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Foucault et la philosophie
Pour traiter cette question « Foucault et la philosophie », je me suis intéressé
presqu’uniquement aux textes rassemblés dans le volume « Dits et écrits II. 1976-1988 ». Je
commencerai cependant par un rapide rappel : dans Les mots et les choses », M. Foucault
termine un chapitre où il est question du langage par cette phrase :
« A ces questions (sur le langage)… je sais maintenant pourquoi, comme tout le monde, je
peux me les poser – et je ne peux pas ne pas me les poser aujourd’hui. Seuls ceux qui ne
savent pas lire s’étonneront que je l’ai appris plus clairement chez Cuvier, chez Bopp, chez
Ricardo que chez Kant ou Hegel » p. 318.
Déjà l’on voit un aspect de la relation que Foucault entretient avec la tradition
philosophique, et plus précisément la philosophie moderne.
Cependant Foucault, en plusieurs endroits, affirme que sa préoccupation a toujours été
d’ordre philosophique, et il se sert de Kant pour le dire.
« … je crois que la question dont je n’ai cessé de m’occuper était une question
philosophique : c’était « Qu’est-ce que l’Aufklärung ? » Mais cette question, j’ai cherché à
l’analyser à travers des problèmes historiques très concrets, et voilà pourquoi j’ai toujours
étudié cette période qui va du XVI°/s jusqu’au début du XIX°/s. Tous mes livres ont été une
tentative de répondre à cette question. Et puis j’ai dû, au moins pour ce sujet de la
sexualité, remonter en arrière. Peut-être aussi peut-on dire qu’il y a deux grands moments
philosophiques, le moment présocratique et l’Aufklärung… Et maintenant, je me demande
s’il n’y a pas un troisième moment qui se situerait entre les deux autres, qui serait le
moment patristique, où apparaît quelque chose qui ne se trouve pas dans le moment
présocratique et qui était déjà constitué quand l’Aufklärung a commencé. Ce moment,
cette chose est la constitution de ce que j’appelle l’herméneutique de soi, le
commencement du soi occidental, qui est autre chose que la disparition de l’Etre et autre
chose que le commencement de la rationalité moderne ». Débat sur « Vérité et
subjectivité », p. 128.
Je propose de considérer cette affirmation comme le fil rouge qui nous permettra de
comprendre comment son questionnement philosophique commence par cette question
« Qu’est-ce que l’Aufklarüng ? pour aboutir à cette hypothèse d’un « moment patristique ».
Si l’on veut répondre à cette question, ce n’est pas la « philosophie de l’Aufklärung qui peut
nous donner les outils pour le faire. Pour comprendre sa démarche, il est utile de la
comparer à celle d’Adorno et de Horkheimer (Dialectique de l’Aufklärung).
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Qu’est-ce que l’Aufklärung ?, dialectique ou généalogie ?
Cette question est celle que pose Kant en 1784. Pour Foucault il faut la comprendre en
deux sens. Cela signifie d’abord que pour celui qui pose cette question, la tâche de la
philosophie consiste à s’interroger sur le présent, puisque « Les Lumières » est l’appellation
par laquelle l’Europe se désigne elle-même (Enlightment, illumisnismo, Lumières,
Aufklärung).
« Was ist Aufklärung ? … journalisme philosophique ». P. 431, 1978.
…« La question de la philosophie, c’est la question de ce présent qui est nous-mêmes ». p.
266, 1977.
Pour Foucault ceci correspond à une manière inédite pour la philosophie de concevoir sa
tâche, et il la reprend à son compte tout en l’actualisant.
….« La tâche de la philosophie, c’est de dire ce que c’est qu’aujourd’hui et de dire ce que
c’est que « nous aujourd’hui ». p. 1276, 1983….« La folie et la raison, la mort et la maladie,
la pénalité, la prison, le crime, la loi, tout cela est notre quotidien et c’est ce quotidien-là
qui nous apparaît comme essentiel ». p. 343, 1978.
Mais, du fait que notre « aujourd’hui » n’est pas « l’aujourd’hui » des Lumières, cette
reprise de la question, aujourd’hui, à la fin du XX°/s donne à cette question une signification
nouvelle qui met en question le sens de « Lumières ». Ce que montre déjà la phrase
précédente. Si « notre quotidien » c’est la « raison » et « la loi », mais aussi « la mort et la
maladie, la pénalité, la prison, le crime », que signifie alors cette liaison ? qu’est-ce que
cette liaison a à nous dire sur la raison, et sur « les Lumières » ?
