Les Juifs d`Europe de l`Est et l`accueil des étudiants étrangers en

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IJJER
International Journal
of Jewish Education Research,
2010 (2), 7-34.
Les Juifs d’Europe de l’Est et l’accueil
des étudiants étrangers en France
sous la IIIe République
Victor Karady | [email protected]
CNRS, France,
Central European University, Hungary
Abstract
Although foreigners were not uncommon in the post-Napoleonic
Université, like young Polish refugees after the anti-Tsarist revolts
in the 19th century, the problem of the massive admission of foreign
students arose in France only around 1890, as a result of the republican
modernization of higher education and the general increase in demand
for scholarship by foreigners in continental Europe. Two fundamental
observations may be advanced regarding this new trend of student
peregrinations: students originating from Eastern Europe, and above all
from Russia, became more and more prominent and, among these one
can identify a majority of Jews. Yet, adhering to the good principle of
republican secularism, the French academic administration has left no
statistical trace of Jews in the student body. In order to evaluate their
relative weight – commonly recognized as often preponderant – one has
to resort to partial estimates and analogical calculations of comparable
data regarding Jews among foreign students in less secularized countries
like Austria, Switzerland or Germany. is state of aairs will persist in
the period between the two World Wars.
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L’accueil des étudiants étrangers en France sous la III
e
République
e paper aims at the interpretation of the eects of the
accelerated increase before and after the Great War of educational
demand by foreigners in France, and specically by Jews from the
East, partly generated by the structural reforms and transformations of
the Napoleonic Université. is will be followed by a socio-historical
scrutiny of the evolution of academic exchanges, ending in the massive
arrival of Jewish students in the West since the late 19th century. e
ocial policies of the French university authorities as to their clientele
from abroad will be specically presented. ese policies remained in
general favourable to foreigners, more particularly Jews, even after the
Great War, in contrast to the restrictive and sometimes even properly
anti-Semitic admission practices in Germany or in Austria. A reversal of
this trend is however observable in France too round the economic crisis
of 1930, which stirs up xenophobic reactions in the liberal professions
and other sectors of the middle classes. Hence the introduction of a
legislation also in France by the mid-1930s for the control and the
rejection of foreigners potential competitors in various intellectual
markets. Such limitations of the professional establishment of graduates
of foreign background were often supported by explicitly anti-Semitic
arguments before the advent of the Popular Front government.
Résumé
Bien que les étrangers n’aient pas été inconnus dans les facultés
post-napoléoniennes, notamment les jeunes Polonais réfugiés en
France après les soulèvements anti-tsaristes du XIXe siècle, le problème
de l’accueil en masse d’étudiants étrangers surgit en France vers 1890
seulement par suite de la modernisation républicaine de l’Université et
du brusque accroissement de la demande d’études émanant d’étrangers.
On peut faire deux constats fondamentaux à propos de cette demande:
les ressortissants issus d’Europe de l’Est, avant tout de la Russie, y
dominent de plus en plus et, parmi ces derniers, on identie une majorité
de Juifs, bien que les statistiques universitaires de la IIIe République,
conformément aux bons principes de la laïcité qui les gouvernent, n’en
gardent aucune trace chirée. Il faut passer par des estimations partielles
et par des calculs analogiques à partir des données relatives aux étudiants
étrangers dans des pays moins sécularisés comme l’Autriche, la Suisse
ou l’Allemagne, pour évaluer le poids souvent prépondérant des Juifs
en France parmi les étudiants non nationaux. Cette situation persistera
dans l’entre-deux-guerres.
