Introduction au Droit constitutionnel - UFR droit

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Introduction au Droit constitutionnel
Professeur : Jean-Louis Iten
TRAVAUX DIRIGES (1ER SEMESTRE)
LICENCE I (L 1)
Année universitaire 2014-2015
Université Paris 8
Introduction au Droit constitutionnel
(Semestre I)
Professeur : Jean-Louis Iten
Séance de travaux dirigés n° 1 : Présentation et méthodologie
Présentation du programme et des règles du jeu
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Séance n° 2 : La Constitution
Séance n° 3 : La hiérarchie des normes
Séance n° 4 : La justice constitutionnelle
Séance n° 5 : L’État
Séance n° 6 : La participation au pouvoir
Séance n° 7 : Galop d'essai
Séance n° 8 : La séparation des pouvoirs et la classification des régimes politiques
Séance n° 9 : Les Etats-Unis d’Amérique
Séance n° 10 : Le Royaume-Uni
Séance n° 11 : Révisions
Explications méthodologiques :
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La préparation de la séance
La dissertation
Le commentaire de texte ou de jurisprudence
Le cas pratique
Université Paris 8
Introduction au Droit constitutionnel
(Semestre I)
Professeur : Jean-Louis Iten
Séance de travaux dirigés n° 2 : La constitution
Document n° 1. Kelsen, H., Théorie pure du droit, trad. par Ch. Eisenmann,
Dalloz, 1962, pp. 299-302 (extraits).
Document n° 2. Prélot, M., Boulouis, J., Institutions politiques et droit
constitutionnel, Dalloz, 1990, pp. 28-37 (extraits).
Document n° 3. Mény, Y., « Constitutionnalisme », dans Y. Mény, O.
Duhamel, dir., Dictionnaire constitutionnel, PUF, 1992, pp. 212-213 (extraits).
Document n° 4. Rouvillois, F., Droit constitutionnel, Flammarion, coll.
« Champs Université », 2002, tome 1. Fondements et pratiques, pp. 98-102
(extraits).
Document n° 5. Beaud, O., « Constitution et constitutionnalisme », dans
P. Raynaud, S. Rials, dir., Dictionnaire de philosophie politique, PUF, 1996, pp.
117-126 (extraits).
Dissertation : La Constitution écrite (sujet 2014 session 2)
Document n° 1. Kelsen, H., Théorie pure du droit, trad. par Ch.
Eisenmann, Dalloz, 1962, pp. 299-302 (extraits).
« […]. Dans les développements précédents, on a déjà évoqué à mainte reprise cette
particularité que présente le droit de régler lui-même sa propre création. On peut
distinguer deux modalités différentes de ce règlement. Parfois, il porte uniquement sur la
procédure : des normes déterminent exclusivement la procédure selon laquelle d’autres
normes devront être créées. Parfois, il va plus loin et porte également sur le fond : des
normes déterminent – jusqu’à un certain point – le contenu, le fond d’autres normes dont
elles prévoient la création. On a déjà analysé le rapport entre les normes qui réglementent
la création d’autres normes et ces autres normes : en accord avec le caractère dynamique
de l’unité des ordres juridiques, une norme est valable si et parce qu’elle a été créée d’une
certaine façon, celle que détermine une autre norme ; cette dernière constitue ainsi le
fondement immédiat de la validité de la première. Pour exprimer la relation en question, on
peut utiliser l’image spatiale de la hiérarchie, du rapport de supériorité-subordination : la
norme qui règle la création est la norme supérieure, la norme créée conformément à ses
dispositions est la norme inférieure. L’ordre juridique n’est pas un système de normes
juridiques placées toutes au même rang, mais un édifice à plusieurs étages superposés,
une pyramide ou hiérarchie formée (pour ainsi dire) d’un certain nombre d’étages ou
couches de normes juridiques. Son unité résulte de la connexion entre éléments qui
découle du fait que la validité d’une norme qui est créée conformément à une autre norme
repose sur celle-ci ; qu’à son tour, la création de cette dernière a été elle aussi réglée par
d’autres, qui constituent à leur tour le fondement de sa validité ; et cette démarche
régressive débouche finalement sur la norme fondamentale – norme supposée. La norme
fondamentale hypothétique – en ce sens – est par conséquent le fondement de validité
suprême, qui fonde et scelle l’unité de ce système de création.
Commençons par raisonner uniquement sur les ordres juridiques étatiques. Si l’on s’en
tient aux seules normes positives, le degré suprême de ces ordres est formé par leur
Constitution. Il faut entendre ici ce terme en un sens matériel ; où il se définit : la norme
positive ou les normes positives qui règlent la création des normes juridiques générales.
La Constitution ainsi entendue peut être créée soit par la voie de coutume, soit par un acte
ayant cet objet et ayant pour auteurs un individu ou plusieurs individus, autrement dit : par
acte de législation. Dans le second cas, elle est toujours consignée dans un document ;
pour cette raison, on l’appelle une Constitution ‘écrite’ ; alors que la Constitution
coutumière est une Constitution non-écrite. Il se peut aussi qu’une Constitution au sens
matériel se compose pour partie de normes légiférées et écrites, pour partie de normes
coutumières et non-écrites. Il est également possible que les normes d’une Constitution
créée coutumièrement soient codifiées à un moment donné ; si cette codification est
l’oeuvre d’un organe de création du droit et a par suite un caractère obligatoire, la
Constitution née coutumière devient une Constitution écrite.
Le terme Constitution est pris aussi en un sens formel : la Constitution au sens formel est
un document qualifié de Constitution, qui – en tant que Constitution écrite – contient non
seulement des normes qui règlent la création des normes juridiques générales, c’est-àdire la législation, mais également des normes qui se rapportent à d’autres objets
politiquement importants, et, en outre, des dispositions aux termes desquelles les normes
contenues dans ce document ne peuvent pas être abrogées ou modifiées de la même
façon que les lois ordinaires, mais seulement par une procédure particulière, à des
conditions de difficulté accrue. Ces dispositions représentent la forme constitutionnelle ; en
tant que forme, cette forme constitutionnelle peut recevoir n’importe quel contenu, et elle
sert en première ligne à stabiliser les normes que l’on a appelées la Constitution
matérielle, et qui sont la base positive de l’ensemble de l’ordre juridique étatique ».
Document n° 2. Prélot, M., Boulouis, J., Institutions politiques et
droit constitutionnel, Dalloz, 1990, pp. 28-37 (extraits).
« […] Dans le langage courant, on parle de la ‘constitution’ d’un être humain ou de celle de
la matière. Si nous transposons cette notion dans le domaine des sciences sociales, nous
constaterons aisément que chaque groupe, à partir du moment où il se différencie,
possède une organisation déterminée, c’est-à-dire une certaine constitution. Celle-ci est
embryonnaire ou plus ou moins développée, mais partout elle existe. Restreindre à la
seule société politique cette notion de constitution, c’est jeter les esprits dans une
première incertitude, sinon dans une première erreur. Il y a du droit constitutionnel en deçà
et au-delà de l’Etat.
En deçà de l’Etat, il existe une constitution de la famille. L’expression est courante chez
les sociologues. Elle doit sa vogue à Le Play, mais l’idée est beaucoup plus ancienne ; elle
se trouve déjà chez Bodin. Malgré la résistance de beaucoup de juristes, dominés par les
traditions individualistes du code napoléonien, sa notion n’a pas cessé de s’imposer à
l’esprit. Il en va de même pour les sociétés commerciales, notamment pour les sociétés
anonymes. Sur ce point, les spécialistes eux-mêmes ont souligné les analogies. Par
exemple, Thaller a comparé à plusieurs reprises l’assemblée générale des sociétés
anonymes au pouvoir délibérant dans le droit constitutionnel politique ; de même, Bourcart
a insisté sur la correspondance profonde entre les différentes structures des sociétés
commerciales et les diverses constitutions des Etats. Dans le droit du travail, on constate
pareillement qu’il n’existe pas seulement, entre l’entreprise et ses membres, le lien d’un
droit contractuel, mais les obligations d’un droit constitutionnel.
Au-delà de l’Etat, l’Eglise catholique et d’autres sociétés religieuses possèdent un droit
constitutionnel dont la mise en relief est plus aisée encore. Les beaux travaux de Léo
Moulin ont montré l’influence exercée jadis par les constitutions des ordres religieux sur
les constitutions politiques. Le déroulement de Vatican II a montré le concile réinventant
peu à peu les règles de la procédure parlementaire qu’il avait d’abord cru pouvoir
dédaigner. La communauté universelle du droit des gens elle-même repose, ainsi que les
collectivités internationales plus étroitement intégrées, sur un ensemble de règles
constitutives essentielles. Georges Scelle s’est particulièrement attaché à mettre en
lumière l’existence et les caractères de ce droit constitutionnel international.
Ainsi, chaque discipline juridique connaît-elle un droit ‘constitutionnel’, produit de la
fonction organisatrice du milieu qu’elle a vocation à régir et qui se distingue d’un droit
‘relationnel’ correspondant à la fonction régulatrice des relations qui se développent dans
ce milieu ainsi organisé […]. A s’en tenir toujours à la logique des termes, le droit public
constitutionnel couvre un très vaste domaine. Il englobe l’ensemble des règles qui fondent
l’Etat dans son existence, en déterminent les formes, lui procurent ses structures et son
organisation. Or, un Etat n’est pas constitué lorsque le statut de l’autorité politique y est
seul fixé. Il ne le devient qu’à partir du moment où, par le statut des nationaux, est
circonscrite la collectivité humaine dont il est l’expression, déterminée l’organisation
administrative, établie la justice.
Cette extension du droit constitutionnel à toute la contexture de l’Etat n’est pas, comme on
l’a objecté, une vue de l’esprit ou une simple opinion. Elle correspond au contraire à une
réalité sociologique que confirme le droit positif. Sociologiquement, il existe, en effet, des
affinités étroites, des correspondances fondamentales, une solidarité institutionnelle
inévitable entre la détermination de la collectivité nationale, l’organisation politique, les
structures administratives, le statut de la justice […]. Cette conception large du droit public
constitutionnel est confirmée par le droit positif tel qu’il résulte du texte des constitutions
elles-mêmes […].
