Foi$rationnelle$ou$foi$historique$:$$$$$$$$$$$$$$$$$$$$
la$critique$de$Qu’est'ce)que)s’orienter$
dans)la)pensée)?)par$Wizenmann$
Amadou$S.$Barry$
Cet article se propose d’examiner la réponse de Wizenmann à l’article de Kant
qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? et de montrer qu’il ne s’agit pas dans le
débat Kant-Wizenmann de conflit entre foi et raison, mais de l’origine de la foi. Il
s’agit, si l’on devait résumer en une question, de savoir à partir d’où et comment
l’homme s’éveille à la foi. Kant défend l’argument selon lequel le principe
d’orientation dans la pensée est subjectif et, donc, que c’est par un « besoin de la
raison » que nous sommes conduits à la foi. Wizenmann remet en cause cet idéal
rationnel enaffirmant lapendance du principe subjectif sur un principe
objectif. Autrement dit, même si on a besoin de la raison pour s’orienter en ce qui
concerne Dieu, c’est moins la raison que la révélation qui nous conduit à la foi.
On peut sans exagérer dire que l’histoire de la philosophie est en
grande partie l’histoire d’un questionnement incessant sur Dieu. De
l’antiquité à nos jours, il est passablement difficile de trouver un
philosophe qui a été indifférent à cette question. Tous ont, selon des
perspectives différentes, réfléchi sur cette question philosophique
fondamentale, tout en étant conscients de la difficulté que comportait
une telle tâche.
La prise de conscience de cette difficulté s’est accentuée quand au
Moyen-Âge, la religion, au nom des textes révélés, a contesté
l’autorité du discours philosophique, purement rationnel et discursif,
sur Dieu. Désormais tout discours sur Dieu devait soit soumettre la
religion à la philosophie, soit soumettre la philosophie à la religion,
ou encore tenter de concilier les deux. Au fond, il s’agissait au plus
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Doctorant en philosophie, Université de Montréal.
Amadou$S.$Barry$
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haut point de savoir quelle est, entre la Raison et la Foi, la voie
d’accès authentique à la divinité.
Cette même question sera au centre de la querelle du panthéisme
(1785-1789), l’un des moments importants de l’histoire de cette
question. Il s’agira également de savoir quelle est, entre la Raison et
la Foi, la voie la plus apte à conduire à Dieu. Kant, impliqué malgré
lui dans cette querelle en tant que défenseur ardant des Lumières,
verra dans la raison la source du concept de Dieu. Dans Qu’est ce
que s’orienter dans la pensée ? (1786), Kant, en réaffirmant contre le
rationalisme dogmatique d’un Mendelssohn l’impossibilité de toute
tentative de démonstration de l’existence de Dieu, soutiendra l’idée
que le concept de Dieu correspond à un « besoin de la raison » tant
au niveau théorique que pratique, et que, par conséquent, c’est ce
« besoin de la raison », sentiment ou principe subjectif, qui nous sert
d’orientation dans la pensée. C’est précisément cette primauexclusive
de la raison que Thomas Wizenmann tentera, dans sa réponse au
texte de Kant1, d’ébranler au profit des faits historiques comme voie
d’accès plus sûre à Dieu. L’enjeu principal de ce débat entre Kant et
Wizenmann, on aura l’occasion de le constater, est le statut et la place
qu’il faut accorder à la raison comme moyen permettant d’ accéder à
Dieu.
Le présent travail vise à examiner la réponse de Wizenmann au
texte de Kant, écrite en février 1787. Mais cela ne peut se faire que si
dans un premier moment nous rappelons brièvement les grands traits
de l’argumentation kantienne dans le texte de 1786, pour mieux saisir,
dans un second moment, la critique que lui adresse Wizenmann.
