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Le Conte d’Hiver
William Shakespeare
Dossier de présentation
Mise en scène Frédéric Polier
Théâtre du Grütli
Jan.-Fév. 2016
Atelier Sphinx
Le Conte d’Hiver
Création janvier-février 2016 au Théâtre du Grütli
Auteur William Shakespeare
Metteur
en scène Frédéric Polier
Assistants mise en scène
Charlotte Chabbey
Nicola Dotti
Dramaturge
Lionel Chiuch
Avec Jean-Alexandre Blanchet
Cédric Dorier
Adrian Filip
François Florey
Camille Giacobino
Stella Giuliani
Barbara Tobola
David Marchetto
Pietro Musillo
Diego Todeschini
Julien Tsongas
Scénographe Pietro Musillo
Compositeur Philippe Koller
Maquilleur Arnaud Buchs
Costumière
Florence Magni
Créateur son
Graham Broomfield
Régisseur plateau
Loïc Rivoalan
Sommaire
Le Conte d’Hiver dans la trajectoire d’Atelier Sphinx
p.3
Une œuvre de maturité
p.3
Synopsisp.4
Les artifices shakespeariens
p.6
Notes de mise en scène
p.8
Perdita et Florizel
p.19
La présence de la musique
p.21
Scénographiep.22
Jalousie, j’écris ton nom !
p.24
Le Conte d’Hiver dans la trajectoire de l’Atelier Sphinx
En 1994 et 1995 je monte une version intégrale du Roi Lear, successivement à l’ancien palais des expositions (actuelle UNI Mail) puis au Théâtre Pitoeff dans le cadre du Festival de la Bâtie. Plus tard en
2007 au théâtre de l’Orangerie ce furent Le Songe d’une Nuit d’Eté, Cymbeline et Falstaff d’après Henry
IV 1ère et 2ème partie dans la célèbre « Tour Vagabonde ».
Entre temps je joue comme acteur et musicien dans près d’une dizaines de productions Shakespeariennes me permettant à travers diverses esthétiques et points de vue d’approfondir ma connaissance
du Barde de Stratford. Que ce soit dans la confrontation avec la langue serbo-croate dans le projet
sur Troïlus et Cressida mis en scène par Laurence Calame, La Nuit des Rois plus régional et truculent
mis en scène par Séverine Bujard et le superbe Comme il vous plaira mis en scène par Camille Giacobino cette année 2015 au Théâtre du Grütli.
Après deux confrontations aux œuvres complexes et inspirées de l’auteur argentin Rafael Spregelburd (L’Entêtement en 2014 et La Paranoïa en 2015) Je souhaite avec ma compagnie-troupe réaliser
Le Conte d’Hiver à l’occasion du 400ème anniversaire de la mort de l’éternellement contemporain
William Shakespeare.
Frédéric Polier
Une œuvre de maturité
Le Conte d’Hiver appartient à la période finale de la carrière de Shakespeare,
suivant Cymbeline et précédant La Tempête et un Henri VIII généralement négligé.
Drame, comédie, chronique historique, la période peut paraître disparate. Une
grande unité relie toutefois ces quatre œuvres qui baignent dans une sorte de sérénité lumineuse. La logique des intrigues, familiales, sentimentales ou politiques,
devrait conduire aux bains de sang spectaculaires sur lesquels se terminaient
Hamlet, Macbeth ou Henri VI. Shakespeare choisit pourtant de donner à
ses dernières œuvres une issue pacifique. Pour ce faire, il ne procède pas
en homme de théâtre qui chercherait à assurer une nécessaire happy
end par le biais d’un hasard. Il opère par un changement complet du
climat moral et psychologique, comme si une certaine sagesse,
entrée en possession du théâtre, imposait aux héros une forme
de réconciliation. Ce Shakespeare vieillissant se détourne
des violences de la réalité quotidienne et se laisse glisser
dans la lumière tendre d’un jour radieux.
Acte 1
Synopsis
Léontes, roi de Sicile, et Polixènes, roi de Bohême, étaient les meilleurs amis. Ils s’aimaient ainsi
depuis l’âge le plus tendre. Un jour, bien des années après que Léontes se fut marié avec la belle reine
Hermione, Polixènes rend visite à son ami. Ils passent ensemble neuf mois délicieux, neuf mois durant lesquels Hermione attend un heureux événement.
Vient le jour où le roi de Bohême doit retourner chez lui et veut faire au roi de Sicile ses adieux : mais
Léontes ne veut pas que son ami parte, il tient trop à lui, il l’aime comme un frère ; il le supplie de
rester. Polixènes ne peut accepter, il craint que, dans son pays, son absence ne se fasse sentir, il craint
d’y trouver à son retour un autre roi. L’ami insiste, l’autre refuse encore. Léontes, alors, se tourne vers
sa femme et lui demande d’essayer, elle, de retenir son ami. En peu de temps, Hermione y parvient.
Et Léontes dit: « A moi, il a dit non ... C’est étrange »
Soudain comme la foudre, un sentiment d’infinie jalousie le transperce, change son regard sur l’ami
et sur sa femme : il est persuadé qu’Hermione est la maîtresse de Polixènes, que l’enfant qu’elle porte
est de lui. La cour va vivre des heures de cauchemar. Léontes ne peut plus entendre raison. À Camillo, seigneur de la cour, il commande la mort de Polixènes : les deux fuient en Bohême la folie de
Léontes, qui ne connaît alors plus de limite.
Acte II
Léontes soustrait à l’influence de la reine son jeune fils Mamilius, l’héritier au trône. Séparé de sa
mère, l’enfant tombe malade : Léontes est sûr que c’est à cause d’Hermione, qu’il jette au cachot. Elle
y met au monde une petite fille. Paulina, sa suivante, vient la présenter à Léontes, lui montrer comme
elle lui ressemble, lui faire voir qu’elle est bien de lui. Mais lui ne voit rien, ne veut rien voir, ordonne
que l’on brûle l’enfant ! Sur les supplications des courtisans, il charge Antigonus, l’époux de Paulina,
d’aller bien loin l’exposer en un lieu désert et la confier en nourrice au Destin.
Le roi fait à sa femme un procès public. Faible, exsangue, elle essaie de se défendre, ce qui le rend
plus fou encore. Quand tout à coup l’Oracle - car on avait consulté l’Oracle - fait entendre sa sentence : « Hermione est innocente, sa fille est bien l’enfant de Léontes », il proclame que l’Oracle
ment.
Cependant on apprend que Mamilius est mort. Hermione s’effondre, on emporte son corps, sa
suivante vient annoncer que la Reine a cessé de vivre. Comme foudroyé à nouveau, Léontes prend
conscience de sa folie.
Actes III & IV
Le temps s’est écoulé : nous voici sur les côtes de Bohême où Antigonus, avant qu’un ours le dévore,
a laissé la fille de Léontes. Elle a maintenant seize ans, les terreurs de sa prime enfance lui ont ôté la
voix, elle ignore, comme tous, ses origines - on l’appelle Perdita. Perdita est aimée de Florizel, prince
de Bohême, et elle l’aime aussi, mais leur amour a pour cadre le monde de joyeux détrousseurs que
connaît Perdita, cour peu convenable pour un fils de roi ...
Et justement, Polixènes, inquiet, aidé d’un Camillo tout nostalgique de sa chère Sicile, cherche son
fils. Les deux hommes déguisés s’introduisent dans une cour de pickpockets en pleine effervescence :
c’est la fête, chacun apporte le fruit de son larcin en tribut pour le mariage de Perdita et Florizel.
Polixènes finit par se démasquer, montre une colère épouvantable, ordonne que Florizel rompe
immédiatement cette idylle avec une enfant trouvée, et appuie cette exigence de menaces terribles.
Resté seul avec les jeunes gens, Camillo leur conseille de se rendre en Sicile, où le roi devrait faire
bon accueil au fils du roi de Bohême - en Sicile où il rêve secrètement d’avoir à les suivre ...
Acte V
En Sicile, où Léontes pleure depuis seize ans ses fautes en résistant - aidé de l’inflexible Paulina aux courtisans qui lui suggèrent de se refaire une descendance, on annonce l’arrivée du prince de
Bohême, accompagné de la fille d’un roi muet de Lybie. Troublé, Léontes accueille Perdita et Florizel. mais un soldat de Bohême essoufflé accourt bientôt, demandant l’arrestation du prince. Le roi de
Bohême vient d’apparaître à son tour quand Paulina, à la chaîne qu’elle porte, reconnaît en Perdita la
fille de Léontes: Polixènes se repent de sa violence et appelle de ses vœux le mariage de Florizel avec
la fille du roi de Sicile.
Suivie de tous, Paulina conduit Perdita vers la statue qu’elle a fait sculpter par Giulio Romano à la
mémoire d’Hermione. Elle a tant l’apparence de la vie que sa vue frappe chacun de stupeur; Perdita
voudrait la toucher, Léontes l’embrasser, mais Paulina les retient: l’ œuvre n’est pas encore sèche.
Cependant elle déclare pouvoir faire bouger la statue ... À la demande de Léontes, elle ordonne à la
musique de l’éveiller. La statue se met en marche: c’est Hermione. Elle vit depuis seize ans, cachée
par Paulina, elle attendait de revoir sa fille, dont l’oracle laissait espérer qu’elle vivait. Léontes demande pardon. Il donne à Paulina la main de Camillo puis lui demande de les emmener ailleurs, en
un lieu où ils puissent s’interroger et s’entendre sur les rôles qu’ils ont joués chacun durant ce grand
arc-de-temps.
Les artifices shakespeariens
Shakespeare utilise un procédé qui lui est familier. À la suite d’une catastrophe extérieure à l’intrigue
(il s’agit ici d’une tempête, d’un naufrage et de l’appétit d’un ours) il crée pour ses héros des personnalités de substitution, procédant ainsi à une véritable redistribution des nationalités, des origines
familiales, des conditions sociales. Allant même jusqu’à jouer avec l’âge ou le sexe des partenaires, il
les fait littéralement renaître sous des figures et des noms nouveaux. Ce qui rend plausible ces rencontres inopinées d’inconnus qui ne devraient pas l’être. Dans la mesure où le travestissement les
a rendus méconnaissables, ces personnages disposent d’une immense marge de liberté ; ils ont tout
loisir pour tisser les intrigues les moins vraisemblables, pour s’offrir les destins les plus inattendus.
