Traits_plumeDescartes et Racine.rtf

publicité
1
Descartes et Racine
Dans l’Inventaire des biens de Racine, dressé par le notaire du Roi en
1699, pour sa maison de la rue des Marais (maintenant rue Visconti), figure
un portrait de Descartes parmi d’autres tableaux représentant Richelieu, le
maréchal de Luxembourg et un saint Jean.
Quels liens unissent Jean Racine à René Descartes ? Si leur mère est morte
juste après la naissance d’un autre enfant, alors qu’ils n’avaient qu’un an,
et s’ils sont nés en province, ils n’appartiennent pas à la même génération.
Racine a 43 ans de moins que Descartes, puisqu’il est né en décembre
1639, deux ans après la publication du Discours de la méthode. Racine
perd son père quand il n’a pas quatre ans. Elevé par sa grand-mère
paternelle et par sa marraine, il n’a pas, ensuite, été l’élève des Jésuites
comme Descartes. Racine a étudié chez les Jansénistes des Petites Ecoles
de Port-Royal, puis du collège de Beauvais à Paris et des Granges de PortRoyal des Champs. Dans cette autre école spirituelle, qui insiste sur la
faiblesse de l’homme face aux passions, Racine a reçu de ses maîtres à la
piété austère une excellente formation en latin ainsi qu’en grec, les
« solitaires » étant de remarquables hellénistes. En 1658, Racine étudie la
philosophie au collège d’Harcourt. Il se lie avec son cousin, intendant du
duc de Luynes, et avec La Fontaine. Racine se passionne pour l'écriture
théâtrale et pour les comédiennes. Après le refus de ses premières pièces,
on l’envoie, en 1661, étudier la théologie à Uzès auprès de son oncle,
vicaire général, pour briguer un bénéfice ecclésiastique qui assurerait son
avenir. Il continue à préférer l’annotation des tragiques grecs. Les cieux
méridionaux lui inspirent un vers célèbre :
« Et nous avons des nuits plus belles que vos jours ».
Revenu à Paris, Racine compose, à l’occasion de la rougeole contractée par
Louis XIV en 1663, une Ode pour la convalescence du Roi qui lui vaut une
pension royale et une invitation à la Cour. Il rencontre Molière à qui il
confie ses premières pièces, avant de se brouiller avec lui. Blessé par une
remarque du janséniste Nicole sur le « poète de théâtre (…) empoisonneur
public, non des corps, mais des âmes des fidèles », Racine rompt avec PortRoyal. En 1667, avec Andromaque, il signe son premier triomphe théâtral,
comparable à celui du Cid trente ans auparavant. La comédienne Thérèse
Du Parc, maîtresse de Racine, crée le rôle avant de mourir un an plus tard
de façon si mystérieuse que Racine se trouve mêlé à l’Affaire des Poisons.
2
Racine se lie ensuite avec la Champmeslé, qui interprète Bérénice, Roxane
dans Bajazet, puis Iphigénie. Il règne sur la scène parisienne.
En 1677, après l’échec momentané de Phèdre (dû à une cabale), où la
Champmeslé joue le rôle-titre, il devient l’historiographe du roi, statut plus
considéré que celui d’auteur dramatique. Il épouse une petite-fille de
notaire qui ne connaît pas ses pièces, puis retourne à la piété et Port-Royal.
Lorsque la Cour est tentée par la dévotion sous l’influence de Mme de
Maintenon, Racine écrit, pour les demoiselles de Saint-Cyr, Esther puis
Athalie. En 1690, il est gentilhomme de la Chambre du roi, charge qui
devient héréditaire trois ans plus tard. Il passe les derniers mois de sa vie
dans une atmosphère pieuse et demande à être enterré à Port-Royal des
Champs. En 1711, après la destruction de Port-Royal, ses cendres sont
transférées, avec celles de Pascal, à Saint-Etienne du Mont.
Plus que dans des liens biographiques improbables, c’est dans les œuvres
de Racine qu’un rapport peut être trouvé avec Descartes, ce qui
expliquerait la présence du portrait de Descartes dans le cabinet de travail
de Racine.
Les tragédies de Racine doivent à Descartes l’intérêt accordé au corps dans
l’expression des passions. Le lien entre passions et modifications du corps
constitue l’innovation du traité des Passions de l’âme (1649). Racine
retient de Descartes que les passions mêlent psychologie et physiologie,
d’où le lien entre certains vers raciniens et des articles du traité des
Passions. Amoureux de Junie, Néron relate :
« Cette nuit, je l’ai vue arriver en ces lieux (…)
J’ai voulu lui parler, et ma voix s’est perdue ; » (Britannicus, II, 2).
L’article 73 des Passions dit que l’étonnement mêlé à l’admiration rend le
corps « immobile comme une statue ». Les manifestations des passions
sont diverses : Bérénice pleure, soupire, gémit, éprouve de la langueur.
Titus pleure, frémit, soupire (Bérénice). Lorsque Phèdre aperçoit
Hippolyte, elle confie son trouble physique :
« Le voici. Vers mon cœur tout mon sang se retire (…)
J’ai langui, j’ai séché dans les feux, dans les larmes », (II, 5).
Ces vers font écho à l’aveu de l’acte I, scène 3 :
« Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;
Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue :
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;
Je sentis tout mon corps et transir et brûler ; »
3
Les articles 112 et suivants du traité de Descartes relatifs aux signes
extérieurs des passions évoquent « les actions des yeux et du visage, les
changements de couleur, les tremblements, la langueur, la pâmoison, les
ris, les larmes, les gémissements et les soupirs. » L’article 114 montre la
difficulté d’éviter de rougir ou de pâlir. L’importance des troubles
vasculaires comme signes d’une passion dépend du rôle éminent que
Descartes attribue au cœur depuis la rédaction de L’Homme.
Quand Chimène se pâme, dans Le Cid, elle explique :
« Sire, on pâme de joie ainsi que de tristesse :
Un excès de plaisirs nous rend tout languissants ;
Et quand il surprend l’âme, il accable les sens. » ( IV, 5)
Mais quand Esther, folle d’amour et de douleur, s’évanouit devant
Assuérus, elle dit simplement :
« Mes filles, soutenez votre reine éperdue,
Je me meurs », et la didascalie indique : « elle tombe évanouie ». (II, 7)
Une des différences entre le théâtre de Corneille et celui de Racine vient de
l’importance accordée aux désordres physiologiques dans l’expression des
passions, et sur ce point, Racine rejoint Descartes.
[Annie Bitbol-Hespériès]
(6111 signes)
+ 2 photos avec légende :
Portrait de la Champmeslé dans Phèdre
Portrait de Racine
Téléchargement