1 À QUELLES CONDITIONS UNE DISCUSSION EST-ELLE

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À QUELLES CONDITIONS UNE DISCUSSION EST-ELLE PHILOSOPHIQUE ? 1
Françoise Raffin
Lycée Victor Duruy, Paris et INRP
INTRODUCTION
S'interroger sur la question "à quelles conditions une discussion est philosophique ?" laisse
entendre qu'elles ne le sont pas toutes, et pose donc la question de la détermination du
philosophique comme tel.
• Un constat de fait
Penser, c'est effectivement distinguer, mais malheureusement, comme le constate Aristote,
"les hommes répugnent aux distinctions". En ce qui concerne notre question, la confusion est
une pente facile et il n'est pas aisé d'échapper au flou et à l'approximation qui permettent de
passer sans précaution d'un terme à un autre et qui nourrissent les équivoques dont une pensée
rigoureuse doit pourtant faire l'économie. Par exemple, on assimile couramment dialogue,
débat, discussion, dispute, négociation ; converser, controverser, polémiquer, réfuter ;
argumenter et démontrer ; une argutie, un argument, une preuve ; un cas particulier et un
exemple. De même, quand on dit que la discussion vise à une entente, de quoi parle-t-on ?
S'agit-il du consensus, du compromis, de l'adhésion rationnelle, de l'accord des esprits ou de la
communion fusionnelle ?
Après maintenant trois ans de travaux de séminaire pluridisciplinaire sur l'argumentation, le
Département de didactique des disciplines de l'INRP, vient de faire l'amer constat que, malgré
les précautions initiales prises, les participants ne mettaient pas les mêmes sens derrière les
mêmes mots et que l'identité de signifiant ne garantit pas l'identité de signifié et encore moins
l'identité de concept. Ce qui montre bien la nécessité d'établir des repères théoriques, tant il est
vrai qu'on ne saurait se passer de "l'œil du concept" qui seul permet d'analyser et de donner
sens à ce qu'on observe.
Aussi, n'ayant aucune compétence particulière en matière de philosophie pour enfants, et
j'avoue que je ne sais même pas si on peut effectivement en parler de façon fondée et non par
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Communication faite au Colloque sur "La discussion à visée philosophique à l'école primaire", à Balaruc les
Bains, du 26 au 28 mars 2003. Ce colloque, organisé par Michel Tozzi avec le concours du Bureau des
Innovations de la DESCO, a réuni une centaine d'instituteurs et de formateurs IUFM engagés dans des
expériences de débat et de discussion à l'école primaire et à l'école maternelle appelées "philosophiques" ou "à
visée philosophique". La question était d'échanger et de discuter des pratiques et expériences, et de savoir dans
quelle mesure il est légitime de les dénommer philosophiques. Suffit-il de réfléchir, de poser des problèmes et de
discuter pour faire de la philosophie ? C'est dans cette perspective qu'il convient de situer cette communication.
L'auditoire étant majoritairement non-philosophe, le texte est volontairement rédigé de façon à faire apparaître la
structure et les points saillants.
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abus de termes, (j'espère le savoir à la fin…) je me limiterai délibérément à un travail de
distinctions conceptuelles. J'entends par distinctions conceptuelles non pas l'établissement de
compartiments étanches contenant des produits clairement identifiables, mais plutôt, comme
on le verra, de pôles en tension. Elles sont à penser comme produits de l'analyse, produits à
mettre en œuvre et en mouvement, c'est-à-dire à dialectiser et non à dogmatiser. Autant dire
que je vise plus à rendre manifeste certaines difficultés et à ouvrir des pistes de travail qu'à
mettre des étiquettes et donner des réponses catégoriques et définitives.
•
Une précision préalable
Quand on cherche à déterminer la spécificité du philosophique, il ne s'agit pas de faire la
police des frontières et de jouer les douaniers de la philosophie. Il ne s'agit pas non plus de
s'ériger en gardien du temple. On ne saurait en effet délimiter un territoire :
- Il n'y a pas des objets par nature philosophiques et d'autres non philosophiques.
La nature même de ce qui est envisagé ne fait rien à l'affaire. La philosophie a rapport non
seulement à ce qu'on appelle pompeusement "les grandes questions de l'humanité" ou
"questions métaphysiques", mais aux choses les plus humbles, voire les plus triviales. Aucun
domaine n'est indigne de la réflexion philosophique : Socrate ne craint pas de s'intéresser aux
poux, à la crasse et de tirer leçon des démangeaisons pour réfléchir sur le plaisir ; de même
Descartes sur un morceau de cire, Heidegger sur un morceau de craie, sur "qu'est-ce qu'une
chose?", question philosophiquement décisive sous une apparence banale. A contrario, il ne
suffit pas de parler de philosophie pour que le discours soit philosophique. On peut parler non
philosophiquement de Descartes et philosophiquement de poux…
Ce n'est donc pas à la condition de parler d'un certain type d'objet que la discussion serait
philosophique.
-
Car la philosophie a une visée totalisante
Elle a pour objet tous les champs de l'expérience humaine, sans exclusive. Les notions qui
composent le programme de terminale sont des termes non techniques, qui appartiennent au
langage de tous. Elles n'indiquent pas des savoirs à transmettre, mais elles sont le point de
départ de l'interrogation philosophique. Ce point de départ n'est pas lui-même déjà
philosophique. On voit que le non philosophique n'est pas ce qui s'oppose au philosophique
mais plutôt son partenaire obligé et son point de départ nécessaire. Il est aussi sa destination si
l'on songe qu'en dernière instance, c'est pour vivre mieux et plus librement que l'on pense.
Ces notions jouent dans des champs de questionnement où s'élaborent les divers types
d'expérience du réel. On peut énumérer ces champs : anthropologique, social, économique,
politique, artistique, religieux etc. Leur traitement philosophique ne consiste pas à en faire des
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champs clos, se prêtant à la constitution de savoirs positifs, mais à en interroger la spécificité
et la solidarité.
En cela, la philosophie est toujours tentative de dépassement des particularités empiriques et
des spécialités que constituent les savoirs positifs qu'elle cherche à saisir et à relier, ne seraitce qu'idéalement, au tout par l'élargissement de la réflexion.