Victor Karady
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Dans cet exposé, on tentera de comprendre les eets de
l’augmentation de la demande d’études par des étrangers, notamment
des Juifs de l’Est, que les réformes structurelles de l’Université
napoléonienne ont pour partie générée avant et après la Grande
Guerre. S’ensuivra une interprétation socio-historique des mouvements
d’échanges universitaires et plus particulièrement de l’arrivée massive
d’étudiants juifs en France et dans quelques pays occidentaux depuis
le XIXe siècle nissant. Ceci conduira à la présentation de la politique
d’accueil des autorités universitaires françaises. Celle-ci reste globalement
favorable aux étrangers, plus particulièrement aux Juifs, même après la
Grande Guerre, contrairement à la politique d’accueil plus restrictive et
parfois même proprement antisémite de l’Allemagne ou de l’Autriche.
Un retournement de tendance se manifeste pourtant autour de la crise
économique de 1930, ce qui avive les réactions xénophobes dans les
professions libérales et dans les autres fractions des classes moyennes
établies. Un dispositif législatif de contrôle et de refoulement des
étrangers demandeurs potentiels d’emplois intellectuels se met en
place en France aussi, assorti parfois d’arguments antisémites explicites
dès avant l’avènement du Front populaire.
La refonte républicaine du dispositif universitaire post-napoléonien
Pour accueillir des étudiants dans les meilleures conditions
possibles, les universités françaises devaient se développer, être dotées
d’équipements modernes et avoir un modèle de fonctionnement attractif,
comparable à celui des grands établissements européens concurrents – à
l’époque surtout germaniques (d’Allemagne, d’Autriche et de Suisse)1.
Voici ce qui fut visé et réalisé entre autres objectifs dans les réformes
républicaines. Ces dernières comportaient tout d’abord une sorte de mise
à niveau de l’enseignement supérieur français, toujours en conformité
avec le dispositif napoléonien mais aussi avec le principal modèle
contemporain prussien, avec les universités de Halle, de Göttingen,
puis de Humboldt à Berlin comme prototypes – de l’université de
1 Face au réseau français on ne trouve avant la Seconde Guerre mondiale qu’en Su-
isse et en Belgique des universités non germaniques accueillant d’importants eectifs
d’étrangers européens. Le public étranger des universités britanniques se compose à
cette époque essentiellement des membres des élites coloniales. Le marché des échanges
interuniversitaires en Europe se limite presque exclusivement aux établissements fran-
cophones et germanophones avant 1919, et encore très largement jusqu’à la dernière
après-guerre.
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L’accueil des étudiants étrangers en France sous la III
e
République
recherche. La refonte du système comportait des mesures explicitement
destinées à la multiplication et à l’intégration des publics estudiantins
venus de l’extérieur des frontières.
Vues du dehors, les réformes républicaines ne vont pas, à partir
de 1877, bouleverser les grands cadres de l’Université napoléonienne.
Si la division en quatre fractions institutionnelles – grandes écoles
spécialisées, lycées et facultés académiques (lettres et sciences), facultés
professionnelles (droit et médecine), institutions de recherche,
d’érudition et d’enseignement (le Muséum d’histoire naturelle, l’Ecole
pratique des hautes études, le Collège de France, l’Ecole du Louvre) – n’a
pas du tout disparu à l’issue des réformes, l’Université de France elle-
même (composée pour l’essentiel des lycées et des facultés) aura changé
de nature par la promotion et le développement fonctionnels des facultés
qui, dès 1897, forment des universités comme ailleurs en Europe
avec une dynamique de modernisation propre, capable de renforcer leur
compétitivité dans le champ international des études supérieures.
Ce n’est pas ici le lieu d’analyser les réformes républicaines
auxquelles d’excellents travaux d’histoire sociale ont dûment rendu
justice (Fox and Weisz 1980, Weisz 1983, Verger 1986). Notons
seulement le caractère global et polyvalent de ces réformes (commencées
dès la victoire politique des républicains en 1876), en évoquant ses
aspects ayant facilité le recrutement d’étudiants étrangers.
L’accroissement par la République des dotations budgétaires de
l’enseignement supérieur permet la construction et la modernisation
de toute l’infrastructure universitaire (laboratoires, bibliothèques, salles
de démonstration et de cours, collections scientiques, cliniques, etc.).