En la matière, Shakespeare n’apporte rien de neuf. Ce type d’imbroglio est un des artifices favoris de
la renaissance élisabéthaine. Ce qui provoque notre admiration c’est l’ingéniosité dont il fait preuve
dans l’emploi d’un topos banal. Si ce jeu de cache-cache est pratiquement absent des grandes tragédies (on en trouve toutefois des traces dans le Roi Lear ou dans Hamlet), il sert de ressort à presque
toutes les comédies ; celles-ci constituent un véritable « jeu de variations sur un thème commun » qui
devient comme la marque distinctive du genre.
Dans la liste de ce qu’on baptise les « comédies » de Shakespeare, il en est certes quelques-unes où
la fantaisie domine sans ambiguïté et dans lesquelles le travestissement et le désordre confus qui
en résulte jouent un rôle essentiel. La Nuit des Rois ou Les Joyeuses Commères de Windsor en sont des
exemples presque parfaits.
Bien souvent toutefois, la comédie shakespearienne est porteuse des plus noires menaces: le terme de
comique s’applique mal à la situation des héros du Marchand de Venise, de Comme Il Vous Plaira ou de
Mesure Pour Mesure. À quelques scènes encore de la chute du rideau, la fourberie triomphe, la méchanceté s’étale, la mort menace.
C’est alors qu’apparaît toute la force d’un travestissement qui permet à l’auteur de déplacer un ou
plusieurs pions sur l’échiquier du malheur. Les méchants sont alors confondus, leurs complots déjoués, l’innocence et l’amour brillent au soleil. Les « pièces noires » se muent en « pièces roses » par la
seule force du théâtre sans que le meneur du jeu ait été contraint de s’expliquer.
Notes de mise en scène
Retrouver le réel
Le projet de mettre en scène Le Conte d’Hiver est assez ancien. La conception de la pièce a beaucoup
évolué depuis que j’ai décidé de la monter. Mon projet date plus ou moins de la fin du siècle dernier.
Ce qui m’avait plu au départ, c’était que la pièce tient un discours sur le théâtre, bien que ce ne soit
pas de façon explicite comme dans Hamlet.
A l’époque j’avais donc développé l’idée que Shakespeare, à la fin de sa vie, a dans ses bagages un certain nombre de personnages : il les met sur la scène et les regarde faire ; mais la condition humaine
semble tellement difficile que quand il les laisse à eux-mêmes, cela dégénère forcément; et la catastrophe surgirait inéluctablement si l’auteur ne sauvait pas ses personnages en opérant en quelque
sorte une « transmutation » de la vision tragique; car il ne s’agit pas là d’une rédemption, mais plutôt
d’une alchimie, celle du théâtre qui, sous la forme d’un dramaturge « interventionniste », permettrait
de rendre l’existence un peu plus vivable, introduirait une respiration dans cette tragédie où s’enfermaient d’eux-mêmes les personnages.
Comme si en substituant à la vision très sombre de l’existence que développe la première partie une
deuxième qui en offre une vision plus joyeuse, en changeant radicalement de forme au milieu de sa
pièce, Shakespeare nous disait que le théâtre peut servir à rendre la réalité plus praticable - à cela je
crois toujours.
Mais c’était une approche sans doute trop superficielle de la pièce : en réalité le dramaturge intervient tout de suite; il ne se manifeste pas seulement dans le passage de la tragédie à la comédie
pastorale mais aussi dans la manière dont il décide de faire se déclarer abruptement, alors que tout
semblait aller bien, la jalousie meurtrière d’un personnage. Il y a là une affirmation de pessimisme qui
appartient autant à l’auteur que l’affirmation d’optimisme de la deuxième partie.
Il ne s’agit donc pas d’une oscillation entre une conception tragique de la vie, du désir, de l’amour qui
appartiendrait aux personnages et dans laquelle nous pourrions reconnaître une description objective
du monde, et un optimisme qui serai celui de l’auteur. Shakespeare lui-même est partagé et c’est ce
que Le Conte d’Hiver dit très bien: le théâtre lui sert à vivre cet écartèlement, en particulier ses dernières pièces par lesquelles il tente de trouver le repos.
En outre, si j’étais fasciné au départ par ce que je croyais être une composition en deux parties, j’ai
pensé depuis que Le Conte d’ Hiver était plutôt un triptyque. La pastorale n’est pas une solution
réelle : le triomphe de la vie, la célébration du désir et de l’amour ne sont pas le dernier mot de la
pièce. Il faut aller plus loin ; le cinquième acte, à travers l’épisode énigmatique de la « résurrection »,
nous amène jusqu’au dehors du théâtre pour retrouver le réel et sa complexité.
Le terrain de jeu
La première difficulté de la pièce, c’est la soudaineté de l’irruption de la jalousie. Cette crise, que
Shakespeare n’a pas voulu motiver explicitement, certains critiques l’interprètent comme une pure
manifestation de la présence du mal, présence inexplicable et inéluctable. Comment comprendre cet
effet d’arbitraire qui est frappant dans la jalousie de Léontés, c’est en effet la brutalité de son déclen-
chement: rien ne nous y prépare et on se méprendrait d’ailleurs en cherchant à éliminer cette brutalité, en rationalisant l’événement que Shakespeare nous donne à voir.
Mais ce n’est pas pour autant un épisode absurde ; si l’on admet que la question que pose Shakespeare dans Othello est : « Comment rendre un homme jaloux ? », on peut lire Le Conte d’Hiver comme
la réponse à une autre question que Othello laisse apparemment au second plan: le terrain était-il
favorable ou non ? La pièce n’est pas l’histoire du cheminement de la jalousie mais plutôt la description d’un terrain. Et si le début de crise est abrupt, non motivé, les circonstances dans lesquelles elle
se déclare, et que nous présentent les premières scènes de la pièce, permettent de réinterroger cette
sensation d’arbitraire.
Dans Le Conte d’Hiver, le trio de base est, plus classiquement, celui que constituent la femme, le
mari et l’amant supposé - Hermione, Léontès, et Polixénès; l’identité du rival a une importance fondamentale.
Le terrain c’est le fait que les deux rois sont des amis de toujours; ils ont été élevés ensemble et sont
liés, plus peut-être qu’on ne peut l’être par le mariage, par ces liens très forts de l’enfance, ces liens
qui échappent à l’emprise des parents, qui sont comme un aparté à l’intérieur duquel on reconstruit
le monde entier, où toute tentative d’intrusion devient un danger.
C’est ce passé-là, entre Léontès et Polixénès, qui est décrit au début de la pièce. Il ne s’agit pas, bien
sûr, d’homosexualité, mais il y a de toute évidence quelque chose d’exclusif sinon d’amoureux dans
cette relation entre deux hommes dont l’un, Polixénès, est très attaché, un peu trop peut-être, à
décrire comme absolument innocente. A Hermione qui l’interroge sur ce passé de bonheur, il représente cette amitié comme un sentiment bienheureux parce que, justement, il exclut la question du
désir.
On a l’impression que la relation de Léontès et de Polixénès a été, tout au long d’une histoire que
nous ne voyons pas, entièrement idéalisée, suffisamment en tout cas pour que dès la première scène,
d’autres personnages se fassent l’écho de cette idéalisation.
La crise du premier acte est provoquée par la perturbation de cet équilibre, comme si l’axe qui relie les
deux hommes était soudain brisé. Bien qu’ils aient été
séparés après leur enfance commune, qu’ils se soient
mariés chacun de leur côté et qu’ils aient eu chacun un
fils au même âge, cette rupture ne s’était jamais encore
vraiment produite : leurs vies ayant été parfaitement
identiques, l’entrée dans l’âge adulte n’avait pas bouleversé leur fantasme de gémellité ; Camillo s’émerveille
d’ailleurs de ce que Léontès et Polixénès aient réussi
à maintenir leur amitié d’enfance à travers leurs fonctions royales.
Dans Le Conte d’Hiver, ce thème de l’enfance est omniprésent pendant les premières scènes, aussi bien à
travers les souvenirs un peu nostalgiques de Polixénès,
qui évoque l’enfance comme un paradis perdu, qu’à
travers la présence sur scène de Mamilius. L’intensité
des rapports qu’entretiennent les personnages avec
ce jeune garçon, à qui tous demandent une forme de
réconfort, à qui Léontès s’identifie à plusieurs reprises,
donne le ton de la pièce.
Enfance et naissance
Le rapport à l’enfance joue un rôle crucial dans Le Conte d’Hiver, à travers la question de la filiation.
Ce qui fait que la Reine, c’est-à-dire la femme, est sentie comme une intruse, c’est sans doute le fait
qu’elle attend un deuxième enfant, ce qui va créer un déséquilibre dans la relation de gémellité des
deux hommes. Ceci est plus mathématique que psychologique. Dans tout le premier acte, le fait que
la Reine soit enceinte est extrêmement présent, puisque la pièce commence au neuvième mois de sa
grossesse.
C’est au moment où l’enfant va naître, où Léontès va devenir père sous le regard de Polixénès, que
se produit l’« accident », et l’imminence de cette naissance est probablement pour quelque chose
dans le déclenchement de la crise. C’est elle en tout cas qui installe une espèce d’urgence - l’arrivée
prochaine du bébé, à laquelle on peut peut-être relier le besoin impérieux que Polixénès éprouve de
partir.
Car le premier signe que quelque chose ne va pas, c’est l’annonce soudaine de ce départ qui surprend
tout le monde. Bien sûr, Polixénès donne quelques raisons - son inquiétude pour les affaires de son
royaume après neuf mois de vacances chez Léontès - mais Shakespeare nous laisse entendre que ce
sont peut-être de fausses raisons : dès qu’elle prend la parole, la Reine lui répond que de très bonnes
nouvelles sont récemment arrivées de Bohême. En fait, on ne sait pas pourquoi Polixénès veut partir
si vite, et c’est peut-être le plus grand mystère du premier acte.
Mais en le faisant s’échapper juste avant la naissance, comme s’il ne pouvait pas assister à la formation du triangle père-mère-enfant, comme si le lien qui unit les deux hommes était menacé par la
venue du bébé, le texte donne des possibilités d’interprétation. En déclenchant la jalousie de Léontès
à ce moment précis, en mettant dans la bouche de Polixénès des arguments valables mais qui peuvent
aussi sembler des prétextes, Shakespeare nous invite à nous questionner.
De Othello au Conte d’Hiver
Dans Othello le spectateur assiste au développement de la jalousie. Dans Le Conte d’Hiver, Shakespeare nous propose un autre genre d’exercice : il nous présente d’abord une situation où apparemment tout va bien ; le dialogue semble lisse, pour ainsi dire, avec quelques petites aspérités, mais
quasiment imperceptibles, comme un cœur qui battrait très faiblement.
