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À QUELLES CONDITIONS UNE DISCUSSION EST-ELLE PHILOSOPHIQUE ?
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Françoise Raffin
Lycée Victor Duruy, Paris et INRP
INTRODUCTION
S'interroger sur la question "à quelles conditions une discussion est philosophique ?" laisse
entendre qu'elles ne le sont pas toutes, et pose donc la question de la détermination du
philosophique comme tel.
Un constat de fait
Penser, c'est effectivement distinguer, mais malheureusement, comme le constate Aristote,
"les hommes répugnent aux distinctions". En ce qui concerne notre question, la confusion est
une pente facile et il n'est pas aisé d'échapper au flou et à l'approximation qui permettent de
passer sans précaution d'un terme à un autre et qui nourrissent les équivoques dont une pensée
rigoureuse doit pourtant faire l'économie. Par exemple, on assimile couramment dialogue,
débat, discussion, dispute, négociation ; converser, controverser, polémiquer, réfuter ;
argumenter et démontrer ; une argutie, un argument, une preuve ; un cas particulier et un
exemple. De même, quand on dit que la discussion vise à une entente, de quoi parle-t-on ?
S'agit-il du consensus, du compromis, de l'adhésion rationnelle, de l'accord des esprits ou de la
communion fusionnelle ?
Après maintenant trois ans de travaux de séminaire pluridisciplinaire sur l'argumentation, le
Département de didactique des disciplines de l'INRP, vient de faire l'amer constat que, malgré
les précautions initiales prises, les participants ne mettaient pas les mêmes sens derrière les
mêmes mots et que l'identité de signifiant ne garantit pas l'identité de signifié et encore moins
l'identité de concept. Ce qui montre bien la nécessité d'établir des repères théoriques, tant il est
vrai qu'on ne saurait se passer de "l'œil du concept" qui seul permet d'analyser et de donner
sens à ce qu'on observe.
Aussi, n'ayant aucune compétence particulière en matière de philosophie pour enfants, et
j'avoue que je ne sais même pas si on peut effectivement en parler de façon fondée et non par
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Communication faite au Colloque sur "La discussion à visée philosophique à l'école primaire", à Balaruc les
Bains, du 26 au 28 mars 2003. Ce colloque, organisé par Michel Tozzi avec le concours du Bureau des
Innovations de la DESCO, a réuni une centaine d'instituteurs et de formateurs IUFM engagés dans des
expériences de débat et de discussion à l'école primaire et à l'école maternelle appelées "philosophiques" ou
visée philosophique". La question était d'échanger et de discuter des pratiques et expériences, et de savoir dans
quelle mesure il est légitime de les dénommer philosophiques. Suffit-il de réfléchir, de poser des problèmes et de
discuter pour faire de la philosophie ? C'est dans cette perspective qu'il convient de situer cette communication.
L'auditoire étant majoritairement non-philosophe, le texte est volontairement rédigé de façon à faire apparaître la
structure et les points saillants.
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abus de termes, (j'espère le savoir à la fin…) je me limiterai délibérément à un travail de
distinctions conceptuelles. J'entends par distinctions conceptuelles non pas l'établissement de
compartiments étanches contenant des produits clairement identifiables, mais plutôt, comme
on le verra, de pôles en tension. Elles sont à penser comme produits de l'analyse, produits à
mettre en œuvre et en mouvement, c'est-à-dire à dialectiser et non à dogmatiser. Autant dire
que je vise plus à rendre manifeste certaines difficultés et à ouvrir des pistes de travail qu'à
mettre des étiquettes et donner des réponses catégoriques et définitives.
Une précision préalable
Quand on cherche à déterminer la spécificité du philosophique, il ne s'agit pas de faire la
police des frontières et de jouer les douaniers de la philosophie. Il ne s'agit pas non plus de
s'ériger en gardien du temple. On ne saurait en effet délimiter un territoire :
- Il n'y a pas des objets par nature philosophiques et d'autres non philosophiques.
