. Voir ce que personne ne voit – jusqu’à ce que tous le voient Celui qui en Autriche était peut-être le plus inconnu des émigrés célèbres, respectés dans le monde entier, et définitivement perdus pour la patrie, le plus important penseur du management du XXe siècle est décédé. Mais contrairement à Freud, Wittgenstein ou Hayek, les intellectuels peuvent se permettre d’avouer qu’ils ne le connaissent pas. Le père de nombreux principes intemporels de la gestion moderne de l’entreprise, admiré par Churchill autant que par Bill Gates. Un « théoricien » best-seller, lu par 35 millions de personnes dans toutes les langues, suffisamment suspect pour être ignoré : sauf erreur de ma part, pas de plaque commémorative ni de titre de docteur honoris causa (1), pas de bourse, pas de poste de professeur honoraire, pas de prix, de timbre commémoratif, pas de nom de place ni de rue, pas de fondation ni d’académie. Pourquoi, alors que le monde entier l’a déjà fait, sa ville natale devrait-elle rendre hommage à cet «austro-hongrois» qui garda toute sa vie un accent viennois prononcé ? Intellectuel juif, issu d’une famille de la grande bourgeoisie, son père était un haut fonctionnaire du gouvernement austro-hongrois qui avait contribué à fonder en 1899 l’Académie d’Exportation impériale et royale qui deviendrait plus tard l’Académie de Commerce international, puis l’Université d’Economie de Vienne, Peter Ferdinand Drucker avait gardé avec Vienne une relation plutôt amicale, détendue, sans haine ni colère, mais sans nostalgie non plus, ni rancœur pour des invitations au retour jamais reçues. Peut-être parce que c’est d’Allemagne, où il avait fait ses études et travaillait, qu’il avait été chassé et non de son pays natal ? Il créa une nouvelle discipline, une discipline à la fois peu précise et difficile à réfuter donc peu respectée des scientifiques, mais très importante, car les gens les plus importants, ceux qu’elle-même avait rendu importants, 1) Absurde évidemment, comme ce titre honorifique de docteur proposé par l’Université d’Economie de Vienne, qu’il avait au départ accueilli favorablement, la seule distinction depuis 1945, tombé à l’eau pour des motifs politiques en février 2000 : « I greatly appreciate your flattering intention... to bestow on me the honorary doctorate... But, to my regret, I cannot accept this honor... To do so at the present time would clearly be understood as a POLITICAL manifesto on my part – especially in view of the publicity which, as your Fax points out, I received in the Austrian press on the occasion of my recent 90th birthday. I appreciate your good intentions – and am deeply grateful. But I have to say NO » écrit-il au recteur, M. Hansen, en février 2000. Maintenant, il est définitivement trop tard pour cette distinction. la prenaient très au sérieux, la théorie du management. Comme la jurisprudence, elle n’est pas une science, pas une « théorie ». Le management, c’est de l’art, du grand art, et il lui faut, comme à l’art de gouverner et de soigner, de la science (les découvertes les plus récentes), et du bon sens et des méthodes de diagnostic juste et de thérapie adaptée. « On perceptiveness » in « decision making » disait-il, un bon diagnostiqueur voit ce que personne d’autre ne voit. (Etre un bon analyste, comme son père, ne lui suffisait pas; sensible comme sa mère, il était, déjà dans son enfance, capable de repérer intuitivement parmi les invités de ses parents les couples qui venaient de se disputer.) Toute sa vie, il fut un penseur incroyablement lucide parce qu’il ne pensait pas uniquement mais était capable de voir ce que personne d’autre ne voyait, ou bien ce que chacun voyait uniquement lorsque tous voyaient, ce que personne ne voulait croire d’abord. Mais rien n’est plus difficile que de voir les choses telles qu’elles sont réellement « seeing things as they really are » au lieu de prendre pour vrai ce qui est commode. La clairvoyance est dégradée en banalité quand au bout de quelques décennies elle cristallise en évidence : le rôle central des managers et travailleurs de la connaissance, du marketing et de l’innovation, du passage de l’économie des marchandises à l’économie du savoir, le rôle de la mission et de la stratégie pour le business, du management par objectifs au lieu de la gestion