Sommaire Séquence 03 Les stratégies de persuasion 33 I. Argumenter pour persuader 33 A. L’argument logique 33 1. Le syllogisme 33 B. L’argument d’autorité 34 C. L’argument de communauté 34 1. L’opinion commune 2. Les valeurs communes 3. Les lieux communs 34 34 34 D. L’argument hypothétique 35 II. Décrire 35 A. L’usage de la description dans la communication publicitaire 35 B. Les composantes de la description 36 1. Les éléments caractéristiques 2. Les composantes de la description publicitaire 36 37 C. Les fonctions de la description 37 III. Raconter 38 A. Le storytelling : la marque est un récit 38 B. L’usage de la narration dans la communication publicitaire 39 C. Les composantes de la narration 39 1. Une structure narrative claire 2. Des rôles définis 3. Une leçon à tirer 39 40 40 Indications bibliographiques pour aller plus loin 41 CNED Analyse et production du message 31 32 CNED Analyse et production du message Séquence 03 Les stratégies de persuasion Objectifs de la séquence • Connaître les différentes stratégies de persuasion employées par l’annonceur pour atteindre son objectif et toucher sa cible. • Nombre d’heures conseillées : 20 heures I. Argumenter pour persuader Nous allons donc étudier les cinq principaux types d’arguments servant A. L’argument logique C’est le modèle du raisonnement rationnel, de la démonstration. Celle-ci peut prendre l’apparence de la déduction ou de l’induction : on parle de déduction lorsque le raisonnement part de l’idée générale pour aller vers le cas particulier, et d’induction lorsque le raisonnement part du cas particulier pour arriver à l’idée générale. 1. Le syllogisme Ce dernier désigne une forme de raisonnement logique en trois temps, ainsi défini par Aristote dans ses Topiques : « le syllogisme est un raisonnement dans lequel certaines prémisses étant posées, une proposition nouvelle en résulte nécessairement par le seul fait de ces données ». Ainsi, le syllogisme pose deux prémisses génériques, la prémisse majeure, puis la prémisse mineure, et en tire une conclusion irréfutable. L’exemple le plus célèbre de syllogisme appartient à la culture antique : • Tous les hommes sont mortels (prémisse majeure). • Or Socrate est un homme (prémisse mineure). • Donc Socrate est mortel (conclusion). Bien souvent cependant, l’argumentation n’est pas aussi explicite : elle repose sur un syllogisme tronqué, que le récepteur recompose sans difficulté. Ce type de raisonnement s’appelle l’enthymème, généralement défini comme un syllogisme auquel manquerait l’un des trois temps (prémisses ou conclusion). L’avantage de l’enthymème est de mieux correspondre aux approximations logiques de la publicité : un message publicitaire, après tout, n’a pas la rigueur d’une démonstration mathématique ! On en arrive ainsi à la troisième et dernière raison qui peut expliquer le recours à l’enthymème : c’est l’implication du récepteur qu’elle provoque. Comme l’écrit Roland Barthes dans un article intitulé « L’Ancienne Rhétorique » (publié dans Communications en décembre 1970). « L’enthymème n’est pas un syllogisme tronqué par carence, dégradation, mais parce qu’il faut laisser à l’auditeur le plaisir de tout faire dans la construction de l’argument : c’est un peu le plaisir qu’il y a à compléter soi-même une grille donnée (cryptogrammes, jeux, mots croisés)1 ». 