Lucien Herr et les crises de la Troisième République : actions et

publicité
DAVID CLOS-SASSEVILLE
Lucien Herr et les crises de la Troisième
République : actions et réflexions sur la rupture
***
Abstract: Si la période couvrant la fin du XIXe siècle français et les débuts de la Troisième république a
d’abord été qualifiée de Belle Époque, les historiens et historiennes ont depuis mis en lumière la série de
crises qui a alors secouée le pays. Or si ces crises ont déjà été largement abordées, l’histoire
intellectuelle et politique nous permet d’élargir notre compréhension de l’époque en y ajoutant la
perspective d’un contemporain qui, si son nom hante toujours les notes de bas de pages, a sombré dans
l’oubli : Lucien Herr. L’influence de Lucien Herr, encore reconnue aujourd’hui, n’a pourtant jamais été
explorée par l’historiographie. On se contente généralement d’invoquer son nom en guise d’explication
rapide et commode pour les diverses conversions au socialisme, dont celle de Léon Blum et Jean Jaurès.
Toutefois, une étude approfondie de son parcours et de ses écrits nous permet de découvrir une véritable
philosophie de l’engagement ancrée dans les transformations et les crises de l’époque. De Boulanger à la
Grande guerre en passant par l’Affaire Dreyfus, Herr nous offre une réflexion sur la crise autant au
niveau de l’affranchissement intellectuel individuel que sur l’action politique collective. À travers
l’analyse de Lucien Herr, peut-on considérer les crises de la Troisième république comme les secousses
sismiques provoquées par le passage à la modernité? Nous nous proposons donc d’aborder les crises qui
ont secoué la Troisième république au travers de la réflexion et de l’action de Herr afin de faire ressortir
l’analyse résolument moderne de ce dernier.
Qui est donc Lucien Herr et pourquoi est-il pertinent de l’étudier aujourd’hui? Bien qu’il ait le
profil de l’inconnu, Herr n’est pas complètement absent de l’historiographie, on pourrait même
dire qu’il y hante les notes de bas de pages. Né en 1864 à Altkirch en Alsace, il passera la
majeure partie de sa vie à Paris. De là, il entreprend une brillante carrière académique qui le
mènera à l’agrégation de philosophie, il finira second de sa promotion à l’École normale
supérieure. À la suite du traditionnel voyage d’étude en Allemagne, offert aux meilleurs
étudiants de l’École, Herr fera le choix plutôt inhabituel de briguer le poste de bibliothécaire de
l’École, poste qu’il occupera jusqu’à sa mort en 1926.
Or ce qui rend son cas particulièrement intéressant c’est que de par son poste, il se
retrouve à un carrefour où toutes les nouvelles générations d’intellectuels de la Troisième
république passeront. Ainsi, il y côtoie Léon Blum, Jean Jaurès, Émile Durkheim, Charles Péguy,
Marcel Mauss et bien d’autres. On dit, à l’époque, qu’il est soit une source d’inspiration pour la
jeunesse ou encore de corruption. Quelle que soit la position des commentateurs, ils s’entendent
généralement pour affirmer qu’il fut une éminence grise de la Troisième république. Outre le fait
que Herr représente donc un point d’observation important du champ intellectuel de l’époque, il
a aussi beaucoup écrit –mais peu publié en terme de livre— sur l’actualité de son époque mais
aussi sur la politique et la philosophie. Nous nous proposons donc d’observer le développement
de la pensée et de l’action de Herr en mettant le tout en parallèle avec trois crises de la Troisième
République. Cet exercice nous permettra de dégager tout un pan de l’histoire politique et
intellectuelle de cette période. Au travers des réflexions et des actes de Herr nous pouvons
History in the Making Review 1. 1. December 2012
retrouver la généalogie du développement de l’engagement intellectuel dans une perspective
moderne. Cette perspective prend sa source dans les premières crises qui secouent la République
et voit en quelque sorte son aboutissement dans la mobilisation et l’engagement des intellectuels
autour de Herr pendant l’Affaire Dreyfus.
1871, LE DÉRACINEMENT
L’année 1871 n’est pas de tout repos pour la France. En effet, la défaite de Napoléon face
aux troupes allemandes à la bataille de Sedan marque la fin du Second Empire, l’élection
permise et favorisée par Bismarck voit l’arrivée au pouvoir d’une majorité monarchiste menée
par Adolphe Thiers et la population de plusieurs villes, dont Paris, prennent les rues et
proclament la Commune. Bien que surnommée « la Belle Époque », plusieurs historiens et
historiennes soulignent que cette vision romantique s’est formée a posteriori1. Au contraire, la
période est marquée par plusieurs crises liées à une recherche d’identité politique. Cette série de
crises, incontournable pour qui étudie l’histoire de la Troisième République, met en lumière
l’instabilité politique qui marque la France de l’époque.