Dans l'horizon d'une telle ambition, elle se nourrit d'elle-même et de ce qui n'est pas elle,
comme le disait G. Canguilhem. Elle se nourrit de sa propre substance par la lecture
indéfiniment méditée et reprise des textes. On aurait tort de s'en priver car ils constituent des
médiateurs décisifs pour penser le réel : puissance d'éclairement et d'interrogation, force de
connaissance, charge critique. Mais elle se nourrit aussi de l'étude des sciences, des
techniques, des arts, des religions, des phénomènes sociaux, politiques etc. Quand on enseigne
la philosophie dans les séries technologiques, on apprend vite à faire feu de tout bois et le
travail philosophique à partir du non-philosophique est souvent le meilleur levier pédagogique
possible pour engager la réflexion.
-
Mais cette visée est néanmoins spécifique
L'ambition de totalisation peut être considérée comme une prétention. Elle peut aussi être mal
comprise. Si tout peut être objet pour la réflexion philosophique, cela ne signifie pas pour
autant que tout est philosophique. La philosophie a rapport à la vie, mais vivre ne suffit pas ;
elle a rapport au langage, mais parler ne suffit pas. La philosophie est d'abord une activité et
l'on a beaucoup répété le propos kantien : "on n'apprend pas la philosophie, mais seulement à
philosopher". La philosophie n'est pas une doctrine, mais une activité, sans doute, et il est
essentiel de le souligner ; cette formule affirme contre le dogmatisme la nécessité d'une
pensée en mouvement, d'une pensée critique. Mais il faut prendre garde à ne pas dogmatiser
cette formule anti dogmatique en la transformant en slogan. À trop prendre le "philosopher"
de façon intransitive, on laisse supposer une activité qui s'exerce sur tout et sur rien, et
finalement s'évapore dans le vide. " Je philosophe" est un symptôme d'outrecuidance ou plus
simplement de naïveté, car philosopher suppose toujours qu'on cherche à penser cela même
qui résiste à la pensée et se dérobe. Philosopher n'est pas planer dans les airs, mais œuvrer à
penser quelque chose.
De Kant on cite avec admiration qu'il enseigne à philosopher, non la philosophie;
comme si quelqu'un enseignait à menuiser, mais non à faire une table, une chaise,
une porte, une armoire, etc.
Hegel, Notes et fragments, Aubier, Fragment 70, p. 79
Ces précisions données, nous nous interrogerons d'abord sur les conditions de toute discussion
possible, avant de voir quelles sont les conditions que doit remplir une discussion pour être
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philosophique. Puis nous terminerons en posant le problème du rapport de la philosophie à la
discussion.
I. LES CONDITIONS DE TOUTE DISCUSSION
1. Le langage, condition d'humanité :
parler, c'est renoncer à la violence et poser les armes
L'injonction "Parle, si tu es un homme" révèle que le langage est institution de l'homme par
l'homme. Selon Aristote, le logos est l'apanage de l'homme, et la possession du logos fait
système avec tout un ensemble d'autres propriétés qui distingue l'homme des autres vivants.
Et la définition qui fait de l'homme un être doué de logos, et celle qui le détermine comme
animal raisonnable ne font qu'un. Qu'est-ce que parler, en effet ?
-
C'est d'abord la capacité de s'adresser2
Il est le seul qui se tienne droit et puisse avoir des vis à vis. Le logos est émis à partir d'un
visage et s'adresse à un autre visage. Parler, c'est parler à…Le langage rend possible
l'institution d'une communauté.
-
C'est ensuite la capacité d'accès à l'universel
Le mot se détache du ceci sensible et fait abstraction de la particularité. Le langage peut
exprimer l'utile et le nuisible, mais aussi le juste et l'injuste. De même dans la cité, le citoyen
transcende ses particularités empiriques d'individu (métier, âge etc) pour participer à la
politique au même titre que tous les autres (isonomia et iségoria).
-
C'est enfin la capacité de la règle
Parler, c'est prendre la décision du sens. Il y a des principes qu'on ne peut pas ne pas respecter
si l'on veut dire quelque chose. Tout langage suppose des règles, et l'échange de mots, la
discussion (toute discussion), a pour condition un accord préalable sur ces règles.
L'échange des mots permet l'institution d'un monde commun. L'émergence du dialogue, de la
discussion, du débat est conjointement renonciation à la violence, transposition de la violence,
masque de la violence parfois, en tout cas une mise en culture de la violence. On parle pour
échanger, pour régler les différends et les conflits ; parler suppose déjà un dépassement du
conflit et l'idée qu'il est en droit négociable, objet d'une discussion ou d'un débat possible.
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Cf. Rémi Brague, Aristote et la question du monde, Paris, PUF, 1988, p.266
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Parler en vue de l'accord présuppose déjà l'accord. Cet accord, qui peut prendre différentes
formes, est la condition préalable de toute discussion, débat ou dialogue, et il est aussi la visée
ultime, qui n'est pas toujours atteinte il est vrai.
2. L'espace public de discussion comme condition politique nécessaire
La démocratie est inséparable de la promotion de la parole et du développement de son
usage public. Les conflits s'expriment publiquement et se traitent suivant des règles et
procédures définies. C'est la condition de possibilité politique de la délibération
publique, qui peut prendre les formes du débat, de la discussion, du marchandage et de la
négociation, en vue de la formation d'une décision commune.
Pour que ces activités de délibération puissent exister et se déployer, il faut que soit
institué un espace public de discussion, avec ce qui lui donne sens : la liberté d'expression
sous ses différentes formes.
L'existence d'une réelle publicité est alors centrale, non au sens de propagande, mais parce
que
-
Le public s'oppose au secret :
Les pratiques politiques ont lieu dans l'espace public, sous le regard de tous et au grand
jour et sont soumises à l'examen et à la critique.
Cf. Les guerriers homériques qui mettent le butin au milieu, es meson, et qui font cercle au
moment du partage : tous voient et sont vus.