Lorsque Kant se livrait à une « critique de la raison », il cherchait à en préciser à la fois les
capacités et les limites. Tout se passe comme si Foucault s’intéressait surtout à ses
« limites ».
« Je pense que, depuis le XVIII°/s, le grand problème de la philosophie et de la pensée
critique a toujours été… de répondre à cette question : quelle est cette raison que nous
utilisons ? Quels sont ses effets historiques ? Quels en sont ses limites et quels en sont ses
dangers ? » p. 1098, 1982.
C’est notamment l’histoire de ces deux siècles qui oblige à comprendre comment les
promesses des Lumières ont été suivies de résultats aussi problématiques ou quelquefois
même catastrophiques.
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. ….« Plusieurs processus, qui marquent la seconde moitié du XX°/s, ont ramené au cœur
des préoccupations contemporaines la question des Lumières… Non point comme une
manière pour l’Occident de prendre conscience de ses possibilités actuelles et des libertés
auxquelles il peut avoir accès, mais comme manière de l’interroger sus ses limites et sur les
pouvoirs dont il a abusé. La raison, comme lumière despotique ». p. 433, 1978.
Qu’entend-il par « la raison, comme lumière despotique » ?
Il considère d’abord les effets produits par des mouvements politiques qui se sont réclamé
de la modernité philosophique (Rousseau, Hegel, Nietzsche, Marx) :
…« …ces philosophies de la liberté (Rousseau, Hegel, Nietzsche, Marx) ont donné chaque
fois lieu à des formes de pouvoir qui…étaient le contraire même du régime de la liberté…
comique amer propre à ces philosophes occidentaux… plus encore que l’appui dogmatique
des religions, la philosophie authentifie des pouvoirs sans frein » p. 539, 1978.
En procédant ainsi, la démarche de Foucault est proche de celle de Adorno et de
Horkheimer (‘« l’Ecole de Francfort ») qui se proposaient de « comprendre pourquoi
l’humanité au lieu de s’engager dans des conditions vraiment humaines, sombrait dans une
nouvelle forme de barbarie… pourquoi les efforts… de la pensée critique se retournent
contre les intentions initiales » (Dialectique de la raison).
« Depuis le XVI°/s, on a toujours considéré que le développement des formes et des
contenus du savoir était l’une des plus grandes garanties de libération pour l’homme… Or,
c’est un fait déjà constaté par l’Ecole de Francfort que la formation des grands systèmes de
savoir a eu aussi des effets et des fonctions d’asservissement et de domination. Ce qui
conduit à réviser entièrement le postulat selon lequel le développement du savoir constitue
une garantie de libération » p. 908, 1980.
Selon eux « la raison est totalitaire plus que n’importe quel système », et comme eux,
Foucault remet en question l’évidence de la liaison « progrès du savoir/libération ».
Comme pour Adorno et Horkheimer il faut remonter dans l’histoire pour comprendre ce
paradoxe d’une « raison comme lumière despotique », mais les premiers remontent jusqu’à
« l’Odyssée », alors que Foucault émet l’hypothèse d’un « moment patristique ».
« Même si les Lumières ont été une phase extrêmement importante dans notre histoire, et
dans le développement de la technologie politique, je crois que nous devons nous référer à
des processus bien plus reculés si nous voulons comprendre comment nous nous sommes
laissé prendre au piège de notre propre histoire ». p. 955, 1980.
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C’est pourquoi je disais que ce n’est pas avec les outils de la « philosophie des Lumières »
que celle-ci peut se comprendre.
Mais pour qualifier leur démarche, Adorno et Horhkeimer parlent d’ « autodépassement de
la raison », alors que Foucault parle d’ « … une raison … qui n’a d’effet d’affranchissement
qu’à la condition qu’elle parvienne à se libérer d’elle-même » p.1587, 1985.
La raison pour l’Ecole de Francfort reste malgré tout une norme, alors que pour Foucault la
raison est avant tout objet d’étude et il répugne à définir tout ce qui peut s’apparenter à
une instance normative. C’est la différence entre une « dialectique de la raison » et une
« généalogie de la raison ».
« Je ne pense pas que l’Ecole de Francfort puisse admettre que ce que nous avons à faire ne
soit pas de retrouver notre identité perdue, de libérer notre vérité fondamentale ; mais
bien d’aller vers quelque chose qui est tout autre…Marx, l’homme produit l’homme… pour
moi… nous avons à produire quelque chose qui n’existe pas encore et dont nous ne
pouvons savoir ce qu’il sera… Quand je parle de mort de l’homme, je veux mettre un terme
à tout ce qui peut fixer une règle de production, un but essentiel à cette production de
l’homme par l’homme ». p. 893, 1980.
