39REVISTA DE LA CEPAL • NUMÉRO SPÉCIAL
LE CAP DES RÉFORMES. VERS UN NOUVEAU PROGRAMME POUR L’AMÉRIQUE LATINE • JOSEPH E. STIGLITZ
risque. Les banques des pays occidentaux n’avaient pas
analysé correctement les risques parce que, entre autres,
elles escomptaient un cautionnement (bailout). (Qui
plus est, certains banquiers occidentaux ayant accordé
des crédits de manière irresponsable ont même été
promus, au lieu d’être démis de leurs fonctions, ainsi
étaient-ils récompensés pour avoir fait preuve d’une
attitude commerciale dynamique en matière de
placement de crédits). La Réserve fédérale a concentré
ses efforts sur l’inflation et, en relevant les taux d’intérêt,
a porté une attention des plus sommaires aux éventuelles
répercussions de cette décision sur le système financier
des États-Unis (ce relèvement se traduisit par la faillite
des Savings and Loan Associations, institutions
d’épargne et de crédit détenant des actifs à rente fixe à
long terme et des passifs à taux d’intérêt variable; et il
a fallu pratiquement une décennie aux contribuables
étasuniens pour combler la perte de centaines de
milliards de dollars).6 La Réserve se soucia encore
moins des répercussions que cette décision pourrait
entraîner pour les débiteurs étrangers, assurant
simplement qu’il n’entrait pas dans sa compétence de
prendre en compte les effets de ses décisions sur le reste
du monde!
Les autorités économiques des pays industrialisés
avancés n’ont toutefois pas voulu assumer la pleine
responsabilité de ces échecs; il était plus facile et
politiquement plus intéressant d’attirer l’attention sur
les défaillances internes de l’Amérique latine qui était
malheureusement une cible facile puisque caractérisée
par des entreprises publiques inefficaces et corrompues,
des taux d’inflation élevés et de profonds déficits
budgétaires. En dépit de tous ces difficultés, il n’en reste
pas moins que la croissance enregistrée durant le régime
précédant la réforme a été presque deux fois plus rapide
que celle enregistrée durant cette prétendue réforme.
Il n’y a naturellement pas de méthodes infaillibles
pour vérifier les autres hypothèses. La décennie perdue
a-t-elle été le résultat d’une perturbation externe ou de
défaillances internes? En fait, les deux facteurs ont pu
avoir une influence et leurs effets respectifs sont
difficiles à départager de façon précise. Toutefois, je
tente, dans la prochaine section, de démontrer pourquoi
la cause de cette décennie perdue peut être imputée
principalement à la perturbation provoquée dans la
région par le relèvement des taux d’intérêt aux États-
Unis. Tout comme le reste du monde, l’Amérique latine
a subi le choc de la hausse des prix du pétrole durant
les années 70 mais elle a toutefois accusé le coup
remarquablement bien, et même bien mieux que
d’autres régions. Mais, on pourrait toutefois affirmer
que ce fut d’une manière peu durable, car fondée
essentiellement sur un brusque afflux de capitaux (le
recyclage des pétrodollars). Par ailleurs, il semble peu
crédible qu’un regain de la corruption à la fin des années
70 et au début de la décennie 80 ait provoqué le déclin
économique du continent. L’explication la plus simple
et la plus convaincante est que la soudaine modification
des taux d’intérêt a brusquement interrompu la
croissance. Même en l’absence de corruption et dans
l’hypothèse d’entreprises publiques absolument
efficaces, il est probable que, de toutes façons, la plupart
des pays auraient été confrontés à une crise.
Bien sûr, personne ne souhaite revenir dans le
passé. Toutefois, il importe de répondre à cette question
ardue: quels enseignements peuvent être tirés des
réussites, ainsi que des échecs, du passé? Avant
d’aborder ce point, je souhaite porter plus d’attention à
la nature des échecs observés au cours de la dernière
décennie. S’il est vrai que le Consensus de Washington
promettait une croissance qui ne s’est pas concrétisée,
il est également vrai qu’il disait peu de choses sur les
risques d’instabilité que comportaient les politiques
qu’il préconisait. En matière de pauvreté, le Consensus
se fondait sur les vieilles théories des effets de la
retombée (trickle-down theories): les politiques
économiques n’étaient pas conçues spécifiquement
pour combattre la pauvreté car les fruits escomptés de
la croissance étaient censés, d’une manière ou d’une
autre, retomber (trickle down) entre les mains des
pauvres, même s’il était déjà largement prouvé à
l’époque qu’«une marée haute ne suffit pas
nécessairement remettre tous les navires à flot».7 À ce
sujet, j’ose affirmer que l’information fut loin d’être
complète: or, il était prévisible, comme je l’explique
dans la section suivante, que ces politiques engendrent
davantage d’instabilité et de pauvreté.
6 Voir la description de cet épisode dans Kane (1989).
7 En effet, les données relatives aux États-Unis indiquent que, durant
les deux décennies suivant 1973, la situation de la tranche des
revenus les plus faibles s’est aggravée, malgré une augmentation
du revenu moyen et certaines études considèrent même que la
situation des couches moyennes se serait dégradée. Voir Council
of Economic Advisers (1997, chap. 5).