Quelle responsabilité sociale du manager vis-à-vis des

Quelle responsabilité sociale du manager vis-à-vis des personnes ?
Les risques de la psychologisation du management
Vincent Cristallini
ISEOR – IAE
Université Jean Moulin Lyon 3
15, chemin du Petit Bois
69130 ECULLY
00 33 (0) 478 330 966
Résumé
L’observation des organisations laisse apparaître un accroissement de difficultés liées au mal
être, à déséquilibre et au manque de respect des personnes : stress, harcèlement, absentéisme,
rotation du personnel… Ces phénomènes induisent un désarroi important pour les managers,
de par leur nature et leur ampleur. Le besoin d’une meilleure prise en charge du fait humain
est clairement perçu, mais les réponses apportées sont peu satisfaisantes, et elles ont une
tendance flagrante à s’orienter vers deux voies extrêmes : d’une part la froide dureté qui laisse
entendre que les acteurs n’ont qu’à être plus forts dans un monde plus complexe, d’autre part
une douce psychologisation à outrance des discours et des pratiques de management. Toutes
deux se disent humanistes. Entre ces deux extrêmes, il existe une place pour une saine
dimension psychologique du management.
S’il existe une dimension psychologique du management, elle n’est certainement pas du
placage ou de la superposition conceptuelle, ni du sentimentalisme naïf quant à la pureté des
intentions et des comportements humains. Cette dimension serait plutôt portée par un principe
de « respect authentique et absolu de la personne ».
Mots-clés : psychologie, management des personnes, qualité du management
1. Problématique
Le management comporte une dimension psychologique incontournable. Néanmoins le
rapprochement entre pratique de management et psychologie est souvent fait, au point parfois
de les superposer, les confondre ou de les intervertir.
L’observation des organisations révèle une « demande psychologique » très conséquente de la
part des acteurs, mais confuse, en termes de reconnaissance, de réparation, de démesure
affective. On observe dans le même temps des pratiques de management maladroites, voire
malsaines, inaptes à prendre en charge ces difficultés, ou ayant tendance à les provoquer ou à
les amplifier. Alors que l’on essaie, dans les organisations, de faire l’activité, les régulations
psychologiques sont incessantes. En outre, les personnes affichent parfois des verrous
psychologiques difficiles à lever ou à comprendre ; tandis que les niveaux de maturité et
d’appréhension des problèmes par les personnes posent de sérieuses difficultés.
L’environnement externe se complexifie et provoque des phénomènes anxiogènes sur les
personnes, de perte de repères, de fuite. Certains acteurs externes jouent aussi des jeux de
propagande et de démagogie sur ces questions de mal être des acteurs, dans leur propre intérêt
ou par simple inconséquence.
L’histoire des concepts de la gestion et du management montre que la psychologie s’est
invitée dans les organisations, et qu’aujourd’hui encore de nombreux psychologues parlent
sur et des organisations, mais sans que la gestion, en tant que discipline constituée, ait
véritablement défini les bases d’une psychologie compatible avec son objet. Il résulte de cette
situation un certain nombre de difficultés qui ne permettent pas une meilleure compréhension
d’une dimension psychologique intégrée au management. Certains affirment que le manager
est un « psy » (Albert et Emery, 1998), ce qui est erroné pris au sens littéral. L’entreprise ou
l’organisation sont parfois montrées du doigt comme des lieux d’oppression, de pression, de
souffrance. Les acteurs des organisations se mettent parfois en situation de « demande de
thérapie » implicite ou explicite, et l’entreprise ne sait si elle doit y répondre ni comment le
faire.
Il se développe une psychologisation
1
à outrance qui fait oublier à de très nombreux acteurs
internes et externes que l’organisation est un lieu de production et de performance. La sur-
écoute des problèmes humains, leur sur-médiatisation interne ou externe, mais plus encore les
confusions de registres entre management et psychologie affaiblissent l’humain par des
régressions, de l’aliénation, de l’infantilisation, et l’empêchent de s’autonomiser et de se
prendre en charge. La psychologisation peut me suggérer qu’il y a des problèmes il
n’y en avait pas avant qu’on en parle ! A vouloir tout écouter et tout expliquer, on peut finir
par conclure qu’il n’y a rien à faire. De à entériner la résistance au changement il n’y a
qu’un pas. Dans une organisation, l’humain n’a pas besoin de caresses
2
, il a besoin de manière
plus décisive d’accroître sa capacité à arbitrer et à négocier. C’est finalement toute la
1
Ce terme est emploici de manière péjorative pour désigner les discours ou les pratiques fondés sur des
principes de la psychologie, chargés de bonnes intentions, mais qui occultent, sciemment ou non, les nécessités
liées aux enjeux de survie-développement, de performance d’un collectif, dans l’intérêt de tous et de chacun.
L’empathie a tout prix et l’écoute complaisante sont deux aspects majeurs de la psychologisation : prise en
compte exclusive de l’individu au détriment des enjeux liés à son environnement plus global. La
psychologisation se détecte aisément lorsqu’il s’agit de passer des sentiments nobles à la discussion sur la qualité
et la productivité dans un collectif de travail.
