L’AVENIR DE NOS PAROISSES On m’interroge ce soir sur l’avenir de nos communautés chrétiennes dans nos paroisses. Je vais tâcher de traiter cette question en quelques points : la situation présente de l’Eglise catholique en Belgique, d’abord ; sous quel mode l’annonce chrétienne peut (re)devenir pertinente, ensuite ; enfin, je dirai un mot du rôle du prêtre dans cette configuration nouvelle de nos paroisses. 1. Une sociologie du religieux complètement transformée Depuis environs cinquante ans, la présence du religieux dans la société belge a complètement changé. Pour faire bref, disons que, pendant des décennies, la religion catholique a été présente sur le mode de l’institutionnel, comme une institution à côté ou en face ou contre d’autres. Etre catholique, c’était « voter » catholique (institution politique importante depuis la création de la Belgique), c’était grandir catholique (écoles catholiques importantes également), c’était se soigner catholique (structures hospitalières ou d’accueil, mutuelles, hospices catholiques importante, souvent d’origine congrégationniste), c’était se divertir catholique (cercles catholiques, dramatiques catholiques, patronages catholiques, fanfares catholiques, etc.) Bref, le catholicisme apparaissait comme ce qu’on a quelquefois appelé un « pilier » de la société belge, à côté d’autres (le pilier socialiste, le pilier libéral ou quelquefois, mélange des deux, le pilier franc-maçon). Or, le catholicisme comme institution s’est effondré. Il en reste évidemment des vestiges, et quelquefois des vestiges remarquables (écoles, hôpitaux, etc.) mais qui ne sont plus nécessairement fréquentés parce que catholiques… Pourquoi cet effondrement ? Les causes en sont multiples : une méfiance vis-à-vis de l’Eglise, sans doute (certains comportements scandaleux y ayant évidemment contribué), mais aussi une modification importante du paysage socio-religieux belge devenu en quelques décennies multiculturel et multicutuel. Et surtout, un effondrement institutionnel généralisé, comparable à l’effondrement de tout ce qui est institution dans notre pays : famille, école, Etat. De ce qui assurait la transmission, en quelques années, tout est par terre, et la question traverse aujourd’hui quiconque se demande où l’on va : comment faire pour que quelque chose subsiste de ce qui a tenu debout nos parents et nos grandsparents ? 2. Dans ce contexte, retrouver la pertinence d’une présence chrétienne Ce contexte où quelque chose s’effondre, où une page se tourne, nous pousse à retrouve la pertinence d’une présence chrétienne dans notre société, et cela 1 conformément à ce que la foi chrétienne en dit elle-même. Pour faire bref, je dirais qu’il s’agit de passer à un mode de présence « institutionnel », qui a porté ses fruits mais, on l’a dit, montre ses limites, à un mode de présence « sacramentel ». Encore s’agit-il de nous remémorer le sens du mot « sacrement » : un « signe efficace », dit la théologie, un « signe qui fait ce qu’il dit, ce qu’il annonce ». C’est ainsi, comme l’a souvent rappelé le Concile Vatican II, que le Christ peut être appelé « le sacrement du Père » : en Jésus, le Père se montre, le Père fait signe, il se donne à connaître, et pas seulement par un discours, mais par des actes efficaces (les actes de Jésus sont au moins aussi révélateurs que ses paroles : il guérit, il sauve, il relève). De même peut-on dire de l’Eglise qu’elle est « le sacrement du Christ » : l’Eglise est le Corps actuel de Jésus, sa présence contemporaine de Ressuscité, elle n’est pas une multinationale qui ferait nombre avec d’autres (la « Catholic Incorporated Company !) ; elle est, par ses actes (et notamment par « les sacrements ») autant que ses paroles le signe du Christ, au nom du Christ elle fait signe au monde. Telle est sa mission. Mais quel est son contenu ? Eh bien, le même que celui du Christ, puisqu’elle en est le Corps actuel. C’est-à-dire : révéler, montrer, par ses actes plus encore que par ses paroles, l’amour du Père, le manifester au monde, exprimer au monde combien Dieu aime l’humanité –jusqu’à donner sa vie, jusqu’à tout donner : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. Vous êtes mes amis… » (Jn 15, 13 sq.) Et comment manifeste-t-elle ce contenu ? Sur le mode du sacrement, du signe, du signal : un signe n’est pas nécessairement grandiloquent pour être efficace (une caresse vaut toutes les promesses du monde, un sourire aussi). C’est-à-dire : passer d’une présence « institutionnelle » à une présence « sacramentelle », c’est accepter de n’être plus obnubilé par le nombre (de participants à la messe, de présents à nos organisations, etc.), mais plutôt par la qualité de leur présence et de leur participation. Nous ne sommes pas là pour faire poids, pour « peser » contre des autres – ça, c’est une logique institutionnelle de puissance – mais pour être vraiment ce que nous devons être : le Christ aujourd’hui vivant et agissant. Plus concrètement, je crois que cette présence sacramentelle, si souvent rappelée par les textes du Concile Vatican II, se déploie en trois directions principales : manifestant le Christ par une communion d’amour, elle veille à enseigner comme Jésus, à guérir comme Jésus, à prier comme Jésus et avec lui. 2 « Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux », dit Jésus (Mt 18, 20) : il affirme que sa présence sacramentelle tient à la communion et au rassemblement de ceux qui prétendent croire en lui. L’Eglise sera présente à notre monde aujourd’hui en manifestant la communion des chrétiens, en la montrant, en montrant leur préoccupation les uns pour les autres, leur souci les uns