Lucien Herr a à peine sept ans en 1871 et pourtant ces évènements auront des
conséquences marquantes sur sa vie. Son père, instituteur républicain, se retrouve confronté au
choix de rester en Alsace et de devenir citoyen allemand ou de s’exiler pour rester français. Il
décide donc de quitter sa ville natale avec sa famille. Patriote Jean Herr tient à ce que ses enfants
développent un sentiment d’appartenance national. Dans une lettre qu’il adresse au ministère de
l’Instruction Publique il dit : « […] j’ai cherché à inculquer à ces enfants, privés de mère,
l’amour de la patrie, de cette chère France pour laquelle nous n’hésiterons pas à quitter le sol
natal et une famille bien affectueuse et dévouée… » 2 De plus, Jean Herr est très attaché au
catholicisme et insiste donc pour que cette valeur soit aussi transmise à ses fils. Si la
déchristianisation est déjà amorcée depuis longtemps en France, la création d’un système
d’éducation catholique parallèle en 1850 mène à l’émergence de deux jeunesses préfigurant les
conflits de la fin du siècle ou s’affronteront cléricaux et anticléricaux 3. Lucien Herr, quant à lui,
gardera un douloureux souvenir de son éducation religieuse. Dans son testament il écrit : « J’ai
été élevé dans une discipline sévère de foi et de pratique religieuse. Il m’a fallu faire, pour libérer
ma raison, ma conscience et ma conduite, un long et douloureux effort, qui a attristé et déchiré
plusieurs années de ma jeunesse. »4
Alors que la France traverse une crise d’identité, Herr amorce une réflexion autour de
l’héritage familial influencée par le déracinement résultant de l’exil. Dans le Progrès intellectuel
et l’affranchissement, il effectue une lecture critique de l’histoire par le biais d’une généalogie de
l’esprit.
Herr s’attarde d’abord aux origines intellectuelles de la religion. Le stade primitif se
caractérise, selon lui, par le postulat de l’existence de forces mystérieuses inconnues et
1
Christophe Prochasson, Les années électriques, Paris, Éditions la Découverte, 1991, p. 6.
Jean Herr, Jean Herr au ministre de l’I.P. 1er juin 1872, Fondation Nationale des Sciences Politiques, Paris, Fond
Lucien Herr, LH1, Dossier 1.
3
Christophe Charle, Histoire sociale de la France au XIXe siècle, Paris, Éditions du Seuil, 1991, p. 83.
4
Lucien Herr, Dernières volontés 24 novembre 1921, Fondation Nationale des Sciences Politiques, Paris, Fond
Lucien Herr, LH1, Dossier 7.
2
18
redoutées5. Le rapport avec ces forces s’effectue par le biais de cérémonies qui ne font pas partie
d’un tout cohérent. Toutefois, la systématisation d’une mythologie survient beaucoup plus tard,
selon Herr. C’est le désir sentimental –esthétique–, lié au développement de la culture qui pousse
à vouloir se représenter l’ensemble de ces forces mystiques dans un système cohérent. La
généalogie mystique ainsi dégagée préside à la formation des différentes religions. Herr note tout
de même que ce désir sentimental ne se retrouve pas dans l’ensemble de l’humanité, mais plutôt
chez un petit nombre d’individus 6 . Il y a donc une majorité d’individus qui n’adhère ni
intellectuellement ni sentimentalement à une mythologie, mais qui croit de bonne foi un récit,
sans critique ni remise en question.
Au sentimentalisme mystique Herr oppose l’état nouveau de la pensée. Cet esprit repose
d’abord et avant tout sur la science entendue comme conscience7. Cette dernière doit affranchir
par la destruction des préjugés et dogmes pour ensuite libérer la conscience. Lucien Herr définit
trois traits particuliers à l’esprit nouveau soit l’immanence, l’autonomie et le rationalisme.8 Le
concept d’immanence développé dans Le Progrès intellectuel et l’affranchissement est central
dans la pensée de Herr en ce qu’il définit le rapport de la société et par là même de l’individu
avec le monde. Ce faisant il s’attaque au concept de « vérité » : s’il n’y a pas de transcendance il
ne peut y avoir de vérité ou d’idéal externe à l’humanité. Au-delà de la relativité de la « vérité »,
Herr affirme qu’il n’existe, pour l’être humain, qu’une vérité humaine et par conséquent
immanente 9 . Il en résulte qu’on ne doit pas se reposer sur ce qui a déjà été fait, ou encore
chercher hors de nous un idéal suprême, mais bien effectuer un mouvement d’élargissement de la
conscience par le rationalisme.