2
Cette formulation cynique fait référence aux demandes de compliments, de reconnaissances, de considération
qui confinent à la dépendance psychoaffective plus qu’à l’interdépendance adulte et affirmée.
question du respect de la personne humaine qui est posée en relation avec l’action organisée,
qui elle, requiert de la discipline et des efforts. La [sécurité-tranquillité] ne semble pas être
une caractéristique acquise de la vie d’un humain, il est dès lors très étonnant que cette
revendication soit adressée avec une telle intensité aux organisations avec la complicité
d’approches psychologisantes.
Cette communication vise à discuter des dangers de la psychologisation du management, à
partir de l’hypothèse centrale de l’accroissement de la violence larvée et du manque de
courage dans les organisations.
2. Cadre théorique et hypothèses
Lorsque l’on « isole » l’individu de son histoire, de son identité, de ses désirs profonds, d’une
claire conscience de ses capacités, de ses performances, de son devenir… sans espoir
d’évolution de ce contexte, on peut en faire une victime, toute-puissante dans la revendication
et impuissante dans la coopération, et un ennemi dormant dans l’organisation. C’est
pourquoi cette communication s’appuie sur deux courants théoriques principaux d’une part les
théories psychosociales des organisations et d’autre part la théorie socio-économique des
organisations, dont la complémentarité nous semble pertinente.
Concernant les théories psychosociales, Jaques (1972) analyse les structures d’entreprise
comme les réceptacles des aspects psychotiques et névrotiques des individus dans les
organisations. Il montre comment les individus projettent leurs pulsions, leur anxiété, leurs
peurs à l’intérieur des organisations, et comment les organisations peuvent constituer des
modes de fenses contre ces angoisses et projections. Enriquez (1992) a largement montré
les jeux du pouvoir et du désir dans les organisations, ainsi que les nombreuses instances
« invisibles » qui interfèrent avec une lecture consciente et rationnelle de l’organisation. Il
montre notamment à quel point une organisation peut être source d’aliénation pour les
individus. Par delà les phénomènes inconscients d’autres auteurs ont plutôt traité de la
dimension pathologique et parfois violente de certaines formes de management. Kets de Vries
a par exemple développé les styles névrotiques dans le management, Hirigoyen la question du
harcèlement moral.
La théorie socio-économique des organisations (Savall, 1995) propose plusieurs concepts
utiles pour le sujet qui nous occupe. Il y a tout d’abord le concept de potentiel humain qui
stipule que les personnes disposent de ressources et de capacités créatives considérables qu’il
s’agit d’activer par une profonde écoute et une habileté managériale. La théorie socio-
économique considère que le non traitement de ce qui fait réellement conflit provoque et
entretien les conflits intrapsychiques qui se manifestent inéluctablement sous formes de
conflits sociaux entre des personnes. Savall a proposé le concept de l’homme éclaté (Savall et
Zardet, 2005) pour expliquer le conflit originel entre l’individu et l’organisation lorsque celui-
ci n’est pris en considération en tant que producteur dans l’organisation, alors qu’il l’est en
tant que citoyen et que consommateur hors de l’organisation. Enfin, la théorie socio-
économique explique la performance d’une organisation repose sur une réintégration de la
personne en tant que sujet responsable avec lequel une négociation périodique peut être
menée en termes d’intérêts réciproques et de prospérité commune.
Dans ce double cadre théorique, managérial et psychosocial, il s’agit de traiter de l’hypothèse
de cette communication de l’accroissement de la violence larvée et du manque de courage
dans les organisations. Le regard psychologisant porté sur les organisations, appuyé par
l’accroissement des interpellations et des demandes de réparation y afférentes, conduit à deux
phénomènes très graves pour le management des organisations et la théorie : l’occultation des
conflits d’intérêts et la suppression de l’usage de la parole juste. Protégée par une idéologie
psychologisante la personne n’a pas à être plus habile et plus courageuse pour négocier, elle
doit simplement attendre son heure. Cela génère des stratégies perverses dans lesquelles les
acteurs ne se parlent plus authentiquement, ne s’opposent plus vraiment, mais « s’attendent au
tournant » de multiples façons. Ce peut être devant les prud’hommes de plus en plus souvent,
ou en se mettant nu dans les bureaux de leur entreprise après avoir gagné au loto, comme
l’illustre bien une publicité sur ce thème actuellement. Cela en dit long sur la conception
intime que peuvent avoir les personnes de leur vie au travail, qui se résumerait à attendre le
moment de faire un bras d’honneur à leur responsable ! On fait semblant de coopérer et cela
entraîne une violence larvée. C’est la notion même d’échange, de respect et d’équilibre de
l’échange, qui est littéralement déniée entre les acteurs.
Il découle de cette hypothèse centrale sept sous-hypothèses tirées d’observations sur le terrain,
et qui constituent autant de conséquences de la psychologisation du management.