1 Roland Barthes, « L’Ancienne Rhétorique », Œuvres complètes, Seuil, 1994, volume 2, p. 936. CNED Analyse et production du message 33 B. L’argument d’autorité L’argument d’autorité consiste à convaincre le récepteur en recourant à une autorité reconnue par celuici. Ainsi, l’opinion qu’on avance est acceptée par l’auditoire, parce qu’elle est aussi soutenue par cette autorité extérieure dont l’auditoire reconnaît la légitimité dans le domaine concerné. Dans l’argumentation publicitaire, l’argument d’autorité passe par la mise en scène d’un prescripteur, d’un leader d’opinion qui peut détenir plusieurs types de pouvoir : • Il détient un pouvoir de compétence quand il fonde sa légitimité sur ses connaissances théoriques, sur son expertise : c’est le cas du nutritionniste qui intervient pour vanter tel produit agro-alimentaire. La marque Sensodyne affirme que « 89 % des dentistes recommandent Sensodyne2 • Il détient un pouvoir d’expérience quand il fonde sa légitimité sur sa pratique, sur une connaissance acquise sur le terrain : c’est le cas du plombier qui recommande Calgon au nom de tous les lave-linge entartrés qu’il a vus dans sa vie professionnelle. • Il détient un pouvoir de témoin quand il fonde sa légitimité sur une expérience ponctuelle : c’est le cas des témoins interrogés dans le cadre d’un micro-trottoir mis en scène, • Il détient un pouvoir de référence quand il n’a pas d’expertise particulière dans le domaine concerné, mais qu’il fonde sa légitimité sur sa célébrité et son appartenance à un groupe de référence : Johnny Halliday pour Gand Optical. C. L’argument de communauté Pour tenter de convaincre un récepteur, on peut aussi jouer sur des idées ou des croyances partagées par l’ensemble de la communauté : c’est une façon de rappeler que l’émetteur et le récepteur appartiennent au même groupe et, à ce titre, ont les mêmes valeurs. Ces présupposés communs peuvent être de trois sortes différentes. 1. L’opinion commune La référence à l’opinion commune n’est pas toujours efficace, dans la mesure où elle est souvent trop vague, trop générale pour être tout à fait vraie. Cette doxa prend la forme de proverbes, de maximes générales qui relèvent d’une prétendue « sagesse des nations ». 2. Les valeurs communes L’affirmation de valeurs communes est une ressource essentielle de l’argumentation, notamment dans les communications institutionnelles ou citoyennes. Ces valeurs changent évidemment d’une société ou d’une époque à l’autre ; néanmoins, un certain nombre d’entre elles sont d’une remarquable stabilité. Ainsi, les trois valeurs fondamentales de la Grèce antique étaient le vrai, le beau et le bien : ces valeurs occupent encore une place centrale dans nos sociétés contemporaines. 3. Les lieux communs L’usage de lieux communs est très courant en publicité : ces clichés constituent des unités minimales de pensée sur lesquelles tout le monde est censé s’accorder. Ils ont l’avantage de créer un consensus, mais courent le risque de la banalité. L’intérêt des lieux communs en publicité est de toucher le public le plus large, sans spécificité. Parmi les lieux communs les plus courants en publicité, on distingue : • les lieux appréciatifs, c’est-à-dire le lieu de qualité (comme « numéro 1 », « produit leader ») et le lieu de quantité (comme « diffusion France 400 000 exemplaires ») ; • les lieux relatifs au temps, c’est-à-dire le lieu d’ancienneté (comme « 30 ans d’expérience feront toujours la différence » pour Nutella ou « Abbaye de Leffe, bière depuis 1240 ») et le lieu de nouveauté (comme « innovation », « nouveauté »…) ; 2 Il est précisé en-dessous, dans une taille de police largement inférieure, « en cas de sensibilité dentaire ». En revanche, l’origine du chiffre de 89 % n’est pas mentionnée… 34 CNED Analyse et production du message • les lieux relatifs à la nature, c’est-à-dire le lieu du naturel (comme dans « Klorane, le pouvoir des plantes ») et le lieu de l’écologie (comme dans une campagne pour une voiture moins polluante que ses concurrentes). D. L’argument hypothétique C’est l’une des formes d’arguments les plus utilisées en publicité : les annonces n’hésitent pas à inventer des mondes possibles avec l’usage d’un « si » hypothétique. En fonction des temps utilisés dans la structure grammaticale, la signification de l’hypothèse varie, comme le montre le tableau suivant3. Exemples Pensons à la campagne de l’association AIDES contre le sida et contre l’exclusion dont les séropositifs