Les deux autres traits sont caractérisés par l’esprit critique. Dans un premier temps, ce
dernier doit permettre de s’affranchir des « servitudes du passé » et des « transcendances » donc
d’autonomiser le sujet 10 . Le progrès intellectuel ainsi caractérisé suppose donc une rupture,
l’affranchissement, que Herr place sous le thème du déracinement 11 . Ce dernier, prend trois
formes différentes. Il y a d’abord le déracinement sentimental soit l’«abolition du caractère,
dissolution des fatalités héréditaires ou éducatives. »12 Ce premier degré est axé autour de la
famille et l’éducation qui y est liée. Le déracinement social se définit comme une « abolition des
attaches naturelles, esprit de clocher [et] chauvinisme »13 , c’est l’opposition à toute tradition
basée sur le nationalisme ou l’appartenance à un groupe. La combinaison de ces deux
déracinements, dans un processus d’affranchissement, mène au dernier degré soit le
5
Lucien Herr, « Le progrès intellectuel et l’affranchissement », dans Choix d’écrits II : Philosophie Histoire
Philologie, Paris, Édition l’Harmattan, 1994, p. 17-18.
6
Ibid., p. 18.
7
Ibid., p. 11.
8
Ibid.
9
Lucien Herr, « Le progrès intellectuel et l’affranchissement », op. cit., 1994, p. 13.
10
Ibid., p. 12.
11
Dans son article « Lucien Herr et le positivisme », Étienne Verley souligne que Herr effectue là un renversement
du thème barrésien de déracinement. Maurice Barrès considère le déracinement comme un aspect négatif des
sociétés modernes. La séparation d’une personne avec sa communauté d’origine engendre une dégénérescence qui a
pour résultat de la transformer en un individu sans attache et antisocial. Notons toutefois que le romand de Barrès
Les déracinés ne paraît qu’en 1897 alors que Le Progrès intellectuel et l’affranchissement est rédigé entre la fin des
années 1880 et le début des années 1890.
12
Lucien Herr, « Le progrès intellectuel et l’affranchissement », op. cit., p. 21.
13
Ibid.
19
déracinement intellectuel. À ce stade « ce qui est définitivement rompu […] c’est la fatalité de
tout dogme; c’est toute servitude intellectuelle. »14Au terme d’un long processus, cette série de
déracinements permet au sujet d’accéder à l’autonomie.
Nous nous retrouvons donc devant ce que Herr désigne comme l’esprit nouveau qui se
caractérise par la rupture. Il s’agit en effet de rompre avec la tradition soutenue par le
sentimentalisme mystique en se servant de l’esprit critique. Cette réflexion reflète bien les
conflits politiques qui secouent la France, entre une droite traditionnaliste qui souhaiterait le
retour de la monarchie et une gauche allant des républicains aux socialistes qui prônent l’entrée
dans la modernité.
Le boulangisme, Socialisme et affranchissement collectif
La question l’identité politique revient en force avec l’affaire Boulanger. Cette crise, qui
survient entre 1888 et 1891, a pour source l’instabilité du gouvernement républicain due aux
crises économiques et agricoles et agrémentée de quelques histoires de corruption. Cette
instabilité mine la confiance envers le parlementarisme de la Troisième République et permet le
retour à l’idée de « l’homme providentiel » qui, à l’image de Napoléon Bonaparte, saura sauver
la France et permettre la revanche face à l’Allemagne. Cet homme s’incarne alors dans la
personne du général Boulanger15. Ce dernier, réussira à rassembler autour de lui tant la droite
déçu par l’échec de la restauration qu’une certaine gauche voyant en lui l’homme pouvant
accomplir les réformes sociales nécessaires. Soupçonné de complot contre l’État, Boulanger fuit
la France et lors de l’élection suivante ses partisans s’effondrent.
Selon L’historien Zeev Sternhell l’effondrement du Boulangisme participe grandement à
un remodelage de la droite. Dès lors, on peut y voir deux familles bien distinctes, d’un côté la
droite conservatrice et de l’autre la « droite révolutionnaire »16. Cette dernière prend une teinte
nettement nationaliste, autoritaire et antiparlementaire. La crise boulangiste, tout en permettant
par sa conclusion l’affermissement du régime républicain, cristallise l’opposition droite-gauche
dans une structure qui exclut tous ceux qui refusent la défense de la république.
De son côté Herr se positionne dans le camp de la défense de la République. À la
recherche d’une organisation politique à l’intérieur de laquelle il pourrait s’impliquer, Herr se
tourne d’abord vers la Fédération des travailleurs socialistes de France (FTSF) pour ensuite
suivre Jean Allemane dans le schisme qui donnera naissance au Parti ouvrier socialiste
révolutionnaire (POSR). À l’opposé de la recherche de l’homme providentiel boulangiste, ce
parti affiche une défiance claire envers les individualités : « […] l’esprit du Parti ouvrier, qui ne
réside et ne doit résider que dans l’effacement absolu des personnalités en face de la cause qu’ils
doivent défendre et pour laquelle ils sont appelés à avoir l’honneur de se sacrifier. »17Le journal
du parti, pour lequel Herr écrits quelques articles, présente un épigraphe sans équivoque : «
14
Ibid.