-
Le public s'oppose au privé :
Chacun des deux termes n'existe que par la tension et l'opposition avec l'autre. L'enfant à
l'école doit conquérir à la fois l'un et l'autre, découvrir un certain espace public et accéder
à un espace privé différent de celui de la famille. Le public concerne la chose commune.
C'est l'ensemble des intérêts communs que le citoyen, membre de la communauté
politique, doit faire passer avant ses intérêts particuliers.
La discussion et le débat deviennent les règles du jeu politique et intellectuel. Et pour qu'il
y ait débat ou discussion, il faut à la fois qu'existe un certain différend que l'on va chercher
à régler dans le cadre un certain accord.
3. La troisième condition est l'articulation nécessaire et indépassable de l'accord et le
conflit
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La discussion se gagne contre différentes formes de l'indiscutable : la parole souveraine de
type magico-religieux, qui tombe d'en haut, la parole unique du totalitarisme ou le silence du
despotisme.
Dans toute démocratie, il y a nécessairement et à la fois accord et conflit : deux notions qui ne
s'opposent pas mais se complètent. Les conflits sont nombreux (classes, sexes, générations,
goûts, opinions politiques, convictions religieuses), mais ils sont ouverts et négociables, au
moins en droit. Le dialogue, la discussion, le débat, la dispute sont des paroles plurielles qui
articulent à des degrés divers accord et conflit.
• Le conflit est une condition nécessaire
Éliminer les conflits est une idée chimérique, car ils sont une donnée anthropologique, et une
idée nuisible, car ils dynamisent la pensée. Il y a une positivité du négatif
Transposés dans le langage, les différences peuvent aller de la simple divergence de vues
jusqu'à l'opposition la plus radicale, mais l'existence de la différence est une condition de
possibilité car s'il y a disparité ou consensus, il n'y a pas ou plus de débat. Selon la nature et
l'intensité de la divergence, différentes formes de traitements sont engagés : de converser à
controverser, du dialogue à la discussion, de la discussion au débat, du débat à la dispute, d'un
échange où la parole circule au discours monologique de la domination qui tue toute
discussion.
•
Mais l'accord est aussi une condition nécessaire
Les conditions de l'accord sont d'abord des conditions logiques : l'échange n'est possible que
par le respect de règles élémentaires, condition de la communication. Principe de
contradiction, principe d'identité, entente sur le sens que l'on donne aux termes qu'on emploie,
etc.
Elles sont aussi des conditions éthiques : l'échange suppose aussi le respect d'autrui. Parler à
autrui, c'est d'abord reconnaître son humanité. Respecter une opinion est d'abord respecter
celui qui l'énonce, car toutes les opinions ne sont pas respectables. Elles sont enfin des
conditions politiques : la reconnaissance d'un droit égal à la parole; la reconnaissance de la
liberté de penser et d'exprimer ses idées, de la publier etc
Ces conditions sont aussi des fins, et elles valent pour toute discussion, philosophique ou
non. Sans ces conditions, la pensée reste solitaire et comme telle, elle peut se perdre, car elle
ne rencontre jamais l'objection et la critique qui remplissent une fonction de contrôle et
entraînent rectifications et abandons. Elle peut aussi se satisfaire trop vite, car elle n'a alors
pas de stimulant et d'aiguillon.
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Discuter, et cela de façon générale et pas seulement en philosophie, c'est d'abord exprimer sa
pensée, et cela aide à la clarifier, à la rendre plus consciente d'elle-même. C'est aussi la
confronter à celle d'autrui pour tendre, si possible, à l'accord mutuel
La racine de l'humanité, c'est de tendre à l'accord mutuel et son
existence est seulement dans la communauté instituée des consciences.
Ce qui est anti-humain, ce qui est seulement animal, c'est de s'enfermer
dans le sentiment et de ne pouvoir se communiquer que par le
sentiment.
Hegel, Phénoménologie de l'esprit, trad. Hyppolite,
Préface p.59
On voit que la démocratie elle-même est la condition de possibilité du débat. Et si la
démocratie rend possible le débat, le débat en retour fait exister la démocratie effectivement.
Dans et par le débat et la discussion, les différends et les oppositions sont manifestes et
peuvent être réglés juridiquement et politiquement, en dehors du recours à la force.
Ces conditions :
- le langage,
- la constitution d'un espace commun de discussion,
- les règles élémentaires requises pour que différences et conflits puissent être discutés
et négociés par la médiation du langage,
ne sont pas spécifiquement philosophiques.
Un certain accord sur des règles communes est une nécessité pour toute discussion. Ces règles
peuvent être plus ou moins implicites, formulées nettement, ou codifiées scrupuleusement en
une liste de procédures, qui relèvent le plus souvent du bon sens (ne pas parler en même
temps etc). Mais à trop se pencher sur la question des dispositifs et des préalables formels
extérieurs, on risque de perdre de vue la chose même qui est à penser.
On peut partir de l'analyse de la nature même de cet accord pour commencer à distinguer ce
qui spécifie la discussion philosophique par rapport à d'autres formes de discussion.
4. Le problème de l'accord
Il peut prendre différentes formes
- le consensus des opinions
- l'adhésion rationnelle à la démonstration
- l'accord des esprits fondé dans la connaissance de la chose même
-
la communion fusionnelle, de l'émotion esthétique par exemple
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et c'est là qu'on va pouvoir marquer une distinction caractéristique de la discussion
proprement philosophique.
Philosophiquement, un véritable accord ne réside pas seulement dans la concordance des avis,
obtenue par l'appel à la bonne volonté et aux bons sentiments. Il doit, pour être solide, se
fonder sur l'objet même dont on discute. Le consensus est une forme très faible de l'accord. Ce
que pense la majorité, et même l'unanimité, n'est pas un critère suffisant de vérité, et on peut
avoir raison seul contre tous.
L'intersubjectivité n'a donc pas à être érigée en principe d'objectivité. Ce n'est pas parce
que nous pouvons nous entendre que ce que nous disons est vrai. C'est parce que c'est vrai que
nous pouvons nous entendre. Seule une véritable démonstration est capable de fonder un
assentiment universel, qui est d'une tout autre nature que le consensus. La question de la vérité
n'a donc pas à être rabattue sur la question d'autrui.
