UNIVERSITE STRASBOURG II – MARC BLOCH
U.F.R. PLISE
Doctorat
Philosophie
GERALDINE ROUX
DU PROPHETE AU SAVANT : LA QUESTION DE LA TRANSMISSION
DU SAVOIR DANS LE GUIDE DES PERPLEXES DE MAÏMONIDE.
Thèse dirigée par Gérard Bensussan
Soutenue le 13 décembre 2007
Jury :
M. David Brezis
M. Frédéric de Buzon
M. Paul Fenton
M. Roland Goetschel
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Remerciements :
J’exprime toute ma gratitude à Gérard Bensussan pour la confiance qu’il m’a témoignée en
acceptant de diriger ma thèse. Je lui suis profondément reconnaissante pour son aide
inestimable, nos discussions ouvrant incessamment de nouvelles perspectives et éclairant ce
qui me semblait obscur. Je le remercie pour son soutien constant, ses encouragements attentifs
et son amitié précieuse.
Je remercie David Brezis pour ses conseils de lecture et ses remarques qui m’ont été d’une
grande aide, Paul Fenton pour ses précieux conseils de traduction, Frédéric de Buzon et
Roland Goetschel d’avoir aimablement accepté de participer à ce jury de thèse.
Je suis très reconnaissante envers Monsieur le Grand Rabbin Gutman pour ses conseils
amicaux, ses pistes de recherche talmudique, son aide et ses vérifications bienveillantes de
mes traductions et transcriptions hébraïques.
Un grand merci à Souheil Sayoud pour son aide concernant les textes arabes et à Meryem
Sebti pour ses vérifications amicales et rigoureuses de mes transcriptions de l’arabe en
alphabet latin. Merci également à Odette Eylat et Christophe Herrgott pour leur patiente
relecture.
Je tiens à remercier Aïcha Messina et Andrea Potestà pour leur amitié, leur soutien et nos
éclats de rire. Merci également à Azadeh Baniasadi, Héloïse Bailly, Angélique Thouvenot,
Michel Vanni et Alexis Zimmer pour les soirées de détente, leur humour et les discussions
enthousiastes. Enfin, je tiens à exprimer ma reconnaissance envers mes parents et mes sœurs
pour leur soutien affectueux et leurs encouragements indéfectibles.
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Introduction
Selon Leo Strauss, dans son article sur « le caractère littéraire du Guide des
Perplexes »1, le Guide2 n’est ni un livre philosophique ni un ouvrage théologique. Il
n’est pas philosophique puisque d’une part, la philosophie pour Maïmonide se confond
avec la philosophie aristotélicienne et d’autre part, il est expressément affirmé, dès
l’introduction du traité, que le but du Guide est « la science de la Loi dans sa réalité »3.
Le Guide serait-il alors un livre de religion ? Il semblerait que non puisque la
halakhah, comme pratique des commandements, ne peut se confondre avec le projet
du traité et a été l’objet du Mishneh Torah comme « mise en ordre » de la Loi dans sa
pratique. Le Guide ne se présente donc pas comme science de la Loi mais comme
« science de la Loi dans sa réalité » visant à libérer les perplexes de leurs doutes,
suivant le but explicite du traité. Quelle peut être alors cette « science » qui se propose
d’étudier les fondements et non la pratique de la Loi ? Si l’on reprend une certaine
classification philosophique, la définition de cette science ne peut que rester
aporétique. Elle n’est pas une physique puisque le sublunaire n’est pas étudié pour lui-
même mais en rapport avec une origine transcendante qui le sous-tend. On pourrait la
penser alors comme métaphysique, comme science des premiers principes. Or, pour
Maïmonide, on ne peut parler de premiers principes ni même de « principe », puisque
cette origine n’est pas un principe stable ou fixe, à la manière du Premier Moteur
aristotélicien, mais une source qui s’épanche sur la physis4. Cette science est-elle alors
une théologie ? Cela semble peu probable puisque tout logos, tout discours sur Dieu,
ne peut que s’abîmer dans le silence : « pour Toi, le silence est la louange »5, affirme
l’auteur en citant le Psaume 65. Quelle serait alors cette science inconnue et parcourue
de silences ?
C’est là, peut-être, toute la difficulté de la compréhension des « lumières
médiévales » : la tension perpétuelle entre philosophie et religion, entre savoir et foi
1 Leo Strauss, « Le caractère littéraire du Guide pour les perplexes », in Maïmonide, Paris, PUF,
Epiméthée, traduction Rémi Brague, 1988, p. 209-276.
2 Maïmonide, Le Guide des Egarés, Paris, Maisonneuve et Larose, traduction S. Munk, 1981, dont
l’abréviation sera G dans les prochaines notes.