Puis brutalement - mais pas arbitrairement - il crée une rupture, cette rupture demandant au spectateur de relire, de revoir, de se remémorer ou de travailler sur ce qui s’est passé avant. Je dirais volontiers qu’entre Othello et Le Conte d’Hiver, Shakespeare n’a pas changé de conception de la jalousie
mais peut-être de conception de ce que signifie l’acte théâtral dans son rapport au public. La matière
est la même mais la façon de questionner le spectateur est différente. La pièce fait appel aux facultés
interprétatives, c’est-à-dire au regard du spectateur.
On s’accorde généralement à reconnaître Le Conte d’Hiver comme une pièce exceptionnelle dans
l’œuvre de Shakespeare, en ce qu’elle comporte de véritables coups de théâtre : la jalousie de Léontès
aussi bien que la « résurrection » d’Hermione surgissent sans que le dramaturge ait mis le public dans
sa confidence. Les épisodes s’enchaînaient comme ceux d’un conte, comme si la pièce faisait appel
avant tout à notre capacité d’émerveillement.
Il me semble que c’est pour questionner plus fortement le spectateur, pour l’obliger à s’interroger sur
le sens de ce qui lui est proposé, que Shakespeare affirme si franchement son pouvoir de dramaturge,
ce que j’appellerais le pouvoir exécutif de l’auteur : le fait par exemple de décider, quand il y a un
aiguillage possible dans l’histoire, qu’on prend à droite plutôt qu’à gauche. La pièce est truffée de ces
bifurcations, où Shakespeare nous fait sentir sa présence : le passage de la tragédie à la pastorale en
est l’exemple le plus évident.
Le premier aiguillage de la pièce - le surgissement de la jalousie de Léontès - nous met devant le fait
accompli aussi brutalement que les personnages, et comme eux, nous avons à tenter de le penser ; au
lieu de nous montrer un personnage que nous saurions d’emblée porté à la jalousie, par sa nature ou
par la situation, ou encore un personnage abusé comme l’est Othello, Shakespeare nous met face à un
personnage qui nous demande si nous avons vu et si nous voyons bien la même chose que lui.
Ce thème du regard, de la concordance ou non des points de vue sur un même événement, est fondamental.
Comme Léontès est dans le doute, il est essentiel pour lui de savoir si les autres ont compris quelque
chose qui lui aurait échappé; les autres, c’est-à-dire d’abord Camillo, son conseiller particulier, puis,
lorsque Camillo a fui, les seigneurs de la cour, et d’une autre façon, les spectateurs.
Ce qui est en jeu ici, c’est la question de la vérité : comment peut-on prouver l’innocence de la Reine?
Comme le dit Hermione elle-même, elle est la seule à pouvoir témoigner de sa fidélité, et comme
on ne la croit pas, il est inutile qu’elle parle pour se défendre. Un autre personnage bien sûr sait avec
certitude ce qui s’est passé : Polixénès, mais il a fui. Comment mettre au jour la vérité quand il n’y a
pas de preuve possible ?
C’est la question même de l’interprétation. Depuis la fuite de Polixénès et de Camillo jusqu’au procès
d’Hermione, elle traverse toutes les situations. C’est pourquoi le regard que les seigneurs portent sur
l’action, en tant que renvoi du regard du spectateur lui-même, est si important : avec eux, la pièce
devient politique.
Paulina
Un seul personnage n’est pas atteint, au départ, par cette impossibilité tragique à établir une certitude, c’est Paulina, qui entre en scène au deuxième
acte avec une totale confiance en la vertu de la Reine, et en la « grande
déesse Nature ». Pour elle, il est impossible que la Reine ne soit pas pure ;
il ne peut pas en être autrement ; autant dire que sa logique est une logique
de la foi. Elle est convaincue que la vérité ne peut manquer de se manifester
et que, quand elle sera connue, tous seront sauvés.
Sa preuve à elle, c’est que le bébé dont Hermione vient d’accoucher ressemble manifestement à Léontès - mais malheureusement un visage de nouveau-né n’a jamais rien prouvé ... Et le résultat de sa démarche n’est pas que
le Roi reconnaît sa fille mais qu’il préfère faire brûler l’enfant, c’est à-dire le
détruire sans laisser de traces afin qu’il n’y ait plus aucun soupçon de preuve
contraire.
C’est un peu la scène traumatique de Paulina : elle sort en croyant avoir
accompli sa mission, avoir remis la réalité en place, et en fait elle est arrivée exactement au résultat inverse, alors qu’elle semblait être au bord de
la tragédie, un peu étrangère à la violence des événements, elle se trouve
projetée au centre, plongée dans le deuil : son mari Antigonus est celui qui
doit accompagner l’enfant et il périt dans le « désert de Bohême »; elle entre
donc dans le veuvage avant Léontès : c’est un personnage dont l’existence
bascule, en dépit de tout ce à quoi elle croyait.
C’est elle qui vit le plus intensément l’expérience tragique, parce qu’elle
était certaine que ses paroles seraient salutaires ; or le langage l’a trahie en
précipitant la catastrophe : sans l’intervention de Paulina qui vient mettre
le bébé dans la gueule du loup, Perdita aurait-elle été exposée, Antigonus
serait-il mort ? La vérité de la foi n’a pas eu d’efficacité.
L’oracle de Delphes
Ce décalage nous permet de comprendre de quelle nature est la vérité apportée par l’oracle d’Apollon, deus ex machina : en tant qu’elle est liée à la foi qu’on
met en elle, c’est une vérité formelle et non une vérité réelle ; elle ne peut
unifier l’ensemble des points de vue : en faisant désavouer l’oracle par Léontès,
Shakespeare nous montre qu’il suffit d’un homme incrédule pour que la religion
ne serve plus à rien ; elle s’avère incapable de relier tous les vécus dans une vérité
unique. La vérité de l’oracle est contestable ; seule la mort est incontestable, et c’est
pourquoi la vérité réelle surgit avec la mort, dans l’expérience de la perte. Cette vérité-là, on ne peut la nier, on peut au mieux la dénier, la refouler, comme le fait d’abord
Léontès.
En faisant établir l’innocence d’Hermione par Apollon, Shakespeare laisse entendre,
non sans ironie, que la tragédie qu’il a imaginée ne peut se dénouer d’elle-même,
de l’intérieur, et que les personnages sont dans l’impasse : contrairement à ce qui
se passe même dans les pièces les plus noires, le bien, ici, ne peut se rétablir par
aucune dialectique ; de la crise tragique ne naît aucune solution.
La situation de crise dans laquelle se trouvent les personnages est en effet
incapable de produire sa propre vérité ; la seule vérité possible vient de
l’extérieur, d’Apollon, ou de Shakespeare lui-même qui prennent sur eux
de garantir la pureté de la Reine et cela dit bien en effet à quel point le réel
échappe aux personnages, à quelle perte infinie ils sont confrontés puisque
leur tragédie, par elle-même, ne produit que des points de vue divergents.
Mais ce n’est pas la signification unique de l’épisode de l’oracle ; le plus
important est peut-être la rupture qu’il consomme entre les spectateurs et
les personnages ; pour les spectateurs c’est, à travers Apollon, le dramaturge
qui dit : « Voilà la vérité sur mes personnages » ; pour les personnages, c’est
un événement religieux qui dit : « Seul le dieu peut établir la vérité » ; dans le
monde des personnages la vérité dépend de la foi ; dans le monde des spectateurs la vérité est un événement de langage : le public, lui, n’a pas besoin de
croire en Apollon pour être certain de l’innocence d’Hermione, il n’a besoin
de croire qu’à ce qui est tenu pour vrai au théâtre.
Comme si le jeu du théâtre dans ce moment là était de mettre en scène l’impossibilité de fonder une vérité, de mettre au jour le rapport de crédulité
que tous peuvent avoir avec une vérité donnée. Et cette mise en regard de la
croyance et de la crédulité, cette dialectique très présente dans la scène du
procès sera aussi au cœur de la scène finale, avec la fameuse « résurrection
d’Hermione ».
Aiguillages et bifurcations
La construction symétrique de la pièce met en rapport ces deux moments
où le statut de la fiction et le rapport à une transcendance s’interrogent l’un
l’autre ; dans ces deux scènes, le théâtre devient l’espace de réflexion où le
besoin de vérité peut être questionné, par le fait même que, sur scène, ce qui
est « vrai », réel, est en même temps faux, fictif.
La bifurcation la plus célèbre du Conte d’Hiver, le changement de genre à la
fin du troisième acte, est bien plus qu’une fantaisie dramaturgique à dimension
ludique et rejoint l’intérêt que j’éprouve, pour « l’épuisement des formes » : ici c’est
au moment où la tragédie s’épuise qu’elle est relayée par la comédie pastorale. Là encore,
Shakespeare joue sur la relation au public. On pensait être au terminus du monde en
Sicile et l’aiguillage nous amène d’un seul coup en Bohême. Commence alors une seconde pièce à l’endroit où la première se figeait dans la catastrophe. C’est d’autant
plus surprenant que Shakespeare redémarre sur un thème bien connu, le prince
et la bergère, et entame une histoire qui réfère à mille autres histoires.
Evidemment il se trouve que ce prince et cette bergère sont les enfants des
deux rois, que l’amour brisé de leurs pères va revivre à travers eux ; mais seul le
spectateur le sait : de ce savoir, de cette vérité, les personnages ne possèdent
que des fragments.
C’est un total changement de registre : savoir, pour le spectateur, c’est comme
être tiré d’affaire. Dans la première partie, il vit les choses à égalité avec les
personnages, il peut s’identifier à tel ou tel, au doute invérifiable des uns, à la
certitude sans preuve des autres et finalement il ne sait plus à qui s’identifier.
Dans la deuxième partie, à l’inverse, il domine la situation ; au fond, c’est un
peu comme s’il se prenait pour Shakespeare lui-même, jusqu’à ce que Shakespeare le piège à nouveau.
L’effet de comédie de la deuxième partie est indissociable de ce
changement de statut du spectateur. Ce surplomb dont
Shakespeare lui fait cadeau décuple l’acuité de son
regard : il peut saisir un certain nombre de
choses que les personnages ne saisissent
pas, il peut comprendre un langage codé,
il peut avoir une certaine distance par
rapport à ce qui se passe.
Je crois profondément que les catastrophes des trois premiers actes
sont liées à l’impossibilité de cerner
la vérité. Dans la deuxième partie au
contraire, on a l’impression qu’il y a un
moment où la vérité ne peut qu’éclater :
comme dans n’importe quelle comédie, on est
surtout occupé à examiner comment tout cela va « bien finir ».