autoritaire, la place du secteur à but non lucratif, le pouvoir financier croissant des fonds de pension et des investisseurs institutionnels pour une société post-capitaliste, l’extrême importance de la motivation des employés pour la réussite d’une entreprise, il a tout vu à l’avance, tout ce qui nous paraît évident et banal aujourd’hui et tout ce qui nous a été servi et resservi sur le management, en deuxième et troisième main. Donc : “ The one management thinker every educated person should read“ (economist), tous les autres livres étant superflus. Il vit que le véritable leadership est un don décisif et très très rare. Que les faiseurs, les managers (et pas les gros propriétaires) décident en fin de compte du devenir de sociétés entières. Que les bons managers sont extrêmement rares. Que la concurrence pour les meilleures têtes en est d’autant plus acerbe et le prix des faiseurs d’autant plus haut. Mais les conséquences de cette loi élémentaire de l’offre et de la demande et la pression des marchés boursiers, la recherche du profit trop rapide et les revenus démesurés des managers, allaient tout simplement à l’encontre de son bon sens autant que de son bon goût. Il avait confié à Erhard Friedberg (2), professeur à Science Po et directeur du Centre de Sociologie des Organisations à Paris, dans le cadre d’une entrevue de sept heures, entre autres, qu’il trouvait tout simplement injustifiable que le revenu du PDG d’une entreprise puisse dépasser quinze fois le revenu de ses salariés les plus mal payés, ou que les traders gagnent plus que les investisseurs. Pour ces idées, et pour son engagement en faveur du secteur à but non lucratif, le vieil homme fin, savant, le grand-bourgeois ordo-libéral pourrait aujourd’hui être taxé par certains petits snobs de « socialisme » (il en fut brièvement proche dans sa jeunesse) ou de « communisme », dans le meilleur des cas de « romantisme social » et d’« utopisme ». Mais il était suffisamment réaliste pour voir ce que les néolibéraux anglo-saxons sont incapables de voir, que « le spectacle sordide » des salaires excessifs des multinationales et des stars risque de conduire « à une explosion d’amertume et de mépris » à la prochaine grande crise économique. L’aventure hitlérienne en fit un sceptique doutant de la capacité du marché à réguler tout autant que du « big government » (capable uniquement de bien faire la guerre et de dévaluer). A l’ère des organisations, seul un bon management économique et politique peut sauver l’humanité de la barbarie. La société ne peut jamais être « parfaite, mais supportable dans le meilleur des cas ». Le management est « l’organe qui définit toutes les institutions modernes », pas seulement les entreprises mais aussi le secteur public et les organismes à but non lucratif. C’est pour cette raison qu’il a inspiré aussi bien des privatiseurs néolibéraux que des adeptes, plutôt de gauche, du « re-inventing government » que des représentants du secteur à but non lucratif. Pour lui, le « coma intellectuel de la gauche européenne » à l’heure actuelle était « effrayant », et Tony Blair par exemple, dans son « incompétence si digne », « le plus ennuyeux » de tous, pas seulement par rapport aux grands penseurs de la social-démocratie d’il y a 100 ans. Il avait compris qu’un Effective Executive servait les autres et non lui-même. Que l’efficacité était la réponse à la question how can I best serve. Que ce ne sont ni les chaussures sur mesure ni les airs supérieurs de Herrenmensch qui font les leaders, mais leur aptitude à satisfaire des besoins non identifiés. Que seul le management est capable de transformer une « foule en organisation » et des « efforts humains en performance économique ». Mais que les 2) DVD-Rom « Decision-Making » (www.banlieues-mediacom) 09 20 entreprises sont aussi une sorte de communauté et pas seulement des machines à production et à profit. Qu’on ne peut pas renoncer à faire du profit mais que la recherche des bénéfices ne suffit pas : customers over profits. Que le profit est important pour les actionnaires, mais aussi pour le plein emploi. Qu’une entreprise ne peut être durablement profitable que si les employés sont traités comme des ressources précieuses. Que l’empowerment exige la décentralisation du pouvoir de décision, le contrôle des