1. Kant et le besoin de la raison : la foi rationnelle
La Critique de la raison pure (1781) avait déjà condam toute
tentative rationnelle de prouver l’existence de Dieu. La connaissance
qui échoit à la raison, justement parce qu’elle est finie, se limite à
l’expérience du monde phénoménal. Quant au monde intelligible
ainsi qu’aux objets qui s’y rattachent, Dieu, l’immortalité de l’âme et la
liberté, la raison ne peut en aucune façon nous en instruire, bien qu’il
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1 Pierre-Henri TAVOILLOT, Le crépuscule des lumières. Les documents de la querelle
du panthéisme.1780-1789. Paris, Cerf, 1995, p. 281-307.
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lui soit possible dans l’ordre de la pensée de s’en faire une Idée ; car si
aucune connaissance de Dieu n’est possible, il n’est pas interdit à la
raison, selon Kant, de s’en faire une Idée, si tant est qu’elle sache que
cette Idée n’est pas une connaissance de Dieu, mais une Idée
régulatrice2, ou encore selon Qu’est ce que s’orienter dans la pensée ?, un
besoin de la raison pour rendre compte de l’intelligibilité, de l’ordre et
de la finalité inhérentes au monde. C’est ce besoin de la raison, qui
lui sert de principe d’orientation tant dans le champ théorique que
dans le champ pratique, que le texte de 1786 vise à expliciter.
Nous ne rappellerons pas ici toute l’argumentation de Kant. Il
suffit de dire, pour mieux saisir le saccord avec Wizenmann, que le
texte de 1786 entend montrer que la raison est l’ultime source de la
vérité, et même de la foi. Dans le monde suprasensible donc, la raison
est notre seul guide. Pour justifier une telle thèse, Kant envisage sa
réponse en deux moments3. Le premier moment consiste en une
analyse de l’orientation dans l’espace ; tandis que le second moment
tente de répondre à la question posée par le texte « Que signifie
s’orienter dans la pensée ? ». Ces deux moments, en effet, sont
interdépendants. C’est que l’analyse de l’orientation dans l’espace est
déployée en vue de préparer la réponse à ce que cela peut bien
vouloir dire de s’orienter dans la pensée, le second moment. Au
fond, l’analyse de l’orientation dans l’espace n’est pas faite pour elle
même, « elle n’a été introduite qu’à titre de paradigme, sa fonction
propre étant uniquement de préparer le lecteur à une compréhension
plus facile du principe d’orientation dans la pensée 4».
Illustrons ce premier moment de la réponse kantienne par
l’exemple qu’il donne de l’orientation géographique puisque c’est sur
elle que porteront, en partie, les critiques de Wizenmann.
Pour m’orienter dans l’obscurité en une pièce que je
connais, il me suffit d’être en mesure de saisir un seul objet
dont j’ai la place en mémoire. Or rien ici, à l’évidence, ne
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2 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, tr. Alain Renaut, Paris, GF,
2001, p. 82-85.
3 Pour une analyse détaillée du principe d’orientation chez Kant, voir
l’introduction savante qu’a fournie Alexis Philonenko à sa traduction du
texte Qu’est ce que s’orienter dans la pensée ?, Paris, Vrin, 1972, p. 61-75.
