Platon : une philosophie sans ontologie
4 © 2016 Bernard SUZANNE
inséparable tétralogie » à propos de laquelle il distingue un ordre chronologique, un ordre his-
torique et deux ordres dialectiques possibles. L’ordre chronologique, c’est celui qu’on peut éta-
blir à partir des indications textuelles des différents dialogues, et c’est celui dans lequel ils sont
listés ci-dessus. Sur ce point, pas de contestation possible. L’ordre qu’il appelle « historique »,
c’est l’ordre supposé dans lequel ils auraient été écrits et à son propos, il dit que « [l’]ordre
chronologique ne correspond pas nécessairement à l’ordre historique effectif d’écriture des
dialogues ». Comme on peut s’en douter, sur ce point non plus, je ne le contredirai pas, bien au
contraire, puisque, pour moi, les dialogues ont été pensés d’entrée comme un tout s’ordonnant
selon une progression pédagogique orchestrée par Platon pour le lecteur et non pas retraçant
une supposée évolution de l’auteur au fur et à mesure qu’il les écrivait, sur une période supposée
longue. Dans ces conditions, il n’est même pas nécessaire de supposer que les dialogues ont été
écrits un à la fois les uns à la suite des autres. Par contre, cette manière de voir rend moins
vraisemblable, quoi que pas impossible, l’idée que cette progression pédagogique organisée
dans la succession des dialogues supposerait tout d’un coup que des dialogues postérieurs dans
l’ordre de lecture voulu par l’auteur rendent compte d’un état de la réflexion moins avancé que
des dialogues antérieurs, dans le cas qui nous occupe, que le Parménide présente, au moins à
qui sait le découvrir, un état de la réflexion qui dépasse celui mis en scène dans le Sophiste. Ce
dont je suis à peu près certain, c’est que Platon a écrit tous les dialogues, des premiers aux
derniers, en étant en possession de l’ensemble des éléments de réflexion issus de son expérience
antérieure qu’il voulait partager avec les lecteurs, qui sont donc en toile de fond même des
premiers dialogues, mais pas encore explicités pour des raisons pédagogique, et que, pour lui,
les dialogues n’étaient pas destinés à être lus seulement une fois dans l’ordre du « programme »,
mais au contraire à être repris après un premier parcours, puis un second, etc., chaque nouvelle
lecture permettant de découvrir sous des propos apparemment anodins des premiers dialogues,
des réflexions qui prenaient une tout autre profondeur à la lumière des dialogues ultérieurs,
mais sans que cela invalide ou récuse les réflexions plus profondes des dialogues ultérieurs. Je
suis convaincu aussi que, dans cet arrangement, la République, dialogue central de la trilogie
centrale, et donc centre de toute l’œuvre, joue un rôle de pierre angulaire particulièrement émi-
nent qui éclaire à la fois ce qui précède et ce qui suit, non pas pour invalider les propos de tel
ou tel dialogue antérieur ou postérieur, qui analyse telle ou telle question sous un angle spéci-
fique, mais pour fournir une lumière qui aide à leur compréhension à tous.
Quand Alain Séguy-Duclot en vient aux deux ordres qu’il appelle « dialectiques », c’est pour
faire référence à une dialectique ascendante (la progression du fond de la caverne vers le soleil
extérieur) et à une dialectique descendante (le retour dans la caverne) et suggérer que la tétra-
logie Parménide, Théétète, Sophiste, Politique, met en œuvre une dialectique descendante dans
la mesure où « le Parménide fonde l’ontologie, qui est développée dans le Sophiste, puis appli-
quée à la sphère du politique, dans le Politique », en précisant que cette manière de voir « est
du reste plus conforme au contenu de la pensée du vieux philosophe : la théorie politique in-
tervient au terme de la dialectique non ascendante, mais descendante ». Je laisse pour l’instant
de côté la question de savoir si le Parménide fonde l’ontologie ou la ruine en la démystifiant,
sur laquelle je reviendrai abondamment dans la suite de ce papier, puisque c’est le cœur du
débat, pour ne m’intéresser ici qu’à ce qu’il dit sur la politique : que la politique soit l’aboutis-
sement du parcours descendant de retour dans la caverne, je ne le conteste pas. Mais cela ne
veut pas dire que la théorie politique est elle-même l’aboutissement de ce parcours descendant.
Pour moi, dans la mesure où la politique est pour Platon la tâche la plus noble, mais aussi la
plus difficile, que puisse exercer un être humain, que c’est elle qui manifeste au mieux l’excel-
lence (aretè) de l’homme et que c’est pour préparer à cela celles et ceux qui en ont les capacités
que tout le parcours des dialogues est développé, la théorisation (de theôrein, « contempler »)
de l’activité politique à la lumière de réflexions éclairant le pouvoir, les limites et le bon emploi
du dialegesthai développées dans le Sophiste n’est pas le terme du parcours descendant, mais