L'exigence de vérité est fondamentale en philosophie et le vrai est ce devant quoi nous
cessons d'être des autres, car il fait appel en nous à l'élément par lequel nous ne nous
distinguons pas les uns des autres : la rationalité.
Chaque fois que sur le même sujet, le jugement de deux hommes se porte à des
avis contraires, il est certain que l'un d'entre eux au moins se trompe ; et même
aucun des deux apparemment ne possède la science ; car si le raisonnement de l'un
était certain et évident, il pourrait le proposer à l'autre de telle manière qu'il finirait
par lui gagner aussi l'adhésion de son entendement
Descartes, Règles pour la direction de l'esprit, Règle II, Trad. Brunswicg, p81
Le vrai est ce qui s'impose à nous au point qu'on ne puisse pas ne pas le dire. L'accord ne
relève pas alors de mon agrément : on n'a pas à approuver ce qui est prouvé ou à ne pas
l'approuver. Et cela non par une contrainte extérieure, mais par une nécessité interne saisie
comme telle. Ce dont la démonstration mathématique donne l'exemple le plus net.
C'est à partir de là que l'on peut commencer à dégager ce qui fait la singularité de la
discussion philosophique. Car le premier qui en fournit le modèle le plus pur, modèle auquel
se réfèrent beaucoup d'entre vous comme à un idéal régulateur, Socrate, nous apprend à
d'opérer des distinctions fondamentales :
- Il y a une discussion où l'intersubjectivité est érigée en principe d'objectivité : la discussion
sophistique
- Elle est animée par la volonté de faire adhérer l'autre à mon point de vue, de lui faire
partager une croyance. Il s'agit de faire croire, or la croyance n'est pas fondée en
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-
raison; elle est un fait, qui ne peut s'imposer que par une voie du même registre : la
voie de fait.
C'est une discussion toujours prise dans des rapports de forces d'autant plus puissants
-
que mieux masqués dans un langage, qui, en les dissimulant les rend plus efficaces.
Elle met en jeu des intérêts particuliers qu'il s'agit de faire triompher au détriment
d'autres
Elle utilise des techniques de persuasion. Il y a bien un rapport à l'autre par la
-
médiation du langage, mais on s'adresse non à la raison de l'autre mais à ce qui en lui
est le plus fragile, le moi empirique, par la séduction et la flatterie.
Les sophistes manient aussi l'art de l'insinuation : ils veulent bien faire semblant de se
pencher vers l'étude d'un domaine d'objets à la demande de Socrate, mais c'est toujours
dans l'idée de faire triompher leur point de vue.
- Il y a aussi la discussion courante
On peut discuter de tout et de rien, du temps qu'il fait et du dernier film, potiner, converser,
controverser, s'empoigner etc. Cette discussion a, on l'a vu, sa positivité propre
- elle remplit la fonction de lien social et procure le plaisir de l'intersubjectivité
- elle a aussi une fonction d'analyse et de clarification
- et même parfois une fonction de révélation : des choses fines et profondes peuvent
surgir comme spontanément
Mais est-ce pour autant de la philosophie ? Si elle peut être le point de départ de la discussion
philosophique, celle-ci ne devient telle qu'en la dépassant.
Qu'est donc, par distinction, la discussion philosophique ?
Distinguer n'est pas séparer ni opposer. Entre les trois types de discussion distingués, il y a
des passages possibles.
- Les dialogues socratiques commencent par une discussion ordinaire et en intègrent des
-
moments, souvent à des fins psychologiques (pour rassurer, encourager, détendre un
moment les dures contraintes de la dialectique).
Et si les dialogues s'opposent aussi à la discussion sophistique, Socrate n'est pas le dernier
à utiliser à l'occasion les ficelles des sophistes, tout comme ceux-ci se donnent des allures
de philosophes (le philosophe et le sophiste sont comme "chien et loup").
Néanmoins, il faut distinguer :
Alors que la discussion commune reste engluée dans les équivoques de la langue naturelle qui
suscitent malentendus et confusions, et que la discussion sophistique joue des ses mêmes
équivoques pour piéger l'interlocuteur et le conduire à la contradiction ou au silence, la
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philosophie entretient avec la langue commune une relation spécifique. Si elle cherche la
rigueur, ce n'est pas en éliminant l'équivocité mais en la travaillant. Ce qui distingue aussi le
langage philosophique du langage scientifique, car, à la différence de la science, la
philosophie ne rompt jamais le lien avec la langue usuelle ni avec le vécu .
La pensée philosophique n'entretient pas avec la langue naturelle les mêmes rapports que la
pensée scientifique. Pour le philosophe, la langue naturelle pense déjà et la multiplicité de
sens est une richesse de sens. Il ne s'agit pas pour elle d'évacuer l'ambiguïté, mais de la
travailler. L'ambiguïté tient en philosophie une place décisive ; non seulement elle n'est pas
exclusive de la rigueur, mais elle est condition de la rigueur. Ce qu'a bien vu Heidegger :
" Cette richesse de signification n'est pas une objection à la rigueur de la pensée.
Car tout ce qui est véritablement pensé par une pensée essentielle demeure, et ce
pour des raisons essentielles, multiple de sens. Cette multiplicité de sens n'est
jamais le résidu d'une unicité qu'une logique toute formelle n'aurait pas encore
atteinte et qui, quoique non atteinte, serait en elle-même le but auquel tendre. La
multiplicité de sens est plutôt l'élément où la pensée doit se mouvoir pour être
rigoureuse."
Heidegger, Qu'appelle-t-on penser ? Paris, PUF, Trad. Becker et Granel,
Première partie, chapitre 2, p.114
C'est parce qu'un même énoncé est ambigu et peut être travaillé par la contradiction qu'il faut
penser et aller plus loin.