4 Alexis PHILONENKO, Op. cit., p. 65.
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me sert en dehors de la facul de déterminer toute
position selon un principe subjectif de différenciation ; car, les
objets dont j’ai à trouver la place, je ne les vois pas ; et si
quelqu’un, pour s’amuser, avait tout en laissant l’ensemble
des objets dans le même ordre respectif, placé à gauche ce
qui auparavant était à droite, je serais incapable de me
retrouver dans une pièce dont les murs, d’autre part,
seraient tout à fait identiques. Or, dans cette situation, je ne
tarderai pas à m’orienter grâce au seul sentiment d’une
différence entre mes deux côtés, la droite et la gauche5
Le scénario envisagé, en apparence trivial, fait ressortir ce qu’est le
principe de toute orientation pour Kant. L’orientation est ultimement
un principe subjectif a priori. C’est que les objets, ou disons les faits
objectifs, ne contiennent pas, bien que la raison les détermine, le
sentiment de différenciation qui me sert d’orientation dans la pièce
obscure. Le sentiment de droite et de gauche ne relève pas de l’objet,
mais du sujet. Le sujet certes fait référence à l’objet (Kant le dit : il me
suffit de « saisir un seul objet dont j’ai la place en mémoire »), mais ce
qui détermine son orientation dans l’espace, c’est-à-dire par rapport à
cet objet me, ne se trouve pas dans l’objet. L’objet ne contient pas
ce qui permet au sujet de s’orienter, me s’il (l’objet) est nécessaire
comment point de part pour s’orienter. C’est un sentiment propre
au sujet, celui d’une différenciation entre la gauche et la droite, qui
détermine l’orientation. Ce qui veut dire que « 1) ce sentiment trouve
sa source dans la sensibilité et non pas dans l’objet ; 2) cette
distinction de la gauche et de la droite n’est pas logique’ ; en d’autres
termes elle n’est pas fondée sur des relations simplement
conceptuelles 6». C’est donc vraiment un besoin inhérent de la raison.
Tel est le résultat obtenu par Kant après l’examen de l’orientation
dans l’espace. Mais puisque l’analyse de l’orientation dans l’espace
n’est pas faite pour elle-même, ces résultats seront utilisés pour mieux
déterminer le principe de l’orientation dans la pensée7.
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5 Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? p. 532. (c’est nous qui soulignons)
6 Alexis PHILONENKO, Op. cit., p. 66.
7 Malg l’analogie, rappelons toutefois avec Philonenko que « le principe
d’orientation dans l’espace possède une valeur constitutive et que le principe
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Le principe de l’orientation dans la pensée est aussi envisagé
comme propre au sujet et hors de toute conceptualisation logique.
C’est-à-dire qu’il sera pensé, cela est évident, comme un besoin de la
raison. La raison humaine, en effet, est une raison finie. La seule
connaissance qu’elle puisse revendiquer est celle de l’expérience du
monde phénoménal. Quant au monde suprasensible, il nous est
impossible d’en avoir une connaissance. Non seulement, nous
n’avons aucune intuition du suprasensible, mais même les concepts
purs de l’entendement ne peuvent pas nous orienter dans l’espace
suprasensible. Il faut bien, pourtant, pouvoir nous orienter dans cet
espace car la raison, dans son usage théorique et pratique, exprime
vivement ce besoin à la faveur d’un sentiment, analogue à celui qui
permet de distinguer la gauche de la droite.
En effet, l’incapacité de la raison à expliquer le fondement ultime
de la contingence, son incapacià rendre compte de la finalité et de
l’ordre que présente le monde suscitent en elle un besoin. Pour
assouvir ce besoin, dit Kant, la raison est conduite à poser une
intelligence supérieure, Dieu, afin de rendre compte de l’intelligibilité
du monde. Mais elle ne se limite pas à supposer une intelligence
supérieure, « ce besoin la porte même à supposer l’existence de cet
illimité 8», car, sans cette existence, la raison « ne saurait se donner de
fondement satisfaisant de la contingence et de l’existence des choses
en ce monde9». Ce n’est pas que la raison, en posant une intelligence
supérieure, acquière une connaissance de celle-ci. Limitée à
l’expérience du monde sensible, elle ne fait que répondre à un besoin
qu’elle ressent elle-même, besoin sans lequel « elle ne saurait juger des
causes premières de toute contingence et en particulier, dans l’ordre
des fins réellement posées dans le monde10». Ainsi, au plan
théorique, la raison est conduite par ses propres exigences à admettre
l’existence d’une intelligence supérieure : Dieu. Mais admettre
l’existence de Dieu n’est pas une preuve, c’est une hypothèse rationnelle
de son existence.
d’orientation dans la pensée possède une valeur régulatrice ». Alexis
Philonenko, Op. cit., p. 67.
8 Ibid., p. 535.
9 Id.
10 Ibid., p. 536.
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