Ce en quoi il est en accord avec ce qu’il écrivait dans L’archéologie du savoir :
« Sans que je puisse encore prévoir un terme, mon discours, loin de déterminer le lieu d’où
il parle, esquive le sol où il pourrait prendre appui » (Archéologie du savoir, p. 278, 1969).
C’est cela sans doute qui fait la différence entre « l’autodépassement de la raison » et « une
raison … qui n’a d’effet d’affranchissement qu’à la condition qu’elle parvienne à se libérer
d’elle-même ».
C’est donc essentiellement sur la question du rapport à la raison que Foucault se démarque
des travaux de l’Ecole de Francfort. Cela se traduit aussi par deux manières de se situer par
rapport à Heidegger et à Nietzsche.
Nietzsche et l’histoire
« Je suis, en réalité, beaucoup plus historiciste et nietzschéen (qu’Habermas) ». p. 1099,
1982.
« Heidegger a toujours été pour moi le philosophe essentiel… Mais je reconnais que c’est
Nietzsche qui l’a emporté… Il est probable que si je n’avais pas lu Heidegger, je n’aurais pas
lu Nietzsche ». p. 1522, 1984…. Finalement, il y a pour moi trois catégories de philosophes :
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les philosophes que je ne connais pas, les philosophes que je connais et dont j’ai parlé ; les
philosophes que je connais et dont je ne parle pas ». p. 1522, 1984.
Les deux références, à l’histoire et à Nietzsche, sont généralement associées (cf. subj. et
ver.,p. 35). Nietzsche est pour lui celui qui plutôt que de fonder la morale en fait la
généalogie, qui fait une histoire de la raison, du sujet, plutôt que d’en faire des instances
fondatrices intemporelles.
« J’ai beau dire que je ne suis pas un philosophe, si c’est tout de même de la vérité que je
m’occupe, je suis malgré tout philosophe. Depuis Nietzsche, cette question s’est
transformée. Non plus : quel est le chemin le plus sûr de la vérité ? mais quel a été le
chemin hasardeux de la vérité ». p. 30, 1976. (chemin  méthode  Descartes, Règle IV).
« Il s’est trouvé que j’ai lu Nietzsche en 1953, et, aussi curieux que ce soit, dans cette
perspective d’interrogation sur l’histoire du savoir, l’histoire de la raison… est-ce qu’un
sujet de type phénoménologique, transhistorique est capable de rendre compte de
l’historicité de la raison ? c’est là où la lecture de Nietzsche a été pour moi la fracture : il y a
une histoire du sujet tout comme il y a une histoire de la raison, on ne doit pas demander le
déploiement à un acte fondateur et premier du sujet rationaliste. J’ai lu Nietzsche un peu
par hasard, et j’ai été surpris de voir que Canguilhem, … était très intéressé aussi par
Nietzsche… ». p. 1255, 1983. « … Koyré, Bachelard, Cavaillès, Canguilhem… ». p. 1587, 1985.
Nietzsche est associé à Canguilhem, et l’histoire à l’histoire des sciences, - et singulièrement
celle de la biologie-. Canguilhem a fait de l’erreur « la racine de ce qui fait la pensée
humaine et son histoire » (p. 441, 1978). Le chemin hasardeux de la vérité est du même
ordre que l’histoire hasardeuse de la vie. Pas besoin de Dieu pour comprendre l’évolution
des formes vivantes, pas besoin de sujet fondateur, détenteur d’une méthode, pour
comprendre l’histoire de la raison.
« Paul Veyne l’a bien vu : il s’agit des effets, sur le savoir historique, d’une critique
nominaliste qui se formule elle-même à travers une analyse historique ». p. 853, 1980.
« L’histoire nous tient lieu de philosophie ». p. 279, 1977 «… ce n’était pas une réflexion sur
l’histoire, c’était une réflexion dans l’histoire… une manière de faire faire à la pensée
l’épreuve du travail historique » p. 1232, 1983. …« Le recours à l’histoire… prend son sens
dans la mesure où l’histoire a pour fonction de montrer que ce qui est n’a pas toujours
été ».P. 1267, 1983.
Sont énoncés trois aspects de sa démarche : le nominalisme de Foucault le conduit à
récuser des notions englobantes telles que « judéo-christianisme », « pouvoir »…. A la
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notion de « méthode », Foucault préfère la notion d’ « épreuve ». Enfin le recours à
l’histoire permet d’ouvrir un espace pour l’action et la liberté.
