean-Michel Déprats)
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