LEÇON DE VIE ET D’HUMILITE DANS NUAGE ET EAU DE DANIEL
CHARNEUX : L’ITINERAIRE SPIRITUEL ET GEOGRAPHIQUE DU MOINE
BOUDDHISTE RYOKAN (1758-1831)
André Bénit
Universidad Autónoma de Madrid
Resumen
En su novela Nuage et eau (2008), el escritor belga Daniel Charneux dibuja, a través del
itinerario espiritual y geográfico de Ryokan (1758-1831), el retrato muy humano de este monje
budista tan venerado en Japón como San Francisco de Asís en Europa.
Résumé
Dans son roman Nuage et eau (2008), l’écrivain belge Daniel Charneux présente, à travers
l’itinéraire spirituel et géographique de Ryokan (1758-1831), un portrait fort humain de ce
moine bouddhiste aussi vénéré au Japon que Saint François d’Assise l’est en Europe.
Introduction
Comme le rappelle Claire Fontaine dans Contes Zen. Ryôkan, le moine au cœur denfant
(2001-2002 : 216), nombreux furent les Parisiens qui, lors de la campagne « Poésie dans le
métro » menée en 1994 dans la Ville lumière, lurent avec émotion ce haïku, puisquils le
désignèrent comme étant leur poème préféré :
Le voleur parti
na oublié quune chose
la lune à la fenêtre (Titus-Carmel, 1986 : haïku 55).
Et pourtant, bien que Ryôkan soit un nom familier aux Japonais et aux passionnés du
pays du Soleil levant, peu de lecteurs francophones le connaissent aujourdhui. Cest dire que,
malgré quelques ouvrages récents, le roman Nuage et eau (2008) de Daniel Charneux vient à
point nommé pour remettre à lhonneur ce curieux personnage.
Du haïku au Japon impérial
Quand javais dix-sept ans, jai acheté un jour chez un brocanteur de Liège une statuette de
Bouddha. Je lui ai consacré un sonnet. Elle a longtemps orné ma chambre puis elle a disparu
dans un déménagement. Mais le Bouddha est resté quelque part, à sommeiller
(http ://www.gensheureux.be/site/).
Cest grâce à la pratique du haïku que Charneux a découvert Ryôkan. Son intérêt pour
cette forme poétique très codifiée dorigine japonaise lui fit acheter, dans une bouquinerie
parisienne, Les 99 haïku de Ryôkan, traduits du japonais et présentés par Joan Titus-Carmel.
Immédiatement, il ressent une fascination pour le poète japonais, puis pour le personnage lui-
même. Cest alors, dit-il, que « le Bouddha qui sommeillait a frappé à la porte et ma guidé vers
la méditation zen. Je lai pratiquée presque journellement durant trois ans » : de 2004 à 2007,
Charneux fera partie dune petite communauté zen, loccasion pour lui de découvrir la pratique
du bouddhisme zen, une expérience sans laquelle il naurait songé à « dire dans un roman le
roman de [l]a vie [de Ryôkan]. Exprimer par les mots ce qui dépasse les mots. Broder avec le
fil du langage sur la trame du silence » (http ://www.gensheureux.be/site/) :
Il nétait donc peut-être pas inutile dentrer en retraite, en méditation, de consacrer quelques
mois à ressusciter un peu, dans la sobriété dune écriture zen et lémotion poétique quelle
appelait en moi, lhistoire du moine fou, lami des oiseaux et des enfants, celui qui, au soir
de sa vie, vit souvrir pour lui le sourire de Teishin (http ://www.gensheureux.be/site/).
Ryôkan (1758-1831), figure légendaire au Japon
Dans son pays natal, Ryôkan Taigu est considéré comme lune des figures majeures du
bouddhisme zen. Sa douceur et sa simplicité lont transformé en un personnage légendaire. Les
nombreuses (més)aventures et péripéties qui lui sont attribuées attestent toutes outre une
étourderie certaine, son infinie gentillesse, son humilité sincère et son détachement absolu à
légard des biens matériels. Il est aussi un poète très populaire et un calligraphe de renom.
Lexistence de Ryôkan fut scandée par les voyages, les déplacements et les pèlerinages.
Sa vie fut fondamentalement celle dun « moine errant » et solitaire, ainsi que le conçoit le zen,
cest-à-dire une vie vouée à quelques tâches essentielles : mendier, secourir les pauvres,
pratiquer la méditation en zazen ainsi que létude des textes fondateurs.
