La toile de fond du récit est le Japon impérial, ou plutôt shogunal. L’auteur tente de peindre
ce décor avec réalisme sans toutefois s’interdire, çà et là, une idée romanesque qui, servant
son propos, s’écarterait un peu du cadre. […] (Charneux, 2008 : 227).
La méthode du romancier Charneux consiste donc à entrelacer avec beaucoup de subtilité des
épisodes réels de la vie de Ryôkan et d’autres fictifs, forgés par son imagination féconde, et à
agrémenter le tout d’épisodes plus ou moins légendaires qui font le charme de ce personnage
hors du commun et en disent long sur la façon dont il a choisi de mener « la simple barque de
sa vie » (Charneux, 2008 : 27).
Assurément, Charneux, qui a le sens de la formule, accorde une attention toute
particulière à l’incipit : « C’est dans un cri que nous entrons au monde. C’est dans un cri, parfois,
que nous en sortons. Entre les deux, cette souffrance que l’on appelle la vie » (Charneux, 2008 :
11). Une telle entrée en matière pourrait donner à penser que le romancier contemple la vie
comme une vallée de larmes par laquelle il nous faut irrémédiablement transiter. Il n’en est rien,
car la souffrance qu’il évoque, si elle peut s’expliquer par les conditions climatiques qui règnent
en hiver sur la côte nord du Japon – là où le petit Eizô
voit le jour en 1758 –, semble due avant
tout aux conditions de vie inhumaines imposées aux braves gens du petit peuple par
l’administration dictatoriale des shoguns.
D’emblée, Charneux brosse le contexte sociopolitique et familial dans lequel son (anti-
)héros paraît condamné à grandir : quoiqu’issu d’un milieu socio-culturellement privilégié, n’a-
t-il pas le malheur d’être le fils aîné d’un myoshu – celui qui, dans le régime shogunal, remplit
les offices héréditaires de maire et collecteur d’impôts –, un dignitaire important bien qu’atteint
dans le cas présent, et par bonheur !, d’une tare qui le rend inapte à exercer ses hautes fonctions :
« il était poète » (Charneux, 2008 : 12). Ce « défaut » paternel sera la planche de salut pour
celui qui, dès sa naissance, « contemple les choses avec un étonnement inquiet » (Charneux,
2008 : 11) et, dès son enfance, passionné de lecture (Confucius ; les vieux maîtres taoïstes Lao
Tseu et Tchouang Tseu ; la poésie japonaise classique et moderne…), vit tellement replié sur
lui-même que ses proches le prennent pour un « simple d’esprit » (Charneux, 2008 : 17)
.
Pas de doute pour celui que l’idéal confucéen d’équité, de sagesse et de respect d’autrui,
exalte déjà, mais que tout destine à mener « une vie entièrement tournée vers l’extérieur,
l’action pratique, la dispersion de l’énergie personnelle au service d’un rêve d’Empire, un
Le nom de naissance de Ryôkan est Yamamoto Eizô (en japonais, le patronyme précède le prénom). A cette
époque, la coutume veut que l’on change de nom selon les différentes étapes de la vie ainsi qu’en fonction des
charges que l’on occupe dans la société.
Ainsi en est-il lors du célèbre épisode de la limande – que Charneux (2008 : 13-15) relate par le menu –, une
aventure où le jeune Eizô fait certes preuve d’une incroyable candeur mais qui, surtout, lui fait découvrir l’aptitude
des adultes à débiter de grossiers mensonges pour arriver à leurs fins !