ouvriers sur les processus de production, et des salaires garantis. Que les entreprises et les marchés sont des institutions avec des humains, non de simples calculs de coûts. Que les personnes et les ouvriers d’une entreprise sont sa vraie richesse, et non des « frais à deux jambes ». Qu’il est important de fixer des objectifs autant que d’accorder une certaine autonomie aux travailleurs. Qu’un bon manager rend efficace les points forts de ses collaborateurs et fait oublier leurs points faibles. Que le secteur à but non lucratif a beaucoup à apprendre du secteur à but lucratif, et inversement, que les entreprises peuvent apprendre des églises et des organisations caritatives. Difficile à rattacher à une école, il était probablement plus proche de Spann ou Schumpeter que de Hayek ou l’école autrichienne d’économie. Quelqu’un qui intégrait à son analyse politique et économique de l’entreprise des éléments de théorie politique, de droit international, d’économie politique, de philosophie. Lui qui avait une conscience et une culture historique développées situait par exemple la globalisation après la révolution de 1848 et pas seulement aujourd’hui. Ses prognostiques se réalisaient presque toujours, parfois des décennies plus tard, contrairement à ceux des spécialistes de tendances ou autres « futurologues » à la mode. C’est ainsi qu’il a vu longtemps à l’avance l’inflation des années 70 tout comme la concurrence japonaise alors que personne encore n’y prêtait garde. Il a vu venir le déclin des syndicats alors que leur pouvoir atteignait son apogée après-guerre. Et il a su bien avant IBM que les ordinateurs allaient révolutionner le monde des affaires. C’est pour cette raison que même ses livres les plus anciens gardent souvent encore tout leur intérêt. ber cruncher, mais un observateur lucide et un analyticien profond. On peut dire qu’il a « inventé » le métier du management. Les livres sur le management sont devenus en vogue et ce vieil européen un peu démodé est devenu une icône. Il était extrêmement cultivé. Certains petits clones de sa branche le snobaient parce qu’il n’était pas familier des statistiques à variables multiples mais de Jane Austen, de peinture japonaise et d’histoire du développement des villes au haut Moyen-Age par exemple. Il était modeste, gentil, nullement affecté. Son patrimoine considérable est allé à une fondation pour les organisations à but non lucratif. Son objectif était de voir apprendre et grandir des humains, de voir prospérer des entreprises, de voir le travail devenir plus attrayant. Il connut aussi de spectaculaires défaites : la semaine de son décès, le plus gros fabriquant automobile du monde, dont l’analyse l’avait rendu célèbre (et qui n’avait pas suivi ses conseils), se retrouvait au bord de la ruine. Il fut auprès de General Electric aussi couronné de réussite que sans succès avec General Motors. Il était clairvoyant, sage, amusant et plein d’humour dès sa jeunesse. Il était multiple dans ses études comme dans ses métiers, comme journaliste, banquier, professeur, auteur, conférencier ou conseiller d’entreprise. Toujours actif : « One either meets or one works ». A l’âge où d’autres prennent leur retraite, il changea d’université, quittant New-York pour la Californie et commençant en parallèle une nouvelle carrière comme éditorialiste pour le Wall Street Journal. A 88 ans, le magazine Forbes Magazin lui dédia sa une sous le titre : „Still the Youngest Mind“. Il était incomparable, une « force without peer » : sur 39 livres (traduits en 30 langues), le père de la théorie du management en a écrit seulement 15 sur le management et 16 sur l’économie et la politique, deux romans et une espèce d’autobiographie formidable (Adventures of a Bystander, en français « Témoin du 20e siècle »). L’« écologiste social » Peter F. Drucker, né à Vienne, est mort il y a quelques jours, peu avant son 96e anniversaire. Nous pouvons donc désormais l’oublier définitivement, lui et le « druckerisme ». Ou bien… Il était capable d’expliquer clairement et simplement des problématiques complexes sans jamais simplifier. Il s’intéressait aux grandes questions de l’humanité mais pas aux gadgets techniques. Il n’était pas un théoricien de modèle ou de système dans sa tour d’ivoire, pas un num- Bernd Marin Novembre 2005