sont victimes. Les affiches mettaient en scène des célébrités comme Didier Drogba ou Jean-Pierre Foucault, dont l’image était accompagnée d’une accroche demandant respectivement « est-ce qu’on m’engagerait dans les meilleurs clubs d’Europe si j’étais séropositif ? » et « question à 1 million : m’apprécieriez-vous autant si j’étais séropositif ? » Dans les deux cas, il s’agit d’un irréel du présent (si + imparfait dans la subordonnée, conditionnel présent dans la principale) qui permet d’imaginer un monde qui n’existe pas (Didier Drogba et Jean-Pierre Foucault ne sont pas séropositifs), mais qui aurait pu être réel. Cela oblige le récepteur à envisager un autre monde possible, un monde dans lequel ses stars préférées sont séropositives : le destinataire est donc amené à prendre conscience de ses réactions instinctives et à les changer. Il arrive que la conditionnelle introduite par « si » soit sous-entendue : il ne reste alors, du système hypothétique, que la proposition principale. C’est par exemple le cas dans la fameuse signature de Whiskas, une marque d’aliments pour chats : « Les chats achèteraient Whiskas ». Il s’agit d’un irréel du passé dont la condition est sous-entendue, en partie parce qu’elle est absurde (cela pourrait être « Si les chats pouvaient parler », « Si les chats allaient au supermarché », « Si les chats vous donnaient une liste de courses »…). Vous ne serez certainement pas étonné d’apprendre que ce slogan fit l’objet de nombreuses parodies, notamment par le groupe comique des Nuls qui a raillé cet irréel du passé dans une fausse publicité pour un produit nommé « Kwiskas » : « Si on leur demandait aux chats, les chats, ils achèteraient Kwiskas, ils se lèveraient sur leurs p’tites pattes, etc. ». Il arrive enfin que le « si » (suivi de l’imparfait) soit employé dans des propositions indépendantes, généralement dans une phrase interrogative : « Et si la beauté venait de l’intérieur ? » (Vichy Célestins). Dans ce cas, on envisage l’hypothèse, sans formuler la conséquence qu’elle provoque : on pousse le récepteur à s’interroger, mais on le laisse formuler la réponse. Cet emploi permet d’imaginer un univers différent du monde dans lequel on vit, et généralement meilleur (en tout cas dans la publicité). Il rend possible l’expression d’un rêve, d’un désir, d’un espoir. II. Décrire Le message peut tenter de convaincre son destinataire par l’intermédiaire de la description. L’intérêt est que les arguments qu’il livre sous cette forme descriptive paraissent empiriques, car ils semblent fondés sur un simple constat. Pourtant, les choses sont un peu plus complexes : qui dit description ne dit pas nécessairement stricte objectivité. A. L’usage de la description dans la communication publicitaire Exemples Considérons le pavé de texte suivant, tiré d’une annonce presse pour l’Office de tourisme de Tunisie parue en 2009 dans la presse magazine : 3 D’après Martin RIEGEL, Jean-Christophe PELLAT, René RIOUL, Grammaire méthodique du français, PUF, 1994, p. 508-509. CNED Analyse et production du message 35 De la plongée au farniente, de la voile au jet ski, en Tunisie la mer se décline sous toutes ses formes. 1 300 km de côtes variées pour rêver, se reposer, profiter. La mer pour soi tout seul, en famille ou en amoureux. La mer porteuse d’histoire et de culture. La mer de l’aube jusqu’au bout de la nuit. En Tunisie, la mer se décline au pluriel. Considérons maintenant un autre pavé de texte, tiré d’une annonce presse pour le forfait Ideo de Bouygues Télécom, parue à la même période et sur les mêmes supports : 1 forfait illimité 19 h+WE pour le mobile – Appels illimités tous opérateurs dès 19 h et tout le week-end – SMS/MMS illimités 24 h/24 – Web & Mail et TV 3G+ illimités 24 h/24 1 Box pour la maison + – Internet illimité jusqu’à 20 Méga – TV : plus de 90 chaînes – Téléphonie fixe : appels illimités vers les fixes en France et