Mais Nietzsche n’est pas seulement associé à l’histoire ; son nom est aussi présent à côté
de ceux d’écrivains tels que Bataille, Blanchot, Klossowski. Et ces auteurs l’intéressent dans
la mesure où leur pratique de la littérature est définie en terme « d’expérience limite ».
« Je ne me considère pas comme un philosophe. Ce que je fais n’est ni une façon de faire de
la philosophie, ni de suggérer aux autres de ne pas en faire… ce qui m’a le plus frappé et
fasciné chez eux (Bataille, Nietzsche, Blanchot, Klossowski), et qui leur a donné cette
importance capitale pour moi, c’est que leur problème n’était pas celui de la construction
d’un système mais d’une expérience personnelle. A l’université, en revanche, j’avais été
entraîné, formé, poussé à l’apprentissage de ces grandes machineries philosophiques qui
s’appelaient hégélianisme, phénoménologie… ». p. 861, 1980.… l’expérience chez
Nietzsche, Blanchot, Bataille a pour fonction d’arracher le sujet à lui-même, de faire en
sorte qu’il ne soit plus lui-même ou qu’il soit porté à son anéantissement ou à sa
dissolution. C’est une entreprise de dé-subjectivation. L’idée d’une expérience limite, qui
arrache le sujet à lui-même, voilà ce qui a été important pour moi dans la lecture de
Nietzsche, de Bataille, de Blanchot…». p. 862, 1980. …« Klossowski, Bataille, Blanchot ont
été pour moi très importants… c’est eux qui ont fait apparaître le problème du sujet comme
problème fondamental pour la philosophie et pour la pensée moderne. Autrement dit,
depuis Descartes jusqu’à Sartre… il me semble que le sujet était bien considéré comme
quelque chose de fondamental mais auquel on ne touchait pas : il était ce qu’on ne mettait
pas en question… l’idée que le sujet n’est pas la forme fondamentale et originaire, mais que
le sujet se forme à partir d’un certain nombre de processus qui, eux, ne sont pas de l’ordre
de la subjectivité mais d’un ordre évidemment très difficile à nommer et à faire apparaître,
mais plus fondamental et plus originaire que le sujet lui-même, n’émergeait pas. Le sujet a
une genèse, le sujet a une formation, le sujet a une histoire ; le sujet n’est pas originaire ».
p. 590, 1978.
Deux idées à retenir : d’abord, c’est grâce à la littérature et grâce à Nietzsche que Foucault
a rencontré ce qui est un aspect essentiel de son travail, l’idée selon laquelle « le sujet a
une histoire ; le sujet n’est pas originaire ». Ensuite cette idée ne se présente pas comme
une thèse spéculative mais comme une expérience.
On voit apparaître une distinction qui sera développée lorsqu’il s’intéressera à la
philosophie hellénistique, la « construction d’un système », les « machineries
philosophiques » d’une part, « l’expérience personnelle » d’autre part. Le système, la
machinerie vont de pair avec la thèse d’un « sujet fondateur », l’expérience personnelle
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prend la forme d’une « entreprise de dé-subjectivation ». Ce ne sont pas deux thèses qui
s’opposent mais une thèse d’un côté, formulée en termes de philosophie du sujet, et une
expérience de l’autre.
La théorie et l’expérience
Foucault partage avec Hadot l’idée selon laquelle la philosophie, notamment la philosophie
grecque, n’est pas seulement « théorie », mais aussi « manière de vivre ».
« Depuis Socrate, la philosophie est un exercice, une expérience vécue, avant d’être
discours ou proposition » (P. Hadot, Mag. Litt., n° 2342, av. 1996).
« On sait bien que l’objectif principal des écoles philosophiques grecques ne consistait pas
dans l’élaboration, l’enseignement d’une théorie. Le but des écoles philosophiques
grecques était la transformation de l’individu » (M. Foucault, L’herméneutique…, p. 41).
A cela près que la littérature (Bataille, Blanchot, Klossowski) ainsi que Nietzsche occupent
une place à côté de celle occupée par les Stoïciens et les Epicuriens. Tout se passe
cependant comme si les uns et les autres lui permettaient d’intégrer à son propre discours
des notions habituellement lestées de connotations un rien « moralistes », telles que
« ascèse », « exercice », « épreuve », « spiritualité », « conversion »…. En même temps le
recours à ces écrivains lui permet de proposer l’idée d’exercices de « dé-subjectivation »,
alors que l’ascèse est au service soit de l’accroissement de la maîtrise du sujet (ascèse
païenne), soit d’une herméneutique du sujet (ascèse chrétienne).