La nature même de ce qui est envisagé ne fait rien à l'affaire. La philosophie a rapport non
seulement à ce qu'on appelle pompeusement "les grandes questions de l'humanité" ou
"questions métaphysiques", mais aux choses les plus humbles, voire les plus triviales. Aucun
domaine n'est indigne de la réflexion philosophique : Socrate ne craint pas de s'intéresser aux
poux, à la crasse et de tirer leçon des démangeaisons pour réfléchir sur le plaisir ; de même
Descartes sur un morceau de cire, Heidegger sur un morceau de craie, sur "qu'est-ce qu'une
chose?", question philosophiquement décisive sous une apparence banale. A contrario, il ne
suffit pas de parler de philosophie pour que le discours soit philosophique. On peut parler non
philosophiquement de Descartes et philosophiquement de poux…
Ce n'est donc pas à la condition de parler d'un certain type d'objet que la discussion serait
philosophique.
- Car la philosophie a une visée totalisante
Elle a pour objet tous les champs de l'expérience humaine, sans exclusive. Les notions qui
composent le programme de terminale sont des termes non techniques, qui appartiennent au
langage de tous. Elles n'indiquent pas des savoirs à transmettre, mais elles sont le point de
départ de l'interrogation philosophique. Ce point de départ n'est pas lui-même déjà
philosophique. On voit que le non philosophique n'est pas ce qui s'oppose au philosophique
mais plutôt son partenaire obligé et son point de départ nécessaire. Il est aussi sa destination si
l'on songe qu'en dernière instance, c'est pour vivre mieux et plus librement que l'on pense.
Ces notions jouent dans des champs de questionnement où s'élaborent les divers types
d'expérience du réel. On peut énumérer ces champs : anthropologique, social, économique,
politique, artistique, religieux etc. Leur traitement philosophique ne consiste pas à en faire des
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champs clos, se prêtant à la constitution de savoirs positifs, mais à en interroger la spécificité
et la solidarité.
En cela, la philosophie est toujours tentative de dépassement des particularités empiriques et
des spécialités que constituent les savoirs positifs qu'elle cherche à saisir et à relier, ne serait-
ce qu'idéalement, au tout par l'élargissement de la réflexion.
Dans l'horizon d'une telle ambition, elle se nourrit d'elle-même et de ce qui n'est pas elle,
comme le disait G. Canguilhem. Elle se nourrit de sa propre substance par la lecture
indéfiniment méditée et reprise des textes. On aurait tort de s'en priver car ils constituent des
médiateurs décisifs pour penser le réel : puissance d'éclairement et d'interrogation, force de
connaissance, charge critique. Mais elle se nourrit aussi de l'étude des sciences, des
techniques, des arts, des religions, des phénomènes sociaux, politiques etc. Quand on enseigne
la philosophie dans les séries technologiques, on apprend vite à faire feu de tout bois et le
travail philosophique à partir du non-philosophique est souvent le meilleur levier pédagogique
possible pour engager la réflexion.
- Mais cette visée est néanmoins spécifique
L'ambition de totalisation peut être considérée comme une prétention. Elle peut aussi être mal
comprise. Si tout peut être objet pour la réflexion philosophique, cela ne signifie pas pour
autant que tout est philosophique. La philosophie a rapport à la vie, mais vivre ne suffit pas ;
elle a rapport au langage, mais parler ne suffit pas. La philosophie est d'abord une activité et
l'on a beaucoup répété le propos kantien : "on n'apprend pas la philosophie, mais seulement à
philosopher". La philosophie n'est pas une doctrine, mais une activité, sans doute, et il est
essentiel de le souligner ; cette formule affirme contre le dogmatisme la nécessité d'une
pensée en mouvement, d'une pensée critique. Mais il faut prendre garde à ne pas dogmatiser
cette formule anti dogmatique en la transformant en slogan. À trop prendre le "philosopher"
de façon intransitive, on laisse supposer une activité qui s'exerce sur tout et sur rien, et
finalement s'évapore dans le vide. " Je philosophe" est un symptôme d'outrecuidance ou plus
simplement de naïveté, car philosopher suppose toujours qu'on cherche à penser cela même
qui résiste à la pensée et se dérobe. Philosopher n'est pas planer dans les airs, mais œuvrer à
penser quelque chose.
De Kant on cite avec admiration qu'il enseigne à philosopher, non la philosophie;
comme si quelqu'un enseignait à menuiser, mais non à faire une table, une chaise,
une porte, une armoire, etc.