De nature contingente, la conception qui résulte […] pour le droit constitutionnel de sa
réduction au droit constitutionnel politique apparaît proprement arbitraire. Elle ne
correspond, ni à la notion d’un droit constitutionnel défini par opposition au droit
relationnel, ni à la notion d’un droit propre aux phénomènes politiques par opposition aux
phénomènes qui, quoique collectifs et publics, n’auraient pas, s’il en existe, ce caractère ;
ni même à celle d’un droit dont l’objet et l’étendue seraient tout simplement déterminés par
le texte juridique dénommé constitution et qui en est la source, sinon exclusive, du moins
principale. Si force est donc d’admettre que la conception du droit dit constitutionnel est de
pure convention, il est d’autant plus nécessaire d’en marquer les faiblesses et les
insuffisances […]. Il paraît indéniable que l’ensemble des normes qui informent
l’organisation de l’Etat, qu’il s’agisse des organes gouvernementaux, administratifs ou
juridictionnels, constitue une catégorie spécifique, tant du point de vue de leur objet
même, que de celui de la technique juridique en ce qui concerne la nature des règles et
les conséquences qui s’en déduisent quant à leur qualification, leur interprétation et leur
application […]. Mais la conception d’un droit constitutionnel opposé au droit relationnel a
l’inconvénient d’exclure rationnellement du premier l’étude des normes constitutives de
tout système politique. Il en est tout d’abord ainsi de celles, proprement relationnelles, qui,
dans le cadre de la séparation des pouvoirs, régissent les rapports des organes entre
lesquels est répartie l’autorité politique, et qui, servant de fondement à la classification
classique des systèmes de gouvernement, ne sauraient, en tant que telles, être exclues
du droit ‘constitutionnel’ dont elles forment d’ailleurs l’une des parties les plus importantes
[…] ».
Document n° 3. Mény, Y., « Constitutionnalisme », dans Y.
Mény, O. Duhamel, dir., Dictionnaire constitutionnel, PUF, 1992, pp.
212-213 (extraits).
« L’expression, d’un usage relativement récent en France (tout au moins dans sa
signification actuelle), reprend l’usage du terme ‘constitutionalism’ aux Etats-Unis et de ses
synonymes allemand ou italien. Elle traduit l’acception à la fois juridique et politique de la
supériorité de la Constitution sur toute autre norme. Politiquement, le constitutionnalisme
signifie que la loi fondamentale est la traduction du pacte social conclu entre toutes les
composantes du pays. Parce qu’elle incarne l’adhésion de l’immense majorité des
éléments du corps social, la Constitution bénéficie d’une légitimité érigée en mythe
sacralisé. C’est particulièrement vrai aux Etats-Unis où la Constitution (qui commence
symboliquement par ‘We, the people…’) est l’un des éléments – peu nombreux – autour
desquels se rassemble toute la nation américaine. Ce fut le cas encore dans la nouvelle
République fédérale d’Allemagne où les menaces extérieures firent toutefois insérer des
mesures de sauvegarde contre les ennemis de la Constitution. De même en Italie, à
l’exclusion de l’extrême droite et de l’extrême gauche, toute la classe politique, du PCI à la
Démocratie chrétienne, s’est rassemblée (au sein de ce que l’on a appelé de façon
imagée ‘l’arc constitutionnel’) dans une commune dévotion à la Constitution de la
Première République. Chez ces précurseurs ou ces tard-venus à la démocratie, la
Constitution représente le point d’ancrage et le dénominateur commun […].
Mais le constitutionnalisme ne se réduit pas à l’adhésion diffuse au texte constitutionnel ou
à ce qui en tient lieu (par exemple, les conventions et autres règles traditionnelles qui en
Grande-Bretagne servent de substitut à une constitution écrite inexistante). Encore faut-il
que la suprématie déclarée de la Constitution soit juridiquement garantie. Le
‘constitutionnalisme’ est devenu réalité tangible aux Etats-Unis à partir du moment où la
Cour suprême s’est affirmée le gardien vigilant de la suprématie de la Constitution non
seulement à l’égard des lois fédérales mais aussi des Constitutions d’Etats. Evolution plus
lente et difficile qu’on ne le croit puisqu’il en coûta une guerre civile et qu’en 1955 encore
la plénitude des droits civiques proclamés par les amendements à la Constitution n’était
pas assurée à de nombreux citoyens (noirs) du Sud. En Allemagne et en Italie, ce sont
également les cours constitutionnelles qui ont permis au constitutionnalisme de
s’enraciner. Faut-il rappeler que l’évolution des esprits en France eût pu être fragile et
précaire si la transformation du rôle du Conseil constitutionnel n’avait permis d’affirmer
pleinement la supériorité de la loi fondamentale. Bien qu’en principe, le constitutionnalisme
ne soit pas en contradiction avec la théorie de la souveraineté populaire, du moins
s’oppose-t-il à la forme que celle-ci a prise en France, c’est-à-dire l’omnipotence
parlementaire. Il n’y a pas de constitutionnalisme possible là où l’on peut affirmer ‘que
vous avez juridiquement tort parce que vous êtes politiquement minoritaire’. Le
constitutionnalisme aujourd’hui en France s’exprime en revanche avec éclat dans la
formule qu’utilise le Conseil constitutionnel : ‘la loi n’exprime la volonté générale que dans
le respect de la Constitution’ ».
Document n° 4. Rouvillois, F., Droit constitutionnel, Flammarion,
coll. « Champs Université », 2002, tome 1. Fondements et
pratiques, pp. 98-102 (extraits).
1. Tout État a une constitution.
[…] Il faut récuser la définition idéologique du ‘constitutionnalisme’ libéral, suivant laquelle
il n’y aurait de constitution que lorsque celle-ci présente un contenu précis : lorsqu’elle
assure par ses dispositions la protection des droits individuels et la souveraineté du
peuple. Cette définition, dont on trouve l’écho le plus célèbre dans l’article 16 de la
Déclaration de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 qui dispose que ‘toute société dans
laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée,
n’a point de constitution’, présente un caractère évidemment polémique. À l’époque, elle
permet aux révolutionnaires de distinguer d’une manière radicale les États sans
constitution – c’était, suivant cette définition, le cas de l’Ancien Régime – des États
constitutionnels : parmi lesquels, la France d’après 1789. L’existence d’une constitution
manifeste symboliquement le passage des ténèbres de la tyrannie aux Lumières de la
Raison éclairée.
Pourtant, cette affirmation s’avère politiquement inconsistante, révélant une confiance
démesurée dans les dispositions du droit écrit. Ce n’est pas parce qu’une constitution
proclame la séparation des pouvoirs ou la protection des libertés individuelles, que les
droits et libertés seront effectivement respectés. Toute l’histoire constitutionnelle, et en
particulier celle du XXe siècle, rappelle l’existence d’un hiatus tragique entre ce qui est fait,
et ce qui est dit. De même, et réciproquement, ce n’est point parce que ces grands
principes ne figurent pas dans le texte de la constitution que les libertés individuelles se
trouveront forcément bafouées par l’État, lequel se trouve parfois soumis à d’autres
principes, par exemple religieux, qui le contraindront beaucoup plus sûrement que les
dispositions constitutionnelles à respecter la dignité de ses sujets. Il suffit de rappeler à ce
propos le cas de la France d’Ancien Régime, décrite comme ‘hérissée de libertés’.
Mais si l’approche restrictive du constitutionnalisme s’avère politiquement infondée, elle
paraît aussi juridiquement irrecevable. Quoi qu’on dise, tout État, même archaïque ou
autoritaire, est organisé suivant certaines règles qui le ‘constituent’ comme tel. Pour
reprendre l’exemple cité plus haut, tel fut notamment le cas de la monarchie d’Ancien
Régime. Malgré les contestations que l’on vient de rappeler, et qu’illustre, à l’intérieur
même de l’appareil d’État, le mot de Turgot à Louis XVI : ‘Sire, votre Royaume n’a pas de
Constitution’, la monarchie en a bien une, que l’on finit même, au XVIIIe siècle, par
désigner sous ce terme.
La monarchie a une constitution, étant réglée en particulier par les ‘Lois fondamentales du
Royaume’, qui déterminaient de manière stricte l’organisation du pouvoir souverain (son
caractère monarchique, l’indisponibilité et la continuité de la Couronne, la nationalité de
son titulaire), son mode de dévolution (la ‘loi salique’, l’hérédité de mâle en mâle par ordre
de primogéniture), son principe (la catholicité du roi) et ses limites (l’inaliénabilité du
domaine de la couronne) […]. Et cet ensemble de lois fondamentales, non écrites mais
d’une rigidité absolue, est parfois qualifié expressément, par les publicistes mais aussi par
les textes officiels, de ‘constitution de la monarchie’
2. Seuls les États ont une constitution.
Réciproquement, le terme ‘constitution’ ne saurait être employé à propos que pour
désigner les règles d’organisation et de fonctionnement d’un État, tel qu’on a pu le définir
plus haut. ‘Il est de l’essence d’une constitution, souligne à cet égard Carré de Malberg,
d’être fondée sur la volonté et la puissance propre, sur la force intrinsèque d’une
collectivité autonome’, susceptible de se donner à elle-même sa propre loi suprême, sans
être subordonnée à une puissance extérieure. C’est pourquoi le terme lui paraît impropre,
malgré la dénomination officielle, pour désigner la loi qui, en 1911, organise le statut
particulier de l’Alsace-Lorraine dans le cadre de l’Empire allemand : ‘cette organisation
statutaire imposée ne forme pas plus pour l’Alsace-Lorraine une constitution digne de ce
nom que l’organisation donnée aux communes et aux départements par les lois
supérieures de l’État [n’est] un statut d’ordre constitutionnel’.