Dans le domaine du travail intellectuel, Ryôkan sest principalement consacré à
lécriture de poèmes ainsi quà la rédaction de commentaires aux classiques taoïstes. Mais fidèle
à ses vœux dhumilité et de renoncement, loin de courir après la reconnaissance, il na rien
publié de son vivant. Toutefois, comme lindique Claire Fontaine (2001-2002 : 13), si Ryôkan
na pas laissé de notes précises sur sa vie personnelle, il nous a gué, à travers ses textes
poétiques et leur beauté calligraphique, un trésor dune infinie sagesse.
En réalité, cest grâce à Teishin, une jeune moniale qui laccompagnera durant ses
dernières années et sattellera à compiler les écrits, poèmes et calligraphies de son maître, que
ces documents nous sont parvenus. Le recueil quelle publia en 1835 sous le titre Hachisu no
tsuyu (La Rosée dun lotus) rassemble outre les poèmes quils séchangèrent, un vaste choix de
poèmes rédigés par Ryôkan tout au long de son existence.
Dans ses poèmes composés en chinois, ainsi que dans ceux écrits en japonais : les wakas
poèmes en cinq vers et les haïkus poèmes en trois vers , Ryôkan dévoile les diverses
facettes de son existence au cours de laquelle « il [a] altern[é] entre le retrait du monde et les
moments il a développé de nombreux échanges avec le monde » ; cest pourquoi « nous
retrouvons dans ses textes autant desprit zen quune fraîcheur souriante à la vie » (Simon,
2010 : 8). En effet, comme le montre le poème cité dans lintroduction, sa vie atypique constitue
l’ingrédient essentiel de son œuvre poétique. Quelques exemples suffiront à illustrer lintime
relation existant entre son vécu le plus quotidien, voire le plus banal, et son inspiration poétique
où lhumour (parfois osé) ne fait pas défaut , quil y fasse référence :
- au temps quil fait :
cueillant des kakis
de froid mes bourses tressaillent
le vent dautomne (Collet et al., 2012 : 319).
- à son amour pour la nature et les animaux :
Une nuit dété
pour compter toutes mes puces
veillant jusquà laube (Titus-Carmel, 1986 : haïku 52).
- au saké dont il ne se prive pas :
complètement ivre
où mallonger pour dormir ?
partout les lotus en fleurs (Collet et al., 2012 : 194).
- au temps qui passe irrémédiablement :
Des jours et des jours
que tombe la bruine
et lhomme vieillit (Titus-Carmel, 1986 : haïku 67).
- ou, encore, à son sobriquet Taigu
1
, quil adopte et revendique :
au milieu de mille pics, une hutte
sur le corps une bure de moine
je laisse la moisissure se déposer au coin de ma bouche
1
Lors de sa certification, Ryôkan reçoit un nouveau nom de Voie, celui de Taigu Grand idiot », « Grand sot »).
Il est désormais Taigu Ryōkan esprit simple au grand cœur »). Mais ce qualificatif est à prendre au sens zen :
« celui qui prend les choses comme elles viennent et sen satisfait à linstar dun nouveau- » ; cest dire que,
loin de comporter un sens péjoratif, il désigne laptitude à préserver sa liberté de pensée et à se montrer critique
vis-à-vis des normes prescrites par la société (http ://www.denshinji.fr/ryokan.html).
et suis trop paresseux pour enlever la poussière sur mon crâne […]
le cœur libre je suis le courant boueux,
laissant les gens me traiter didiot (Collet et al., 2012 : 94).
Mais, dun bout à lautre, son œuvre poétique témoigne avant tout de lintensité de sa vie
intérieure, entièrement dédiée à la recherche de la Voie, et de lexcellence de son esprit zen :
à la richesse et aux honneurs je naspire pas
limmortalité je ne puis lespérer
mon vœu suffit à memplir le ventre
le renom est vide, il ne sert à rien
un bol, partout je lemporte
un sac en tissu aussi maccompagne
parfois je vais à côté du temple
par hasard je rencontre les enfants
comment décrire ma vie ?
plein dentrain, ainsi passe mon temps (Collet et al., 2012 : 63).
La vie simple et paisible quil a décidé de mener lui permet de transformer chaque
instant présent en un moment de plénitude et de jouir de tout ce que peut lui offrir la nature, car
rien nest trop humble pour quil ny prête toute son attention :
à ce monde
jai fermé ma porte
sans cesser
pour autant
dy rester attentif (Collet et al., 2012 : 169).