Dans cette perspective le boulangisme ressemble beaucoup au Bonapartisme. Non seulement on cherche un
« homme providentiel » mais ce dernier doit transcender les partis et permettre une réconciliation devant mener au
redressement de la nation. Voir Michel Winock, La fièvre hexagonale, op. cit., p. 129-136.
16
Zeev Sternhell, La Droite révolutionnaire, Paris, Fayard, 2000, 436p. Voir aussi Michel Winock, La fièvre
hexagonale, op. cit., p. 138.
17
Parti Ouvrier Socialiste Révolutionnaire (France). Congrès national (10 ; 1891 ; Paris), Compte rendu du X
Congrès national tenu à Paris du 21 au 29 juin 1891, Paris, impr. J. Allemane, 1892. p. 17.
15
20
Peuple, fais tes affaires toi-même, guéris-toi des individus. »18 Lucien Herr ne fait pas exception
à cette règle, sa participation se fait sous le signe de l’anonymat, puisqu’il utilise un pseudonyme,
et il n’y retire volontairement aucune reconnaissance personnelle19. En réalité, Herr appliquera
cette « volonté de ne pas parvenir » tout au long de son existence. Le témoignage de Georges
Lefranc laisse entendre que Herr exprimait lui-même cette position : « Ils reconnurent alors
Lucien Herr qui causait avec Lévy-Bruhl, et qu’ils respectaient depuis qu’on leur avait raconté
que Herr parlait toujours aux jeunes gens de la volonté de ne pas parvenir. »20
Le « refus de parvenir » n’est pas unique dans le milieu socialiste. L’historien Vincent
Chambarlhac souligne avec justesse l’aspect collectif du « refus de parvenir » en citant Albert
Thierry : « Refuser de parvenir ce n’est ni refuser d’agir, ni refuser de vivre; c’est refuser de
vivre et d’agir pour soi et aux fins de soi. »21 Chez Herr, cette position relève en bonne partie de
sa réflexion sur le socialisme. Ainsi il considère, comme plusieurs socialistes, que le peuple est
lui-même porteur du changement permettant son affranchissement :
Par le peuple! Il ne faut pas que le peuple attende ou accepte de personne ses moyens
d’action, son idéal, son corps de doctrine, il faut qu’il doive à lui-même et à lui seul la
pleine conscience de ses désirs et de ses volontés, et il faut qu’il ne doive qu’à lui-même
la force nécessaire pour en assurer la réalisation.22
Cet affranchissement réside donc dans une révolution qui doit prendre en compte l’ensemble des
facteurs économiques, politiques et sociaux. Il repose aussi sur ce que Herr appel « l’universalité
des consciences en révolte » qui se rejoignent dans « l’effort organique d’une conscience claire
et totale. »23
La conscience totale, tel que présentée par Herr, découle d’un mouvement où à la base la
justice réclamée par l’individu sera universalisée dans un intérêt commun24. Il s’agit aussi, pour
Herr, de prendre conscience que « L’organisation politique et sociale est un système » et que ce
système est « caduc et modifiable. »25 Cela nous ramène donc à l’idée d’immanence qui est ici
appliquée aux institutions humaines. La prise de pouvoir du peuple ne peut donc passer que par
cette prise de conscience qui permet ensuite de réfléchir l’avenir de l’humanité puisqu’il est donc
admis que l’humain produit ses propres institutions. Ce mouvement historique devrait permettre
le passage de ce que Herr appel « l’âge des classes » à « l’âge collectif. »26 Dans la même veine
18
Cité par Michel Winock dans Michel Winock, Le socialisme en France et en Europe, Paris, Éditions du Seuil,
1992, p. 309.
19
Andler precise : « Pas un instant nous n’avons songé à devenir députés socialistes, à quémander des mandats.
Nous voulions donner garantie complète là-dessus aux ouvriers avec qui nous cherchions le contact. » Charles
Andler, Vie de Lucien Herr (1864-1926), Paris, Éditions Maspero, 1977, p. 120.
20
Georges Lefranc, « Ce dimanche de novembre 1924 où nous avons conduit Jaurès au Panthéon », Banlieue SudL’Écho d’Antony, 20 novembre 1981, p. 6-7.
21
Albert Thierry cité dans Vincent Chambarlhac, Le refus de parvenir une logique collective de la soustraction ?,
op. cit.
22
Lucien Herr cité par Djikpa dans Lucien Herr (1864-1926), Paris, Université Paris X Nanterre, 1996, p. 54-55.