Si la philosophie est expérience de la pensée et pensée de l'expérience, si elle n'est pas victime
du prestige de la science et ne renonce pas à être elle-même, elle prend en charge l'ambiguïté
de l'expérience et travaille l'ambiguïté des mots. Assumer et travailler l'ambiguïté est la
condition de la rigueur en philosophie. Une grande philosophie se reconnaît en ce que, sans
renoncer jamais à parler la langue de tous, elle découvre en celle-ci de nouvelles ressources
pour la réflexion, brise les expressions pétrifiées et les catégories habituelles de pensée et
invente des concepts neufs pour penser le réel. Elle se sert des mots non seulement pour
réfléchir, mais pour atteindre l'être même vers lequel les mots font signe.
II. LA DISCUSSION PHILOSOPHIQUE
1. Définitions et précisions
Selon Platon, la philosophie a partie liée au logos et donc au dialogue et à la discussion :
"Être privé de logos, c'est être privé de philosophie" Platon, Le sophiste, 260a
Mais il ne suffit pas de parler et de discuter pour être philosophe :
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"Sans attache à la vérité, il n'y a pas, il ne pourra jamais y avoir un art de parler
authentique" Platon, Phèdre, 260c
Le rapport du discours philosophique à la vérité est ainsi posé comme essentiel, et la
discussion philosophique, recherche en commun du vrai, est clairement démarquée à la fois de
la conversation courante et des arguties sophistiques.
Le dialogue est dia- logos : il faut prendre au sérieux l'étymologie qui nous indique une
parole qui circule, qui n'est pas confisquée mais distribuée, et un langage, qui est à la fois
discours et raison, le terme de logos indiquant à la fois en grec le langage, la pensée, la
rationalité et le nombre.
Monique Dixsaut traduit le terme "dialegesthai" par "discussion socratique" et c'est cette
discussion qui nous servira ici de modèle pour penser la singularité de la discussion
philosophique qui se déploie dans les premiers dialogues de Platon de façon exemplaire.
En effet, il ne faut pas confondre le sens du dialogue socratique avec ce que nous avons
coutume d'appeler ainsi, à la suite de la philosophie moderne du dialogue : une relation de
réciprocité des consciences tout entières au plaisir de l'intersubjectivité. Il s'agit bien dans le
dialogue socratique d'une discussion, dont l'accord et le conflit sont les conditions. Cette
discussion s'inscrit ainsi dans le droit fil de l'idée de dialectique dont elle est solidaire. Et
l'idée de dialectique, dont le premier sens est la pratique de la discussion et du dialogue, relève
d'abord d'une tradition de la contestation et du procès.
2. La naissance de la question philosophique
Si nous prenons pour guide le début d'Euthyphron, nous voyons la rencontre de celui-ci avec
Socrate sur les marches du palais de justice. L'un est prêtre et fait un procès à son père pour
impiété, l'autre est, on le sait, lui-même accusé du crime d'impiété. Leurs situations sont toutes
deux des situations où justice et piété entrent en contradiction. Ce point commun les conduit à
engager une discussion dans laquelle chacun expose successivement le conflit dans lequel il
est engagé. La discussion, d'abord courante, débouche très vite sur une discussion de nature
philosophique car elle conduit à un conflit entre eux, leurs deux conflits étant eux-mêmes en
opposition. La contradiction surgit, qui fait naître l'étonnement et va fournir l'élément
dynamique de la discussion. Le constat du fait de la contradiction conduit à s'interroger, à
pousser l'analyse et à rechercher une solution. L'étonnement est philosophique en ce qu'il
suscite l'inquiétude et pousse à penser la contradiction, qu'il vise à la dépasser même s'il n'y
parvient pas nécessairement.
Exemplaire aussi philosophiquement est la réduction à une seule question de la prolifération
désordonnée des questions qui naissent spontanément et alimentent la discussion commune,
non philosophique, qui inaugure le dialogue. Le passage de la simple discussion à la
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discussion philosophique se manifeste dans cette radicalisation et "essentialisation" du
questionnement.
À partir de là, on peut travailler à préciser la nature de la question philosophique, centre de
la discussion. Ce n'est pas son objet qui la définit comme telle, mais une manière propre
d'interroger qui se soucie de la chose même qui est à penser et cherche à se donner les moyens
de la penser.
Nous n'insisterons pas sur les exigences qui fondent la recherche de l'essence dans les
dialogues socratiques, mais nous rappellerons cependant ce qui permet de cerner la spécificité
de la discussion philosophique. La définition de l'essence est nécessairement complète et
exhaustive. Elle vaut pour tous les actes définis et donc peut rendre compte de tous les cas
particuliers. Elle doit permettre d'identifier ce dont on parle et donc de le discriminer
nettement.
Car pour savoir ce qu'est une chose, il faut savoir ce qu'elle n'est pas. Il faut bien reconnaître
que penser, c'est distinguer. En ce sens, comprendre un texte, c'est non seulement comprendre
ce qu'il dit, mais aussi ce qu'en disant ce qu'il dit, il refuse de dire. Une lecture n'est
philosophique, comme la discussion philosophique dont elle est une modalité, que si elle est
problématisante.
La définition porte donc sur ce qui est commun aux diverses choses et montre ce par quoi les
choses sont ce qu'elles sont.
3. La discussion philosophique n'est pas un échange ou débat d'opinions
C'est par là que la discussion philosophique se distingue de la discussion commune. Le logos
véritable n'est pas celui qui sert à exprimer des affects ou des opinions : par lui quelque chose
est mis en question qui exige que l'on réfléchisse pour le penser. Il ne s'agit là ni de démontrer
ni d'argumenter, mais de penser, c'est-à-dire comprendre ce qui est. Avoir l'intelligence de la
chose même. Cette discussion n'est donc pas réductible à un échange de vues : elle a une visée
ontologique.
La discussion philosophique se démarque ainsi du débat d'opinions. Celui-ci a sa positivité
dans la mesure où "si l'opinion est incertaine, telle est aussi la nature des choses", On ne
saurait en faire l'économie. Mais si on peut répondre d'une définition, et la discuter pour la
réfuter par exemple, on ne peut qu'opposer les opinions les unes aux autres de façon
polémique sans jamais pouvoir en sortir sinon par des voies de fait. D'où la critique
schmittienne de la démocratie parlementaire comme enlisée dans la "discussion perpétuelle".