Le rejet inconséquent et désinvolte de la performance
La performance de la personne, de l’équipe et de l’organisation ne font pas partie du
périmètre de la psychologie, non équipée pour mesurer des performances globales, elle ne
s’intéresse donc de fait qu’à la performance égoïste de l’individu, en prétendant vaguement
qu’elle peut rejaillir en positif sur un collectif. Isoler la variable psychologique dans une
organisation prend alors une dimension démagogique : si les personnes se sentent bien, tout
ira bien. Le concept de motivation, qui jouit étonnamment d’un vif succès en management
3
,
est fortement connoté par l’erreur du rejet ou de l’occultation du critère de performance.
L’entrave au développement du potentiel humain
Ce n’est pas par occultation, refoulement ou par une prise en charge externe de ses difficultés
que l’humain grandit, mais lorsqu’il affronte les réalités, relève des défis et opère des deuils
ou des renoncements. En dénonçant tous azimuts les difficultés liées à la vie en organisation,
la psychologie développe une demande de facilité aliénante (qui fait perdre son pouvoir à
l’individu).
L’induction de comportements pervers
La neutralité bienveillante portée par la psychologie permet d’expliquer et d’expliciter des
comportements, mêmes les plus inefficaces, en offrant aux acteurs des mobiles faciles à leurs
turpitudes, à leurs faiblesses ou à leurs déviances. La psychologisation peut même laisser
penser que la source principale de difficultés des personnes se situe dans les organisations. La
résilience, concept psychologique sain en management, permet de montrer que l’on n’est pas
obligé d’exterminer l’humanité lorsque l’on a eu une enfance malheureuse. Les pages peuvent
se tourner.
Les impostures pratique et théorique de la quasi confusion management des personnes
et psychologie
La psychologie n’a pas pour objet le management. Le management n’a pas pour objet la
psychologie des personnes. Le manager n’est pas un « psy », sinon il pourrait tout aussi bien
être un philosophe, un économiste, un historien, un anthropologue… alors qu’il est tout cela à
3
Ce concept est loin d’avoir eu des effets décisifs dans le management observable des organisations.
la fois. Cela renvoie à la question d’une dimension psychologique spécifique du management
avec sa propre dynamique et son propre périmètre dans les organisations.
La psychologisation est statique
Une approche psychologique exclusive ne prend pas en compte l’incontournable dialectique
[qualité des comportements-qualité du management]. Ces deux dimensions interagissent en
permanence au travers des caractéristiques des personnes certes, mais aussi des
caractéristiques du management, on ne peut pas vouloir agir seulement sur l’une des deux.
Cela revient à poser une question cruciale : par qui et par quels types d’informations les
processus cognitifs des acteurs sont-ils nourris ?
4
Le déni implicite de la diversité et de la tolérance
Les personnalités, les valeurs, les caractères sont tellement enracinés que plutôt que d’essayer
de changer les personnes, l’enjeu du management consiste plutôt à trouver le moyen de faire
avec. Non seulement cette approche est très respectueuse de l’histoire de chacun, mais elle
n’empêche pas les personnes d’évoluer sous l’impulsion d’un management de très grande
qualité. L’observation des organisations montre au contraire à quel point les acteurs
aimeraient que les autres changent.
La présomption d’innocence des victimes psychologiques
Le manque d’observation rapprochée des pratiques des acteurs en organisation, notamment
des pratiques déviantes, et de leur pouvoir économique informel puissant, conduit certains
acteurs à considérer l’exigence normale au travail comme une forme de pression
psychologique. La théorie des exécutants nécessairement malmenés et oppressés par le
management a bonne presse auprès de certains acteurs du monde judiciaire, des media, des
syndicats. Il est pourtant patent que des personnes peuvent se permettre certaines choses dans
les organisations, qui sont par ailleurs fortement réprimées dans les discours et les pratiques
sociétales, sans aucune conséquence concrète pour elles : insultes racistes, misogynie,
abandon de poste, violences. Avec parfois la certitude d’une relativisation de ces faits, voire
une amnistie au plan judiciaire ou administratif. La béatitude de l’exécutant peut pourtant être
clairement montrée dans certaines organisations.
3. Méthodologie et contexte de recherche
Notre méthode de recherche est la recherche intervention à visée transformative.
Elle se caractérise par l’intervention dans les organisations à des fins authentiques de
recherches. La méthode consiste à observer, analyser et améliorer les pratiques de
management. L’observation rapprochée de ces pratiques, parfois quasi intime permet
d’accéder au vécu réel des acteurs et de bénéficier de données primaires de grande qualité.
Le protocole de recherche se caractérise par la signature d’un contrat avec les organisations
portant sur des problèmes à résoudre et sur le dispositif de recherche lui-même. J’organise
alors une collecte approfondie de données, à partir de plusieurs sources d’information. Ces
données sont ensuite analysées, notamment en tenant compte du contraste lié à la
contradiction entre acteurs. Un point clé de la méthode consiste à traiter simultanément des
4
Cette hypothèse puissante de l’alimentation des processus cognitifs des acteurs par des informations
stimulantes est un des fondements de la théorie socio-économique des organisations (Savall, 1979, Zardet,
1986).
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