Comme lindiquent Collet et Wing Fun, ses poèmes en chinois classique et ses haïkus,
tout comme ses calligraphies, limposent assurément comme lun des plus fulgurants « non-
penseurs » du zen (Collet et al., 2012 : quatrième de couverture).
La vie de Ryôkan selon Charneux
Dans la courte bibliographie située en fin de volume, Charneux signale quil a réécrit
tous les poèmes de Ryôkan et Teishin qui émaillent son récit « Je ne connais pas le japonais.
Jai lu plusieurs traductions de chaque haïku, plutôt littérales. Jai tenté de les fondre dans une
musicalité qui puisse entrer en harmonie avec le style du livre » (cité par Ghysen, 2011 : 30)
et quil y a glissé certains haïkus de son cru. Quant à la « Note de lauteur », elle révèle que :
Ce roman retrace librement la vie du moine bouddhiste zen japonais Ryôkan (1758-1831).
Les événements « réels », tels en tout cas quils apparaissent dans les biographies, y alternent
avec des épisodes « fictifs » tirés de limaginaire de lauteur.
La toile de fond du récit est le Japon impérial, ou plutôt shogunal. Lauteur tente de peindre
ce décor avec réalisme sans toutefois sinterdire, çà et là, une idée romanesque qui, servant
son propos, sécarterait un peu du cadre. […] (Charneux, 2008 : 227).
La méthode du romancier Charneux consiste donc à entrelacer avec beaucoup de subtilité des
épisodes réels de la vie de Ryôkan et dautres fictifs, forgés par son imagination féconde, et à
agrémenter le tout dépisodes plus ou moins légendaires qui font le charme de ce personnage
hors du commun et en disent long sur la façon dont il a choisi de mener « la simple barque de
sa vie » (Charneux, 2008 : 27).
Assurément, Charneux, qui a le sens de la formule, accorde une attention toute
particulière à lincipit : « Cest dans un cri que nous entrons au monde. Cest dans un cri, parfois,
que nous en sortons. Entre les deux, cette souffrance que lon appelle la vie » (Charneux, 2008 :
11). Une telle entrée en matière pourrait donner à penser que le romancier contemple la vie
comme une vallée de larmes par laquelle il nous faut irrémédiablement transiter. Il nen est rien,
car la souffrance quil évoque, si elle peut sexpliquer par les conditions climatiques qui règnent
en hiver sur la côte nord du Japon le petit Eizô
2
voit le jour en 1758 , semble due avant
tout aux conditions de vie inhumaines imposées aux braves gens du petit peuple par
ladministration dictatoriale des shoguns.
Demblée, Charneux brosse le contexte sociopolitique et familial dans lequel son (anti-
)héros paraît condamné à grandir : quoiquissu dun milieu socio-culturellement privilégié, na-
t-il pas le malheur dêtre le fils aîné dun myoshu celui qui, dans le régime shogunal, remplit
les offices héréditaires de maire et collecteur dimpôts , un dignitaire important bien quatteint
dans le cas présent, et par bonheur !, dune tare qui le rend inapte à exercer ses hautes fonctions :
« il était poète » (Charneux, 2008 : 12). Ce « défaut » paternel sera la planche de salut pour
celui qui, dès sa naissance, « contemple les choses avec un étonnement inquiet » (Charneux,
2008 : 11) et, dès son enfance, passionné de lecture (Confucius ; les vieux maîtres taoïstes Lao
Tseu et Tchouang Tseu ; la poésie japonaise classique et moderne…), vit tellement replié sur
lui-même que ses proches le prennent pour un « simple desprit » (Charneux, 2008 : 17)
3
.
Pas de doute pour celui que lidéal confucéen déquité, de sagesse et de respect dautrui,
exalte déjà, mais que tout destine à mener « une vie entièrement tournée vers lextérieur,
laction pratique, la dispersion de lénergie personnelle au service dun rêve dEmpire, un
2
Le nom de naissance de Ryôkan est Yamamoto Eizô (en japonais, le patronyme précède le prénom). A cette
époque, la coutume veut que lon change de nom selon les différentes étapes de la vie ainsi quen fonction des
charges que lon occupe dans la société.
3
Ainsi en est-il lors du célèbre épisode de la limande que Charneux (2008 : 13-15) relate par le menu , une
aventure le jeune Eizô fait certes preuve d’une incroyable candeur mais qui, surtout, lui fait découvrir l’aptitude
des adultes à débiter de grossiers mensonges pour arriver à leurs fins !
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