C’est pour une raison identique que l’on a pu récuser, à la même époque, l’emploi du
terme par des juristes marqués par la pensée sociologique, qui considéraient que toute
‘institution’ susceptible de déterminer son mode d’organisation et de fonctionnement se
donne à elle-même une ‘constitution’, y compris lorsque cette dernière se trouve
strictement encadrée et soumise à des lois préexistantes qui s’imposent à elle – ce qui
leur permettrait de parler d’un ‘droit constitutionnel de l’entreprise’.
Mais à l’inverse, cette définition conduit à s’interroger sur ce que pourrait signifier, dans un
proche avenir, la ‘Constitution européenne’ évoquée par les représentants d’un certain
nombre d’États européens depuis l’an 2000, et actuellement en gestation. Ne sera-t-elle
qu’une codification des dispositions figurant dans les traités, visant à les clarifier sans pour
autant bouleverser la nature juridique de l’Union européenne ? Dans cette première
hypothèse, le terme de constitution serait inapproprié. En revanche, si sa naissance
coïncidait avec la transformation de l’Union en un État véritable, il faudrait effectivement
parler d’une constitution européenne : mais c’est alors sur la nature de la constitution des
États membres que l’on serait amenés à s’interroger.
Document
n°
5.
Beaud,
O.,
«
Constitution
et
constitutionnalisme », dans P. Raynaud, S. Rials, dir.,
Dictionnaire de philosophie politique, PUF, 1996, pp. 117-126
(extraits).
« […] À l’origine, le terme de constitution, qui vient du latin constitutio, renvoie aussi bien à
la médecine (où il décrit l’idée d’état, d’ordre ou d’organisation d’un tout) qu’au droit où il
désigne à la fois un ensemble de textes pontificaux ou monastiques et une sorte d’acte
authentique. De même, il peut renvoyer à la fois tant au corps d’un individu (‘la constitution
humaine’) qu’à un corps social ou abstrait. La riche polysémie du terme lui a permis un
usage très extensif. Quant au concept de constitution, il est traversé par une opposition
radicale entre deux conceptions qu’on appellera respectivement institutionnelle (Bobbio) et
normative.
Selon la conception institutionnelle ou ‘organique’, la constitution est ‘l’ordre’ politique ou le
‘principe premier de l’unité politique ou de l’ordre politique’ (Fioravanti). En tant
qu’organisation, elle règle l’action et la vie de l’Etat tout comme la constitution règle la vie
et le mouvement du corps physique. D’où il résulte que tout Etat a une constitution, ‘car
tout ce qui existe a une manière d’existence, bonne ou mauvaise, conforme ou non à la
raison’ (P. Rossi). Très souvent, cette conception de la constitution est attachée à une
pensée politique antilibérale car cette primauté de l’ordre politique – du Tout – suppose
d’admettre une (ou des) autorité(s) capable(s) de créer et de maintenir un tel ordre. La
constitution est alors ce qui permet de conserver l’unité d’un peuple face aux forces
centrifuges (internes à l’Etat ou externes) qui la menacent de manière permanente […]. En
revanche, la conception normative perçoit la constitution comme une loi fondamentale,
c’est-à-dire comme une norme juridique suprême. Elle correspond au courant de la
pensée politique qui, remontant à Locke et passant par Constant jusqu’à Rawls, envisage
la constitution comme une technique de limitation du pouvoir destinée à garantir la liberté
de l’individu. Le concept de constitutionnalisme n’est pas moins plurivoque que celui de
constitution.
Dans son acception la plus large (lato sensu), il décrit la ‘technique consistant à établir et à
maintenir des freins effectifs à l’action politique et étatique’ (C. J. Friedrich). Ainsi défini, le
constitutionnalisme condenserait deux idées essentielles et anciennes de la philosophie
politique : d’abord, la promotion d’un gouvernement limité, et, ensuite, le gouvernement de
la loi qui se serait substitué au gouvernement des hommes. Ainsi permettrait-il de rendre
compte de la limitation tant du pouvoir de la Cité (‘constitutionnalisme ancien’) que du
pouvoir de la royauté par un droit coutumier (‘constitutionnalisme médiéval’). En revanche,
dans son acception plus restreinte (stricto sensu), le constitutionnalisme désigne certes
l’idée de limitation du pouvoir politique, mais ce pouvoir politique est uniquement l’Etat
moderne.
Le constitutionnalisme fait en effet partie intégrante de la philosophie de la démocratie
libérale qui présuppose une distinction entre la sphère privée ou sociale et la sphère
publique et politique, c’est-à-dire entre l’Etat et la société civile, distinction inconnue des
anciens modes de pensée constitutionnalistes ».
Seule sera ici retenue l’acception stricto sensu de constitutionnalisme parce que le
constitutionnalisme ancien ou médiéval est devenu obsolète depuis la naissance de la
souveraineté et de l’Etat moderne. Le constitutionnalisme postule l’existence d’un
ensemble de règles intangibles formant ce qu’on appelle la ‘constitution’. Mais,
contrairement à ce qu’affirme Mac Ilwain, l’apparition de l’Etat moderne (qui est souverain)
a totalement déclassé le constitutionnalisme médiéval dans la mesure où la souveraineté
met à la disposition du Souverain le droit non étatique – le droit coutumier par exemple. En
d’autres termes, l’Etat souverain peut modifier tout le droit positif (donc les règles
coutumières formant la ‘constitution’) au gré de sa volonté, de la raison politique. Ce
constat n’invalide cependant pas l’idée d’un constitutionnalisme moderne pour la simple
raison que celui-ci se développera à l’intérieur de l’Etat, par une sorte de processus
d’involution. La souveraineté de l’Etat est donc impliquée dans le concept de
constitutionnalisme moderne. Ce dernier vise à limiter cette puissance de l’Etat au moyen
de règles ‘intangibles’ appelées constitutionnelles et qui sont hors de portée des
gouvernants. Plus précisément, la naissance de la constitution moderne témoigne de
l’effort visant à soustraire une partie du droit positif à la volonté des gouvernants en faveur
de la défense des droits des citoyens. Le constitutionnalisme est inséparable de l’idée du
trust – propre à Locke, son premier théoricien – selon laquelle le peuple (la community),
devenu souverain, investit des gouvernants de la confiance et les contrôle afin que les
droits des citoyens soient respectés. Ainsi, inscrits dans la relation entre droits de l’homme
et souveraineté du peuple, le constitutionnalisme obéit au programme lockien : ‘le peuple
a […] proclamé les limites de la ‘prérogative’ royale dans des domaines où cela lui a
semblé nécessaire’ (Second traité, § 162). Historiquement, son triomphe signifie d’abord et
avant tout le recul de la ‘prérogative’ royale, c’est-à-dire du pouvoir absolu du monarque.
On peut donc dire que, depuis Locke, l’opposition cardinale en matière politique passe
entre le pouvoir absolu, qualifié d’arbitraire, et le pouvoir limité, qualifié de constitutionnel.
Dans un Etat constitutionnel, les gouvernants sont liés par le droit qui les protège contre
les abus du pouvoir. Le constitutionnalisme peut s’accommoder de la monarchie et donner
naissance à ce qu’on a appelé la ‘monarchie limitée’ (S. Rials) dans le cas français et
qu’on appelle généralement ‘monarchie constitutionnelle’. La question de la forme du
gouvernement (monarchique ou démocratique) est donc reléguée au second plan par les
principes et techniques du constitutionnalisme.
Toutefois, si le constitutionnalisme procède indubitablement de la philosophie politique
libérale, sa spécificité provient du fait que la limitation du pouvoir politique qu’il poursuit est
réalisée au moyen du droit, au moyen de la constitution conçue comme juridique. De ce
point de vue, il se distingue autant du constitutionnalisme grec (constitution-ordre) que du
constitutionnalisme médiéval (constitution coutumière). Comme le droit moderne lui-même
tend vers la norme juridique, le constitutionnalisme moderne tend lui aussi vers la
constitution-norme, ainsi que l’indiquent les définitions courantes de la constitution. Celleci, prise dans son acception usuelle (c’est-à-dire normative) ‘se caractérise par la
prétention à régir de manière globale et unique, par une loi supérieure à toutes les autres
normes, le pouvoir politique dans sa formation et ses modes d’exercice (D. Grimm). De
cette définition découlent quatre grandes caractéristiques de la constitution-norme.
Selon la première, elle règle et organise la dévolution et le fonctionnement des pouvoirs
publics de l’Etat. Elle habilite les gouvernants à agir en fixant et donc en délimitant leurs
pouvoirs qui deviennent des compétences. Juridiquement, elle est davantage un acte
d’habilitation qu’un commandement. Le second trait de la constitution est de protéger les
droits de l’individu contre les abus potentiels du pouvoir. Telle est sa première dimension
spécifiquement libérale en ce qu’elle relie la problématique des droits naturels de l’homme
avec l’idée de limitation du pouvoir des gouvernants. Selon sa troisième caractéristique, la
constitution vise à limiter l’exercice du pouvoir et garantit cette limitation en organisant une
séparation des pouvoirs, c’est-à-dire une division des fonctions exercées par les pouvoirs
actifs de l’Etat. On sait que l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen de 1789 résume ces deux derniers traits en énonçant que ‘toute société, dans
laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée,
n’a point de constitution’. Enfin, la dernière marque de la constitution moderne est d’être,
formellement, une loi suprême, supérieure aux autres normes juridiques, condensée dans
un seul document. Sauf dans certains pays, notamment le Royaume-Uni et Israël, la
constitution est une loi écrite, une sorte de code constitutionnel (G. Stourzh) ».
Université Paris 8
Introduction au Droit constitutionnel
(Semestre I)
Professeur : Jean-Louis Iten
Séance de travaux dirigés n° 3 : La hiérarchie des normes
Document n° 1a. Cadart, J., Institutions politiques et droit constitutionnel, LGDJ,
1975, t. I, p. 146
Document n° 1b. Kelsen, H., Qui doit être le gardien de la Constitution ?,
traduction et introduction de Sandrine Baume, Michel Houdiard éditeur,
coll. « Citations », 2006, pp. 63-67 (extraits)
Document n° 2. Amselek, P., « Réflexions critiques autour de la
conception kelsénienne de l’ordre juridique », RDP, 1978, pp. 5-19
(extraits)
Document n° 3. Troper, M., « La pyramide est toujours debout ! Réponse
à Paul Amselek », RDP, 1978, pp. 1523-1536 (extraits)
Document n° 4. De Villiers, M., « Hiérarchie des normes », dans
Dictionnaire du droit constitutionnel, Armand Colin, 1998, pp. 103-104
Document n° 5. Pfersmann, O., « La constitution comme norme », dans L.