Hegel marque et explicite nettement cette distinction entre opinion et philosophie :
Une opinion est une représentation subjective, une idée quelconque,
fantaisiste, que je conçois ainsi et qu'un autre peut concevoir autrement. Une
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opinion est mienne (…) Or la philosophie ne renferme pas des opinions ; il
n'existe pas des opinions philosophiques. Un homme, serait-il même un
historien de la philosophie, trahit aussitôt un défaut de culture élémentaire
quand il parle d'opinions philosophiques. La philosophie est (…) un
connaître compréhensif et nullement opinion ou délayage d'opinions.
Hegel, Leçons sur l'histoire de la philosophie, Trad. Gibelin,
Introduction p.34
Par discussion philosophique, on entend donc une discussion rationnelle rigoureuse sur un
objet déterminé. L'échange d'opinions multiples et invérifiables est non philosophique, ce qui
ne signifie pas sans intérêt. Et même c'est souvent l'intérêt, ou plutôt les intérêts qui font loi.
Dans la discussion socratique, on est donc passé d'un questionnement vaste, complexe et
confus à une question unique, la question de l'essence. On a ainsi opéré un passage de
problèmes auxquels on ne peut apporter de réponses contrôlables et donc sûres, à une question
déterminée qui engage une recherche qui peut toujours être reprise à nouveaux frais.
Ce passage n'est pas une simplification, mais une remontée au principe qui permet de juger :
c'est seulement si l'on sait ce qu'est la justice que l'on peut répondre à la question : "Socrate
est-il juste ?". Cette question préalable est dégagée de toute considération d'intérêt et seule
rend possible une réponse objective à la deuxième question, qui précisément peut mettre en
jeu des intérêts divers et opposés selon les relations personnelles et donc diverses que chacun
entretient avec Socrate. La question de principe (Qu'est-ce que la vertu ? la piété ?) est la
condition de tout jugement possible.
Si l'on suit la leçon socratique, un modèle de discussion dépassant les opinions et les intérêts
personnels nous est donné. Il nous indique ce que serait une discussion dégagée du désir
d'affirmation de soi et de manipulation d'autrui, et dans laquelle les interlocuteurs se
soumettent à l'exigence de vérité. C'est le logos qui a le dessus : les interlocuteurs se mettent
en danger et risquent d'être profondément déstabilisés.
"Tu m'as l'air de na pas savoir que celui qui approche Socrate de tout
près et qui, s'approchant, se met à discuter avec lui, est forcé, quelque soit le
sujet sur lequel il a d'abord commencé à discuter, de se laisser sans répit
tourner et retourner par le logos, jusqu'à ce que ce soit finalement de luimême qu'il vienne à rendre raison…Socrate ne le laissera pas partir avant
d'avoir bel et bien soumis tout cela à la question."
Lachès, 187 e-188a
4. La spécificité de la question philosophique
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Nous n'insisterons pas sur les conditions du dialogue socratique, maintes fois énoncées : le
parler bref, la règle de la définition, la nécessité d'un accord de l'interlocuteur pour poursuivre
la progression de la pensée, l'amitié et la franchise. Mais nous nous attarderons sur la
spécificité de la question philosophique qui peut en être dégagée : c'est la question "qu'est-ce
que…". Cette question est au cœur de la discussion philosophique qu'est le dialogue
socratique. Un dialogue comme Ménon montre nettement la différence entre la question
philosophique et d'autres types de question :
- la question rhétorique
La question que pose Ménon , au tout début du dialogue, est un bon exemple de ce qu'est une
question rhétorique.
"Pourrais-tu me dire, Socrate, si la vertu peut être enseignée, ou si, ne
pouvant l'être, elle s'acquiert par la pratique, ou enfin si elle ne résulte ni de
la pratique ni de l'enseignement, mais vient aux hommes naturellement ou
de quelque autre façon ?"
Ménon, 70a,
Question posée à brûle-pourpoint, elle surgit soudainement et, par elle, nous sommes
immédiatement projetés dans le dialogue. Aucune mise en place, aucune présentation : rien ne
l'introduit, qui pourrait permettre de la situer et d'en comprendre le sens. Elle a la brutalité du
fait et cette brutalité est le signe qu'elle n'est pas une question née d'une ignorance et de la
conscience d'une impuissance, mais qu'elle est une mise en demeure par laquelle Socrate est
sommé de dire quelque chose. Il ne peut pas ne pas répondre et en même temps, il ne peut pas
répondre : la question consiste en une rafale de questions emmêlées. Le caractère captieux de
la question rhétorique est ici éclatant. Si elle est fermée, telle une question à choix multiples,
ce n'est pas pour conduire à une aporie féconde mais à une paralysie stérilisante. La nature de
la question témoigne clairement du rapport que Ménon entretient avec le langage. Celui-ci
n'est pas l'image brouillée de l'être, il est réduit à sa dimension pragmatique et l'instrument de
la domination.
- la question philosophique
La réponse de Socrate peut sembler dilatoire, et c'est ainsi qu'apparaissent souvent les
questions philosophiques. Recul et prise de distance, détours, décalages et médiations là où
l'on croyait pouvoir répondre sans barguigner. Il répond par une question, et, dans ce qui peut
apparaître comme une dérobade, se révèle la spécificité de la question philosophique. La
question initiale posée par Ménon fournit l'occasion d'une question préalable. On ne peut
répondre à la question de savoir si la vertu s'enseigne si l'on ne sait pas ce qu'est la vertu. On
ne pourra répondre sérieusement à la question initiale que si l'on a opéré le détour par la
question de l'essence. Passer de la première à la seconde, c'est régresser vers le fondement du
savoir, l'essence qui seule donne l'unité de la multiplicité des cas empiriques observés. Le
savoir supposé va être soumis à l'épreuve qui est la condition d'un savoir véritable. Mais la
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réfutation des faux savoirs ne suffit pas. Un travail positif de formation de la pensée doit être
engagé et pour Platon, la science mathématique fournit par excellence une propédeutique à la
philosophie. La recherche de l'essence requiert des médiations. Tel est le sens des recours à la
géométrie dans le Ménon.