Il autorise aussi la multiplication et la diversication du personnel
universitaire. La croissance des eectifs d’enseignants devient désormais
quasi continue et l’élargissement de la hiérarchie des postes s’accompagne
de la spécialisation de plus en plus poussée de ses titulaires. La palette
des disciplines oertes dans les cours s’élargit de façon décisive, surtout
en lettres et en sciences. En lettres par exemple, c’est l’époque font
irruption dans le paysage universitaire français les prestigieuses chapelles
intellectuelles dans les nouvelles spécialités, telles que, dans les seules
facultés des lettres, la géographie humaine et régionale de Vidal de la
Blache, la sociologie d’Emile Durkheim, la psychologie expérimentale,
l’histoire économique et sociale ou l’histoire de la Révolution française.
L’octroi aux universités nouvellement créées (1896) d’une certaine
autonomie fait surgir des enseignements qui leurs sont propres, avec
en particulier des diplômes explicitement destinés à l’usage hors de
Victor Karady
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l’Hexagone : diplômes non pas « nationaux » mais « universitaires »,
ne permettant pas l’exercice des professions aérentes en France. Les
facultés des sciences développent leur réseau d’écoles supérieures de
technologie appliquée, destiné pour l’essentiel à la clientèle étrangère. La
professionnalisation des études en lettres et en sciences avec l’inscription
obligatoire aux programmes annuels assortie de la xation d’un cursus
studiorum précis – prote directement aux étudiants étrangers qui,
auparavant, n’avaient aucun moyen de justier leur assiduité aux cours
s’ils ne passaient pas d’examens, ce qui arrivait souvent.2
Certaines parties du nouveau dispositif universitaire, comme les
cours de langue et de civilisation française qui se multiplient dans les
facultés des lettres, sont spéciquement conçues pour attirer un nouveau
public des facultés venu de l’étranger. Mais la plus grande innovation
des réformes consiste dans la mutation progressive des facultés en
institutions de recherche à proprement parler, non sans référence
au projet humboldtien réalisé à Berlin et ailleurs en Allemagne. Les
nominations et promotions se font désormais sur titres scientiques
certiés et reconnus par la communauté des pairs. Pour stimuler la
recherche et attirer des spécialistes et des apprentis-chercheurs, on crée
des diplômes de recherche particuliers, tel le DES (diplômes d’études
supérieures, intermédiaire indispensable entre la licence – premier grade
universitaire et le concours d’agrégation3) ou les diplômes spéciaux
de l’Ecole pratique des hautes études. On renforce justement les écoles
d’érudition comme cette dernière, à laquelle s’ajoute depuis 1885 la
5e Section dite des « Sciences religieuses », une création originale qui
s’inscrit à la fois dans un mouvement d’innovation universitaire et dans
une politique étatique de sécularisation militante.
Dans un souci de « rayonnement intellectuel », l’Etat commence
à distribuer des bourses et allocations d’études dont certaines sont
2 Cet arrangement a décisivement rapproché le cursus studiorum français des systèmes
continentaux dominants, notamment dans les pays germaniques, tous fondés sur
l’obligation des inscriptions semestrielles dont un certain nombre représentait la con-
dition nécessaire pour passer des examens (généralement huit semestres pour l’examen
nal, sauf en médecine ou l’on exigeait dix semestres d’études). En Europe centrale
un régime généreux de validation («reconnaissance») des semestres accomplis dans
d’autres universités que celle prévue pour l’obtention du diplôme, permettait, voire
encourageait, la circulation des étudiants entre universités du même régime.
3 On mésestime souvent le poids somme toute extraordinaire qui revient dans le
budget-temps des facultés des lettres et des sciences à la préparation aux épreuves de
l’agrégation, voie royale en France de la reproduction du corps professoral, commune
aux lycées et aux facultés académiques.
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