« … la seule espèce de curiosité… qui vaille la peine d’être pratiquée avec un peu
d’obstination : non pas celle qui cherche à s’assimiler ce qu’il convient de connaître, mais
celle qui permet de se déprendre de soi-même. Que vaudrait l’acharnement du savoir s’il
ne devait assurer que l’acquisition des connaissances, et non pas, d’une certaine façon et
autant que faire se peut, l’égarement de celui qui connaît… entreprendre de savoir
comment et jusqu’où il serait possible de penser autrement… exercice… épreuve… ascèse,…
exercice de soi ». p. 1362, 1983…. « Le livre me transforme et transforme ce que je pense…
je suis un expérimentateur et non pas un théoricien. J’appelle théoricien celui qui bâtit un
système général soit de déduction, soit d’analyse, et l’applique de façon uniforme à des
champs différents. Ce n’est pas mon cas. Je suis un expérimentateur en ce sens que j’écris
pour me changer moi-même et ne plus penser la même chose qu’auparavant ». p. 861,
1980.
Ces précisions conduisent Foucault à rectifier ce qu’il pense être un malentendu sur la
signification de son travail. Alors qu’on voit souvent en lui un théoricien du pouvoir… ou de
l’épistémé ! il insiste plutôt sur le fait que son centre d’intérêt c’est le sujet.
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« Ce n’est donc pas le pouvoir, mais le sujet, qui constitue le thème général de mes
recherches ». 1042, 1982.
« Les Mots et les Choses n’est pas mon vrai livre : c’est un livre marginal par rapport à
l’espèce de passion qui est à l’œuvre, qui sous-tend les autres ». p. 886, 1980.
L’accent mis sur l’idée de la philosophie comme expérience (à côté d’autres types
d’expériences) le conduit néanmoins à proposer une vision de l’histoire de la philosophie,
où il attribue une place à Platon, Aristote, aux philosophes hellénistiques, à Descartes, à
Marx, à Nietzsche, à Freud ou Lacan, sans parler de Canguilhem et de ceux qu’on a déjà
rencontrés.
Là encore il se démarque de P. Hadot qui parle de « tentation » pour qualifier la tendance
de la philosophie à se contenter du seul discours, Foucault préfère parler de « double jeu »,
notamment à propos de Platon :
« Le platonisme va jouer… ce double jeu : à la fois reposer sans cesse les conditions de
spiritualité qui sont nécessaires pour avoir accès à la vérité, et résorber la spiritualité dans
le seul mouvement de la connaissance de soi, du divin, des essences ». Subjectivité et vérité,
p. 76….« Le problème de Platon est l’élévation de l’âme vers la vérité, ce n’est pas la
découverte de la vérité dans les profondeurs de l’âme… le gnothi seauton… n’a rien à voir
avec l’herméneutique de soi » Christianisme et aveu, p. 126.
Aristote représente le philosophe chez qui la dimension théorique de la philosophie est
prévalente, ce pour quoi, par rapport aux autres philosophes grecs, il constitue une
« exception ». Or c’est cette « exception » qui a donné sa forme à la théologie et à la
scolastique. C’est ainsi que la distinction « théorie/exercice » en philosophie trouve son
correspondant dans le christianisme sous la forme « théologie/spiritualité ».
« … comme chacun sait, Aristote ce n’est pas le sommet de l’Antiquité, c’en est
l’exception ». Subjectivité et vérité, p. 19….« Il y a eu Aristote… La théologie est précisément
un type de connaissance de structure rationnelle qui permet au sujet – en tant que sujet
rationnel et seulement en tant que sujet rationnel – d’avoir accès à la vérité de Dieu, sans
condition de spiritualité… la scolastique… était déjà un effort pour lever la condition de
spiritualité qui avait été posée dans toute la philosophie antique et dans toute la pensée
chrétienne » (L’herméneutique…, p. 184)….« Pendant ces douze siècles (VXVII), le conflit
n’a pas été entre la spiritualité et la science : il a été entre la spiritualité et la théologie »
(L’herméneutique…, p. 20).
Dès lors qu’il réserve au sujet le traitement réservé à Dieu (Dieu est mort), Foucault
relativise la séparation « philosophie/religion » comme la distinction « Eglise/Etat ».
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« Il y a eu implantation, multiplication même et diffusion des techniques pastorales dans le
cadre laïc de l’appareil d’Etat… Le pastorat, s’il a perdu dans sa forme strictement religieuse
l’essentiel de ses pouvoirs, a trouvé dans l’Etat un nouveau support et un principe de
transformation ». (p. 551, 1978).