On touche là au véritable enjeu de la pièce ; on dit le plus souvent
que la première partie du Conte d’Hiver est une tragédie, la seconde
une comédie. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Certainement pas qu’il
y a une moitié sinistre et une autre drôle, parce qu’il y a des moments drôles dans le début et d’autres
plus sinistres dans la fin. Ce n’est pas une question de genre ou de ton ; ça a plutôt à voir avec la façon dont le spectateur vit ce qui lui est proposé, dont Shakespeare lui fait traverser d’abord ce qu’on
pourrait appeler « l’illusion tragique », puis - pour reprendre le célèbre titre – « l’illusion comique »,
pour l’amener enfin, avec le dernier acte, à un autre rapport au monde.
Ce que j’appelle « illusion tragique », c’est l’idée qu’il nous manque la possibilité de trouver la relation
juste avec le réel ; c’est le versant le plus sombre de l’écriture de Shakespeare : la pensée que l’être
humain est totalement dominé par sa pulsion de mort, pensée qui est au principe de son pessimisme.
Croire au triomphe de la pulsion de mort, c’est perdre la vérité, la volonté, le libre arbitre, se sentir
totalement déterminé ; c’est-à-dire finalement reconstruire l’idée de Destin, le Destin étant le fait
même que le réel échappe à l’homme.
Il est vrai que l’espèce de tour de force du Conte d’Hiver, c’est de faire en sorte de créer l’illusion
comique à partir des morceaux du réel effondrés de la première partie.
Mais si l’illusion comique dévoile l’illusion tragique, l’illusion comique demande à son tour à être
dévoilée, c’est croire qu’on a trouvé le rapport juste au réel, et que pour cette raison le monde ne
peut que se reconstituer. L’ illusion comique, c’est se soigner de la vision tragique en se disant que le
printemps succède à l’hiver, que les fleurs repoussent et au fond qu’il y a un salut par la jeunesse et
par l’amour.
Cette résurrection a incité beaucoup de critiques à interpréter Le Conte d’Hiver comme une fable sur
la renaissance et la rédemption ; contrairement aux grandes tragédies, les dernières pièces seraient
l’expression d’un apaisement, d’une réconciliation pleine de douceur avec le monde.
Résurrection et rédemption
Si, dans le Conte, Shakespeare ressuscite un personnage, il ne sauve pas de la mort tous ceux qui ont
péri : il y a cet enfant qui ne revient pas, Mamilius, le grand absent, le grand refoulé du dernier acte.
Même Hermione, sa mère, ne fait aucune allusion à lui. Mais l’espèce de distance avec laquelle elle
s’adresse à Perdita nous suggère peut-être qu’en la voyant elle se rend compte qu’une fille retrouvée
ne remplace pas le fils perdu.
La dernière scène est pour tous les personnages la révélation que la vie est une expérience de la perte,
perte de ceux qui sont morts, perte du temps aussi. Ce qui donne un ton très particulier à ce dénouement qui m’a toujours semblé porteur d’une euphorie triste.
Car tandis que la comédie nous présente en général avec gaieté l’invraisemblance et les ficelles qui
lui permettent de s’achever heureusement, dans Le Conte d’Hiver il se dégage de la réunion finale un
sentiment de malaise : à cause de ce que dit Hermione (qui n’adresse pas un mot à Léontès), à cause
de ce que dit Léontès et de ses soupçons soudains vis-à-vis de la bonne Paulina, et surtout à cause de
ce que dit Paulina elle-même qui vit très mal ce dénouement qu’elle a pourtant inventé.
Tout se passe comme si elle avait perdu la foi au milieu de la pièce. Elle est désormais celle qui proclame que la perte n’est pas réparable ; dans sa dernière réplique, elle déclare que tandis que tous les
autres personnages ont retrouvé quelque chose, elle-même va pleurer son mari jusqu’à la mort.
Elle affirme son existence dans l’irréparable et revit sans cesse la perte parce qu’elle ne l’accepte pas.
La dernière scène met au jour son nihilisme, celui qu’elle développait déjà au début du cinquième
acte : l’idée qu’on ne peut pas se repentir, qu’on ne peut pas faire le deuil et survivre.
Ainsi ces retrouvailles dévoilent l’illusion tragique de Paulina aussi bien que l’illusion comique d’Hermione, qui affirmait sa foi en la justice divine : la Providence - en l’espèce Shakespeare - n’a pas tout
réparé mais les personnages ne sont pas non plus confrontés au néant ; chacun est mis en face de son
propre rapport à la mort avec l’impératif catégorique de survivre à la perte de ces deux illusions.
Un des aspects les plus étranges du dernier acte, c’est qu’il y ait en quelque sorte deux fins : l’une, le
dénouement conventionnel du conte ou de la comédie, qui nous est racontée par des personnages qui
en ont été les spectateurs, et l’autre la résurrection représentée en scène.
Pourquoi Shakespeare a-t-il choisi de nous raconter les retrouvailles plutôt que de nous les représenter ? Peut-être parce que nous, spectateurs, ne serions pas assez forts pour comprendre ce qui s’y
joue ou, plutôt, parce que ce qui s’y joue confine à l’irreprésentable, comme le suggèrent les phrases
extrêmement ambiguës que Shakespeare a mises dans la bouche de ceux qui sont censés avoir regardé
la scène :
Il y avait un discours dans leur silence, un langage dans leurs gestes mêmes ; ils semblaient avoir
appris la nouvelle d’un monde racheté ou d’un monde détruit. On était frappé par la stupeur
passionnée qui se lisait en eux ; mais le spectateur le plus avisé, qui ne savait que ce qu’il voyait,
n’aurait pu dire si c’était de la joie ou de la souffrance ; l’une ou l’autre à son comble assurément.
La question du regard et de l’interprétation est donc toujours au cœur de la pièce. Et je suis persuadé
que si Shakespeare avait vraiment voulu nous faire croire que la comédie pouvait sauver la tragédie,
que la jeunesse et l’amour, le printemps suffisaient à la rédemption du monde, il n’aurait pas insisté
ainsi sur les réactions contradictoires des personnages à ce dénouement.
Au moment même où nous avons l’impression que tout pourrait bien finir, dans l’oubli total de la
mort de Mamilius, de celle d’Antigonus, de la mort de la Reine, ces récits viennent nous replonger
dans une incertitude terrible. Après avoir éprouvé au début de la pièce les tortures du doute, puis
être passé dans le réconfort de la certitude, nous revenons à la méfiance, comme si Shakespeare voulait questionner par là notre propre désir de croire, notre besoin d’optimisme, notre pulsion de vie.
De la même façon qu’il a mis à l’épreuve son propre pessimisme, Shakespeare interroge ici son propre
optimisme. A la fin, la conception du monde qui se fait jour ne repose plus sur une vision a priori, tragique ou comique ; elle est donnée comme le travail que chacun a à accomplir dans sa propre vie pour
mieux la vivre chaque jour. C’est au fond le sens de la dernière phrase :
Conduis-nous hors de ce lieu c’est-à-dire hors de ce théâtre pour nous interroger et nous répondre
sur le rôle que chacun de nous a joué dans ce vaste abîme du temps.
L’énigme du conte
Au théâtre il suffit qu’on nous dise qu’un acteur qui ne bouge pas est une statue pour qu’on y croie.
Mais c’est écrit de telle manière que le théâtre, en faisant advenir matériellement sur scène la réalité
fictive du conte, le met en crise : l’insistance sur les détails concrets, la couleur qui n’est pas sèche, la
peinture à l’huile dont on pourrait se tacher, bref l’absence totale du flou nécessaire à la sensation de
merveilleux vient miner l’évidence du surnaturel, du passage insensible du mort au vivant.
Si Shakespeare avait voulu écrire un conte, il ne nous aurait pas proposé ce jeu sur la possibilité
réelle que Hermione ne soit pas morte. Ce n’est pas pour autant un simple jeu d’ironie sur le théâtre.
Ce qu’il veut nous faire sentir, au fond, c’est que si un conte se réalise, il atteint sa propre limite, et
s’avoue pour ce qu’il est : une production de l’adulte qui vise à épargner le réel à l’enfant. Mais l’enfant n’est pas dupe : il sent obscurément que c’est un voile jeté sur la réalité.
Qu’elle est vivante,
Si on ne faisait que vous le dire, vous siffleriez comme au récit d’un vieux conte.
Dans toute la pièce, il y a un jeu entre le conte et le théâtre, entre le dire et le voir, entre la langue et
les corps.
Ce qui fait de Shakespeare un grand
poète, c’est qu’il a la lucidité de voir
que le rapport au réel est multiple et
polymorphe, et qu’il a les mots pour
nous confronter au chaos, pour nous le
rendre visible.
Dire que le théâtre est le lieu d’une
visibilité, c’est dire qu’il travaille sur
les symptômes : mettre un personnage
sur scène, c’est comme l’ausculter ; plus
exactement l’écriture, en faisant résonner ce que dit un personnage avec une
globalité qui lui échappe, celle de la
pièce, donne l’impression qu’il est ausculté par sa propre parole, c’est-à-dire
dévoilé et, par là, mis en crise.
Et si le réel est perdu, ce n’est pas du
fait d’une hyper subjectivité mais parce
que la vie elle-même met en échec
toute tentative de lui donner un sens
cohérent. La capacité de résistance de
la réalité aux discours, aux interprétations, aux significations qui voudraient
la recouvrir, c’est l’énigme même qui est
au cœur du Conte d’Hiver. Peut-être la
poésie consiste-t-elle à faire surgir dans
le langage cette résistance du réel à tout
effort de représentation.
Perdita et Florizel
Lorsque seize ans plus tard, nous nous réveillons dans la lumière d’un clair matin, et dans un autre
pays, un jeune « escamoteur de bagatelles », spécialiste des « petites filouteries » fait montre de ses
discutables talents et chante « les grives et les geais ».
Un seigneur jeune et beau fait la cour à une charmante pastourelle. Autolycus, Florizel et Perdita ont
pris possession de la scène pour nous redire le plus simple des contes, celui du prince et de la bergère.
Toutefois avec un bémol. Si Florizel est prince, il est aussi le fils de Polixènes qui fut l’ami, seize ans
plus tôt, du cruel Léontes.
Perdita est bergère. Mais Shakespeare a le sens des convenances. Et il nous rappelle que cette bergère
particulière est princesse par droit de naissance. La jeune fille rencontrera d’ailleurs le roi Polixènes
qui, déguisé, a voulu se faire une opinion sur l’objet des amours. Elle aura avec son futur beau-père
une longue conversation philosophique qui lui permettra de démontrer sa vertu et sa sagesse.