23
Lucien Herr, La Révolution sociale, Fondation Nationale des Sciences Politiques, Paris, Fond Lucien Herr, LH5,
Dossier 1.
24
Lucien Herr, « Le progrès intellectuel et l’affranchissement », op.cit., p. 26.
25
Lucien Herr, La Révolution sociale, op. cit.
26
Ibid.
21
il affirme que « La révolution sociale, la révolution universelle sera anonyme » 27 . Cette
perspective politique s’oppose donc à la vision boulangiste voulant que le peuple attende
« l’homme providentiel » qui les guidera. En somme, Herr rejette la possibilité qu’une révolution
puisse être menée par un seul homme et rappelle que le référent de légitimité d’une société
moderne réside non pas dans le passé mais bien dans la construction de l’avenir.
L’Affaire Dreyfus, L’engagement intellectuel
L’Affaire Dreyfus représente le moment où Lucien Herr se plonge tout entier dans
l’action. Rappelons d’abord les faits. Suite à la défaite de 1870, l’esprit revanchard et le
développement d’un nouveau nationalisme permet l’émergence du thème de la menace. Pour la
droite nationaliste la menace est double, menace étrangère avec l’Allemagne, menace sociale
avec les craintes d’un renversement de l’ordre établi par les classes dites dangereuses 28 . Du
nationalisme patriotique, attaché au libéralisme philosophique on en vient donc à un
nationalisme traditionaliste, teinté par l’antisémitisme politique29 . C’est dans ce contexte que
l’Affaire Dreyfus a pu prendre une telle ampleur, en insistant sur les origines juives et
alsaciennes du condamné et en les opposant au bien-être de la nation menacée par l’Allemagne.
Il n’y a au départ aucune preuve tangible de la culpabilité d’Alfred Dreyfus, seules ses origines
lui valent d’être mis en examen et par la suite condamné. Or c’était sans compter les efforts de
son frère qui su porter sa cause en utilisant judicieusement les journaux. Comme le souligne
l’historienne Madeleine Rebérioux, ce qui permet au débat autour de Dreyfus d’éclore c’est le
monde de l’imprimé30. La presse devient alors un moteur important de l’Affaire et relaie les
positions, tant dreyfusardes qu’antidreyfusardes.
Au sujet de l’engagement politique la position de Lucien Herr est clairement exprimée
dans Le progrès intellectuel et l’affranchissement :
Toute la vie politique moderne suppose la négation de l’hérédité, des solidarités entre
générations successives […] La condition du progrès est d’augmenter l’indépendance de
chaque génération nouvelle. L’homme moyen étant immobilisé dans ses idées et dans ses
intérêts lorsqu’il est arrivé à maturité, le progrès a pour condition l’initiative des
générations plus jeunes, exigeant une adaptation plus parfaite de la réalité sociale à leurs
désirs nouveaux, à leur volonté et à leurs idées […] L’insurrection, la révolte, c’est-à-dire,
en langage simple, l’examen et la critique, est un devoir non seulement dans les cas
exceptionnels et graves, mais toujours.31
On retrouve dans cette citation, un condensé de la philosophie de l’engagement de Herr soit une
critique de l’ordre établi et du statu quo, l’idée de l’immanence des institutions humaines ainsi
qu’une orientation de l’action politique vers la construction de l’avenir. Encore une fois l’idée de
rupture y est réitérée en ce que la révolte et la critique y sont présentées comme un devoir
applicable en tout temps.
27
Ibid.
Eric Hobsbawm, Nations et nationalisme, France, Gallimard, 1992, p. 224.
29
Ibid., p.224-225.
30
Madeleine Rebérioux, La République radicale?, Paris, Éditions du Seuil, 1975, p. 7. Voir aussi Christophe Charle,
Le siècle de la presse, Paris, Éditions du Seuil, 2004, p. 201-245.
31
Lucien Herr, « Le progrès intellectuel et l’affranchissement », op. cit., p. 27.
28
22
Du moment où il prend connaissance des faits entourant l’Affaire, Lucien Herr se lance
donc dans l’action. Sa première initiative est de mobiliser ses collègues. Léon Blum, témoigne :
« C’est lui [Lucien Herr] qui, avec Lucien Lévy-Bruhl, venait de convaincre Jaurès de
l’innocence de Dreyfus. C’est lui qui allait susciter et diriger le mouvement des « intellectuels »
quittant la paix du laboratoire ou du cabinet, pour se jeter dans la bataille dreyfusiste. »32 S’il
s’emploie d’abord à convaincre en propageant les faits autour de l’instruction de l’Affaire, il
passe ensuite à la mobilisation autour de la pétition intitulée Protestations. Publiée quelques jours
après le célèbre J’accuse…! de Zola, bien que l’on retrouve une première liste préparée par Herr
vers la fin de l’année 189733, cette pétition marque la « naissance » des intellectuels au sens
moderne du terme.