Favoreu, coord., Droit constitutionnel, Dalloz, 1998, pp. 71-160 (extraits)
Document n° 6. Genevois, B., « Le Conseil d’Etat n’est pas le censeur de
la loi au regard de la Constitution », RFDA, 2000, pp. 715-724 (extraits)
Document n° 7. CJCE, 15 juillet 1964, Costa c. Enel (extraits)
Document n° 8. CJCE, 9 mars 1978, Simmenthal (extraits)
Document n° 9. CE, 22 décembre 1978, Cohn-Bendit
Document n° 10. CE, 30 octobre 2009, Mme PERREUX
Commentaire de texte : Document n°10
Document n° 1a. Cadart, J., Institutions politiques et droit
constitutionnel, LGDJ, 1975, t. I, p. 146.
« La rigidité de la constitution au sens formel lui assure une valeur juridique supérieure à
toute autre règle de droit. C’est le deuxième principe fondamental régissant des
constitutions au sens formel, conséquence du premier selon lequel elles ne peuvent être
révisées que selon des procédures spéciales.
Cette valeur juridique supérieure à toute autre règle de droit suppose, crée et détermine la
hiérarchie des normes juridiques présentée dans l’introduction générale : toutes les
normes juridiques sont subordonnées les unes aux autres, cette hiérarchie coïncidant
d’abord avec la hiérarchie des organes dont elles émanent. Par suite, la loi ordinaire,
émanant du Parlement et du gouvernement agissant presque toujours en accord, est
soumise à la loi constitutionnelle, qui émane du pouvoir constituant. Le règlement établi
par le seul gouvernement est subordonné à la loi ordinaire ; n’émanant que du
gouvernement, il est le fruit d’une élaboration plus simple, d’un seul organe de l’Etat. Les
autres règlements édictés par des organes inférieurs au gouvernement sont subordonnés
à ceux de ce dernier, tels les arrêtés réglementaires d’un ministre certes membre du
gouvernement, mais aussi organe inférieur à ce collège lorsqu’il agit seul. À plus forte
raison, en est-il ainsi pour les arrêtés des préfets et des maires. La hiérarchie de ces
organes établie par la constitution détermine pour l’essentiel la hiérarchie des règles qu’ils
établissent. Enfin, les actes juridiques individuels sont soumis aux règlements. Cette
hiérarchie des règles de droit assure la domination de chacune d’elles sur celles qui lui
sont inférieures. Ainsi est assurée la suprématie de la constitution qui occupe le sommet
de cette hiérarchie, qui repose sur la pyramide hiérarchique des organes. La hiérarchie
des règles de droit et la suprématie de la constitution se traduisent dans le langage
juridique par diverses expressions que nous avons déjà présentées telles que le principe
de légalité, qu’il serait préférable d’appeler le principe de juridicité (expression de Georges
Vedel). Cette construction est aussi désignée comme étant le système de l’État de droit,
c’est-à-dire le système dans lequel l’Etat est entièrement soumis au droit, dans lequel la
situation de toute personne est soumise au droit ; on dit aussi que le règne du droit la rule
of law des Britanniques, est ainsi garanti. Nous avons montré précédemment que l’on
pourrait aussi employer d’autres formules telles que ‘souveraineté du droit’, ‘empire du
droit’, ‘domination du droit’, etc. Mais ce règne du droit, cette valeur juridique supérieure à
tout autre ne sont réalisés et garantis que si les violations de cette suprématie de la
constitution sont sanctionnées. Autrement dit, la suprématie de la constitution, le règne du
droit supposent que toutes les autres règles de droit en vigueur fassent l’objet d’un
contrôle de régularité, d’un contrôle de constitutionnalité, c’est-à-dire d’un contrôle de
conformité à la constitution ».
Document n° 1b. Kelsen, H., Qui doit être le gardien de la
Constitution ?, traduction et introduction de Sandrine Baume,
Michel Houdiard éditeur, coll. « Citations », 2006, pp. 63-67
(extraits)
I. Le problème de la garantie de la Constitution dans la monarchie constitutionnelle
Le ‘Gardien de la Constitution’, cela signifie à l’origine un organe dont la fonction est de
protéger la Constitution contre des violations. C’est pourquoi on parle, en général, d’une
‘garantie’ de la Constitution. Comme celle-ci est un ordre, et en tant que tel un complexe
de normes au contenu déterminé, une ‘violation’ de la Constitution renvoie à une situation
dans laquelle un état de fait est contraire à ces normes, que ce soit à cause d’une action
ou d’une omission. Il y a omission uniquement en cas de non exécution d’une obligation,
mais pas lorsqu’on fait valoir un droit d’un organe institué par la Constitution. Comme toute
autre norme, la Constitution ne peut être violée que par ceux qui ont le devoir de
l’appliquer. Cela peut se produire de manière médiate ou immédiate. C’est ainsi que la
violation d’une loi promulguée sur la base de la Constitution est une violation médiate de
la Constitution, même si la légalité de l’application de la loi est exigée par la Constitution.
S’il est question des institutions qui sont en charge de la protection de la Constitution, on a
évidemment seulement affaire à une protection contre des violations constitutionnelles
immédiates. Les organes dont elles peuvent émaner sont des organes constitutionnels
immédiats ; ils sont sous le ‘contrôle constitutionnel’.
L’exigence politico-juridique de garanties de la Constitution, c’est-à-dire d’institutions par
lesquelles est contrôlée la constitutionnalité des actes de certains organes de l’État
immédiatement constitutionnels, tel le Parlement ou le Gouvernement, correspond à un
principe spécifique de l’État de droit, celui de la plus grande conformité possible de la
fonction publique au droit. Sur l’opportunité de cette exigence, on peut – selon les points
de vue politiques et selon les Constitutions – être d’avis très différents. Il y a en effet des
situations dans lesquelles la Constitution – pour l’essentiel – ne peut pas être appliquée et
où les garanties constitutionnelles ont donc perdu tout leur sens, parce qu’elles doivent
rester nécessairement inefficaces. La question technico-juridique de la meilleure forme de
garanties constitutionnelles peut également être résolue de manière très différente, en
considérant la spécificité de la Constitution et la distribution du pouvoir politique prévue
par la Constitution ; surtout si l’on donne la préférence aux garanties répressives ou
préventives, qu’on met l’accent sur la suppression des actes contraires à la Constitution
ou encore sur la responsabilité personnelle des organes qui leur confèrent cet accent. Une
discussion sérieuse est possible sur tous ces points. Seule une chose semblait être
jusqu’à présent hors de discussion. Elle allait tellement de soi qu’on considérait qu’il n’était
pas nécessaire de la placer au niveau d’un débat approfondi, consacré ces dernières
années au problème de la garantie constitutionnelle. La voici : lorsque, de manière
générale, une institution doit être créée pour contrôler la constitutionnalité de certains
actes étatiques immédiatement constitutionnels, plus particulièrement ceux du Parlement
et du Gouvernement, ce contrôle ne doit pas être confié à un des organes dont les actes
doivent être examinés. La fonction politique de la Constitution est de contenir l’exercice du
pouvoir dans des limites juridiques.
La garantie de la Constitution suppose que les limites juridiques ne soient pas
outrepassées. Si une chose n’est pas à mettre en doute, c’est qu’à une telle fonction
aucune autre instance n’est moins appropriée que celle à laquelle la Constitution confère
justement l’exercice du pouvoir – que ce soit en tout ou partie –, et qui a donc les moyens
juridiques à portée de main, et peut prendre l’initiative politique de violer la Constitution.
Car tout le monde s’accorde sur ce principe de technique juridique : personne ne peut être
juge de ses propres affaires […].
Document n° 2. Amselek, P., « Réflexions critiques autour de la
conception kelsénienne de l’ordre juridique », RDP, 1978, pp. 519 (extraits).
« Les idées de Kelsen sur l’ordre juridique constituent, sans doute, l’une des parties les
plus faibles de la pensée du maître autrichien. Les apports les plus fondamentaux du chef
de l’Ecole de Vienne se situent, en effet, au niveau de la théorie générale de l’éthique :
Kelsen a su jeter une lumière salutaire sur la chose ‘norme’, en démonter la structure
d’outil de direction des conduites humaines, c’est-à-dire de modèle de conduite à suivre
servant de support au jugement et, par suite, à l’action des hommes ; il a, du même coup,
clairement élucidé l’opération mentale que l’on appelle ‘jugement éthique’ et qui consiste à
confronter un objet, en l’occurrence un comportement humain, à une norme et à faire ainsi
apparaître sa valeur, positive ou négative, c’est-à-dire sa conformité ou sa non-conformité
à la norme.
Sur ces notions essentielles, mais jusque-là bien nébuleuses, de ‘norme’, de ‘jugement de
valeur’, on peut dire que l’apport de Kelsen a été décisif. Au contraire, assez étrangement,
au niveau du droit en tant que secteur spécifique de l’éthique, au niveau non plus du genre
éthique mais de l’espèce droit, les idées émises par Kelsen apparaissent singulièrement
moins heureuses et, à la vérité, assez décevantes : tel est le cas de la définition même de
la juridicité, de la notion de norme juridique – norme à contenu sanctionnateur, comme si
le juridique se situait à ce niveau du contenu des normes. Tel est le cas aussi, et c’est ce
qui nous intéresse ici, de la conception que se fait Kelsen de l’ordre juridique.