- l'énoncé mathématique
C'est une question limitée, définie, qui s'inscrit dans une science préalable, ici la géométrie,
qui donne les moyens de sa solution : Socrate pose au petit esclave de Ménon le problème de
la duplication d'un carré.
Un problème mathématique prend la forme d'un énoncé ; celui-ci doit répondre à un certain
nombre de conditions et tout d'abord celle d'être parfaitement explicite. Ne compte qui ce qui
est effectivement énoncé, à l'aide d'une langue univoque et conventionnelle et si la langue
vernaculaire continue à être employée, elle l'est de façon contrôlée et limitée, là où on ne peut
en faire l'économie. Si le problème est bien posé, il ne requiert aucune interprétation et
contient en lui-même les moyens de sa solution.
- la question technique
La question technique est celle sur laquelle on bute par ignorance ou impuissance et que la
solution supprime. Par exemple, "où se trouve "l'épisode de l'esclave" ? Dans le Ménon de
Platon, en 82b ; "où se trouve Larissa ?" En Thessalie. Les élèves posent ce type de question
au professeur qui prend alors la figure de l'expert et transmet une information qui comble la
lacune révélée par la question. La question technique pose un problème au sens étymologique
du terme: un obstacle posé devant moi, lié à une insuffisance ou une incapacité qui seront
surmontées par la solution. Elle s'évanouit quand on a réussi à la formuler et à la traiter.
- la question pédagogique
La question pédagogique est aussi demande de réponse, mais c'est une réponse que le
professeur a déjà en tête et que l'élève devrait avoir. La question pédagogique peut être
subvertie par l'élève qui surprend par une réponse inattendue et déconcertante, parfois
inventive et philosophiquement porteuse d'interrogation. Le plus ordinairement, elle est un
moyen de contrôle des connaissances, une garantie que ce qui a été expliqué est bien compris,
elle est ce moyen dont dispose un professeur pour assurer sa position, comme un alpiniste
assure ses prises, avant d'aller plus loin. Le pédagogique rend possible le didactique et le
philosophique, qui ne s'y réduisent pas.
La question philosophique a ceci de singulier qu'elle ne disparaît pas avec la formulation et le
traitement qu'en fait le philosophe qui la pose. Elle donne toujours à penser et cette
permanence traduit une certaine indépendance par rapport à ses conditions historiques
d'apparition.
III. DISCUSSION, DÉMOCRATIE, PHILOSOPHIE
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Si l'on peut dégager à quelles conditions une discussion, et une discussion philosophique, sont
possibles, il reste maintenant à se demander si la philosophie relève bien toujours de la
discussion, et même si fondamentalement, elle n'est pas ailleurs. Il convient aussi d'interroger
le lien de la discussion philosophique et de la démocratie, qui semble évident pour beaucoup.
En premier lieu, on ne peut réduire la discussion philosophique à la démocratie.
Il faut souligner les risques d'incompréhension liés à la projection de la survalorisation
actuelle du dialogue et de la discussion sur la discussion socratique. Le recours mystificateur à
la discussion et au dialogue comme panacée à tous les maux, apte à résoudre tous les conflits
en les gommant dans le consensus, prend souvent Socrate comme modèle. Mais c'est oublier
l'essentiel : pour Socrate, la discussion est un moyen de combat et le dialogue socratique est
habité par l'âgon. Socrate incarne la figure du maître, qui rudoie et malmène, manie la
brimade et la flatterie et conduit l'entretien avec une poigne de fer et beaucoup de rouerie. Son
apparente bonhomie ne doit pas nous faire illusion ; nous ne sommes pas Ménon. La
philosophie moderne du dialogue voit dans le dialogue une dimension éthique, la
reconnaissance, le respect et l'ouverture à l'autre, et elle le lie politiquement à la démocratie.
Pour Gadamer, il est fondateur d'une "communauté qui est tellement commune qu'elle n'est
plus mon opinion et ton opinion, mais une interprétation commune du monde qui rend seule
possible la solidarité éthique et sociale". (Langage et vérité, p.151).
Mais, pour les Grecs, c'est le "parler long" qui est démocratique, et non le "parler bref" du
dialogue et de la discussion philosophique. Ce que montrent bien les travaux de Nicole
Loraux (in Figures de l'intellectuel en Grèce ancienne, Belin, 1998). Dans le débat
démocratique à Athènes, les orateurs ne discutent pas entre eux ; ils prennent la parole
successivement et c'est l'auditoire qui tranche par le vote. Ils développent leur pensée avec
précision dans un discours long et clairement argumenté. Celui qui parle prend le temps
d'exposer toute sa pensée, sans allusion ni ellipse qui ne parlent qu'à ceux qui savent déjà. À la
différence d'un discours ésotérique, le discours long ne suppose aucune compétence préalable,
il ne cache rien et produit les conditions de sa compréhension par tous. À la différence de la
discussion qui conduit souvent à répondre dans le feu de l'action sans se donner le temps de
penser, le parler long rend visible la pensée et ses enchaînements. Il est le seul moyen d'un
savoir démocratique qui s'adresse à tous et qui forme ceux qui écoutent. Car écouter n'est pas
être passif, comme parler spontanément n'est pas être actif, et l'écoute active est formatrice.
Le "parler bref" est au contraire aristocratique ; il suppose toujours une certaine clôture. On ne
dialogue pas à cinquante et la forme elle-même, par succession de questions et réponses, sans
réversibilité des rôles, s'apparente plus à la pratique judiciaire de l'interrogatoire qu'au
dialogue tel que nous l'entendons. Le dialogue platonicien n'est pas le débat démocratique.
On ne peut donc pas solidariser la discussion philosophique, a fortiori la philosophie ellemême, avec la démocratie. Tous les philosophes ne sont pas, tant s'en faut, des démocrates. Et
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certains, non des moindres, sont même vigoureusement hostiles à ce type de régime. Si la
philosophie naît bien dans le cadre de la démocratie athénienne, elle naît aussi contre elle.
Socrate se dit le seul homme politique d'Athènes et Platon développe une critique de la
démocratie qui sera indéfiniment reprise par toute la tradition antidémocratique.