plus de 100 destinations à l’international = Économisez jusqu’à plusieurs centaines d’euros/an Ces deux pavés de texte, bien que très différents dans leur forme comme dans leur contenu, ont le point commun d’être descriptifs : tous deux décrivent le produit et l’offre proposée au récepteur, de façon plus ou moins précise. La figure fondamentale de la description argumentative est donc l’énumération : l’annonceur fait la liste des caractéristiques essentielles de son produit, qui constituent autant d’arguments capables de convaincre le destinataire. Qu’elle apparaisse sous la forme syntaxique de la juxtaposition (pavé de texte pour l’Office de tourisme de Tunisie, dominé par l’asyndète) ou sous la forme plus graphique de la liste à puces (pavé de texte pour Bouygues Telecom), la description décompose le produit en autant d’éléments appréciables. Ainsi, Tunisie = plongée + farniente + voile + jet ski + mer + côtes + histoire + culture… (l’usage de la graisse permettant de mettre en valeur les éléments fondamentaux de l’offre) ; de la même manière, Ideo de Bouygues Telecom = forfait illimité 19 h et WE pour le mobile + internet illimité pour la maison + 90 chaînes de télé… Cependant, ces deux descriptions sont très différentes en ce qui concerne leur tonalité : le pavé de texte de Bouygues Telecom apparaît comme très objectif. Il se contente de décrire l’offre, de manière brute, dans un objectif essentiellement cognitif (c’est-à-dire informatif). Cette impression est encore accentuée par l’omniprésence des chiffres, qui rassurent le lecteur en lui transmettant des données quantifiables, et par la forme d’équation mathématique que prend le pavé de texte. À l’inverse, le pavé de texte de l’Office de Tourisme de Tunisie semble très subjectif : quelques donnés objectives sont certes indiquées (« 1 300 km de côtes » en particulier), mais l’essentiel est de transmettre une image positive du pays dans un objectif d’abord affectif. Ainsi, l’annonceur joue sur les connotations mélioratives, sur des mots très suggestifs (« mer », « farniente », « profiter »…) et sur le champ lexical des vacances pour pousser le récepteur à partir en Tunisie. Vous voyez donc que la description peut être une arme argumentative destinée à convaincre le lecteur, à provoquer son adhésion au message ; mais pour cela, on peut tout aussi bien jouer sur une description objective de l’offre que sur une évocation suggestive (et subjective) des qualités du produit. B. Les composantes de la description 1. Les éléments caractéristiques La description, qu’elle soit littéraire ou publicitaire, se reconnaît à un certain nombre d’éléments très caractéristiques, qui permettent d’en comprendre la spécificité : • Les verbes de perception jouent sur les sens pour donner au destinataire l’impression qu’il peut voir, sentir, toucher, goûter ou entendre le produit. • Le vocabulaire concret permet de qualifier le produit, notamment par les adjectifs et noms de couleurs, de formes, de volumes, d’odeurs, etc. 36 CNED Analyse et production du message • Les présentatifs (« c’est », « il y a », « voici », « voilà ») et les verbes d’état (« être », « paraître », « sembler », « demeurer », etc.) introduisent les éléments descriptifs ; ils sont plus nombreux que les verbes d’action, généralement réservés à la narration. • Les indices spatiaux inscrivent le produit dans l’espace, permettent de le décrire dans ses trois dimensions. • Certaines figures de style sont souvent utilisées dans des descriptions, en particulier les comparaisons et les métaphores, ou l’énumération qui liste les éléments caractéristiques du produit ; • Le temps verbal de la description est le présent ou l’imparfait ; la description publicitaire aura tendance à préférer le présent, pour donner au récepteur l’illusion d’être en présence du produit. 