Les faiblesses de la pensée de Kelsen au sujet de l’ordre juridique proviennent
essentiellement d’une double influence néfaste qui a contribué à brouiller sa vision : d’une
part, en dépit de ses professions de foi et de sa démarche positivistes, Kelsen n’a pas su
s’affranchir de certaines séquelles insidieuses du droit naturel, de certaines manières de
penser jusnaturalistes séculaires, et plus précisément du problème moral et jusnaturaliste
par excellence du ‘fondement du droit’ – entendons du fondement du devoir d’obéissance
au droit : pourquoi faut-il obéir au droit, pourquoi le droit est-il obligatoire ? Pour s’être
laissé encombrer par ce problème, qui est un faux problème dans une perspective
strictement positiviste, Kelsen a été amené à une vision très vaporeuse, très ésotérique,
de l’ordre juridique – pyramide de normes soutenue par une norme fondamentale
hypothétique. Mais la vision kelsénienne de l’ordre juridique s’est trouvée aussi brouillée,
d’autre part, par le fait que le maître autrichien, là encore malgré ses convictions
positivistes, n’a pas su résister à ce que j’appellerai l’attitude, ou mieux la tentation
logiciste : il s’agit là d’une tentation sournoise, à laquelle les philosophes du droit
succombent facilement, qui pousse le théoricien à adopter vis-à-vis des normes juridiques
posées par les pouvoirs publics, non pas l’attitude de l’observateur face à un objet donné,
face à des instruments de mesure dont il faut respecter l’existence et la structure propre,
mais l’attitude du logicien face à de simples ‘propositions’, c’est-à-dire à des énoncés
verbaux de l’esprit à contrôler, justiciables du tribunal de la raison, susceptibles d’être
validés ou invalidés. C’est une telle attitude de policier de la pensée discursive qui a
conduit Kelsen à adopter des positions indéfendables à propos de l’absence de
contradiction ou de l’absence de lacune de l’ordre juridique […].
Mais si l’on remonte ainsi les différents degrés de la hiérarchie d’un ordre juridique, à un
certain moment force est de s’arrêter parce qu’il n’y a plus de normes juridiques positives
supérieures, parce qu’on se trouve au niveau de normes juridiques originaires : tel est le
cas – si l’on fait abstraction du droit international – de la Constitution. Pourquoi, en effet, la
Constitution est-elle valable ? S’il s’agit d’une constitution dérivée issue de la révision
d’une constitution précédente, on pourra certes répondre que c’est parce qu’elle a été
édictée conformément aux dispositions de cette constitution précédente fixant les
conditions de sa révision. Mais on arrivera nécessairement ensuite à une constitution
historiquement première dont la validité ne peut plus être rapportée à une norme juridique
positive supérieure et antérieure. Or, il y a une espèce de mystère pour Kelsen : cette
constitution première est nécessairement valable, sinon elle ne pourrait fonder la validité
de toutes les autres normes juridiques. Quel peut bien être, demande alors Kelsen, le
fondement de validité de cette norme constitutionnelle ? Pourquoi est-elle valable et
pourquoi doit-on y obéir ? Les jusnaturalistes invoqueraient ici un fondement
métaphysique du type : la Constitution est valable parce que et dans la mesure où ses
dispositions sont conformes à la volonté de Dieu ou de la Nature. Mais Kelsen, en
positiviste convaincu, rejette une telle démarche métaphysique. Il n’est pourtant pas
possible, par définition même, de fonder la validité de cette constitution première sur une
autre norme de droit positif. Il faut donc nécessairement admettre, conclut le maître
autrichien, que la validité et le caractère obligatoire de cette Constitution première doivent
être supposés, doivent être tenus comme une hypothèse. Mais cette hypothèse elle-même
a nécessairement le caractère d’une norme, puisque seule une norme peut donner de la
valeur. Il faut donc admettre qu’il y a, à la base (ou au sommet, comme on voudra) de
l’ordre juridique positif, une norme fondamentale supposée, hypothétique, qui ne fait pas
partie du droit positif mais constitue, nous dit Kelsen de manière assez obscure, ‘une
hypothèse logique-transcendantale’, norme fondamentale selon laquelle ‘on doit se
conduire de la façon que la Constitution prescrit’, ‘il faut observer les règles contenues
dans la première Constitution’. C’est cette norme fondamentale hypothétique qui est, en
définitive, le fondement de validité commun de toutes les normes d’un ordre juridique et
c’est par elle, finalement, que toutes ces normes juridiques apparaissent constituer un
ordre […].
L’idée selon laquelle des normes constituent un ordre lorsqu’elles tirent leur principe de
validité d’une norme fondamentale unique est une pure pétition de principe. C’est, en
quelque sorte, une conception ‘monastique’ de l’ordre juridique : les normes de l’ordre
juridique ressembleraient aux membres d’un ordre monastique assujettis à une règle
commune. On peut, toutefois, parfaitement concevoir l’ordre juridique d’un Etat – et c’est
dans ce sens qu’on le conçoit couramment en pratique – comme désignant simplement
l’ensemble des normes juridiques en vigueur dans cet Etat, le mot même d’ordre ou de
système impliquant seulement cette connotation que ces différentes mesures juridiques ne
sont pas des éléments autonomes juxtaposés, mais des éléments d’un tout qui se
combinent entre eux comme les mesures d’une mélodie, puisqu’il s’agit de régler la vie
dans la Cité. Si l’on veut, le droit est une espèce de technique combinatoire de par sa
finalité même qui transcende chacune des normes qui le composent : il vise à modeler les
comportements à l’intérieur d’une population humaine, et c’est pourquoi les autorités qui
émettent les normes juridiques sont des autorités ‘publiques’, des dirigeants ‘publics’,
c’est-à-dire des conducteurs de peuples (les termes de public ou même de politique,
étymologiquement, évoquent simplement l’idée d’hommes vivant en population). Mais
cette connotation combinatoire contenue dans l’expression ‘ordre juridique’ renvoie
implicitement au contenu des normes juridiques, et non à leur validité […] ».
Document n° 3. Troper, M., « La pyramide est toujours debout !
Réponse à Paul Amselek », RDP, 1978, pp. 1523-1536
(extraits).
« […] ‘L’idée selon laquelle des normes constituent un ordre lorsqu’elles tirent leur principe
de validité d’une norme fondamentale unique est une pure pétition de principe’. C’est là,
dit-il (Paul Amselek), une conception possible, mais il en existe une autre, selon laquelle
l’ordre juridique serait un système de relations entre les contenus de normes. Il est certain
que les contenus des normes forment un système. Qu’on songe, par exemple, au tarif
postal ou encore au Code pénal. Toutes les conduites d’un certain type sont régies par
l’une ou l’autre des normes qui composent le système. Chacune des conduites
appartenant à une certaine catégorie, par exemple les infractions, est régie d’une manière
spécifique et cependant non indépendante de la manière dont sont régies les autres.
Pourtant, on ne saurait parler dans ce cas d’un ordre normatif. On est en présence d’un
système de conduites prescrites et non d’un véritable système de normes. En effet, les
normes qui composent le tarif postal ou le Code pénal ne tirent pas leur nature de normes,
leur validité, de leur appartenance à ce système. Pour pouvoir parler de système, il faut
d’abord les connaître comme normes, puis mettre en relation leurs contenus. Comme
l’écrit Paul Amselek lui-même, ‘cette connotation combinatoire contenue dans l’expression
‘ordre juridique’ (au sens où il l’entend) renvoie implicitement au contenu des normes
juridiques et non à leur validité’. Au contraire, selon la conception de Kelsen, les normes
juridiques tirent leur validité, c’est-à-dire leur nature spécifique de normes, de leur
appartenance au système, de leur relation avec la totalité de l’ordre juridique. Cette
relation, c’est précisément leur insertion dans une hiérarchie. L’idée d’un ordre juridique
hiérarchisé n’est donc nullement une pétition de principe, mais une simple conséquence
de la définition même de la norme juridique, que Paul Amselek avait négligé de signaler
dans sa présentation […] ».
Document n° 4. De Villiers, M., « Hiérarchie des normes »,
dans Dictionnaire du droit constitutionnel, Armand Colin, 1998, pp.
103-104.
« Structure du droit selon laquelle, et sous réserve de critères complémentaires, la valeur
d’un acte est fonction de la place de son auteur dans l’organisation des pouvoirs publics.
Si l’expression hiérarchie des normes est très liée au normativisme du juriste autrichien
Kelsen (pour qui le droit se forme par degrés du haut en bas d’une pyramide hiérarchisée),
elle s’en détache cependant car elle formalise une exigence de tout système juridique
fondé sur l’idée de compétence.
En droit interne, la Constitution, oeuvre du souverain (le pouvoir constituant) est au
sommet de la hiérarchie. Viennent ensuite les actes à valeur législative : la loi organique
d’abord, votée par le Parlement selon une procédure très légèrement plus solennelle que
la procédure législative ordinaire, puis la loi ordinaire. La dernière catégorie est celle des
actes administratifs : est prise en compte ici la qualité d’autorité administrative de l’auteur
de l’acte (Président de la République et/ou Premier ministre, ministres, autorités locales
pour les arrêtés). A titre complémentaire, une hiérarchie sera établie au sein de ces actes
administratifs selon la procédure (ainsi le décret en Conseil d’Etat l’emporte sur le décret
simple) et, le cas échéant, selon le contenu : un décret comportant une mesure
individuelle ne peut déroger aux dispositions d’un décret réglementaire (et il en va de
même pour les arrêtés interministériels, ministériels, préfectoraux, municipaux). Il faut
ajouter que la catégorie des lois ordinaires s’enrichit des décisions que le président de la
République peut être amené à prendre dans le domaine de la loi en période d’application
de l’article 16 de la Constitution du 4 octobre 1958 et des ordonnances (article 38 C)
ratifiées, alors que les ordonnances non encore ratifiées sont, jusqu’à ratification, des
actes administratifs.