Hegel, Notes et fragments, Aubier, Fragment 70, p. 79
Ces précisions données, nous nous interrogerons d'abord sur les conditions de toute discussion
possible, avant de voir quelles sont les conditions que doit remplir une discussion pour être
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philosophique. Puis nous terminerons en posant le problème du rapport de la philosophie à la
discussion.
I. LES CONDITIONS DE TOUTE DISCUSSION
1. Le langage, condition d'humanité :
parler, c'est renoncer à la violence et poser les armes
L'injonction "Parle, si tu es un homme" révèle que le langage est institution de l'homme par
l'homme. Selon Aristote, le logos est l'apanage de l'homme, et la possession du logos fait
système avec tout un ensemble d'autres propriétés qui distingue l'homme des autres vivants.
Et la définition qui fait de l'homme un être doué de logos, et celle qui le détermine comme
animal raisonnable ne font qu'un. Qu'est-ce que parler, en effet ?
- C'est d'abord la capacité de s'adresser
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Il est le seul qui se tienne droit et puisse avoir des vis à vis. Le logos est émis à partir d'un
visage et s'adresse à un autre visage. Parler, c'est parler à…Le langage rend possible
l'institution d'une communauté.
- C'est ensuite la capacité d'accès à l'universel
Le mot se détache du ceci sensible et fait abstraction de la particularité. Le langage peut
exprimer l'utile et le nuisible, mais aussi le juste et l'injuste. De même dans la cité, le citoyen
transcende ses particularités empiriques d'individu (métier, âge etc) pour participer à la
politique au même titre que tous les autres (isonomia et iségoria).
- C'est enfin la capacité de la règle
Parler, c'est prendre la décision du sens. Il y a des principes qu'on ne peut pas ne pas respecter
si l'on veut dire quelque chose. Tout langage suppose des règles, et l'échange de mots, la
discussion (toute discussion), a pour condition un accord préalable sur ces règles.
L'échange des mots permet l'institution d'un monde commun. L'émergence du dialogue, de la
discussion, du débat est conjointement renonciation à la violence, transposition de la violence,
masque de la violence parfois, en tout cas une mise en culture de la violence. On parle pour
échanger, pour régler les différends et les conflits ; parler suppose déjà un dépassement du
conflit et l'idée qu'il est en droit négociable, objet d'une discussion ou d'un débat possible.
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Cf. Rémi Brague, Aristote et la question du monde, Paris, PUF, 1988, p.266
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Parler en vue de l'accord présuppose déjà l'accord. Cet accord, qui peut prendre différentes
formes, est la condition préalable de toute discussion, débat ou dialogue, et il est aussi la visée
ultime, qui n'est pas toujours atteinte il est vrai.
2. L'espace public de discussion comme condition politique nécessaire
La démocratie est inséparable de la promotion de la parole et du développement de son
usage public. Les conflits s'expriment publiquement et se traitent suivant des règles et
procédures définies. C'est la condition de possibilité politique de la délibération
publique, qui peut prendre les formes du débat, de la discussion, du marchandage et de la
négociation, en vue de la formation d'une décision commune.
Pour que ces activités de délibération puissent exister et se déployer, il faut que soit
institué un espace public de discussion, avec ce qui lui donne sens : la liberté d'expression
sous ses différentes formes.
L'existence d'une réelle publicité est alors centrale, non au sens de propagande, mais parce
que
- Le public s'oppose au secret :
Les pratiques politiques ont lieu dans l'espace public, sous le regard de tous et au grand
jour et sont soumises à l'examen et à la critique.
Cf. Les guerriers homériques qui mettent le butin au milieu, es meson, et qui font cercle au
moment du partage : tous voient et sont vus.
- Le public s'oppose au privé :
Chacun des deux termes n'existe que par la tension et l'opposition avec l'autre. L'enfant à
l'école doit conquérir à la fois l'un et l'autre, découvrir un certain espace public et accéder
à un espace privé différent de celui de la famille. Le public concerne la chose commune.
C'est l'ensemble des intérêts communs que le citoyen, membre de la communauté
politique, doit faire passer avant ses intérêts particuliers.
La discussion et le débat deviennent les règles du jeu politique et intellectuel. Et pour qu'il
y ait débat ou discussion, il faut à la fois qu'existe un certain différend que l'on va chercher
à régler dans le cadre un certain accord.
3. La troisième condition est l'articulation nécessaire et indépassable de l'accord et le
conflit
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