Il ne serait pas sans intérêt d’examiner comment la question de la laïcité se poserait à partir
d’une problématique comme la sienne.
Les philosophes grecs qui retiennent l’attention de Foucault, lorsqu’il s’agit de distinguer
l’ascèse païenne de l’ascèse chrétienne, sont les philosophes de la période hellénistique ou
romaine, où la dimension « spirituelle » prend le pas sur la dimension théorique.
….« Je crois que, dans la spiritualité antique, il y avait identité ou presque entre cette
spiritualité et la philosophie. En tout cas, la préoccupation la plus importante de la
philosophie tournait tout de même autour de soi, la connaissance du monde venant après
et, la plupart du temps, en appui à ce souci de soi ». p. 1542, 1984.
Mais l’histoire de la philosophie est ensuite comprise comme une entreprise de
déspiritualisation, d’une séparation de ce qui avait été associé chez Platon (« double jeu »,),
la tendance « aristotélicienne » l’emportant sur la tendance « stoïco-épicurienne » ( la
« scolastique », puis l’université avec ses « grandes machineries philosophiques »).
Dans cet effort de déspiritualisation, Descartes occupe une place privilégiée. Michel
Foucault voit en Descartes l’effort pour arracher la méditation à la tradition de l’exercice
spirituel.
- « Ce dont (Descartes) veut se démarquer et se séparer, ce sont précisément ces méthodes
d’exercice spirituel qui étaient pratiquées couramment dans le christianisme, et qui
dérivaient des exercices spirituels de l’Antiquité, et particulièrement du stoïcisme » (Id. p.
281).
Foucault verrait plutôt en Descartes le continuateur d’une déspiritualisation dont on perçoit
déjà les signes chez Platon, chez Aristote, dans la scolastique. Avec Descartes et Kant, on
assisterait à une « liquidation de la condition de spiritualité pour l’accès à la vérité » (Id. p.
183).
- « Ce n’est donc pas le sujet qui doit se transformer lui-même. Il suffit que le sujet soit ce
qu’il est pour avoir, dans la connaissance, un accès à la vérité qui lui est ouvert par sa
structure propre de sujet » (Id. p. 182).
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Il faudrait ajouter que ce qui fait l’intérêt de Descartes, c’est qu’il prolonge cet effort de
déspiritualisation en utilisant cette forme privilégiée de l’exercice spirituel qu’est la
méditation.
« … il ne faut pas oublier que Descartes a écrit des « méditations » - et les méditations sont
une pratique de soi. Mais la chose extraordinaire dans les textes de Descartes, c’est qu’il a
réussi à substituer un sujet fondateur de pratiques de connaissance à un sujet constitué
grâce à des pratiques de soi… Dans la culture européenne, et ce jusqu’au XVI°/s… il n’y a
pas d’accès à la vérité sans ascèse…Je pense que Descartes a rompu avec cela… L’évidence
s’est substituée à l’ascèse au point de jonction entre le rapport à soi et le rapport aux
autres, le rapport au monde. Le rapport à soi n’a plus besoin d’être ascétique pour être en
rapport avec la vérité ». p. 1230, 1983
….« Descartes est le premier philosophe qui a utilisé les techniques spirituelles du
christianisme pour faire quelque chose de radicalement différent de ce que faisaient ces
techniques… Toutes ces techniques étaient tournées vers les problèmes de ce qui se passait
dans les profondeurs de l’âme, tandis que lui il utilise ces techniques pour découvrir le
fondement de la connaissance scientifique » Débat… p. 119….et c’est bien comme accès au
sujet connaissant ou à ce qui qualifiera le sujet comme tel que se définira la philosophie. Et,
de ce point de vue-là, il me semble qu’elle superpose les fonctions de la spiritualité à l’idéal
d’un fondement de la scientificité ». p. 1542, 1984.
Avec pour conséquence, ce prix à payer, que :
-« Telle qu’elle est désormais, la vérité n’est pas capable de sauver le sujet »
(L’Herméneutique… p. 20).
Ce qui expliquerait peut-être cet engouement pour les traditions non occidentales…
En ce qui concerne des courants philosophiques plus récents, on se contentera de quelques
brèves indications.
« Je n’ai jamais été freudien, je n’ai jamais été marxiste et je n’ai jamais été structuraliste ».
p. 1254, 1983.
