Il est intéressant de connaître
le comportement alimentaire
de nos cousins primates, dont
les chimpanzés sont les plus
proches de l’homme, et ainsi
de peut-être comprendre
comment, à travers l’histoire de
l’évolution des espèces, nous
a peu à peu été légué notre
manière de nous nourrir et de
percevoir le goût des aliments.
Derrière les mécanismes adap-
tatifs qui se sont mis en place
sur des millions d’années se
dessinent aussi des comporte-
ments appris…
Découvrons donc dans un
premier temps le menu des
primates, la diversité et les
structures et propriétés
chimiques de leurs aliments.
Les chercheurs anthropo-
logues et chimistes nous
emmènent sur le terrain où
ils mènent avec patience une
étude passionnante sur les
comportements alimentaires
de ces grands singes, qui
sembleraient bien se nourrir
avec intelligence, mais aussi
avec un certain plaisir.
En plaçant les résultats
observés dans le cadre de
l’évolution des espèces, ces
mêmes chercheurs se sont
interrogés sur la façon dont
notre régime alimentaire a pu
évoluer, notamment avec l’ap-
parition de la cuisson…
1 À la découverte
du menu de nos
cousins primates
1.1. La forêt tropicale,
un paradis alimentaire
Partons en Afrique, dans la
forêt tropicale du sud-ouest
de l’Ouganda, et appro-
chons-nous silencieusement
des chimpanzés sauvages
du parc national de Kibale1.
Nous les apercevons perchés
sur de grands arbres tel le
Ficus natalensis, généreux en
gues mûres et sucrées. Un
1. Le Parc National de Kibale en
Ouganda couvre une superfi cie
de 795 km2 et abrite aujourd’hui
environ 1 000 chimpanzés (recen-
sement de lUganda Wildlife Autho-
rity, 2005), ce qui représente envi-
ron un cinquième de la population
de chimpanzés en Ouganda. Les
aires protégées ougandaises, leur
faune et leur fl ore sont gérées par
l’Uganda Wildlife Authority.
Sabrina Krief et Claude-Marcel Hladik
Au menu de nos cousins :
diversité, perception gustative et chimie des aliments des primates
Au menu
de nos cousins :
diversité, perception gustative
et chimie des aliments des primates
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La chimie et l’alimentation
LES CHIMPANZÉS, DES ANIMAUX TRÈS SOCIAUX
Physiquement et génétiquement, les chimpanzés sont les primates les plus proches de
l’humain ; ils vivent en groupe selon une organisation sociale très élaborée (Figure 2). Ils
utilisent en particulier un système dit de ssion-fusion : à l’intérieur d’une communauté, de
petits sous-groupes peuvent se former, se défaire et se reformer. La taille des communautés
varie d’une dizaine d’individus à plus de 150 membres. Les territoires sont aussi de surface
variable allant jusqu’à plus de 100 km2. À la découverte d’une source alimentaire telle qu’un
arbre aux fruits abondants, un grand concert de cris alerte les chimpanzés les plus proches,
qui viennent alors s’y rassembler. Les « pant-hoot »* résonnent à travers la forêt et sont un
élément essentiel de la communication très complexe des chimpanzés.
* Pant-hoot : ensemble des signaux sonores qui permettent aux grands singes de communiquer entre eux,
en jouant notamment sur la modulation des sons.
Figure 1
Les chimpanzés adorent se nourrir de fruits sucrés qu’ils se procurent
dans les arbres.
Les chimpanzés vivent
en communauté
avec un système de
communication élaboré.
Figure 2
plaisir évident accompagne
leur arrivée sur ces arbres ;
ils émettent des vocalisations
caractéristiques et accueillent
en général les nouveaux arri-
vants bruyamment. En effet,
selon le mode de fonctionne-
ment des communautés de
chimpanzés (le système de
« fi ssion-fusion »), les chim-
panzés forment des groupes
plus importants au sein de
la communauté lorsque la
nourriture est abondante.
Leurs cris appellent leurs
congénères à venir partager
ce repas calorique de fruits
(Figure 1 et Encart : « Les
chimpanzés, des animaux très
sociaux »).
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Au menu de nos cousins : diversité, perception gustative et chimie des aliments des primates
Les grands singes vivent
uniquement en forêt tropicale,
et très rarement en milieux
plus secs tels que les savanes
arborées dans le cas des chim-
panzés. Ces forêts tropicales
sont des hotspot de biodi-
versité2, concentrant à elles
seules entre 50 et 90 % de la
diversité biologique terrestre.
