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Foucault et la philosophie
Pour traiter cette question « Foucault et la philosophie », je me suis intéressé
presqu’uniquement aux textes rassemblés dans le volume « Dits et écrits II. 1976-1988 ». Je
commencerai cependant par un rapide rappel : dans Les mots et les choses », M. Foucault
termine un chapitre où il est question du langage par cette phrase :
« A ces questions (sur le langage)… je sais maintenant pourquoi, comme tout le monde, je
peux me les poser et je ne peux pas ne pas me les poser aujourd’hui. Seuls ceux qui ne
savent pas lire s’étonneront que je l’ai appris plus clairement chez Cuvier, chez Bopp, chez
Ricardo que chez Kant ou Hegel » p. 318.
Déjà l’on voit un aspect de la relation que Foucault entretient avec la tradition
philosophique, et plus précisément la philosophie moderne.
Cependant Foucault, en plusieurs endroits, affirme que sa préoccupation a toujours été
d’ordre philosophique, et il se sert de Kant pour le dire.
« je crois que la question dont je n’ai cessé de m’occuper était une question
philosophique : c’était « Qu’est-ce que l’Aufklärung ? » Mais cette question, j’ai cherché à
l’analyser à travers des problèmes historiques très concrets, et voilà pourquoi j’ai toujours
étudié cette période qui va du XVI°/s jusqu’au début du XIX°/s. Tous mes livres ont été une
tentative de répondre à cette question. Et puis j’ai dû, au moins pour ce sujet de la
sexualité, remonter en arrière. Peut-être aussi peut-on dire qu’il y a deux grands moments
philosophiques, le moment présocratique et lAufklärungEt maintenant, je me demande
s’il n’y a pas un troisième moment qui se situerait entre les deux autres, qui serait le
moment patristique, où apparaît quelque chose qui ne se trouve pas dans le moment
présocratique et qui était déjà constitué quand l’Aufklärung a commencé. Ce moment,
cette chose est la constitution de ce que j’appelle l’herméneutique de soi, le
commencement du soi occidental, qui est autre chose que la disparition de l’Etre et autre
chose que le commencement de la rationalité moderne ». Débat sur « Vérité et
subjectivité », p. 128.
Je propose de considérer cette affirmation comme le fil rouge qui nous permettra de
comprendre comment son questionnement philosophique commence par cette question
« Qu’est-ce que l’Aufklarüng ? pour aboutir à cette hypothèse d’un « moment patristique ».
Si l’on veut répondre à cette question, ce n’est pas la « philosophie de l’Aufklärung qui peut
nous donner les outils pour le faire. Pour comprendre sa démarche, il est utile de la
comparer à celle d’Adorno et de Horkheimer (Dialectique de l’Aufklärung).
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Qu’est-ce que l’Aufklärung ?, dialectique ou généalogie ?
Cette question est celle que pose Kant en 1784. Pour Foucault il faut la comprendre en
deux sens. Cela signifie d’abord que pour celui qui pose cette question, la tâche de la
philosophie consiste à s’interroger sur le présent, puisque « Les Lumières » est l’appellation
par laquelle l’Europe se désigne elle-même (Enlightment, illumisnismo, Lumières,
Aufklärung).
« Was ist Aufklärung ? journalisme philosophique ». P. 431, 1978.
…« La question de la philosophie, c’est la question de ce présent qui est nous-mêmes ». p.
266, 1977.
Pour Foucault ceci correspond à une manière inédite pour la philosophie de concevoir sa
tâche, et il la reprend à son compte tout en l’actualisant.
….« La tâche de la philosophie, c’est de dire ce que c’est qu’aujourd’hui et de dire ce que
c’est que « nous aujourd’hui ». p. 1276, 1983….« La folie et la raison, la mort et la maladie,
la nalité, la prison, le crime, la loi, tout cela est notre quotidien et c’est ce quotidien-là
qui nous apparaît comme essentiel ». p. 343, 1978.
Mais, du fait que notre « aujourd’hui » n’est pas « l’aujourd’hui » des Lumières, cette
reprise de la question, aujourd’hui, à la fin du XX°/s donne à cette question une signification
nouvelle qui met en question le sens de « Lumières ». Ce que montre déjà la phrase
précédente. Si « notre quotidien » c’est la « raison » et « la loi », mais aussi « la mort et la
maladie, la pénalité, la prison, le crime », que signifie alors cette liaison ? qu’est-ce que
cette liaison a à nous dire sur la raison, et sur « les Lumières » ?