2. Les composantes de la description publicitaire Certaines composantes de la description sont plus particulièrement présentes dans la description publicitaire. Ainsi, Jean-Michel Adam et Marc Bonhomme distinguent, dans L’Argumentation publicitaire4, sept opérations qui permettent de caractériser toutes les procédures descriptives apparaissant dans un message publicitaire : 1. La dénomination de l’objet de la description. 2. La fragmentation du tout en parties. 3. La mise en évidence de qualités ou propriétés du tout ou des parties. 4. La mise en situation temporelle (temps historique ou temps individuel). 5. La mise en situation spatiale. 6. L’assimilation comparative ou métaphorique qui permet de décrire le tout ou ses parties par une relation analogique. 7. La reformulation qui vise à renommer le tout ou ses parties. C. Les fonctions de la description Pour analyser une description publicitaire, vous ne devez pas seulement déterminer comment elle est construite et quelles sont ses composantes : il vous faut encore préciser quels sont ses objectifs. Pour cela, vous pouvez vous appuyer sur les fonctions traditionnellement dévolues à la description littéraire : au fond, elles ne sont pas très différentes, si ce n’est que la publicité poursuit un but commercial, ce que la littérature n’est pas censée faire ! On distingue ainsi : • Une fonction documentaire si la description renseigne sur un lieu, un objet, une personne… autrement dit, sur le produit ; • Une fonction réaliste si elle tente de donner l’illusion de la présence du produit, grâce à des effets de réel ; • Une fonction symbolique si elle évoque, au-delà du produit qu’elle décrit, une idée, un thème, un mythe…: le produit se trouve ainsi investi d’une charge symbolique et poétique, comme s’il était plus que ce simple produit ; • Une fonction argumentative si elle entre dans le cadre d’une démonstration, comme preuve ou exemple, ou si elle relève de l’éloge ou du blâme. Exemple Vous pouvez constater que le pavé de texte descriptif pour l’Office de tourisme de Tunisie remplit bien ces quatre fonctions : il est évidemment documentaire, dans la mesure où il informe le lecteur sur les caractéristiques de cette destination, même de façon sommaire (la « mer », essentiellement, tant le mot est matraqué tout au long du pavé de texte, mais aussi l’« histoire » et la « culture »). Il est aussi réaliste, 4 Voir les indications bibliographiques en fin de chapitre. CNED Analyse et production du message 37 car il tente de transporter le lecteur en Tunisie : avec quelques mots, il essaie de lui donner l’illusion d’être déjà en vacances (« plongée », « farniente », « de l’aube jusqu’au bout de la nuit »…) ; mais c’est surtout la photographie qui accompagne le pavé de texte qui va jouer ce rôle. Il est encore symbolique, si l’on considère que le voyage en Tunisie apparaît comme une véritable expérience existentielle, comme une suspension du temps (on va à la rencontre de l’« histoire », on vit « de l’aube jusqu’au bout de la nuit »). Il est enfin argumentatif, et ce de manière évidente, puisqu’il s’agit de faire l’éloge de la Tunisie et de promouvoir le pays comme destination idéale pour les vacances. III. Raconter Enfin, lorsqu’il veut persuader son destinataire, un message peut aussi lui raconter une histoire. Ainsi, il arrive qu’une affiche, qu’un spot télé ou qu’une annonce presse nous raconte une histoire… A. Le storytelling : la marque est un récit Mais le récit intervient encore en amont : pour Christian Salmon, la marque elle-même est une histoire. C’est ce que ce chercheur au CNRS montre dans Storytelling5, un essai consacré à l’usage de la narration comme « machine à formater les esprits ». Il explique comment, au cours des années 2000, le marketing est passé de l’image de marque (brand image) à l’histoire de marque (brand story). Ce changement stratégique est lié à ce que Salmon appelle « la crise des marques » : les marques les plus solides des années 1990 