« Je ne trouve pas très pertinent d’en finir avec Marx lui-même …« C’était une règle
fondamentale chez les étudiants de philosophie : puisqu’on était marxiste, on n’avait pas à
savoir l’histoire » p. 1471, 1984…. « … je ne sais ce que c’est que le marxisme. J’essaie de
me battre avec les objets de mon analyse, et lorsque, effectivement, il me semble qu’il y a
un concept qu’on peut trouver chez Marx ou chez un marxiste, un concept qui doit coller, je
l’utilise. Mais… j’ai toujours refusé de considérer que la conformité ou la non-conformité à
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l’égard du marxisme…pouvait constituer un critère de différence pour accepter ou éliminer
ce que j’étais en train de dire. Je m’en moque éperdument, éperdument… quand les
marxistes me critiquent sur ces points où précisément je suis le plus proche de ce que Marx
a dit, je rigole, et je me convaincs, une fois de plus, que parmi les gens très nombreux qui
ne connaissent pas Marx, se trouvent ceux qu’il convient de mettre au premier rang des
marxistes ». (L’origine…Interview, p. 148.
D’où la position singulière de Foucault dès lors qu’on cherche à le « situer politiquement » :
« Il ne s’agit absolument pas de viser le pouvoir politique ou le système économique… ces
luttes n’attendent pas… d’un moment futur qui serait la disparition des classes, qui serait le
dépérissement de l’Etat la solution des problèmes… Par rapport à une hiérarchie théorique
des explications ou à un ordre révolutionnaire qui polariserait l’histoire et qui en
hiérarchiserait les moments, on peut dire que ces luttes sont des luttes anarchiques ». p.
546, 1978…. « … toute ma recherche repose sur un postulat d’optimisme absolu. Je
n’effectue pas mes analyses pour dire : voilà comment sont les choses, vous êtes piégés. Je
ne dis ces choses que dans la mesure où je considère que cela permet de les transformer ».
p. 912, 1980….« Je ne cherche pas à dire que tout est mauvais, mais que tout est
dangereux… si tout est dangereux, alors nous avons toujours quelque chose à faire. Donc
ma position ne conduit pas à l’apathie, mais au contraire à un hyper-militantisme
pessimiste ». p. 1205, 1983….« Les mouvements de libération récents souffrent de ne pas
trouver de principe sur lequel fonder l’élaboration d’une nouvelle morale. Ils ont besoin
d’une morale, mais ils n’arrivent pas à trouver d’autre morale que celle qui se fonde sur une
prétendue connaissance scientifique de ce qu’est le moi, le désir, l’inconscient, etc. » p.
1205, 1983…. « je serais assez d’accord pour dire qu’en effet ce qui m’intéresse c’est
beaucoup plus la morale que la politique ou, en tout cas, la politique comme une éthique…
les questions que j’essaie de poser ne sont pas déterminées par une conception politique
préalable et ne tendent pas à la réalisation d’un projet politique défini ». p. 1405, 1984.
A quoi ressemblerait alors une « morale » selon Foucault , non pas celle qui l’intéresse
comme objet d’étude mais qu’il ferait sienne ?
Conclusion. Foucault, l’œuvre et l’écriture.
Après avoir insisté sur ce qui pouvait distinguer la démarche de Foucault de celle de Pierre
Hadot, il faut ajouter que Foucault partage avec Hadot non seulement l’idée de la
philosophie comme exercice spirituel, mais aussi une position qui en découle, à savoir une
certaine dévaluation de la notion d’œuvre très souvent rabaissée au rang de « système »,
de « théorie », de « machinerie philosophique »(1). Enfin tous deux partagent quelque
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chose qui à mon avis est une idée trop simpliste du rapport Socrate/Platon, ou encore
« parole/écriture » (2).
1) La dévaluation de la notion d’œuvre en philosophie.
P. Hadot à considère comme « philosophes » des hommes qui n’ont absolument rien écrit
comme Diogène, Caton d’Utique, Quintus Marcius…. Le philosophe dans l’Antiquité « est
avant tout un homme ayant un certain style de vie, qu’il a choisi volontairement, même s’il
n’a pas enseigné ou écrit » (Etudes, p. 267).
Foucault semble partager ce privilège de la praxis sur la poiesis, aussi bien pour l’art que
pour la philosophie, les deux tendant à se confondre.
« Ce qui m’étonne, c’est le fait que dans notre société l’art est devenu quelque chose qui
n’est en rapport qu’avec les objets et non pas avec les individus ou avec la vie ; et aussi que
l’art est un domaine spécialisé fait par des experts qui sont des artistes. Mais la vie de tout
individu ne pourrait-elle pas être une œuvre d’art ? Pourquoi une lampe ou une maison
sont-ils des objets d’art et non pas notre vie ?... nous devons faire de nous-mêmes une
œuvre d’art » (p. I211, 1983).