En ce qui concerne les engagements internationaux, il faut distinguer. Au stade de
l’introduction d’un engagement international dans l’ordre juridique interne, la Constitution
de 1958 définit à l’article 54 une exigence de compatibilité entre la Constitution et
l’engagement international, exigence cependant subordonnée à une saisine du Conseil
constitutionnel pour faire constater une éventuelle contrariété : le respect de la
Constitution est ainsi assuré ; en revanche, une fois l’engagement international ratifié et
entré en vigueur, il n’y a pas de contrôle de constitutionnalité possible, ce qui veut dire
qu’aucune norme de droit interne, y compris de droit constitutionnel, ne peut lui être
opposée. C’est la conception du monisme dans les rapports du droit international et du
droit interne : tout traité en vigueur lie les parties, doit être exécuté par elles de bonne foi
(c’est la règle pacta sunt servanda).
La notion de hiérarchie des normes peut encore s’exprimer autrement en définissant les
principes de constitutionnalité et de légalité, principes qui développent cette idée que pour
être valide, un acte doit avoir été pris par l’autorité compétente en respectant les règles de
forme et de fond posées par les textes hiérarchiquement supérieurs. Encore faut-il qu’il y
ait une juridiction qui puisse être saisie, et que cette juridiction se reconnaisse compétente
pour faire constater l’inconstitutionnalité ou l’illégalité. Ainsi la loi référendaire est-elle une
loi ‘hors hiérarchie’ dès lors que son adoption par le peuple souverain la rend insusceptible
d’être contrôlée par le juge constitutionnel […] ».
Document n° 5. Pfersmann, O., « La constitution comme
norme », dans L. Favoreu, coord., Droit constitutionnel, Dalloz,
1998, pp. 71-160 (extraits).
« […] On peut ainsi introduire le concept de ‘sécurité juridique’ en un sens également
formel et une acception stricte. Il s’agit de la propriété d’un système juridique de procurer à
tous les destinataires un cadre normatif relativement déterminé et permettant ainsi une
orientation précise de ses choix à un moment donné. Ce n’est qu’une conséquence de
l’Etat de droit. En tant que telle, la sécurité juridique ne comporte donc aucune garantie
relative à la stabilité d’un certain contenu mais celle du fait que les normes ne seront
appliquées et modifiées que de la manière explicitement prévue. La stabilisation de
certains contenus ne peut en revanche être introduite que par une règle spécifique dans le
système, elle excède les données formelles de l’Etat de droit […].
La construction juridique de l’Etat de droit nécessite également un usage délibéré de la
formalisation constitutionnelle aux fins d’une réorganisation de la hiérarchie des normes. Il
peut en résulter l’impression que seuls certains ordres juridiques seraient dotés d’une
hiérarchie des normes ce qui est évidemment erroné. Il est vrai en revanche que la
démocratie libérale ne peut trouver d’organisation juridique qu’au prix d’une importante
restructuration hiérarchique. Cela n’empêche nullement qu’une société aux valeurs
libérales socialement très ancrées puisse se passer d’une telle architecture sans perdre
son caractère libéral comme c’est encore largement le cas en Grande-Bretagne ; cela
s’oppose en revanche à ce que le système juridique ait en tant que tel cette propriété
(d’être une démocratie libérale) s’il n’accepte pas les contraintes de la complexité de la
formalisation. Il en résulte aussi que si l’on rejette (politiquement) cette complexité, on ne
peut revendiquer l’héritage juridique de la démocratie libérale […].
Le droit constitutionnel formel est hiérarchiquement déterminé et il n’en saurait être
autrement. La notion de ‘supraconstitutionnalité’ a été évoquée à diverses reprises dans le
débat français récent. Il est apparu cependant qu’il y avait un risque de confusion, du
moins au plan interne, dans la mesure où cette notion peut être rattachée à celle de droit
naturel, ou de normes extra-juridiques. Rien n’empêche toutefois qu’il existe des normes
‘supérieures’ à la Constitution pour autant qu’elles ne fassent pas partie du système
juridique en question : elles sont, dans ce cas, non pas des normes du système au-dessus
de la Constitution formelle, mais des normes ayant pour destinataires le système en tant
que tel. Elles ne seront qu’indirectement supérieures et non pas au sens technique d’une
supériorité hiérarchique. Ce qui est conceptuellement impossible, c’est que le même
système ait une constitution formelle et quelque chose au-dessus d’elle. Comme nous le
verrons, il peut parfaitement exister, dans un système donné, une pluralité de couches de
droit constitutionnel formel hiérarchiquement ordonnées, mais il s’agit alors de plusieurs
formes de droit constitutionnel formel. On appellera ce phénomène, afin de marquer sans
ambiguïté qu’il ne s’agit pas de normes supra donc extrajuridiques, ‘constitutionnalité
supérieure’ […] ».
Document n° 6. Genevois, B., « Le Conseil d’Etat n’est pas le
censeur de la loi au regard de la Constitution », RFDA, 2000,
pp. 715-724 (extraits).
« L’absence de contrôle de la constitutionnalité de la loi est et demeure une règle d’or du
contentieux administratif. Sous l’empire des lois constitutionnelles de 1875, une telle
solution était loin d’être imposée par des considérations d’ordre juridique. De plus, à
l’époque de l’arrêt Arrighi (1936), le refus opposé au contrôle par le Conseil d’Etat ne se
voulait pas irrémédiable, comme l’atteste la référence faite dans l’arrêt à ‘l’état actuel du
droit public’.
Par la suite, le Conseil d’Etat s’est senti conforté dans son attitude par la volonté du
pouvoir constituant. Si celui-ci, en 1946 avec la création du Comité constitutionnel puis, en
1958, avec l’institution du Conseil constitutionnel, a dérogé à la tradition juridique française
hostile au contrôle de constitutionnalité de la loi, c’est uniquement au profit de l’organe
créé à cet effet par la Constitution.
Le défaut de contrôle de constitutionnalité des lois en dehors du contrôle préventif voulu
par le constituant n’a cependant pas fait obstacle au développement de jurisprudences
propices au respect de la hiérarchie des normes : contrôle de l’existence de la loi ; prise
en compte de l’abrogation par la Constitution d’une loi ancienne inconciliable avec elle ;
limitation du nombre des hypothèses où des actes des autorités exécutives se sont vu
reconnaître un statut législatif ; interprétation des lois à la lumière des normes supérieures
par le biais notamment de la théorie des principes généraux du droit.
Le facteur d’évolution le plus tangible résulte de la place donnée par les juridictions
ordinaires aux engagements internationaux de la France, favorisée dans notre pays par la
volonté du constituant de 1946 – et qui n’a pas été substantiellement remise en cause par
le constituant de 1958 – de consacrer l’autorité des traités sur la loi […]. Dans la mesure
où le pouvoir constituant n’a pas souhaité jusqu’ici instituer une procédure d’exception
d’inconstitutionnalité, il incombe à nos juridictions suprêmes d’assurer de façon
pragmatique la cohérence de l’ensemble de notre ordonnancement juridique […] ».
Document n° 7. CJCE, 15 juillet 1964, Costa c. Enel (extraits).
[…] « À la différence des traités internationaux ordinaires, le traité de la CEE a institué un
ordre juridique propre intégré au système juridique des États membres [...] et qui s’impose
à leur juridiction. En instituant une Communauté de durée illimitée, dotée d’institutions
propres, de la personnalité, de la capacité juridique, d’une capacité de représentation
internationale et plus particulièrement de pouvoirs réels issus d’une limitation de
compétence ou d’un transfert d’attributions des États à la Communauté, ceux-ci ont limité
leurs droits souverains et ont créé ainsi un corps de droit applicable à leurs ressortissants
et à eux-mêmes ; […] le droit du traité ne pourrait donc, en raison de sa nature spécifique
originale, se voir judiciairement opposer un texte interne quel qu’il soit sans perdre son
caractère communautaire et sans que soit mise en cause la base juridique de la
Communauté elle-même […] ; le transfert opéré par les États, de leur ordre juridique
interne au profit de l’ordre juridique communautaire, des droits et obligations
correspondant aux dispositions du traité, entraîne donc une limitation définitive de leurs
droits souverains contre laquelle ne saurait prévaloir un acte unilatéral ultérieur
incompatible avec la notion de Communauté » […]
Document n° 8. CJCE, 9 mars 1978, Simmenthal (extraits)
« […] 13. Attendu que la première question vise, en substance, à voir préciser les
conséquences de l’applicabilité directe d’une disposition du droit communautaire en cas
d’incompatibilité avec une disposition postérieure de la législation d’un État membre ;
14. attendu que l’applicabilité directe, envisagée dans cette perspective, signifie que les
règles du droit communautaire doivent déployer la plénitude de leurs effets, d’une manière
uniforme dans tous les États membres, à partir de leur entrée en vigueur et pendant toute
la durée de leur validité ;
15. qu’ainsi, ces dispositions sont une source immédiate de droits et d’obligations pour
tous ceux qu’elles concernent, qu’il s’agisse des États membres ou de particuliers qui sont
parties à des rapports juridiques relevant du droit communautaire ;
16. que cet effet concerne également tout juge qui, saisi dans le cadre de sa compétence,
a, en tant qu’organe d’un État membre, pour mission de protéger les droits conférés aux
particuliers par le droit communautaire ;
17. qu’au surplus, en vertu du principe de la primauté du droit communautaire, les
dispositions du traité et les actes des institution directement applicables ont pour effet,
dans leurs rapports avec le droit interne des États membres, non seulement de rendre
inapplicable de plein droit, du fait même de leur entrée en vigueur, toute disposition
contraire de la législation nationale existante, mais encore – en tant que ces dispositions
et actes font partie intégrante, avec rang de priorité, de l’ordre juridique applicable sur le
territoire de chacun des États membres – d’empêcher la formation valable de nouveaux
actes législatifs nationaux dans la mesure où ils seraient incompatibles avec des normes
communautaires » ;
18. qu’en effet, le fait de reconnaître une efficacité juridique quelconque à des actes
législatifs nationaux empiétant sur le domaine à l’intérieur duquel s’exerce le pouvoir
législatif de la Communauté, ou autrement incompatibles avec les dispositions du droit
communautaire, reviendrait à nier, pour autant, le caractère effectif d’engagements
inconditionnellement et irrévocablement assumés par les États membres, en vertu du
traité, et mettrait ainsi en question les bases mêmes de la Communauté ;
19. que la même conception se dégage de l’économie de l’article 177 du Traité, aux
termes duquel toute juridiction nationale a la faculté de s’adresser à la Cour, chaque fois
qu’elle estime qu’une décision préjudicielle sur une question d’interprétation ou de validité
intéressant le droit communautaire est nécessaire pour lui permettre de rendre son
jugement ;
20. que l’effet utile de cette disposition serait amoindri si le juge était empêché de donner
immédiatement au droit communautaire une application conforme à la décision ou à la
jurisprudence de la Cour ;
21. qu’il découle de l’ensemble de ce qui précède que tout juge national, saisi dans le
cadre de sa compétence, a l’obligation d’appliquer intégralement le droit communautaire et
de protéger les droits que celui-ci confère aux particuliers, en laissant inappliquée toute
disposition éventuellement contraire de la loi nationale, que celle-ci soit antérieure ou
postérieure à la règle communautaire ;
22. que serait, dès lors, incompatible avec les exigences inhérentes à la nature même du
droit communautaire, toute disposition d’un ordre juridique national ou toute pratique,
législative, administrative ou judiciaire, qui aurait pour effet de diminuer l’efficacité du droit
communautaire par le fait de refuser au juge compétent pour appliquer ce droit le pouvoir
de faire, au moment même de cette application, tout ce qui est nécessaire pour écarter les
dispositions législatives nationales formant éventuellement obstacle à la pleine efficacité
des normes communautaires ;
23. que tel serait le cas si, dans l’hypothèse d’une contrariété entre une disposition du
droit communautaire et une loi nationale postérieure, la solution de ce conflit était réservée
à une autorité autre que le juge appelé à assurer l’application du droit communautaire,
investie d’un pouvoir d’appréciation propre, même si l’obstacle résultant ainsi pour la
pleine efficacité de ce droit n’était que temporaire ;
24.