Nous sommes loin du conte de fées et de la jolie histoire de la bergère et du
prince charmant. Si la bergère Perdita est digne du prince Florizel, ce n’est
pas pour ses propres vertus, moins encore pour celles de ses moutons. C’est
en tant que princesse qu’elle a droit à la « reconnaissance » de Florizel. État
« social », la culture d’origine familiale prend le pas sur la nature, même
vertueuse.
Le personnage d’Autolycus nous redit le même message. Au premier abord, Florizel et lui apparaissent comme les deux faces d’une unique médaille. Compagnons d’un temps, ils sont frères en
jeunesse. Ce qui est tout simple, trop simple en fait.
À côté du prince Florizel, Autolycus incarne, comme le fera le Falstaff des drames historiques, le
résultat d’une naissance et d’une éducation non-princières. Il n’est pas « bien-né », quel que soit son
charme. Il est « du milieu » et la sympathie que nous lui portons tient au fait qu’il ne s’en cache pas.
Chez lui, dirait Jean-Jacques, la nature n’a pas été corrompue par la culture.
Une fois faite cette mise au point sociopolitique, rien ne doit se mettre en travers des amours des
jeunes gens.
Une histoire triste convient mieux à l’hiver...
Il était une fois un homme qui demeurait près d’un cimetière...
Je vais vous conter cela tout doucement, il ne faut pas que les
grillons m’entendent.
Ainsi tombe la nuit.
La présence de la musique
A l’heure actuelle j’imagine en compagnie de deux musiciens dont un également sonorisateur, les
différentes possibilités pratiques, afin de construire un univers sonore en direct.
Les chœurs en particuliers et de la musique instrumentale accompagnant le récit et soulignant ses
articulations. Le résultat sera certainement anachronique et fera appel a des musiques autant renaissance que actuelles. Voici un parcours des musiques et compositeurs ayant écrits pour Le Conte
d’Hiver.
Si une foule de musiciens romantiques s’étaient emparées de La Tempête, les compositeurs sont restés
relativement indifférents au Conte d’Hiver. Une Perdita de l’Italien Barbieri au Théâtre de Prague en
1865, deux Conte d’Hiver de l’Allemand Flotow, en 1859 à Weimar et en 1863 à Dresde : la liste s’arrête là. Ce qui peut sembler court. L’œuvre toute entière de Shakespeare, drames aussi bien que comédies, est ponctuée de chansons. Chez lui, la musique n’a rien d’un accident; elle est l’essence même
de la poésie. Dans sa grande General History of Music de 1789, Burney a tenté d’établir un catalogue
des chansons du théâtre shakespearien; il y a employé une bonne dizaine de pages avant de s’arrêter,
dépassé par la tâche, laissant de côté plusieurs des comédies.
Nous ignorons le plus souvent qui a fourni à Shakespeare sa matière musicale; ce n’est toutefois pas le
cas pour le Conte d’Hiver où l’on identifie la participation d’un luthiste de belle qualité, Robert Johnson. Musicien de cour et amateur de théâtre, celui-ci a collaboré avec Ben Jonson, Webster, Beaumont et Fletcher, aussi bien qu’avec Shakespeare, pour qui il compose les chansons de Cymbeline, du
Conte d’Hiver et de La Tempête.
Shakespeare n’a jamais quitté le répertoire populaire anglais. Les plus grands acteurs d’Angleterre y
ont connu des succès répétés, respectant tous le côté musical des pièces qu’ils produisaient. Lorsque
Garrick reprend en 1747 Le Conte d’Hiver, il demande à William Boyce de composer un divertissement instrumental qui soulignera la pantomime du retour à la vie de la reine Hermione à la dernière
scène de l’acte V.
On pourrait donc reprendre des musiques d’origine, mais sans craindre d’y substituer des chansons
nouvelles composées pour la circonstance. Cette double tradition s’est maintenue pratiquement
jusqu’à nos jours.
Il faut s’en souvenir: Shakespeare est le contemporain de Monteverdi (même si celui-ci lui a survécu
une trentaine d’années). Dans ces premières décennies du XXVIIe siècle, la notion de parlai cantando
se fait jour en plusieurs points d’une Italie dont le dramaturge se tient régulièrement informé. (Ne
mentionne-t-il pas dans son Conte d’Hiver les fresques de Rome comme exemple de mouvement?)
On ne doit donc pas s’étonner si l’équilibre et la construction linguistiques de ses pièces préfigurent
si souvent les formes qui seront celles de l’opéra naissant.
En particulier dans les pièces de sa dernière période, il fait parler ses personnages suivant deux
techniques contrastées. D’une part, il continue à utiliser le mélange vigoureux qui est le sien depuis
toujours, vers blancs et prose combinés en images fortes à accent populaire; de l’autre, il innove avec
un vers réguliers aux cadences soigneusement mêlées qui fait penser à une forme de récit empruntés
au ballet de cour. Des intermèdes musicaux, voix et instruments mêlés, tendent à couper le déploiement du récit sur des thèmes où s’allient la bouffonnerie et la morale.
Scénographie
Chez Shakespeare, l’envie de donner un sens au monde se heurte en permanence à l’impossibilité de lui en donner : tel un sismographe, l’écriture témoigne de ce combat, tandis que sur
le plateau le jeu de failles s’organise. Le poète écartelé donne la parole à des acteurs traversés
par ses pulsions, au bord de se démembrer dans les multiples lignes de fuite d’un réel qui,
moins que jamais, s’organise selon les règles de la perspective chère à la Renaissance.
Ce qui se retrouve dans mon travail avec les acteurs : je leur demande à la fois une immense
attention au texte, à sa matière poétique aussi bien que dramatique, tandis que la scénographie contraint et oblige à redéfinir totalement les relations entre les corps. Pour montrer
un personnage allongé au sol, il faut truquer : l’acteur est accroché. Plus aucun geste n’est
naturel ; rien n’est anecdotique. Chaque déplacement, chaque regard, chaque mouvement de
décor est perçu au décuple ; tout y signifie de façon presque graphique : les corps s’inscrivent
sur un fond blanc, un peu comme des lettres sur une page.
Un plateau d’abord plat qui se mettrait ensuite en pente, c’est un peu comme
s’il projetait les corps vers le public et qu’en même temps il les mettait en déséquilibre ; on peut dès lors les regarder de haut. Le surplomb que cela donne
permettrait de prendre de la distance, d’avoir une perception claire du point de
vue de chaque personnage : nous ne sommes plus noyés parmi eux, perdus dans
leur confusion.
Toutes les relations de force surgissent à nu, alors que sur un plateau plat elles
sont plus ou moins cachées, policées.
La scène devient un espace de réflexion, non pas en ce qu’elle serait un miroir
pour le spectateur, mais un endroit où la langue rebondit en permanence entre
la scène et la salle. Le principe même de cet espace serait de questionner la
visibilité en faisant évoluer le regard du spectateur.
Travailler sur la multiplicité des regards qu’on peut porter sur le monde, plutôt
que chercher à représenter le monde lui même.
Jalousie, j’écris ton nom !
« Léontes est-il fou ? Je ne le crois pas : je crois que c’est le personnage le plus sensé de cette pièce
de fous. Car il a raison d’accuser sa femme et Polixènes ; il a raison de se repentir brusquement à
l’annonce de la mort de son fils, car la trahison d’Hermione ne valait pas cela.
Hermione et Polixènes ont été, absolument, infidèles, de la pire des infidélités qui est celle de la
tendresse. Cette innocence qu’ils proclament se fonde sur la question de savoir : L’ont-ils fait ou
ne l’ont-ils pas fait ? Sans doute aurait-il mieux valu qu’ils l’eussent fait, “ dans l’escalier, sur une
malle ou derrière une porte ”. J’ai envie de croire, avec Léontes, qu’un bébé peut naître d’attouchements des mains et des lèvres, en tous les cas dans un conte d’hiver. Quoiqu’il en soit, il a bien raison
de croire que cet enfant ne lui appartient pas : le flirt auquel ils se livrent sous ses yeux pendant
neuf mois en a transféré la propriété. »
Bernard-Marie Koltès
« Ô abîme insondé des désirs d’une femme ! »
Shakespeare, Le Roi Lear, IV, 6.
« Un lyrisme neuf et délicieux ». C’est en ces termes qu’Anthony Burges qualifie les dernières grandes
comédies de Shakespeare, parmi lesquelles figure Le Conte d’hiver. Lyrique, certes. Mais si les passions l’emportent, elles donnent aussi du grain à moudre aux analystes qui, derrière tout emportement, débusquent volontiers une possible lecture freudienne. Il faut dire que la jalousie de Léontes a
de quoi susciter les questionnements. Elle se déclare de manière si impromptue que les exégètes en
perdre leur latin... pardon, leur anglais ! Non seulement la jalousie caractérise d’emblée la personnalité du roi mais elle introduit dans les rapports entre les personnages et dans la structure de la pièce un
principe de cohérence et d’interprétation.
Pour Pierre Janton, « la jalousie de Léontes est d’abord une réaction protectrice de l’intégrité du moi.
Léontes ne répudie pas Hermione innocente parce qu’il est jaloux, mais il est jaloux afin de se débarrasser d’elle et de la menace qu’elle représente pour l’unité de sa psyché ». C’est donc pour sauver son
« monde intérieur » qu’il crée de toutes pièces un monde extérieur dans lequel Hermione est vouée
à jouer la femme infidèle. Comme l’écrira bien plus tard Paul Eluard : « Qui de nous deux inventa
l’autre ? ». L’interprétation du comportement du roi prête à interprétation : Hermione est dans la
plénitude d’un bonheur dont témoignent ses rondeurs et quelques répliques. On peut donc concevoir
que la sensualité pleinement assumée d’Hermione culpabilise Léontes dans un domaine où il rencontre des difficultés inavouables. Pour le roi, l’épanouissement de la sexualité ne peut être innocent :
d’où son acharnement à avilir Hermione, contre l’avis de tous et même des dieux.
Ch. K. Hofling, spécialiste du barde, va encore plus loin : selon lui, sous l’effet de la censure du surmoi, Léontes transforme son attachement homosexuel à Polixenes en une relation coupable entre
Hermione et celui-ci. On voit que Freud est passé par là. En face des femmes, ou plutôt de la Femme,
Shakespeare a constitué un front masculin formé par les gémeaux Léontes et Polixenes qui, non seulement s’identifient l’un à l’autre, mais aussi à leurs fils respectifs.
Pourquoi un « front masculin » ? La gent féminine aurait-elle des velléités de pouvoir ? On peut considérer que la tradition d’anti-galanterie qui traverse alors la Renaissance anglaise s’aliment au ressentiment masculin à l’égard de cet élément perturbateur auquel l’homme finit généralement par céder.