C’est en ce sens qu’il faut comprendre la dimension esthétique de sa « morale ».
2) La signification de l’écriture en philosophie.
Pour Hadot, l’écriture est un « expédient » qui permet de conserver des paroles sans
pouvoir jamais retrouver les vertus de celles-ci :
« Ce primat de l’oral sur l’écrit, c’est pour Platon à la fois une nécessité historique et une
exigence spirituelle… pour Platon l’œuvre écrite n’engendre chez son lecteur qu’un faux
savoir, une vérité toute faite ; seul le dialogue vivant est formateur… le dialogue platonicien
agit donc à distance, mais jamais avec l’efficacité de la parole vivante » (P. Hadot,
l’enseignement oral de Platon, p. 204). Ce qui est signifié ici c’est une certaine dévaluation
de l’écriture par rapport à la parole, dont elle n’est que l’aide-mémoire.
A mon avis cette thèse procède d’une compréhension partielle ( un contre-sens) du passage
du Phèdre, où, semble-t-il, Platon condamne l’écriture, alors que, bien loin de condamner
simplement l’écriture, Platon en fait un instrument pour penser, en ce qu’elle transporte le
dialogue socratique qui avait lieu entre deux personnes dans l’âme du lecteur, faisant de la
pensée, le véritable exercice spirituel spécifiquement philosophique, le « dialogue
silencieux de l’âme avec elle-même » (Théétète). Rappelons que « dia » dans « dialogue »
ne veut pas dire « deux » (duas) mais « en travers ». Je dis « à mon avis », mais c’est surtout
l’avis de spécialistes de Platon comme Victor Goldsmith pour qui « la philosophie dès son
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origine s’est formée par écrit » (les dialogues…), ou E. Havelock, pour qui « l’état d’esprit
oral était le plus grand ennemi de Platon » (Préface…).
Sur ce point Foucault semble partager la position de P. Hadot. C’est le cas lorsqu’il évoque
les « hypomnemata », ces « carnets individuels servant d’aide-mémoire », composés des
« citations, des fragments d’ouvrages, des exemples et des actions… (qui) constituaient une
mémoire matérielle des choses lues, entendues ou pensées » (p. 1237).  ambiguïté
comparable à celle décelée chez P. Hadot.
En somme tout se passe comme si Foucault, comme Hadot, ne remarquait pas la
singularité de la pratique platonicienne de l’écriture, différente de celle qu’il reconnaît dans
L’écriture de soi.
« Platon est quelqu’un dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’a pas cultivé la pratique
de soi comme pratique écrite ou comme pratique de rédaction de soi à partir de ses
souvenirs… les textes qui témoignent, dans le débat platonicien, du rapport à soi semblent
relativement restreints. Chez Aristote également. En revanche, à partir du I°/s de notre ère,
on voit des écrits très nombreux qui obéissent à un modèle d’écriture comme rapport à
soi ». p. 1519, 1984.
Autrement dit, on peut bien parler d’ « exercice spirituel » à propos de la philosophie, il y a
même un exercice spirituel proprement philosophique, c’est celui qu’initie Platon dans le
Phèdre et dans le Théétète, c’est le « dialogue silencieux de l’âme avec elle-même » que
rend possible la lecture des grands textes philosophiques. Cela suppose une prise en
compte de la place de la lecture en philosophie, prise en compte qu’on ne trouve pas chez
Hadot ou chez Foucault. Tout se passe comme si à vouloir, à bon droit, réintégrer la
dimension de « l’exercice spirituel » dans la philosophie, ils avaient cherché des formes
d’’exercices, peut-être présents chez certains philosophes, mais présents aussi dans
d’autres formes culturelles, en négligeant une forme d’exercice spirituel propre à la
philosophie, celle qu’a initiée Platon, le « dialogue silencieux de l’âme avec elle-même » qui
est aussi une déprise de soi.
Il n’est pas étonnant dans ces conditions de voir un de ceux qui publient les cours de
Foucault, Frédéric Gros, écrire deux livres consacrés à la marche comme exercice spirituel,
Marcher, une philosophie et Petite bibliothèque du marcheur. Où l’on retrouve Thoreau,
Emerson, et bien d’autres encore…
« Le philosophe… a pour fin très simple : l’expression par le discours des résultats de sa
méditation. Il tâche de construire un savoir entièrement transmissible par le langage…
Toute philosophie est une affaire de forme » (P. Valéry, Léonard et les philosophes).
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