ont commencé à perdre de leur prestige, les consommateurs ont été de plus en plus infidèles, ils ont eu des comportements de moins en moins prévisibles. Des mouvements anti-marques sont même apparus, dont témoigne par exemple le best-seller de Naomi Klein intitulé No Logo6. Quant aux marques elles-mêmes, elles sont fragilisées lorsque le grand public découvre leurs agissements. L’exemple de la marque Nike, tel qu’il est développé par Christian Salmon, est certainement le plus éclairant : lorsque des ONG révèlent les conditions de travail des ouvriers qui produisent pour Nike en Asie (salaires très faibles, cadences harassantes, travail des enfants…), le prestige de la marque est considérablement affaibli. La solution que trouve alors l’entreprise pour surmonter cette crise, c’est le storytelling. Nike se met à « raconter des histoires » (sans pour autant que ces récits soient fictifs), réforme sa politique du travail, prend des engagements écologiques, et communique sur cette nouvelle étape de son histoire… Il faut donc « raconter l’histoire » de la marque pour créer une relation durable, car affective, entre les consommateurs et elle : le storytelling est « un moyen efficace pour engager et fidéliser le consommateur7 ». Exemple L’eau minérale Quézac ou comment le nom d’une marque d’eau en bouteille devient le titre d’une légende. En 1995, La marque lance un spot TV signé Ridley Scott sur la légende de cette eau qui s’apparente à la légende du Gévaudan et signe en Occitan. En 2005, la marque se positionne davantage sur le prix mais garde toujours la petite fille et la signature en occitan. En 2013, l’eau raconte sa propre histoire, depuis quasiment 20 ans, avec la petite fille qui a grandi et présente son nouveau packaging. Durant 20 ans la marque a crée sa légende sans jamais donner une seule caractéristique sur l’eau contenue dans la bouteille. Un véritable cas d’école de storytelling. Je vous encourage à aller visionner ces trois spots sur www.youtube en tapant Quézac, pub. 5 6 7 Voir les indications bibliographiques en fin de chapitre. Naomi Klein, No Logo, Actes Sud, 2001. Christian Salmon, Storytelling, La Découverte, 2007, p. 35. 38 CNED Analyse et production du message B. L’usage de la narration dans la communication publicitaire Sans forcément fonder toute son identité sur le storytelling, il arrive qu’une marque exploite les ressources du récit dans une campagne de communication ponctuelle. Exemple La campagne de Mac Donalds : L’histoire de. Cette campagne est parue dans les news à l’automne 2014 en double page avec sur la page de gauche un visuel du produit en gros plan et sur la belle page un message textuel commençant toujours par : • L’histoire de nos frites, c’est une histoire française… • L’histoire de notre filet-o-fish, c’est une histoire durable… • L’histoire de notre big mac, c’est une histoire d’exigence… et suivi d’un pavé explicatif et descriptif, centré, justifié et verrouillé par le logo. La marque a besoin de passer par la narration pour séduire sa cible. L’image de marque étant abîmée, on passe à l’histoire des produits pour fidéliser les clients. C. Les composantes de la narration Le récit publicitaire ne se distingue pas vraiment des autres formes de narration, en particulier des apologues (tels que fables, contes, paraboles). Les éléments fondamentaux de la narration publicitaire sont donc les mêmes que pour n’importe quel récit. 