On peut dès lors se demander
si le régime alimentaire des
grands singes, et en particu-
lier des chimpanzés, pourrait
re éter cette diversité biolo-
gique. Étant principalement
frugivores, ils passent 80 % du
temps dévolu à l’alimentation
à consommer des baies et des
fruits, mais ils consomment
également des parties végé-
tatives, telles que des tiges
ou des feuilles (Figure 3).
Dix années d’étude sur le
terrain en Ouganda nous ont
ainsi permis d’enregistrer
une diversité tout à fait éton-
nante, avec plus de trois cents
aliments au menu ! Cette
diversité est certes calculée
sur une période très longue,
mais sur une même journée,
on dépasse déjà largement
les cinq fruits et légumes qui
2. Un hotspot est une zone géo-
graphique, terrestre ou marine,
représentative de la biodiversité
qui concentre une grande quan-
tité d’espèces animales et végé-
tales différentes.
sont préconisés pour l’espèce
humaine.
Parmi tous ces aliments,
il a été constaté qu’une
très faible part, en termes
de pourcentage de temps
consacré, correspond à
d’autres aliments soit haute-
ment caloriques – d’origine
animale comme de la viande,
des larves d’insecte ou encore
du miel – soit au contraire
pas du tout riches en valeur
calorique et nutritive. Ainsi,
sur trois cents parties de
plantes consommées, nous
dénombrons soixante-quinze
parties – feuilles, tiges ou
écorces d’espèces différentes
– mangées rarement ou en
faibles quantités, avec des
comportements particuliers
observés chez ces chim-
panzés. Par exemple, sur
une période de trois ans, les
écorces de certaines espèces
ont été consommées moins
de dix fois.
Mais alors pourquoi les chim-
panzés s’intéressent-ils tout
de même à ces écorces, alors
qu’une abondance de fruits
mûrs et sucrés est disponible ?
Cela est d’autant plus surpre-
nant que ces consommations
n’interviennent pas seulement
en période de faible disponibi-
lité alimentaire ; de plus, pour
arracher ces écorces et pour
mastiquer ces aliments très
Figure 3
Les chimpanzés se
nourrissent principalement
de baies et de fruits trouvés
sur les plantes et dans les
arbres, mais également des
parties végétatives, telles
que des tiges ou des feuilles.
À gauche : un chimpanzé
consomme des feuilles de
Baphia leptobotrys, riches
en protéines végétales.
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La chimie et l’alimentation
riches en fi bres, il leur faut
déployer beaucoup d’effort,
pour un bénéfi ce calorique
nalement faible.
Tout cela suscite bien des
interrogations…
1.2. Les plantes, pour
la santé des chimpanzés ?
Les relations qui unissent les
chimpanzés et les plantes
en termes d’alimentation et
de nutrition, mais aussi en
termes d’activité biologique,
sont au cœur de nos travaux
de recherche. Quand on parle
d’activité biologique, on pense
tout particulièrement aux
effets possibles de ces plantes
sur les maladies.
1.2.1. Des comportements
d’automédication
Poursuivons donc la décou-
verte des plantes en forêt
tropicale. Cette étude donne
l’occasion d’explorer la diver-
sité végétale, laquelle est
aujourd’hui estimée à près
de 400 000 espèces sur la
planète ! Seule une poignée
d’entre elles ont pour l’ins-
tant été étudiées du point de
vue de l’activité biologique
et des propriétés chimiques.
Plantes, agents pathogènes
et animaux « prédateurs » des
plantes interagissent entre
eux, et c’est une interaction
en perpétuelle évolution.
Aussi, il est important d’es-
sayer de mieux cerner, sur le
plan écologique, quels effets
peuvent avoir ces plantes sur
la santé de leurs consom-
mateurs. L’étude sur les
chimpanzés sauvages n’est
cependant pas aisée à mener,
car ils sont une espèce très
menacée et en voie d’extinc-
tion ; il a donc fallu éviter tout
prélèvement invasif (néces-
sitant une anesthésie ou une
manipulation). On passera
plutôt par le biais d’obser-
vations directes, ou par les
selles et les urines auxquels
on a accès.