En plus de la mobilisation, Herr participe aux manifestations et surtout à la bataille que se
livrent dreyfusards et anti-dreyfusards dans les journaux et revues. Un premier article, intitulé
Protestation34, paraît le 1er février 1898 dans la Revue Blanche et ne porte comme signature que
le nom de la revue35. Si l’article reprend d’abord la critique de la procédure judiciaire, on y
retrouve surtout l’application de la philosophie de Herr à une crise politique concrète. Ainsi peuton y lire à propos de l’Affaire :
De tels faits ne sont possibles qu’aujourd’hui où des nécessités de défense nationale nous
mettent à la merci de 25 000 individus arrogants parce qu’ils se croient indispensables;
qui n’ont pas professionnellement l’habitude de penser, et qui cependant s’érigent en
juges; et que le mutisme disciplinaire, même s’ils pensaient autrement que selon un mot
d’ordre, rendraient encore, malgré eux, complices des chefs qui les mettent aux casemates
lorsqu’ils parlent.36
Herr dénonce donc la disparation de l’esprit critique face à la hiérarchie et à l’invocation de la
raison d’État au travers de la « nécessité de défense nationale ». La légitimité de l’armée est aussi
questionnée du fait que son organisation l’empêche de porter un jugement basé sur une analyse
franche et rationnelle des faits. D’autant plus que ceux qui osent parler librement, comme le
lieutenant-colonel Georges Picquart, sont rapidement écarté. Picquart sera d’ailleurs muté en
Afrique.
La question de la jeunesse et de son rôle, déjà abordée dans son affirmation sur
l’engagement politique, est aussi remise de l’avant dans cet article :
Nous en voulons à la jeunesse des universités de ses acclamations pour les bureaucrates
bottés et de ses clameurs anti-juives, parce qu’elle n’a pas le droit d’être ignorante et de
ne pas penser librement. […] Cet esprit critique de révision incessante et de méfiance
contre l’affirmation pure, qu’ils ont dû prendre dans le travail scientifique, et dont
32
Léon Blum, Souvenirs sur l’Affaire, Paris, Gallimard, 1993, p. 44-45.
Lucien Herr, Intellectuels à contacter en faveur de Dreyfus, Fondation Nationale des Sciences Politiques, Paris,
Fond Lucien Herr, LH2, Dossier 1.
34
Lucien Herr, « Protestation », in La revue blanche, Genève, Slatkin reprints, 1968, tome XV, p. 162, Cet article
n’est pas directement lié à la pétition parue dans Le Siècle du 14 janvier et dans L’Aurore du 4 février sous le nom
de Protestation.
35
L’article est attribué à Lucien Herr ce qui est attesté par la correspondance d’Élie Halévy, Lettre d’Élie Halévy à
Célestin Bouglé, 5 février 1898, dans Correspondance d’Élie Halévy, Paris, éditions de Fallois, 1996, Paris, p. 220.
36
Lucien Herr, « Protestation », dans La revue blancheop, cit., p. 162.
33
23
l’habitude nous semblait garante de leur émancipation morale, nous nous plaignons qu’ils
le laissent dans leur cabinet au lieu de l’introduire dans leur vie.37
Herr insiste donc sur l’importance de l’éducation dans le développement de la critique mais
surtout sur le fait que la méthode et la rigueur, développées dans les études et la recherche,
doivent aussi servir dans la vie de tous les jours et non pas être strictement dédiées au travail
intellectuel. Cette affirmation est d’autant plus importante que les anti-dreyfusards critiquent
justement les « intellectuels » qui n’ont selon eux aucune autorité sur des questions relevant de
l’État. À ce sujet, la citation du professeur Ferdinand Brunetière est tout à fait représentative :
« […] je ne vois pas ce qu’un professeur de thibétain [sic] à de titres pour gouverner ses
semblables, ni ce qu’une connaissance unique des propriétés de la quinine ou de la cinchonine
confère de droits à l’obéissance et au respect des autres hommes38? »
Dans un second article, intitulé Lettre à Maurice Barrès39, Lucien Herr prend à parti le
discours nationaliste antidreyfusard en répondant à l’article la protestation des intellectuels. La
parution de cet article dans la Revue Blanche est lourde de signification puisque Maurice Barrès
y était jusqu’à ce moment considéré comme un ami. Cette fois Herr n’hésite pas à se mettre de
l’avant en signant l’article. Si l’article de Barrès ridiculisait la figure de l’intellectuel, Herr
répond en se réappropriant le terme pour opposer l’action des dreyfusards à celle des antidreyfusards. Il s’agit de gens qui, pour Herr, développe une réflexion basée sur des valeurs, tel
que la justice, dans un geste désintéressé. Alors que Barrès, en maintenant le discours dominant,
tombe dans l’accusation expéditive qui ne se base pas sur un jugement critique : « […] il n’y a,
dans cette condamnation sommaire […] ni une raison, ni une idée. Cela ne se discute pas. »40
Toutefois, Herr ne peut admettre l’absence d’idée, même là où, en apparence il n’y en a
41
pas . Pour lui, à moins d’une aliénation, on peut toujours trouver une idée derrière l’action.