Machiste, l’Angleterre de Shakespeare? C’est certain, comme le relève Catherine Bernard-Cheyre
dans son ouvrage La femme au temps de Shakespeare : « Le père, puis le mari façonnaient l’esprit féminin à leur guise, « réformaient », au sens propre du terme, la maisonnée, en véritables pygmalions,
se forgeaient des filles ou des épouses à leur convenance, orientaient ces esprits faibles dans la direction souhaitée, celle de la soumission, de la vertu et surtout du silence ». Il est peu probable que
Shakespeare ait échappé à la tendance générale. Même si, ces dernières décennies, on a souvent
tenté de faire passer le dramaturge pour un néo-féministe afin de le rendre plus politico-compatible
avec notre époque. La vérité est qu’au XVIe, en Angleterre comme en Ecosse, où quatre souveraines
avaient pas mal remué l’opinion en moins de trois décennies, la lutte des sexes était loin d’être achevée comme le montre la popularité du Traité de Kox sur « le monstrueux gouvernement des femmes »
(1558). L’antiféminisme de Shakespeare n’affleure pas que dans ses Sonnets...
La fin de la pièce plaide pourtant en faveur de l’auteur. Après le déchaînement de la puissance virile
contre la mère, l’homme privé de mère s’auto-punit en se dépouillant de ses qualités de mâles et en
adoptant une conduite infantile : à partir de sa conversion, Léontes se prépare sans le savoir au retour
en force de la femme (outre Paulina, toujours plus matriarcale, l’épouse qu’il croyait morte et la fille
oubliée), tandis que les hommes complices disparaissent de la scène.
Remarquez que, dans tous les cas, la critique s’est essentiellement attachée à disqualifier la jalousie de
Léontes. La pathologie n’est jamais très loin. Et Hermione reste la blanche colombe soumise au délire de son époux. Il faut attendre Koltès pour qu’un nouveau son de cloche retentisse. « Coupable !
Forcément coupable ! » assure-t-il à l’heure de traduire Le Conte d’Hiver. Coupable de tendresse à
l’égard du meilleur ami de Léontes. Perdita serait le fruit de cette tendresse. Pourquoi pas ! Hermione, on ne sait pas, mais Shakespeare est suffisamment retors pour avoir envisagé les choses sous
cet angle. A ce qu’on sache, la jalousie n’est pas une maladie. Conception erronée de notre environnement, elle n’est que l’indice de la présence d’un problème. Tout le reste n’est qu’hypothèse...
Lionel Chiuch
Annexe
Il existe en français de nombreuses traductions des pièces de Shakespeare. Elles sont plus ou moins savantes ou fantaisistes, et répondent
plus ou moins au goût ou à l’air du temps. Et puis il y a celles d’Yves Bonnefoy, qui traduit en poète, déployant les replis secrets du texte
shakespearien.
L’auteur de L’Arrière-Pays et de L’Heure présente, né à Tours en 1923 et nobélisable depuis des années, n’a jamais cessé, depuis les années
1950, ce compagnonnage avec l’auteur élisabéthain, dans un mouvement où se confondent, comme dans toute son œuvre, conscience
existentielle et aspiration poétique.
L’ARRIÈRE-PLAN
DU CONTE D’HIVER
ART ET NATURE d’après Yves Bonnefoy
En un point du Conte d’Hiver où toutes ses voies se
croi­sent, Shakespeare semble se désintéresser de l’ac­
tion pour poser un problème philosophique, la relation
de l’art et de la nature. Et pourtant, s’il avait voulu nous
offrir, un peu de répit après tant de scènes violentes,
tant de souffrances et de folie, il n’aurait eu qu’à puiser
dans les rumeurs et les rires, et la musique déjà, d’une
fête qui se pré­pare.
Car c’est à une célébration saisonnière, la fête de la
tonte des moutons dans une ferme opulente, que
vient d’ar­river Polixène, roi de Bohême. Mais il y a chez
Polixène, et deux jeunes gens qui sont là, des préoccu­
pations qui soit ne les incitent guère à se divertir, soit
les font s’attacher à la signification de ce jour de fête
avec une gravité, une ardeur qui feraient juger incon­
gru un simple intermède de danse et de chansons
pay­sannes. Et d’autre part ces arrière-pensées, et cette
fièvre et cette émotion, s’expriment d’une façon qui
appelle à réfléchir a une question très voisine de celle
de l’art et de la nature, la question de l’apparaître et de
l’être, celle de l’illusion et de la vérité que cette illusion
dissimule.
C’est sous un déguisement, en effet, que le roi de
Bohême vient d’arriver à la ferme, car il veut ainsi
surprendre son fils, le prince Florizel, qu’il soupçonne
de, désirer se marier à une bergère. Et celle-ci qui est
d’ailleurs, tout autant que son amoureux, l’enfant d’un
roi, mais elle l’ignore encore ­s’est elle aussi travestie,
avec Florizel, sauf que ce n’est cette fois pour tromper
personne, bien au contraire, en vêtant son ami en
jeune berger, en se couvrant de rameaux de fleur
comme Flore venue sur terre, elle entend simplement
montrer, en ces heures du plein été, que la vie hu­
maine est divine en son essence; et que d’une façon ou
d’une autre, elle est restée à l’abri du péché originel.
Le roi et la bergère paraissent déguisés devant nous, ils
ont travaillé sur leur apparence, et nous qui en sommes
témoins, nous ne pouvons donc que penser que pour
ce faire il leur a fallu quelque art, avec même, de la part
de la jeune fille, un vrai talent instinctif.
Le pro­blème de l’art et de la nature, en ce moment
qui pourrait surprendre, se pose ainsi comme de luimême.
Perdita veut faire courtois accueil à l’arrivant inconnu,
et lui offre du romarin et de la rue, « qui gardent tout
l’hiver éclat et parfum », dit-elle. Avec la rue c’est faire
aussi allusion à la Grâce qui a transfiguré le destin de
l’Humanité, qu’avait accablée la première Faute, et c’est
donc promettre au visiteur qu’il bénéficiera à son tour
de ce don du Ciel, à condition, bien sûr, qu’il sache
comprendre aussi clairement la signification symbo­
lique de l’autre plante, le romarin, il convient de se
souvenir. Souvenez-vous du péché et de l’indulgence
divine, dit Perdita, souvenez-vous de vous rendre digne
de celle-ci, de même que nous, à la ferme, nous garde­
rons souvenir de votre aimable visite.
Gracieux propos, mais Polixène pour sa part, et au
moins quand il est ainsi en présence de la belle per­
sonne que veut
épouser son fils, se soucie peut-être bien moins du
destin de son âme que de celui de son corps, si bien
que c’est avec un visible dépit et de façon assez brus­
que qu’il répond à la jeune fille qu’en effet ces fleurslà, qui sont donc pour l’hiver et de modeste figure,
conviennent bien à des hommes d’âge avancé comme
lui. Il se ferme aux considérations spirituelles, et à de
profonds symboles, pour ne penser qu’à sa vie parmi
les biens de ce monde, au soir des plaisirs qu’il va
perdre.
Et c’est alors avec un peu de malice, mais avec d’autant
plus de convic­tion véhémente, que Perdita se récrie
qu’il y a certes, dans ces mois d’un été qui n’a pas décli­
né encore, de plus belles fleurs et de plus flatteuses - ce
sont l’œillet et la rose d’inde - mais qu’elle ne peut lui
en offrir. Elle a entendu dire que ces fleurs ne sont si
agréablement chatoyantes que parce que l’art a colla­
boré, en leur occasion, avec la nature. D’où aussitôt la
discussion, qui frappe moins par sa nou­veauté que par
son intensité, son sérieux, sa clarté rapide.
Entendant ce que Perdita a tant à cœur d’affirmer,
Polixène s’étonne, désormais moins vexé qu’inté­ressé,
et rétorque que l’art n’ajoute rien à la nature qu’il ne
lui ait déjà emprunté, n’étant dans ce cas comme dans
les autres que la greffe sur une plante d’une autre à
quelque égard plus satisfaisante.
« L’art est lui-même nature », dit-­il; ce que Perdita
reconnaît. Et, dans ces conditions, pour­quoi ne pas y
recourir pour améliorer ce qui est ?
C’est alors que Perdita sort de sa réserve ; et, donnant
cette fois au roi et sans réplique possible des fleurs
de la sorte la plus simple, la plus sauvage - ce sont
main­tenant la lavande, la menthe, la sarriette et la
marjolaine, le souci, fleurs du milieu de l’été, pour les
hommes : d’âge moyen», elle s’écrie qu’elle ne cultive­
ra pas davantage l’œillet ou la rose d’inde qu’elle ne
voudrait que Florizel ne la désire que sous le fard, ne
veuille la rendre mère que du fait de cette illusion.
De ce qui n’était jusqu’à ce moment qu’une considéra­
tion d’aspects surtout sensoriels, plus un débat d’esthé­
tique qu’une question de morale, elle s’est élevée à un
plan qui la met elle-même en jeu, autant qu’en émoi,
celui où il lui semble que l’art qui modifie la nature,
c’est aussi le leurre dont se sert et peut profiter ce mal,
cet esprit du mal dont la nature est indemne. Et, de fait,
rien n’est plus facile pour le contemporain de Shakes­
peare que de comprendre ce que Perdita cherche à
dire.
Au début du XVIIème siècle encore, le public du Globe,
ou même celui des représentations à la Cour, ne doute
pas que Dieu ait créé le monde, qui n’est donc pas une
masse de matière, diver­sifiée par des lois de simple
physique, mais un ensemble d’êtres qui reflètent
chacun la présence divine, qui la démulti­plient, aussi
humbles paraissent-ils, et ont de ce fait une vie que
l’on peut dire intérieure, et une capacité de significa­
tion symbolique. Suit de cette grande pensée que les
apparences que l’on ajoute par artifice à une réalité de
nature ne peu­vent qu’altérer la figure de Dieu, expa­
trier l’esprit de l’ordre du monde, priver la personne
humaine de bénéficier de cette leçon d’unité.
La seule voie sur terre, c’est d’aimer Dieu dans ses créa­
tures, dont la figure a certes beauté mais de par le fond
de soi-même, de par l’unité du divin qui de l’intérieur
l’illumine; et de vouloir en chaque personne ou chose
ce que ce divin y a disposé et surtout, dans une jeune
femme, l’enfant à naître, qui réparera de sa vie nouvelle
- et là est le mystère du temps, l’usure que la mort ne
cesse de provoquer dans la grande chaîne des êtres.
L’artiste qui ne sait plus cette vérité de la vie, un souffle
illusoire autant que fatal, est dangereusement, coupa­
blement peut-être, le proche du magicien.