des autres. Voilà pourquoi la réduction du nombre de messes dans un doyenné comme le nôtre ne tient pas seulement à la réduction du nombre de prêtres, mais à ce qu’est l’Eglise : plus modeste en nombre, elle doit se recentrer sur son identité, la communion. Voilà pourquoi les communautés paroissiales locales, tout en préservant le plus loin possible leur identité originelle, sont appelées à se rassembler davantage, à faire mieux connaissance les unes avec les autres et à aimer vivre ensemble, dans tous les domaines de la sacramentalité de l’Eglise, que je rappelle donc : enseigner, célébrer, servir. L’Eglise n’est pas là pour elle-même, mais pour le monde. C’est au monde, aux gens, donc, qu’elle fait signe. En annonçant l’amour de Dieu : de la catéchèse à la prédication en passant par les conférences de carême, les échanges et les débats, les conversations et les lectures, le partage de la Parole de Dieu, etc., l’Eglise enseigne – et « enseigner » n’est-il pas un mot qui, précisément, veut dire « faire signe » ? Mais elle célèbre aussi et peutêtre même d’abord : la Bonne Nouvelle qu’elle a reçue, celle de la Résurrection du Christ, de sa victoire sur la mort et sur toute forme de mort, elle la célèbre dans liturgie qu’elle a également reçue. Pâques n’est pas d’abord une réalité sur laquelle on raisonne, mais une nuit que l’on traverse vers la lumière, au travers là encore de signes partagés dans la foi : la lumière du cierge de Pâques, la puissance de l’eau baptismale, le repas eucharistique partagé dans la joie. Toute prière chrétienne, même la prière la plus personnelle, s’enracine toujours dans celle de la communauté, dans la liturgie. Mais aussi, l’Eglise se met au service du monde – non pas pour se substituer aux pouvoirs publics, mais pour, comme Jésus, manifester ainsi que les plus petits, les plus pauvres, sont pour elle les plus importants. Là où elle se trouve, elle s’inquiète de leur nourriture et de leur logement, de leur éducation, de leur santé, de leur bien-être, de leur accueil, de leur écoute (car il n’y a pas que les pauvretés matérielles, il y a les pauvretés affectives et psychologiques : voir la mise en place, chez nous, d’un service d’accueil). On ne saurait isoler ces trois tâches communautaires l’une de l’autre, sans dénaturer profondément le signe que l’Eglise doit donner au monde : les raisonnements quelquefois entendus, du genre : « Moi, mon dimanche se passer à donner mon temps pour les pauvres, mais la messe m’indiffère », etc., pour sympathiques qu’ils soient, ne reflètent pas ce qu’est et doit être l’Eglise, et risquent de la réduire soit, si l’on ne privilégie que le social, à une association philanthropique de plus ; soit, si l’on ne privilégie que l’enseignement, à une idéologie de plus ; soit, si l’on ne privilégie que la liturgie, à une ritualisme facilement stérile. 3 Je l’ai dit : ce type de présence ne suppose pas nécessairement de grands moyens : la modestie du signe est quelquefois le gage de son authenticité. Mais ce à quoi nous devons veiller, c’est à son authenticité : qu’il s’agisse de liturgie, d’enseignement, de service aux personnes. Et cette authenticité vient de la qualité communautaire de notre présence. Pour celle-ci, le prêtre, ou plus précisément le curé, joue un rôle. Lequel ? 3. Le rôle du curé dans les communautés chrétiennes Le prêtre est un envoyé (apostolos), car la structure ou plutôt la nature de l’Eglise est apostolique. Le prêtre est un extérieur envoyé à un ensemble de communautés pour les rassembler et veiller à la qualité du signe qu’elles donnent au monde. C’est donc, évidemment, un emmerdeur : à tous ceux qui préféreraient le repli sur eux-mêmes, sur leurs communautés paroissiales originelles, asbl, associations, etc., il rappelle l’urgence de la communion et d’un bien commun qui ne consiste pas en l’addition de biens individuels, mais dans le bien, précisément, d’une communauté. L’Eglise a toujours fonctionné comme cela depuis ses origines, et depuis le Christ lui-même, qui a envoyé ses disciples en avant de lui (Lc 10, par exemple). Mais il convient que le prêtre associe à sa tâche pastorale des chrétiens suffisamment représentatifs des diverses communautés et associations originelles : c’est le sens de l’EAP, « Equipe d’Animation Pastorale », envoyée elle aussi en mission par l’évêque avec le prêtre responsable, après consultation de tous, pour que soit assurée la tâche de la communion ecclésiale et que l’on veille à ce que l’enseignement, le service, la liturgie, soient assurés partout dans cet esprit de communion. Les Conseils Locaux de Pastorale, pour leur part, rappellent à l’EAP les spécificités et les besoins de chaque communauté locale. Le prêtre ne voit donc pas son rôle cantonné à la liturgie, ce n’est pas un « diseur de messes » : il doit être présent à la gestion matérielle des biens paroissiaux, à la catéchèse, aux structures d’enseignement (aux écoles, par exemple), aux structures de service social, non pas parce que ses compétences y sont les meilleures, non pas pour tout régenter, mais pour y rappeler cette indispensable communion. Il est lui aussi un signe, un sacrement (non seulement reçu mais devenu : le sacrement de l’Ordre), qui rappelle que l’Eglise est une communauté convoquée par Dieu à partager comme un signe d’amour la diversité de ses origines. Concluons. Nos communautés chrétiennes ont-elles encore un avenir ? Plus que jamais. Plus que jamais parce que notre monde a plus que jamais soif de fraternité et de communion, et que c’est la tâche de l’Eglise aujourd’hui comme hier, de manifester, même modestement, que l’amour est possible. 4