Chez Barrès, Herr ne décèle que l’idée de la race, un nationalisme ancré dans la tradition qui, une
fois soumise à la critique, ne se résume qu’à du « verbalisme romantique. »42 À ceci s’opposent
ceux qui défendent un idéal humain basé sur la justice. Herr conçoit bien que les intellectuels ne
détiennent pas toute la vérité, mais le plus important c’est qu’ils « […] savent faire passer le droit
et un idéal de justice avant leurs personnes, avant leurs instincts de nature et leurs égoïsmes de
groupes. »43 Remarquons ici l’importance accordée à la mise en retrait de l’individu face à un
idéal qui se veut universel. En somme, ce qui oppose Herr et Barrès c’est l’esprit nouveau et
l’esprit ancien, l’avenir contre la tradition.
37
Ibid., p. 166.
Ferdinand Brunetières, « Après le Procès », dans La revue des deux mondes, 1er mars 1898, tome 146, p.449.
39
Lucien Herr, « Lettre à Maurice Barrès », dans Choix d’écrits I : Politique, Paris, Édition l’Harmattan, 1994, p.
37-50.
40
Ibid., p.42-43.
41
Comme le souligne l’historien Jacques Julliard : « Les idées ne se promènent pas toutes nues dans la rue », les
idées qui sous-tendent nos décisions et actions ne sont pas toujours mise en évidence. De nos jours on retrouvera on
nombre de personne fustigeant toute forme d’idéologie sans se rendre compte qu’ils formulent eux-mêmes un
système de valeurs structuré par une idéologie. Jacques Julliardcité par Jean-François Sirinelli dans « Le hasard ou
la nécessité? Une histoire en chantier : L’histoire des intellectuels », dans Vingtième Siècle : Revue d’histoire, No. 9,
janvier-mars 1986, p. 98.
42
Lucien Herr, « Lettre à Maurice Barrès », op. cit., p. 44.
43
Ibid., p. 47.
38
24
Cette opposition présentée par Herr nous permet de constater l’émergence d’une nouvelle
élite faisant face aux élites traditionnelles. La légitimité à s’exprimer sur des questions politiques
constitue l’enjeu de cette lutte. On peut dès lors y différencier l’intellectuel du professionnel. Si
les deux sont des créateurs et médiateurs culturels, seul l’intellectuel s’engage dans la vie de la
cité44. La philosophie et l’action de Herr mène donc à un surgissement des intellectuels dans la
sphère politique comme moyen d’action par lequel ils se font une place auparavant occupée les
élites traditionnelles. Il s’agit dès lors d’une rupture face à cet ordre traditionnel dans une
perspective que Herr définissait comme l’esprit nouveau, la modernité politique.
En conclusion, l’émergence de cette nouvelle élite bien que mise en lumière par l’étude
des évènements entourant l’Affaire, prend une tout autre dimension lorsqu’on y ajoute l’étude du
cas de Lucien Herr. En effet, si les crises de la défaite de 1871 et du boulangisme alimentent
d’abord les réflexions de Herr autour de la rupture, la traduction de ces mêmes réflexions prend
ensuite forme dans son engagement au moment de l’Affaire Dreyfus. La réflexion et l’action ne
se limite pas qu’à l’individu puisque ce dernier, de la bibliothèque de l’École normale, participe
à la mobilisation de ceux qui constituent ces « intellectuels ». La pensée et l’action chez Herr sur
l’idée d’une rupture vis-à-vis de la tradition ce qui nous permet d’entrevoir, sur le plan de
l’histoire des idées, les transformations sociales et culturelles d’une France où la modernité n’est
pas encore tout à fait victorieuse. Au niveau du déracinement et de l’esprit critique, Herr met
définitivement de l’avant cette vision de la modernité qui s’oppose à la restauration tant politique
qu’intellectuelle. Finalement, l’engagement dans l’Affaire Dreyfus constitue l’aboutissement où
l’action théorisée se retrouve appliquée, où l’analyse de la réalité est directement confrontée à
une crise politique majeure.
44
Nous reprenons ici les termes de la définition de l’intellectuel tel que présenté par Jean-François Sirinelli, JeanFrançois Sirinelli, Génération intellectuelle : Khâgneux et normaliens dans l’entre-deux-guerres, Paris, Presses
Universitaires de France, 1994, p. 9.
25
BIBLIOGRAPHIE
Écrits de Lucien Herr
HERR, Lucien, Choix d’écrits, Paris, l’Harmattan (2 vol.), 1994, 282 p. et 292 p.