1. Une structure narrative claire Un récit rapporte d’abord et avant tout le déroulement d’actions successives. La structure d’un récit est donc essentiellement chronologique : elle consiste à étudier comment les différents épisodes d’une histoire s’enchaînent dans le temps. Pour mener cette tâche à bien, des linguistes (parmi lesquels Algirdas Julien Greimas) ont élaboré au cours du XXe siècle le modèle du schéma narratif, qui permet de décomposer tout récit en six étapes successives : • La situation initiale correspond au début du récit ; elle définit le cadre de l’intrigue et la situation des différents personnages avant que l’action ne commence. • la complication, ou élément perturbateur, bouleverse la situation initiale et marque le début de l’action proprement dite ; elle met en cause l’équilibre initial. • les péripéties forment la partie la plus importante de l’intrigue et fondent la dynamique de l’action ; elles sont constituées d’une succession d’événements qui, parfois, modifient considérablement la situation des personnages (on parle alors de rebondissement). • la résolution, ou élément équilibrant, marque le terme de l’action ; un dernier événement met fin à l’intrigue, en résolvant le problème né de la complication. • la situation finale caractérise la situation des personnages à la fin de l’intrigue. Le récit publicitaire suit lui aussi ce modèle minimal, même si les différentes étapes mentionnées ici se trouvent généralement réduites à leur plus simple expression. Reprenons l’histoire d’Hugues telle que la Société Générale nous la raconte : • La situation initiale correspond au désir manifesté par Hugues de se lancer dans la production « d’énergie hydraulique » (on est en 1985 : la présence de dates n’est évidemment pas anodine, elle est un marqueur puissant du récit, dans la mesure où elle rend manifeste l’écoulement du temps). • Intervient ensuite l’élément perturbateur : Hugues a besoin d’argent pour monter son affaire. • Les péripéties sont passées sous silence, mais on les imagine nombreuses ; Hugues écume toutes les banques possibles pour obtenir un prêt, mais en vain : toutes refusent de parier sur son projet. C’est en tout cas ce que laisse entendre l’angoissante question mise en avant au centre du pavé de texte : « Mais qui aide Hugues ? » CNED Analyse et production du message 39 • L’élément équilibrant a pour nom Société Générale : en faisant confiance à Hugues, elle lui permet enfin de réaliser son projet initial, de poursuivre sa quête. • Et la situation finale est bien évidemment idyllique : Hugues « dispose de 22 installations hydroélectriques, de 3 parcs éoliens », il est même « leader en France » sur une technologie solaire. Cependant, en communication, on a l’habitude de le réduire à Situation/Tension/Résolution. 2. Des rôles définis Les différents moments du récit publicitaire sont donc très codifiés, puisqu’ils s’enchaînent selon l’ordre défini par le schéma narratif défini par les structuralistes au cours des années 1960. Il en va de même pour les rôles joués par les personnages ou les organisations (comme une entreprise), dont l’action semble elle aussi définie à l’avance. Les mêmes structuralistes ont observé que les fonctions incarnées par les différents personnages d’un récit sont sensiblement identiques, d’une histoire à l’autre. Pour définir globalement ces fonctions, ils ont élaboré ce que l’on a appelé le schéma actantiel, qui distingue six rôles possibles : • Le sujet est celui qui mène l’action ; il est en général le personnage central du récit. • L’objet est ce que recherche le sujet, l’objet de son désir ; ce peut être une idée abstraite (comme le pouvoir) ou un personnage. • Le destinateur est la force qui incite le sujet à agir, le désir qui le pousse vers l’objet ; le plus souvent, c’est une idée abstraite (comme l’amour, ou l’ambition), mais ce peut être aussi un personnage. • Le destinataire est le bénéficiaire de l’action ; souvent, c’est le sujet lui-même, mais il peut aussi entreprendre cette action pour le bénéfice d’un autre personnage, voire pour une idée abstraite (par exemple pour le bien de l’humanité). • L’adjuvant aide le sujet dans sa quête ou dans la réalisation de son désir. • L’opposant au contraire est l’adversaire du sujet, il s’oppose à la réalisation de son désir. Les personnages du récit publicitaire obéissent eux aussi à ce