Premières évidences qui sont
apparues aux chercheurs :
les chimpanzés pouvaient
avoir un comportement d’au-
tomédication ! C’est ce que
rapporte pour la première
fois, en 1983, l’anthropologue
britannique Richard Wran-
gham et son collègue japonais
Toshisada Nishida, qui ont
constaté que les chimpanzés
consommaient des feuilles
rugueuses. On peut effecti-
vement dès l’aube observer,
par exemple, des chimpanzés
femelles rouler ces feuilles
rugueuses dans leur bouche,
pour les avaler tout rond, sans
les mastiquer. Ces feuilles vont
se retrouver intactes dans les
selles, entraîner avec elles des
parasites et accélérer le transit
digestif. On peut penser qu’il
ne s’agit là que d’un simple
usage mécanique des feuilles,
puisque le chimpanzé ne les a
pas préalablement mâchées…
pas d’effet chimique et biolo-
gique donc ? Or on s’aper-
çoit par ailleurs que des tiges
amères servent aussi de
vermifuges3 à ces primates :
c’est en 1989 que le chercheur
américain Mike Huffman a,
le premier, montré qu’un
chimpanzé malade pouvait
utiliser des tiges amères de
Vernonia, et il ne tarda pas à en
isoler des molécules actives,
vermifuges.
3. Un vermifuge est un médica-
ment permettant d’éradiquer les
parasites intestinaux ou les vers
chez les hommes ou les animaux.
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Au menu de nos cousins : diversité, perception gustative et chimie des aliments des primates
1.2.2. Des parties de plantes
aux vertus thérapeutiques
Une autre preuve d’un rôle
éventuel des plantes dans le
maintien de la bonne santé
de nos cousins primates peut
être leur utilisation en usage
externe. On a par exemple
observé un mâle adulte en train
de cueillir des feuilles pour
nettoyer sa plaie. Au cours de
travaux menés en laboratoire,
nous avons cherché à connaître
quels pouvaient être les effets
d’extraits de plantes récoltées
en forêt tropicale sur diffé-
rentes cibles telles que des
parasites, des bactéries, des
virus ou encore des cellules
cancéreuses. Des tests phar-
macologiques réalisés sur des
cultures de Plasmodium falci-
parum ont montré qu’à des
concentrations de seulement
10 μg/mL d’extraits, les plantes
consommées rarement par les
chimpanzés permettaient en
moyenne d’inhiber de 45 % la
croissance de ce parasite
responsable du paludisme ! Les
résultats sont encore meilleurs
avec des extraits d’écorces,
avec 57 % d’inhibition en
moyenne. Ces pourcentages
d’inhibition sont signifi cati-
vement plus élevés pour les
parties de plantes consom-
mées que pour celles non
consommées. On commence
ainsi à réaliser comment ces
écorces de plantes peuvent
contribuer à la santé des popu-
lations de chimpanzés dans les
forêts tropicales (Figure 4). Et
aussi combien il est important
de préserver cette biodiver-
sité pour la survie des grands
singes, mais aussi peut-être
pour la santé des hommes…
Certains de nos résultats
les plus probants sont issus
d’études menées sur des cas
particuliers. Ainsi nous avons
suivi Kilimi, une jeune femelle
chimpanzé qui présentait des
troubles digestifs, associés à
une charge parasitaire élevée.
Trois jours après le début des
symptômes, elle s’est écartée
de sa mère et des autres
enfants pour aller consommer,
avec beaucoup d’efforts, des
écorces et de la résine d’Albizia
grandibracteata, très rarement
consommées par les chim-
panzés. Dans les jours suivants,
le transit de Kilimi est redevenu
normal et ses selles ne présen-
taient plus de parasite.
Nous nous sommes alors inté-
ressés à cette plante, qui, par
ailleurs, est utilisée en méde-
cine traditionnelle locale, à la
fois par les Ougandais mais
aussi en République Démo-
cratique du Congo, comme
vermifuge, ou pour traiter les
maux d’estomac et les ballon-
nements. Elle a été récoltée, et
des extraits, testés au labora-
toire, ont montré qu’ils tuaient
des parasites intestinaux ainsi
que des cellules cancéreuses
en culture. Par la suite, ont été
isolées à partir de ces plantes
de nouvelles molécules de la
famille des saponosides4, qui
se sont effectivement révélées
signifi cativement actives sur
4. Les saponosides constituent
une famille de molécules formées
par l’association de deux parties,
dont l’une appartient à la famille
des sucres. Elles sont très
fréquentes dans les végétaux
supérieurs, surtout dans les
tissus riches en substance
nutritive, comme les racines, les
tubercules, les feuilles, les fl eurs
et les graines. On les trouve dans
les légumes comme le soja, les
petits pois, les épinards, ou encore
dans des herbes aromatiques
comme le thé et le ginseng.
Figure 4
Les écorces consommées
par les chimpanzés présentent
plus fréquemment des activités
biologiques que
les autres parties de plantes
testées au laboratoire. Des
chimpanzés collectent de petites
proies (un oisillon) consommées
en mélange avec des feuilles
ou des écorces.
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