Certes l’artiste peut percevoir, peut dégager même, les
symboles qui sont le chiffre de Dieu et en dire la majes­
té, mais il a aussi les moyens d’en détourner l’attention,
et ainsi l’art est-il, un champ de bataille entre la foi et
les pouvoirs maléfiques qui n’assistent le peintre ou
le sculpteur que pour mieux perdre son âme. Telle la
pensée de Perdita, la jeune fille qui s’est parée mais
sans permettre à ses emprunts au monde de la nature
d’en trahir les virtualités symboliques, tel l’arrière-fond
de catégories et de convictions sur lequel Shakespeare
écrit Le Conte d’Hiver.
Ce qui incite à se demander pourquoi ce grand poète,
eut de sa propre pratique une opinion si mauvaise,
autant que si activement exprimée, et l’important,
serait sans doute de remarquer qu’au moment où
Shakespeare écrit son théâtre - c’est-à-dire à la fin du
règne d’Élisabeth, puis au début d’un autre d’encore
plus d’ostentation et de faste, l’art de nombre des cours
d’Europe est assurément devenu l’illusionnisme que
Perdita dénonce, et de façon bien plus éhontée qu’en
sa fraîcheur d’âme elle ne saurait s’en rendre compte.
L’art de la peinture triomphait, grâce aux enseigne­
ments du Corrège, de Jean Bologne, des Vénitiens, un
art d’un vérisme plus poussé qui à la fois prétendait ex­
plicitement qu’il surpassait la nature et s’employait à le
faire dans des tableaux on ne peut plus érotiques, dont
l’idée de procréation était bien absente. La peinture
est pour le plaisir et les pas­sions que la recherche de
celui-ci favorise. Quant aux aspects symboliques de la
vision du monde traditionnelle, c’est fort ironiquement
qu’Arcimboldo y a recours, dans ces entassements de
fleurs et de fruits dont il fait des visages pour dire le roi
ou des princes.
Et à Londres, dans ces mêmes années, la prétention de
l’art à utiliser la nature, à la concurrencer, était moins
har­diment inventive, mais il eût suffi du limning l’art si répandu alors du portrait en miniature, image
réduite et donc aisément flatteuse, instrument de la
séduction, modèle que dans les sonnets de Shakes­
peare le trop beau jeune homme se donne - pour
alarmer les esprits qui soupçon­naient d’impiété la
création artistique, et le faisaient de façon d’autant plus
facile que s’était bien atténuée, du fait de la Réforme, la
présence dans les églises de sculptures et de peintures
modernes dont l’ambition et la qualité eussent été de
nature sincèrement religieuse.
L’art peut faire aisément la preuve de sa capacité spiri­
tuelle. L’homme de théâtre qu’il était ne pouvait que se
rappeler la période encore bien proche où les Miracles,
qui relataient la vie du Sauveur ou débattaient du
destin de l’âme, disaient à découvert le symbolique ou
l’allégorique, et ne pouvaient donc s’adonner à quelque
jeu que ce soit sur de l’apparence.
Mais il y a une autre façon possible de réfléchir à la
discussion, c’est de se demander si elle ne signifie
que cette inquiétude, sans rapports avec l’action et les
personnages du conte d’hiver dans ses autres scènes;
ou si le pro­blème de l’art et de la nature ne refléterait
pas au contraire quelque grande tension au travail dans
toute la pièce, ten­sion qui pourrait y être si essentielle,
autant que si spécifi­quement active, qu’il aurait bien
fallu que ce fût dans cette œuvre, plutôt qu’ailleurs chez
Shakespeare, que le conflit des deux grands principes
trouve une forme explicite.
Pour Léontes, à peine a-t-il fini de sévir qu’il a compris
sa folie, et s’en repent, mais ne peut que s’enfon­cer
avec ce chagrin dans une solitude désespérée. Une «
infection » s’était emparée de sa pensée, avait ravagé
son âme reconnue cependant par tous comme aussi
aimante que généreuse et on ne comprend donc
vraiment pas ce qui a pu se produire. D’autre part et
surtout, il est apparent que Shakespeare lui-même veut
effacer de la scène tout ce qui pourrait aider à com­
prendre le compor­tement de Léontés.
Ce n’est pas seulement sur l’arrière-fond d’une fête tra­
ditionnelle et de la pensée archaïque que Sha­kespeare
a placé cette réflexion sur la vérité du symbole et les
charmes de l’apparence, mais au moment le plus cen­
tral de l’action, celui où va s’effacer tout ce qu’il advint
de funeste du fait de la folie de Léontes.
Certes le petit garçon qui mou­rut de chagrin ne ressus­
citera pas mais la fille perdue va reparaître, et même la
reine, donnée pour morte. Et c’est qu’aussi bien seize
ans ont passé qui, Léontés se repentant, l’enfant aban­
C’est en fait au théâtre que l’opposition entre un sérieux donnée grandissant chez ceux qui l’ont recueillie, ont
antérieur et de nouvelles recherches, chez Shakespeare permis le travail de forces réparatrices; après quoi c’est
tout le premier dans ses comédies, dans ses produc­
l’arrivée du roi de Bohême chez la bergère qui précipi­
tions à la Cour, pouvait paraître le plus préoccupante, à tera les événements.
la veille des « masques» jacobéens qui seront tout aussi
extravagants que les inventions d’Arcimboldo. D’où
Le roi s’emporte contre Florizel, qui s’enfuit avec sa
chez l’auteur du Conte d’hiver de bonnes raisons pour
fiancée jusqu’en Sicile, où Léontés apprendra qui est
s’inquiéter de l’acti­vité dont son œuvre même est une
Perdita. Si Polixène ne s’était pas refusé au mariage
des formes. Il y a tout lieu de penser - Hamlet l’indique, de Florizel, s’il n’avait pas opposé l’ostentation de son
La Tempête aussi, qui sont deux réflexions du théâtre
art de cour à l’évi­dence, à la force de conviction de la
sur le théâtre - que Shakes­peare a eu très à vif un senti­ beauté et de la vertu naturelles, les roues de la Provi­
ment de sa responsabilité spiri­tuelle, dans ce siècle qui dence ne se seraient point ébranlées, du moins à ce
changeait vite.
moment-là.
Et avec ainsi en esprit que le débat sur l’art a eu lieu
bien près de l’instant où l’action bascule, où l’univers
du péché va se dissiper dans les rayons de la Grâce,
on s’apercevra maintenant que l’épouse soupçonnée,
condam­née, la reine qui était belle et bonne comme va
l’être sa fille. Hermione, ce qui signifie explici­tement
l’harmonie, l’équilibre heureux des parties dans l’exis­
tence ou le monde.
Hélas, celle qui est ainsi la preuve que l’existence
sensible n’est que le seuil d’un ordre profond de l’être,
d’une harmo­nie, c’est elle qui a été, par Léontés, jugée
sur des apparences, comme l’on dit, sur des aspects
de son geste, de ses façons, refusés à leur cohérence
pourtant visible et faits la proie de fantasmes. Ce qui
ne laisse plus à ce rêveur que le spectacle d’un corps,
et de propos et de gestes énigmatiques: autre­ment dit
une image, de celles dont les passions les plus courtes
peuvent se servir à leur guise.
Et voici donc ce qui apparaît, sous le jour de ce qu’a dit
Perdita de l’art et de la nature. De par sa jalousie, de par
sa fascination pour des apparences qui ne révèlent plus
la vérité de l’objet, Léontés s’est comporté en artiste,
au sens de ce mot qu’a fait sien Perdita, mais aussi
Shakespeare.
En présence d’Hermione, c’est-à-dire de la nature en
son essence divine, il a été incapable de percevoir cette
harmonie dans la profondeur, cette lumière qui unifie,
qui rend évidents les aspects, les gestes, qui fait que la
confiance est facile, la joie comme jaillissante, il a été
aveugle à Dieu même, d’où la fatalité des fantasmes,
et l’affolement de qui les fait siens, puisqu’ils n’ont pas
de réalité, pas de fins qui vaillent, et sur cette pente un
grand risque, celui de haïr ce que l’on n’a plus, comme
le veut le démon qui est chez lui parmi ces chi­mères.
Shakespeare a marqué - consciemment ou non qu’il y a
une parenté intime entre le jaloux et l’artiste.
Un grand pas vient d’être accompli dans la connais­
sance de l’âme. Étant donné que les travaux d’imagi­
nation ne prennent au monde que pour en rêver un
autre, certains artistes ne veulent pas, dans la réserve
d’apparence qu’est pour eux la réalité, de cette agita­
tion qui révèle d’autres pensées et d’autres fins que les
leurs.
Quand Hermione a demandé à son fils de lui raconter
une histoire, gaie ou triste, Mamilius lui a répondu,
bien clairement que pour l’hiver il vaut mieux un conte
triste. Après quoi il s’apprête à parler - image en abîme
des événements qui se précipitent - d’un homme qui
vit près d’un cimetière. Mais il ne pourra en dire grandchose car voici que Léontés se rue sur scène, l’arrache
des bras d’Hermione, insulte grossière­ment celle-ci.
Et quant au malheur d’Hermione, mère souffrante
autant qu’épouse blessée, il n’est pas non plus excessif
d d’y reconnaître un des grands effets récurrents de
la visée artistique; car à ne voir que l’apparence dans
la femme, l’artiste risque de ne plus la savoir comme
authentique pré­sence d’être
Pourquoi Perdita et Florizel se connaissent-ils? Parce
qu’un berger est passé par hasard, avant l’ours qui l’eût
dévorée, devant la petite fille abandonnée sur la rive.
Et aussi parce que le faucon de Florizel, qui chassait,
a volé, par hasard encore, du côté où l’enfant grandie
gardait le troupeau, seize ans plus tard. Le hasard est
le seuil de l’être. Reste que prendre conscience du rôle
fondamental du hasard - de la fortune - dans l’exis­
tence, ce n’est que le premier pas nécessaire, car le
hasard peut être aussi funeste que bénéfique.
Léontés est-il un jaloux, comme le dirait la simple psy­
chologie ? Seulement parce que, plus en profondeur,
il est un artiste, l’artiste quand celui-ci a succombé au
péril qui menace tous ceux qui ont à s’arrêter à des
apparences, et peuvent les préférer à l’essence divine
dont rien ne tombe qui ne s’éteigne.
Sans hésiter, Florizel décide dé renon­cer à son héritage,
de fuir avec Perdita à travers le monde le ressentiment
de son père. Et à quelqu’un qui lui veut du bien et
cherche à le conseiller il rétorque, avec véhémence :
« C’est ma passion que j’écoute. Que ma raison en fasse
autant, et je serai raisonnable, sinon dites-moi un fou,
je le veux bien. »
Léontés est un artiste, il représente le péril de la
création artistique.