qu’il y a donc lieu de répondre à la première question que le juge national chargé
d’appliquer, dans le cadre de sa compétence, les dispositions du droit communautaire, a
l’obligation d’assurer le plein effet de ces normes en laissant au besoin inappliquée, de sa
propre autorité, toute disposition contraire de la législation nationale, même postérieure,
sans qu’il ait à demander ou à attendre l’élimination préalable de celle-ci par voie
législative ou par tout autre procédé constitutionnel […] ».
Document n° 9. CE, 22 décembre 1978, Cohn-Bendit
Considérant que, d'après l'article 56 du traité instituant la Communauté économique
européenne en date du 25 mars 1957, dont aucune stipulation n'habilite un organe des
communautés européennes à prendre, en matière d'ordre public, des règlements
directement applicables dans les Etats membres, la coordination des dispostions
législatives et réglementaires "prévoyant un régime spécial pour les ressortissants
étrangers et justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé
publique" fait l'objet de directives du Conseil, arrêtées sur proposition de la Commission et
après consultation de l'Assemblée ; qu'il ressort clairement de l'article 189 du traité du 25
mars 1957 que si ces directives lient les Etats membres "quant au résultat à atteindre" et
si, pour atteindre le résultat qu'elles définissent, les autorités nationales sont tenues
d'adapter la législation et la réglementation des Etats membres aux directives qui leur sont
destinées, ces autorités restent seules compétentes pour décider de la forme à donner à
l'exécution des directives et pour fixer elles-mêmes, sous le contrôle des juridictions
nationales, les moyens propres à leur faire produire effet en droit interne. Qu'ainsi, quelles
que soient d'ailleurs les précisions qu'elles contiennent à l'intention des Etats membres,
les directives ne sauraient être invoquées par les ressortissants de ces Etats à l'appui d'un
recours dirigé contre un acte administratif individuel. Qu'il suit de là que le sieur X... ne
pouvait utilement soutenir, pour demander au Tribunal administratif de Paris d'annuler la
décision du ministre de l'Intérieur en date du 2 février 1976, que cette décision
méconnaitrait les dispositions de la directive arrêtée le 25 février 1964 par le Conseil des
communautés européennes en vue de coordonner, dans les conditions prévues par
l'article 56 du traité de Rome, les mesures spéciales aux étrangers en matière de
déplacement et de séjour justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et
de santé publique ; que, dès lors, à défaut de toute contestation sur la légalité des
mesures réglementaires prises par le gouvernement français pour se conformer aux
directives arrêtées par le Conseil des communautés européennes, la solution que doit
recevoir la requête du sieur X... ne peut en aucun cas être subordonnée à l'interprétation
de la directive du 25 février 1964. Que, par suite, sans qu'il soit besoin d'examiner les
moyens du recours, le ministre de l'Intérieur est fondé à soutenir que c'est à tort que, par
le jugement attaqué en date du 21 décembre 1977, le Tribunal administratif de Paris a
renvoyé à la Cour de Justice des communautés européennes des questions relatives à
l'interprétation de cette directive et sursis à statuer jusqu'à la décision de la Cour ;
Considérant que, dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de renvoyer l'affaire devant
le Tribunal administratif de Paris pour être statué ce qu'il appartiendra sur la demande du
sieur X... ;
DECIDE : Article 1er - Le jugement du Tribunal administratif de Paris en date du 21
décembre 1977 est annulé.
Article 2 - L'affaire est renvoyée devant le Tribunal administratif de Paris pour être statué
ce qu'il appartiendra sur la demande du sieur X....
Document n° 10. CE, 30 octobre 2009, Mme PERREUX
Vu la requête, enregistrée le 24 octobre 2006 au secrétariat du contentieux du Conseil
d’Etat, présentée pour Mme Emmanuelle P., épouse N. ; Mme P., épouse N. demande au
Conseil d’Etat :
1°) d’annuler pour excès de pouvoir, d’une part, le décret du 24 août 2006 portant
nomination dans la magistrature en tant qu’il la nomme vice-présidente chargée de
l’application des peines au tribunal de grande instance de Périgueux et qu’il nomme Mme
Eva D., épouse F., à l’administration centrale à compter du 1 er septembre 2006, d’autre
part, l’arrêté du 29 août 2006 portant nomination de Mme D., épouse F., juge de
l’application des peines au tribunal de grande instance de Périgueux, en qualité de
chargée de formation à l’Ecole nationale de la magistrature à compter du 1 er septembre
2006 ;
2°) de mettre à la charge de l’Etat le versement de la somme de 5 000 euros en
application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la Constitution, notamment son Préambule et les articles 1 er, 55 et 88-1 ;
Vu le traité instituant la Communauté européenne ;
Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales ;
Vu la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre
général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail ;
Vu l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut
de la magistrature ;
Vu la loi n° 2004-1486 du 30 décembre 2004 portant création de la Haute Autorité de lutte
contre les discriminations et pour l’égalité, et notamment son article 13 ;
Vu le décret n° 99-1073 du 21 décembre 1999 régissant les emplois de l’Ecole nationale
de la magistrature ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Pierre Chaubon, Maître des Requêtes,
- les observations de la SCP Lyon-Caen, Fabiani, Thiriez, avocat de Mme P., épouse N., et
du Syndicat de la magistrature,
- les conclusions de M. Mattias Guyomar, rapporteur public,
- les nouvelles observations de la SCP Lyon-Caen, Fabiani, Thiriez, avocat de Mme P.,
épouse N., et du Syndicat de la magistrature ;
Considérant que Mme P. a demandé, dans sa requête introductive d’instance, l’annulation,
d’une part, du décret du 24 août 2006 portant nomination dans la magistrature en tant qu’il
la nomme vice-présidente, chargée de l’application des peines, au tribunal de grande
instance de Périgueux, et en tant que, selon elle, il nommerait Mme D. au sein de
l’administration centrale, d’autre part de l’arrêté du 29 août 2006 du garde des sceaux,
ministre de la justice, portant nomination de Mme D., juge de l’application des peines au
tribunal de grande instance de Périgueux, en qualité de chargée de formation à l’Ecole
nationale de la magistrature à compter du 1er septembre 2006 ;
Sur les conclusions de la requête dirigées contre le décret du 24 août 2006 en tant qu’il
nomme Mme P. vice-présidente, chargée de l’application des peines, au tribunal de
grande instance de Périgueux :
Considérant que, par un mémoire enregistré le 17 janvier 2007, la requérante s’est
désistée de ces conclusions ; qu’il convient de lui en donner acte ;
Sur la recevabilité des autres conclusions de Mme P. :
Considérant qu’à la suite de ce désistement, Mme P. a limité ses autres conclusions à
l’encontre du décret du 24 août 2006 à la contestation de la nomination à l’administration
centrale de Mme D. ; qu’en l’absence d’une telle mesure dans le décret attaqué, que fait
valoir à juste titre le garde des sceaux, ministre de la justice, ces conclusions ne sont pas
recevables ; qu’en revanche Mme P. a intérêt à agir contre l’arrêté du 29 août 2006, dès
lors qu’elle est susceptible d’occuper la fonction à laquelle Mme D. a été nommée par cet
arrêté ; qu’ainsi ses conclusions à fin d’annulation de cet arrêté sont recevables ;
Sur l’intervention du Syndicat de la magistrature :
Considérant que le litige relatif à la nomination de Mme P. comme vice-présidente chargée
de l’application des peines au tribunal de grande instance de Périgueux prend fin par suite
du désistement dont il est donné acte par la présente décision ; que dès lors l’intervention
du Syndicat de la magistrature au soutien des conclusions dont Mme P. s’est désistée est
devenue sans objet ;
Considérant que, dès lors que les conclusions de Mme P. dirigées contre le décret du 24
août 2006 sont irrecevables, l’intervention du Syndicat de la magistrature au soutien de
ces conclusions est également irrecevable ;
Considérant, en revanche, que le Syndicat de la magistrature a un intérêt de nature à
justifier son intervention au soutien des conclusions de la requête de Mme P. en tant
qu’elles sont dirigées contre l’arrêté du 29 août 2006 ; que, par suite, son intervention est
recevable dans cette mesure ;
Sur la légalité des décisions attaquées :
Considérant que Mme P. soutient, à l’appui de sa requête, que le garde des sceaux,
ministre de la justice, aurait commis une erreur de droit en écartant sa candidature au
poste de chargé de formation à l’Ecole nationale de la magistrature en raison de son
engagement syndical et aurait entaché sa décision d’une erreur manifeste d’appréciation
en préférant celle de Mme D. ;
Considérant que la requérante invoque le bénéfice des règles relatives à la charge de la
preuve fixées par l’article 10 de la directive n° 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre
2000, dont le délai de transposition expirait le 2 décembre 2003, antérieurement à la date
des décisions attaquées, alors que cette disposition n’a été transposée de manière
générale que par l’article 4 de la loi du 27 mai 2008 portant diverses dispositions
d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les