Lorsque Kant se livrait à une « critique de la raison », il cherchait à en préciser à la fois les
capacités et les limites. Tout se passe comme si Foucault s’intéressait surtout à ses
« limites ».
« Je pense que, depuis le XVIII°/s, le grand problème de la philosophie et de la pensée
critique a toujours été… de répondre à cette question : quelle est cette raison que nous
utilisons ? Quels sont ses effets historiques ? Quels en sont ses limites et quels en sont ses
dangers ? » p. 1098, 1982.
C’est notamment l’histoire de ces deux siècles qui oblige à comprendre comment les
promesses des Lumières ont ésuivies de résultats aussi problématiques ou quelquefois
même catastrophiques.
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. ….« Plusieurs processus, qui marquent la seconde moitié du XX°/s, ont ramené au ur
des préoccupations contemporaines la question des Lumières… Non point comme une
manière pour l’Occident de prendre conscience de ses possibilités actuelles et des libertés
auxquelles il peut avoir accès, mais comme manière de l’interroger sus ses limites et sur les
pouvoirs dont il a abusé. La raison, comme lumière despotique ». p. 433, 1978.
Qu’entend-il par « la raison, comme lumière despotique » ?
Il considère d’abord les effets produits par des mouvements politiques qui se sont réclamé
de la modernité philosophique (Rousseau, Hegel, Nietzsche, Marx) :
…« …ces philosophies de la liberté (Rousseau, Hegel, Nietzsche, Marx) ont donné chaque
fois lieu à des formes de pouvoir qui…étaient le contraire même du régime de la liberté…
comique amer propre à ces philosophes occidentaux… plus encore que l’appui dogmatique
des religions, la philosophie authentifie des pouvoirs sans frein » p. 539, 1978.
En procédant ainsi, la démarche de Foucault est proche de celle de Adorno et de
Horkheimer (‘« l’Ecole de Francfort ») qui se proposaient de « comprendre pourquoi
l’humanité au lieu de s’engager dans des conditions vraiment humaines, sombrait dans une
nouvelle forme de barbarie… pourquoi les efforts… de la pensée critique se retournent
contre les intentions initiales » (Dialectique de la raison).
« Depuis le XVI°/s, on a toujours considéré que le développement des formes et des
contenus du savoir était l’une des plus grandes garanties de libération pour l’homme… Or,
c’est un fait déjà constaté par l’Ecole de Francfort que la formation des grands systèmes de
savoir a eu aussi des effets et des fonctions d’asservissement et de domination. Ce qui
conduit à réviser entièrement le postulat selon lequel le développement du savoir constitue
une garantie de libération » p. 908, 1980.
Selon eux « la raison est totalitaire plus que n’importe quel système », et comme eux,
Foucault remet en question l’évidence de la liaison « progrès du savoir/libération ».
Comme pour Adorno et Horkheimer il faut remonter dans l’histoire pour comprendre ce
paradoxe d’une « raison comme lumière despotique », mais les premiers remontent jusqu’à
« l’Odyssée », alors que Foucault émet l’hypothèse d’un « moment patristique ».
« Même si les Lumières ont été une phase extrêmement importante dans notre histoire, et
dans le développement de la technologie politique, je crois que nous devons nousférer à
des processus bien plus reculés si nous voulons comprendre comment nous nous sommes
laissé prendre au piège de notre propre histoire ». p. 955, 1980.
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C’est pourquoi je disais que ce n’est pas avec les outils de la « philosophie des Lumières »
que celle-ci peut se comprendre.
Mais pour qualifier leur démarche, Adorno et Horhkeimer parlent d’ « autodépassement de
la raison », alors que Foucault parle d’ « une raison qui n’a d’effet d’affranchissement
qu’à la condition qu’elle parvienne à se libérer d’elle-même » p.1587, 1985.
La raison pour l’Ecole de Francfort reste malgré tout une norme, alors que pour Foucault la
raison est avant tout objet d’étude et il répugne à définir tout ce qui peut s’apparenter à
une instance normative. C’est la différence entre une « dialectique de la raison » et une
« généalogie de la raison ».
« Je ne pense pas que l’Ecole de Francfort puisse admettre que ce que nous avons à faire ne
soit pas de retrouver notre identité perdue, de libérer notre rité fondamentale ; mais
bien d’aller vers quelque chose qui est tout autre…Marx, l’homme produit l’homme… pour
moi… nous avons à produire quelque chose qui n’existe pas encore et dont nous ne
pouvons savoir ce qu’il sera… Quand je parle de mort de l’homme, je veux mettre un terme
à tout ce qui peut fixer une règle de production, un but essentiel à cette production de
l’homme par l’homme ». p. 893, 1980.