La « madness» de Florizel, sa folie, va être cause à la fois
de sa loyauté dans sa conduite et de son bonheur dans
la vie, Et c’est donc raison, raison la plus haute. À l’oppo­
sition de l’art et de la nature, à celle du regard qui exté­
riorise et de la pensée qui pénètre l’ordre du monde, se
superpose maintenant la dualité de rai­son apparente et
raison profonde. Et apparaît l’idée que c’est seulement
cette dernière qui dans les situations que l’on peut dire
héroïques a chance d’être efficace. Et Shakespeare fait
Plus encore, dans cette suite d’intui­tions qui met en
place la pièce, il va révéler maintenant, par des situa­
tions bien précises, comment la raison profonde peut
atteindre à cette efficace.
AUTOLYCUS
Le lecteur du Conte d’hiver s’étonne souvent d’Autoly­
cus, le colporteur vagabond et cha­pardeur qui erre pour
ses menus profits dans la fête dont Florizel et Perdita
assurent, tellement plus haut dans l’es­prit, la qualité de
mystère. Il se demande pourquoi cette figure certes di­
vertissante, habile comme apparaît ce filou à berner les
naïfs, vendre parfums et rubans à leurs petites amies,
conter sornette et vider les poches, a lui aussi comme
une aura de mystère dans ses actes les plus frivoles.
Tel une sorte de petit Mercure des grands chemins,
laissant un peu de lumière accrochée aux buissons où il
s’est caché pour sur­prendre les voyageurs.
Mais l’explication d’Autolycus est facile. Sa règle de
vie, en effet, c’est, dérobant ce qu’on a laissé traîner,
séduisant les étourdies qui vont trop loin à la prome­
nade, reprenant après, sa route en chantant - superbes
chansons mi-gaies mi-mélancoliques -, de saisir l’occa­
sion comme elle vient, et donc de se confier au hasard,
lui aussi, mais cette fois pour en profiter, non pour en
défier le non-être.
En cela Autolycus est donc tout à l’opposé de l’être qui
aime, c’est la parfaite antithèse de Florizel, et plutôt
pourrait-on le comparer à l’ar­tiste selon Shakespeare,
celui qui lui aussi ne s’attache, pour ses passions, qu’à
la surface des situations et des choses; sauf que le petit
malandrin est moins dangereux que l’ar­tiste, car ses
ruses et mauvais tours n’auront bientôt laissé chez qui
en souffrit qu’un vague mauvais souvenir.
Plutôt, à faire ainsi de l’apparence un emploi qui va
s’avouer tout de suite, bien clairement, un mensonge,
Autolycus serait-il le révélateur des vérités éternelles;
et la nature, sa mère à lui aussi, a certainement pour ce
mauvais fils beaucoup d’in­dulgence.
Or, à peine le prince Florizel est-il sorti de la scène
avec son grand projet dans son cœur, voici que revient
Autoly­cus, ce marginal, cet insouciant qui ne sait rien
de l’être du monde, rien du sérieux de la vie. Voici qu’il
laisse pour­tant passer dans le soliloque de sa jour­
née achevée, de ses gains qui furent multiples, de sa
philosophie de voleur heu­reux de sa condition, qu’il y
a en lui quelque chose aussi pour l’inciter à penser à
davantage, et c’est à cet amant résolu et ce fils rebelle
dont il a surpris l’intention, et qu’il a envie maintenant
d’aider dans son entreprise. Autolycus comprend mal
la raison de la sympathie qu’il éprouve pour Florizel,
il cherche à se l’expliquer par son propre goût pour la
sorte de mauvais tour qu’il voit celui-ci jouer à son père.
Tout de même il va lui donner son aide, après quoi,
bientôt, ce sera par sa ruse que le berger qui recueillit
Perdita se retrouvera à bord du vaisseau qui emporte
les fugitifs vers la Sicile et Léonte. Le berger a sur lui les
lettres et les bijoux qui permettront au roi malheu­reux
de reconnaître sa fille. Et ainsi, et sans même savoir
ce qu’il veut ou fait, Autolycus, se retrouve-t-il un deus
ex-machina au dénouement du grand drame, celui de
l’amour d’abord vaincu puis vain­queur.
En bref, la décision de Florizel, qui paraissait insensée,
est servie tout de suite par le hasard, et c’est providen­
tiellement, comme on dit, mais ne doutons pas que
Shakespeare a voulu nous faire com­prendre que l’ini­
tiative d’Autolycus n’est pas une invention de mauvais
théâtre, destinée à désembrouiller l’écheveau d’une
tragi-comédie, mais un des aspects du grand mystère
de l’être et, dans Le Conte d’Hiver, le point même où
affleure la Plus profonde pensée.
LA STATUE
C’est à la fin, tout à la fin de la pièce. Perdita et Léonte
se sont reconnus, se sont étreints dans les sanglots
et les rires, on leur a annoncé aussi qu’il y a dans une
maison voisine une superbe statue de la reine, achevée
récemment par un célèbre artiste de l’Italie, et déjà on
s’étonne un peu d’ap­prendre qu’allant vers ce grand
portrait, qui va révéler la mère à la fille, redire l’épouse
au mari aussi repenti que nos­talgique, l’un et l’autre
s’attardent dans le petit musée qui précède le lieu où la
sculpture se trouve.
Mais il n’est que trop vrai que l’art a été l’arrière ­plan
constant de l’action tant que celle-ci s’est déroulée en
Sicile; et qu’il est une part encore de la promesse que
fait du portrait d’Hermione Paulina, qui était la grande
amie de la reine et a commandité la statue.
Celle-ci est du « plus grand art », a-t-elle indiqué. Il
a fallu des années à Jules Romain, tel est le nom de
l’artiste, pour achever son travail, et on sait aussi de lui
que, « disposât-il de l’éternité, et pût-il donner souffle à
son œuvre, il déposséderait la nature de sa fonction, si
parfaitement il en est le singe.
En ces mots nous recon­naissons la revendication
traditionnelle des peintres, voire des sculpteurs de la
Renaissance, faire aussi bien sinon mieux que la vie,
mais voici aussi qu’est rappelée leur limite. Ils savent
imiter, mais l’apparence et-non l’intériorité, non le
rapport du modèle à Dieu, puisqu’ils ne sont que des
singes auxquels la parole manque.
Et ils risquent donc de faire mauvais usage de ces
figures dont l’âme absente ne les pro­tégera pas contre
les fantasmes et autres chimères qu’y pro­jetteront les
passions de l’artiste ou du spectateur de l’œuvre, Tout
de même, la statue d ‘Hermione est si convaincante, as­
sure Paulina, que l’on est tenté de lui adresser la parole.
Et de fait Perdita et Léonte, et Polixène et son fils
oublient devant la statue, un portrait en Pied, qu’elle
est un travail d’artiste; ils ne peuvent, muets d’étonne­
ment, que se laisser pénétrer par la vérité, le naturel
de cette œuvre extraordinaire, c’est comme la lumière
même qui chez Hermione émanait de la profondeur de
la création divine; et Perdita veut s’age­nouiller devant
la sculpture mais pour lui prendre la main et l’attirer à
ses lèvres, pour en obtenir qu’elle la bénisse.
Contrairement au soupçon qui pèse sur lui depuis le
début de la pièce, l’art est-il donc capable de se porter
au-delà du sensoriel et de ses récits fragmentaires; de
renouer, dans les apparences imitées une par une, ce
lien qui en fait dans l’être vivant le chiffre de la pré­
sence divine? D’avoir dans sa « magie », si constamment
soupçonnée, la majesté de l’ordre du monde?
Mais cette main que Perdita veut prendre dans les
siennes, ce n’est pas la pierre que l’artiste doit employer
mais Hermione elle-même. Paulina l’avait soignée en
secret puis gardée cachée pour le jour où, comme un
oracle l’avait laissé espérer, l’enfant abandonnée serait
sue vivante.
Et quand l’art se dissipe reste la femme à laquelle, en
somme, l’art fait grand tort. Est-ce trop dire ? Il ne me
semble pas absurde, constatant que la résurrection
d ‘Hermione est le signifiant-limite dans la structure
d’épiphanie qui s’est déployée depuis le début de la
pièce, et me souvenant du nom que la reine porte,
de penser que Shakespeare s’est atta­ché en ce grand
moment à un grand problème, qu’il faut expliciter sans
doute, lui-même ne l’ayant pas tenté, mais sans que ce
soit le trahir.
En d’autres mots: l’art s’étant incliné, en ce grand
jour, devant la nature, ses mirages se défaisant, dont
l’objet le plus souvent est la femme, dans ce monde où
l’homme prévaut, eh bien, c’est cette femme à la fois
idolâtrée et vilipendée, cette femme précarisée, don­
née pour coupable, en cela victime, qui peut réclamer
sa place, descendant comme Hermione du piédestal où
l’art l’a juchée mais pour qu’une musique de plus haut
que celui-ci dans l’esprit - « music; awake her: strike !
» s’écrie Paulina au moment où va se défiger la sta­
tue - retentisse, harmonie même de la nature vivante
appelant à soi et réconciliant.
Le Conte d’hiver, est-ce donc un retracement, au travers
des atteintes qu’y porte la société, de la vérité de la vie,
en son essence qui est l’amour, en sa loi la plus simple
et peut-être la seule, qui est la confiance entre homme
et femme - répara­trice des injustices -, en son lieu qui
est la « grande nature créatrice », émanation du divin,
réseau de signes et de sym­boles ?
Douze ans, après Hamlet - où Shakespeare avait pro­
posé l’idée d’un théâtre miroir de la société, mais qui
ne pouvait ainsi que démasquer quelques détourne­
ments naïfs ou cyniques de l’apparence, et sans jamais
en finir ni aller jusqu’au fond des êtres, d’où l’échec
de la « pièce dans la pièce» et le désarroi du prince
de Danemark son auteur, empêché de donner figure
à l’intuition qui le hante, empêché d’aimer Ophélie entendrait-on, dans la presque ultime « romance », une
parole « au positif » cette fois, retrouvant au profit d’une
religiosité délivrée du puritanisme, du dolo­risme, de la
sexualisation du péché, ce qu’avaient eu de direct, de
symbolique, d’épiphanique les Mystères du Moyen Âge
? On pourrait presque le croire.
Yves Bonnefoy
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© 2015 Atelier Sphinx / Arwan Prods. - Illustrations © Daniel Egnéus
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