En deuxième lieu, on ne peut solidariser la philosophie et la pratique philosophique de la
discussion.
Tous les philosophes ne font pas une place à la discussion. Certains l'ignorent superbement et
délibérément. Certains affirment même qu'elle ne présente aucun intérêt pour la philosophie.
Ce qu'écrit fortement Gilles Deleuze :
Tout philosophe s'enfuit quand il entend la phrase : on va discuter un peu. Les
discussions sont bonnes pour les tables rondes, mais c'est sur une autre table que
la philosophie jette ses dés chiffrés. Les discussions, le moins qu'on puisse dire est
qu'elles ne feraient pas avancer le travail, puisque les interlocuteurs ne parlent
jamais de la même chose. Que quelqu'un ait tel avis, et pense ceci plutôt que cela,
qu'est-ce que ça peut faire à la philosophie, tant que les problèmes en jeu ne sont
pas dits ? Et quand ils sont dits, il ne s'agit plus de discuter, mais de créer
d'indiscutables concepts pour le problème qu'on s'est assigné. La communication
vient toujours trop tôt ou trop tard, et la conversation toujours en trop, par rapport
à créer. On se fait parfois de la philosophie l'idée d'une perpétuelle discussion
comme "rationalité communicationnelle" ou comme "conversation démocratique
universelle". Rien n'est moins exact, et, quand un philosophe en critique un autre,
c'est à partir de problèmes et sur un plan qui n'était pas ceux de l'autre, et qui font
fondre les anciens concepts comme on peut fondre un canon pour en tirer de
nouvelles armes. On n'est jamais sur le même plan. Critiquer, c'est non seulement
constater qu'un concept s'évanouit, perd de ses composantes ou en acquiert qui le
transforment, quand il est plongé dans un nouveau milieu. Mais ceux qui
critiquent sans créer, ceux qui se contentent de défendre l'évanoui sans savoir lui
donner les forces de revenir à la vie, ceux-là sont la plaie de la philosophie. Ils
sont animés par le ressentiment, tous ces discuteurs, ces communicateurs. Ils ne
parlent que d'eux-mêmes en faisant s'affronter des généralités creuses. La
philosophie a horreur des discussions. Elle a toujours autre chose à faire. Le débat
lui est insupportable, non pas parce qu'elle est trop sûre d'elle : au contraire, ce
sont ses incertitudes qui l'entraînent dans d'autres voies plus solitaires. Pourtant
Socrate ne faisait-il pas de la philosophie une libre discussion entre amis ? N'estce pas le sommet de la sociabilité grecque comme conversation des hommes libres
? En fait, Socrate n'a cessé de rendre toute discussion impossible, aussi bien sous
la forme courte d'un âgon des questions et réponses que sous la forme longue
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d'une rivalité des discours. Il a fait de l'ami, l'ami du seul concept, et du concept
l'impitoyable monologue qui élimine tour à tour les rivaux.
Qu'est-ce que la philosophie, Éd. de Minuit, 1991, pp. 32-33
La philosophie n'est donc pas nécessairement réflexive, ni nécessairement argumentative. Ce
que vise bien plutôt la philosophie est de faire du réel un objet de pensée, d'élever la chose à
l'intelligibilité de l'objet. Et le réel ne se réduit pas plus à sa forme subjective, le vécu, qu'à
cette extériorité que la science mesure avec exactitude. Le réel est la chose même qui existe
dans toute sa plénitude et nous résiste par son opacité. La finalité de la discussion
philosophique est de passer de la chose à l'objet : elle en produit l'intelligibilité de telle façon
que l'objet s'impose au sujet, c'est-à-dire à soi-même comme à tout autre. Apprendre à
réfléchir en se plaçant du point de vue de tout autre, c’est tout simplement apprendre à penser.
On dit alors ce qu'on ne peut pas ne pas dire, et il n'y a plus de discussion quand le vrai
s'impose ainsi. Penser n'est pas discuter : une idée n'est affirmée que quand tout a été mis en
œuvre pour la nier. Et, bien que la pensée se développe dans un espace social, elle n’est pas, à
proprement parler, une activité sociale : il s'agit d'annuler, ou plutôt de mettre entre
parenthèses, ce qui dans la position du sujet relève de l'empiricité sociale et psychologique.
Le débat et la discussion en classe sont loin d'être sans intérêt et permettent sans aucun doute
de substituer la parole au conflit, ou, peut-être pire, à l’indifférence mutuelle. Mais si l'on
regarde de plus près, cela ne réussit le plus souvent qu’à déplacer l’affrontement sur un autre
terrain, celui du langage. Et, bien loin de faciliter l’accès à l’universel, il risque de conforter
chacun dans sa position particulière, exclusive de toute autre. Bref, ce n’est pas parce que le
débat est une pratique pluraliste de la parole qu’il échappe au monologue. Son apprentissage
permet à chaque élève de se situer dans un champ de forces sociales et de négocier ses
intérêts, ou, ce qui n’en est que l’équivalent symbolique, ses opinions. Tout cela a bien sûr
une utilité dans la vie. Mais ce n’est, au mieux, qu’un préalable à la pensée.
Aussi, quand on parle de "discussion à visée philosophique pour enfants", cela ne peut
prendre sens que si l'on entend par visée une orientation vers une finalité et non une
détermination par un objectif. La philosophie est alors un horizon. Mais la philosophie est une
discipline, dans tous les sens du terme, et elle a, à ce titre une spécificité. Cette spécificité
n'est pas à entendre comme synonyme de cloisonnement. La visée totalisante de la
philosophie, le processus de remise en question, de dépassement et d'ouverture qu'elle met en
œuvre, apparaît au contraire être l'antidote à la fragmentation et à la clôture du savoir. C'est
par là qu'elle a un rôle décisif à jouer, non pas tant dans la formation des enfants que dans
celles des maîtres. Car si l'on peut, avec Jaspers que beaucoup d'entre vous citent, évoquer
l'existence de la philosophie chez les enfants, encore faut-il apprendre à entendre
philosophiquement ce qu'ils disent sans conscience philosophique.
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