modèle, même de façon grossière. Revenons une nouvelle fois à l’histoire racontée par la Société Générale : • Le sujet est Hugues, bien évidemment ; il est le héros de l’histoire (mais Hugues, ce pourrait être le récepteur, qui par procuration est aussi le sujet). • Son objet est ici la réussite professionnelle : il a une véritable vision d’entreprise, à laquelle il croit. • Le destinateur est l’ambition d’Hugues, mais aussi son esprit d’entreprise : c’est un homme qui a des idées. • Le destinataire, c’est d’abord Hugues lui-même, qui va devenir riche si son projet se concrétise ; mais c’est aussi l’environnement, puisque Hugues a fait dès 1985 « le pari des énergies renouvelables ». Les motivations d’Hugues ne sont donc pas seulement égoïstes, elles sont aussi oblatives. • Dans sa quête, Hugues a rencontré de nombreux opposants : ce sont toutes les banques qui n’ont pas voulu l’aider en finançant son projet. • En revanche, un adjuvant (et un seul !) lui a permis d’aller au bout de ses rêves : c’est bien sûr la Société Générale. Vous noterez que le rôle de l’adjuvant est ici plus important encore que celui du sujet, car c’est sur l’adjuvant que la question centrale attire l’attention du lecteur (« Mais qui aide Hugues ? »). Et de fait, l’annonceur de ce message n’est pas Hugues, mais bien la Société Générale… 3. Une leçon à tirer Enfin, l’histoire doit aussi comporter une leçon : c’est cet enseignement à tirer, la morale de l’histoire si vous préférez, qui explicite la dimension argumentative du récit publicitaire. Car si vous ôtez la morale du « Corbeau et [du] Renard » de La Fontaine, ne reste qu’une petite histoire tout juste divertissante… 40 CNED Analyse et production du message Dans le cas de l’histoire « la Société Générale aide Hugues », la leçon est déjà préparée par le phrase conclusive du pavé de texte : « c’est ainsi que nous aidons chaque mois 1 100 entreprises et associations dans leurs projets ». On n’est plus alors dans le cas certes exemplaire, mais très particulier, d’Hugues et de son entreprise d’énergie hydraulique. Ainsi, la morale du récit publicitaire consiste en une généralisation de la trajectoire singulière qui a servi de support au récit. Mais cette annonce presse ne s’arrête pas là : la vraie leçon à tirer est formulée en bas de page, dans la signature. En dessous du logo de la Société Générale figure en effet « on est là pour vous aider ». Et l’on ne peut pas ne pas remarquer ici l’emploi de la deuxième personne du pluriel, qui jusque là n’apparaissait pas dans l’annonce : tout à coup, il ne s’agit plus d’Hugues, mais de vous, lecteur. L’enseignement à tirer de cette histoire est alors explicite : comme elle a déjà aidé Hugues par le passé, la Société Générale est prête à financer vos rêves et vos projets. Elle est l’adjuvant de votre propre vie. Indications bibliographiques pour aller plus loin • Jean-Michel ADAM et Marc BONHOMME, L’Argumentation publicitaire, Nathan, 1997 [pour l’argumentation et la description]. • Claude BONNANGE et Chantal THOMAS, Don Juan ou Pavlov, Seuil, 1987 [pour les stratégies persuasives de la communication publicitaire]. • Philippe BRETON, L’Argumentation dans la communication, La Découverte, 1996 [pour les différents types d’arguments]. • Philippe BRETON, La Parole manipulée, La Découverte, 1997 [pour la façon dont la communication, et singulièrement la publicité, peuvent exploiter la rhétorique dans le but de manipuler un auditoire]. • Christian SALMON, Storytelling, La Découverte, 2007 [pour la narration]. À visiter : • http://www.business-marketing-internet.fr/, puis « Art du Storytelling par un grand maître » art-dustorytelling-par -ungrand-maître • http:// vimeo.com/31327410 puis « Le storytelling pour booster votre business » • http://www.contrepoints.org/ puis « Décrypter le storytelling dans la publicité : Quezac, un cas d’école » CNED Analyse et production du message 41