3 G, introduction, p. 7.
4 G, II, 12.
5 G, I, 59, p. 253.
4
s’enracinant dans la re-découverte6 d’Athènes dont le nom « lumières » ne peut
s’esquisser et prendre sa signification qu’en miroir d’autres lumières, les Lumières
modernes, celles notamment de l’Aufklärung. Si les Lumières modernes, pour le dire
grossièrement, se veulent éclairantes par la lumière naturelle de la raison, si « les
vérités de la Révélation sont en même temps des vérités du “sens commun”, et donc
accessibles à tout homme sans effort particulier »7, il en est tout autrement des
lumières médiévales. Au chapitre trente et un de la première partie du Guide,
Maïmonide reprend les trois raisons des disputes au sujet des choses métaphysiques et
physiques :
Alexandre d’Aphrodise dit que les causes du désaccord au sujet de certaines choses
sont au nombre de trois : les prétentions ambitieuses et rivales qui empêchent
l’homme de percevoir la vérité telle qu’elle est ; 2° la subtilité de la chose perceptible
en elle-même, sa profondeur et la difficulté de la percevoir ; l’ignorance de celui
qui perçoit, et son incapacité de saisir même ce qu’il est possible de saisir. Voilà ce
que dit Alexandre. De nos temps il y a une quatrième cause qu’il n’a pas mentionnée,
parce qu’elle n’existait pas chez eux : c’est l’habitude et l’éducation car il est dans la
nature de l’homme d’aimer ce qui est familier et d’y être attiré.8
Trois raisons donc à la difficulté de l’acte de philosopher, trois raisons expliquant la
diversité des opinions philosophiques qui sont toutes trois des causes naturelles : une
cause psychologique, les affects et les conflits d’intérêts matériels, une cause, pourrait-
on dire, structurelle, les limites de la connaissance humaine, et une cause tout aussi
structurelle mais plus particulière, l’ignorance de celui qui recherche ces vérités sans
en avoir les capacités. Or, à ces trois causes de disputes, Maïmonide en ajoute une
quatrième, l’habitude et l’éducation. L’éducation, créant un habitus, rendrait difficile
l’activité philosophique, de nos temps, donc de manière historique. Alexandre
d’Aphrodise relève des difficultés objectives et subjectives mais, historiquement, une
rupture s’est produite et cette rupture ajoute une nouvelle difficulté, qui ne pouvait
6 Principalement par l’invention, aussi bien dans le langage par la multiplication des projets de
traduction que dans la réflexion, par les penseurs et savants arabes.
7 Leo Strauss, Maïmonide, « La querelle des Anciens et des Modernes », op. cit., p. 58. Ce qui d’ailleurs
établit un gouffre entre « l’élitisme » des lumières médiévales et le projet égalitaire des Lumières
modernes se fondant sur l’équivalence des vérités de la raison et de la Révélation.
8 G, I, 31, p. 107-108 ; que j’ai souligné.
5
qu’être ignorée des Grecs. On ne peut songer qu’à la donation de la Loi comme
événement que les Grecs ne pouvaient qu’ignorer. La Révélation, en rupture avec cette
naturalité dans laquelle les Grecs étaient immergés, par sa donation comme événement
historique, rendant possible l’histoire, ne peut être qu’appel à une double exigence
prenant la forme également d’une double difficulté : la tâche historique elle-même
commandée par la Loi et sous-tendue par la tâche rationnelle d’en dégager toute la
potentialité à travers les images et les obscurités du Texte. La difficulté mise à jour par
Maïmonide est bien moins de savoir si l’acte philosophique doit être libre ou non9 que
de savoir si, le but étant posé, il est possible de le poursuivre sans se laisser ensevelir
incessamment par la force de l’habitude. Problème que Maïmonide pose comme
propre à son temps et non à la culture grecque.
Et pourtant, le danger de l’habitude, comme habituation, semble être commun aussi
bien à la philosophie grecque qu’à la philosophie juive, comme le fait remarquer
Shlomo Pinès : « it seems to me certain that the passage of the Guide quoted above
derives directly or indirectly from this text of Aristotle10[…] As for the meaning, the
two passages treat of the strength of habit and give as an example the uncritical
acceptance by men of the riddles that occur in the nomoi (according to Aristotle) or in
religious texts (according to Maimonides). »11 En comparant ces deux textes, ceux de
Maïmonide et d’Aristote, il semble que les lois païennes comme la Loi monothéiste
courent sans cesse le risque d’être happées par l’habitude, aussi bien comme
quotidienneté, la pratique devenue monotonie, que comme habitus ou èthos, « par
l’habitude [au sens de coutume] et l’éducation. » C’est pour cette raison que pour
Maïmonide, comme pour Aristote, une méthode, particulière aux sujets abordés, doit
être présentée au lecteur du traité pour lui permettre de briser cette habitude qui
transforme la vérité en fausses croyances. Le rôle de cette méthode est particulièrement
9 Ce ne serait ici qu’une lecture rétrospective et donc anachronique de la difficulté posée par
Maïmonide.
10 Aristote, Métaphysique, α, 3, 995a : « Le résultat des leçons dépend des habitudes de l’auditeur. Nous
aimons, en effet, qu’on se serve d’un langage familier, sinon les choses ne nous paraissent plus les
mêmes ; le dépaysement nous les rend moins accessibles et plus étrangères. L’accoutumance favorise la
connaissance. A quel point l’habitude est forte, c’est ce que montrent les lois, où les fables et les
enfantillages ont plus de puissance, par la vertu de l’habitude, que la connaissance de la vérité au sujet
de ces lois. »
11 Shlomo Pinès, « The Limitations of Human Knowledge » in Studies in Medieval Jewish History and
Literature, Cambridge and London, Harvard University Press, 1979, p. 102.
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