Ce en quoi il est en accord avec ce qu’il écrivait dans L’archéologie du savoir :
« Sans que je puisse encore prévoir un terme, mon discours, loin de déterminer le lieu d’où
il parle, esquive le sol où il pourrait prendre appui » (Archéologie du savoir, p. 278, 1969).
C’est cela sans doute qui fait la différence entre « l’autodépassement de la raison » et « une
raison qui n’a d’effet d’affranchissement qu’à la condition qu’elle parvienne à se libérer
d’elle-même ».
C’est donc essentiellement sur la question du rapport à la raison que Foucault se démarque
des travaux de l’Ecole de Francfort. Cela se traduit aussi par deux manières de se situer par
rapport à Heidegger et à Nietzsche.
Nietzsche et l’histoire
« Je suis, en réalité, beaucoup plus historiciste et nietzschéen (qu’Habermas) ». p. 1099,
1982.
« Heidegger a toujours été pour moi le philosophe essentiel… Mais je reconnais que c’est
Nietzsche qui l’a emporté… Il est probable que si je n’avais pas lu Heidegger, je n’aurais pas
lu Nietzsche ». p. 1522, 1984. Finalement, il y a pour moi trois catégories de philosophes :
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les philosophes que je ne connais pas, les philosophes que je connais et dont j’ai par ; les
philosophes que je connais et dont je ne parle pas ». p. 1522, 1984.
Les deux références, à l’histoire et à Nietzsche, sont généralement associées (cf. subj. et
ver.,p. 35). Nietzsche est pour lui celui qui plutôt que de fonder la morale en fait la
généalogie, qui fait une histoire de la raison, du sujet, plutôt que d’en faire des instances
fondatrices intemporelles.
« J’ai beau dire que je ne suis pas un philosophe, si c’est tout de même de la vérité que je
m’occupe, je suis malgré tout philosophe. Depuis Nietzsche, cette question s’est
transformée. Non plus : quel est le chemin le plus r de la vérité ? mais quel a été le
chemin hasardeux de la vérité ». p. 30, 1976. (chemin thode Descartes, Règle IV).
« Il s’est trouvé que j’ai lu Nietzsche en 1953, et, aussi curieux que ce soit, dans cette
perspective d’interrogation sur l’histoire du savoir, l’histoire de la raison… est-ce qu’un
sujet de type phénoménologique, transhistorique est capable de rendre compte de
l’historicité de la raison ? c’est où la lecture de Nietzsche a été pour moi la fracture : il y a
une histoire du sujet tout comme il y a une histoire de la raison, on ne doit pas demander le
déploiement à un acte fondateur et premier du sujet rationaliste. J’ai lu Nietzsche un peu
par hasard, et j’ai é surpris de voir que Canguilhem, … était très intéressé aussi par
Nietzsche ». p. 1255, 1983. « Koyré, Bachelard, Cavaillès, Canguilhem… ». p. 1587, 1985.
Nietzsche est associé à Canguilhem, et l’histoire à l’histoire des sciences, - et singulièrement
celle de la biologie-. Canguilhem a fait de l’erreur « la racine de ce qui fait la pensée
humaine et son histoire » (p. 441, 1978). Le chemin hasardeux de la vérité est du même
ordre que l’histoire hasardeuse de la vie. Pas besoin de Dieu pour comprendre l’évolution
des formes vivantes, pas besoin de sujet fondateur, détenteur d’une méthode, pour
comprendre l’histoire de la raison.
« Paul Veyne l’a bien vu : il s’agit des effets, sur le savoir historique, d’une critique
nominaliste qui se formule elle-même à travers une analyse historique ». p. 853, 1980.
« L’histoire nous tient lieu de philosophie ». p. 279, 1977 «… ce n’était pas une réflexion sur
l’histoire, c’était une réflexion dans l’histoire… une manière de faire faire à la pensée
l’épreuve du travail historique » p. 1232, 1983. …« Le recours à l’histoire… prend son sens
dans la mesure où l’histoire a pour fonction de montrer que ce qui est n’a pas toujours
été ».P. 1267, 1983.
Sont énoncés trois aspects de sa démarche : le nominalisme de Foucault le conduit à
récuser des notions englobantes telles que « judéo-christianisme », « pouvoir »…. A la
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