------------, « Le progrès intellectuel et l’affranchissement », in Choix d’écrits II : Philosophie
Histoire Philologie, Paris, Édition l’Harmattan, 1994, p. 9-47.
------------, « Le Cahier Bleu » dans Les écrits posthumes de Lucien Herr, Thèse de doctorat,
Paris, École des hautes études en sciences sociales, 1979, p. I-LX.
------------, « Protestation », dans La revue blanche, Genève, Slatkin reprints, 1968, tome XV, p.
161-167.
------------, « Lettre à Maurice Barrès », dans Choix d’écrits I : Politique, Paris, Édition
l’Harmattan, 1994, p. 37-50.
------------, La Révolution sociale, Fondation Nationale des Sciences Politiques, Paris, Fond
Lucien Herr, LH5, Dossier 1.
------------, Lettre de Lucien Herr au directeur de l’École normale supérieure 15 octobre 1902,
Fondation Nationale des Sciences Politiques, Paris, Fond Lucien Herr, LH1, Dossier 6.
Sources
ANDLER, Charles et Lucien Herr, Correspondance entre Charles Andler et Lucien Herr, 18911926 (éd. Antoinette Blum), Paris, Presses de l’École normale supérieure, 1992, 298 p.
ANDLER, Charles, La vie de Lucien Herr, Paris, Éditions Rieder, 1932. 352 p.
BLUM, Léon, Souvenirs sur l’Affaire, Paris, Gallimard, 1993, 153p.
DUCLERT, Vincent (dir. Publ.), Savoir et engagement : Écrits normaliens sur l’affaire Dreyfus,
Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2006, 181 p.
HALÉVY, Élie, Correspondance 1871-1937, Paris, Éditions Fallois, 1996, 803 p.
Parti ouvrier socialiste révolutionnaire (France). Congrès national (10 ; 1891 ; Paris), Compte
rendu du X Congrès national tenu à Paris du 21 au 29 juin 1891, Paris : impr. J. Allemane,
1892. 112 p.
Fondation Nationale des Sciences Politiques, Paris, Fond Lucien Herr, LH1 LH11.
Monographies
CHARLE, Christophe, Les intellectuels en Europe au XIXe siècle : Essai d’histoire comparée,
Paris, Éditions du Seuil, 1996, 452 p.
------------, Naissance des « intellectuels », Paris, Les Éditions de Minuit, 1990, 272 p.
DJIKPA, Antoine, « Lucien Herr (1864-1926) », Mémoire de maîtrise, Paris, Université Paris X
Nanterre, 1996, 205 p.
LINDENBERG, Daniel et Pierre-André Meyer, Lucien Herr, le socialisme et son destin. Paris,
Calmann-Lévy, 1977, 320 p.
------------, « Les écrits posthumes de Lucien Herr », Thèse de doctorat, Paris, École des hautes
études en sciences sociales, 1979, 250 p.
ORY, Pascal et Jean-François Sirinelli, Les intellectuels en France : De l’affaire Dreyfus à
nosjours, Paris, Perrin, 2004, 435 p.
PROCHASSON, Christophe, Les années électriques (1890-1910), Paris, Éditions la Découverte,
1991, 488 p.
26
REBÉRIOUX, Madeleine, La république radicale : 1898-1914, Paris, Éditions du Seuil, 1975,
223 p.
SIRINELLI, Jean-François, Génération intellectuelle Khâgneux et Normaliens dans l’entredeux-guerres, Paris, Presses Universitaires de France, 1994, 720 p.
STERNHELL, Zeev, La Droite révolutionnaire 1885-1914, Paris, Fayard, 2000,
436 p.
WINOCK, Michel, Le Socialisme en France et en Europe XIXe-XXe siècle, Paris, Éditions du
Seuil, 1992, 426 p.
------------, La fièvre hexagonale : Les grandes crises politiques 1871-1968, Paris, Éditions du
Seuil, 2001, 474 p.
Articles
LEFRANC, Georges, « À la mémoire de Lucien Herr » dans Bulletin de la Société des amis de
l'Ecole normale supérieure, mars 1977, no 138, p. 5-14.
SIRINELLI, Jean-François, « Le hasard ou la nécessité? Une histoire en chantier : L’histoire des
intellectuels » dans Vingtième siècle : Revue d’histoire, Janvier-Mars 1986, no 9, p. 97108.
VERLEY, Étienne, « Lucien Herr et le positivisme », dans Romantisme, 1978, vol. 8, no. 21,
p.219-232.
Site internet
CHAMBARLHAC, Vincent, Le refus de parvenir une logique collective de la soustraction ?,
http://www.pelloutier.net/dossiers/dossiers.php?id_dossier=211 (consulté le 02-05-2011).
27
Téléchargement