discriminations ;
Considérant que la transposition en droit interne des directives communautaires, qui est
une obligation résultant du Traité instituant la Communauté européenne, revêt, en outre,
en vertu de l’article 88-1 de la Constitution, le caractère d’une obligation constitutionnelle ;
que, pour chacun de ces deux motifs, il appartient au juge national, juge de droit commun
de l’application du droit communautaire, de garantir l’effectivité des droits que toute
personne tient de cette obligation à l’égard des autorités publiques ; que tout justiciable
peut en conséquence demander l’annulation des dispositions réglementaires qui seraient
contraires aux objectifs définis par les directives et, pour contester une décision
administrative, faire valoir, par voie d’action ou par voie d’exception, qu’après l’expiration
des délais impartis, les autorités nationales ne peuvent ni laisser subsister des
dispositions réglementaires, ni continuer de faire application des règles, écrites ou non
écrites, de droit national qui ne seraient pas compatibles avec les objectifs définis par les
directives ; qu’en outre, tout justiciable peut se prévaloir, à l’appui d’un recours dirigé
contre un acte administratif non réglementaire, des dispositions précises et
inconditionnelles d’une directive, lorsque l’Etat n’a pas pris, dans les délais impartis par
celle-ci, les mesures de transposition nécessaires ;
Considérant qu’aux termes de l’article 10 de la directive du 27 novembre 2000 : « 1. Les
Etats membres prennent les mesures nécessaires, conformément à leur système
judiciaire, afin que, dès lors qu’une personne s’estime lésée par le non-respect à son
égard du principe de l’égalité de traitement et établit, devant une juridiction ou une autre
instance compétente, des faits qui permettent de présumer l’existence d’une discrimination
directe ou indirecte, il incombe à la partie défenderesse de prouver qu’il n’y a pas eu
violation du principe de l’égalité de traitement. / 2. Le paragraphe 1 ne fait pas obstacle à
l’adoption par les Etats membres de règles de la preuve plus favorables aux plaignants. /
3. Le paragraphe 1 ne s’applique pas aux procédures pénales. / 4. Les paragraphes 1, 2
et 3 s’appliquent également à toute procédure engagée conformément à l’article 9,
paragraphe 2. / 5. Les Etats membres peuvent ne pas appliquer le paragraphe 1 aux
procédures dans lesquelles l’instruction des faits incombe à la juridiction ou à l’instance
compétente. » ; qu’en vertu du cinquième paragraphe de cet article, les dispositions
précitées relatives à l’aménagement de la charge de la preuve n’affectent pas la
compétence laissée aux Etats membres pour décider du régime applicable aux
procédures dans lesquelles l’instruction des faits incombe à la juridiction ; que tel est
l’office du juge administratif en droit public français ; qu’ainsi, eu égard à la réserve que
comporte le paragraphe 5 de l’article 10, les dispositions de ce dernier sont dépourvues
d’effet direct devant la juridiction administrative ;
Considérant toutefois que, de manière générale, il appartient au juge administratif, dans la
conduite de la procédure inquisitoire, de demander aux parties de lui fournir tous les
éléments d’appréciation de nature à établir sa conviction ; que cette responsabilité doit,
dès lors qu’il est soutenu qu’une mesure a pu être empreinte de discrimination, s’exercer
en tenant compte des difficultés propres à l’administration de la preuve en ce domaine et
des exigences qui s’attachent aux principes à valeur constitutionnelle des droits de la
défense et de l’égalité de traitement des personnes ; que, s’il appartient au requérant qui
s’estime lésé par une telle mesure de soumettre au juge des éléments de fait susceptibles
de faire présumer une atteinte à ce dernier principe, il incombe au défendeur de produire
tous ceux permettant d’établir que la décision attaquée repose sur des éléments objectifs
étrangers à toute discrimination ; que la conviction du juge, à qui il revient d’apprécier si la
décision contestée devant lui a été ou non prise pour des motifs entachés de
discrimination, se détermine au vu de ces échanges contradictoires ; qu’en cas de doute, il
lui appartient de compléter ces échanges en ordonnant toute mesure d’instruction utile ;
Considérant qu’il ressort des pièces du dossier qu’à l’appui de ses allégations, Mme P. se
fonde sur des éléments de fait, tenant tant à la qualité de sa candidature qu’à des
procédures antérieures de recrutement à la fonction de chargé de formation pour
l’application des peines à l’Ecole nationale de la magistrature, pour soutenir que cette
candidature aurait été écartée en raison de ses responsabilités syndicales connues de
l’administration ; que ces éléments de fait sont corroborés par une délibération en date du
15 septembre 2008 de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité,
que cette dernière a entendu verser au dossier de la procédure en application de l’article
13 de la loi du 30 décembre 2004 ; que, si ces éléments peuvent ainsi faire présumer
l’existence d’une telle discrimination, il ressort des pièces du dossier et, notamment, des
éléments de comparaison produits en défense par le garde des sceaux, ministre de la
justice que la décision de nommer Mme D. plutôt que Mme P. au poste de chargé de
formation à l’Ecole nationale de la magistrature repose sur des motifs tenant aux
capacités, aptitudes et mérites respectifs des candidates ; que la préférence accordée à la
candidature de Mme D. procédait en effet d’une analyse comparée des évaluations
professionnelles des deux magistrates et des appréciations que comportait l’avis motivé
en date du 10 avril 2006 établi, conformément à l’article 12 du décret du 21 décembre
1999 régissant les emplois de l’Ecole nationale de la magistrature, en vigueur à la date de
la décision attaquée, par la commission de recrutement mise en place par l’école ; qu’elle
était également en correspondance avec les critères fixés préalablement dans la
description du poste publiée par l’école, tenant au fonctionnement et aux caractéristiques
de l’équipe pédagogique, ainsi qu’aux capacités linguistiques requises par ses missions
internationales ; que, dans ces conditions, ce choix, même s’il n’était pas celui du
directeur de l’école, dont l’avis était prescrit par l’article 10 du même décret, doit être
regardé comme ne reposant pas sur des motifs entachés de discrimination ; que, dès lors,
il n’est pas entaché d’erreur de droit ;
Considérant que, contrairement à ce que soutient la requérante, il ne ressort pas des
pièces du dossier que le choix de Mme D. est entaché d’erreur manifeste d’appréciation ;
Considérant qu’il résulte de ce qui précède que la requête de Mme P. ne peut qu’être
rejetée, ainsi, par voie de conséquence, que ses conclusions tendant à l’application des
dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;
DECIDE :
Article 1er : Il est donné acte du désistement des conclusions de la requête de Mme P.
dirigées contre le décret du 24 août 2006 en tant que ce décret la nomme vice-présidente,
chargée de l’application des peines, au tribunal de grande instance de Périgueux.
Article 2 : Il n’y a pas lieu de statuer sur l’intervention du Syndicat de la magistrature au
soutien des conclusions dont Mme P. s’est désistée.
Article 3 : L’intervention du Syndicat de la magistrature au soutien des autres conclusions
de Mme P. dirigées contre le décret du 24 août 2006 n’est pas admise.
Article 4 : L’intervention du Syndicat de la magistrature au soutien des conclusions de
Mme P. dirigées contre l’arrêté du 29 août 2006 est admise.
Article 5 : Le surplus des conclusions de la requête de Mme P. est rejeté.
Article 6 : La présente décision sera notifiée à Mme Emmanuelle P., épouse N., à Mme
Eva D., épouse F., au Syndicat de la magistrature et à la ministre d’Etat, garde des
sceaux, ministre de la justice et des libertés.
Une copie en sera adressée, pour information, à la Haute Autorité pour la lutte contre les
discriminations et pour l’égalité.
Université Paris 8
Introduction au Droit constitutionnel
(Semestre I)
Professeur : Jean-Louis Iten
Séance de travaux dirigés n° 4 : La justice constitutionnelle
Document n° 1. Avril, P., « Le juge et le représentant », Le Débat, 1993, n°
74, pp. 151-155 (extraits).
Document n° 2. Favoreu, L., « De la démocratie à l’Etat de droit », Le
Débat, 1991, n° 64, pp. 158-162 (extraits).
Document n° 3. Favoreu, L., « Justice constitutionnelle », dans Y. Mény,
O. Duhamel, dir., Dictionnaire constitutionnel, PUF, 1992, pp. 556-558
(extraits).
Document n° 4. Troper, M., « Le bon usage des spectres. Du
gouvernement des juges au gouvernement par les juges », dans Le
nouveau constitutionnalisme. Mélanges en l’honneur de Gérard Conac,
Économica, 2001, pp. 49-65 (extraits).
Document n° 5. Cour suprême américaine, Marbury v. Madison (1803)
(extraits), cité dans E. Zoller, Grands arrêts de la Cour suprême des EtatsUnis, PUF, coll. « Droit fondamental », 2000, pp. 101-103
Dissertation : Le contrôle de constitutionnalité des lois est-il
une exigence démocratique ?
Document n° 1. Avril, P., « Le juge et le représentant », Le
Débat, 1991, n° 64, pp. 151-155 (extraits).
« Les questions soulevées par Philippe Raynaud concernant les rapports du droit et de la
démocratie peuvent être discutées sur le mode théorique […] : compte tenu à la fois des
termes contemporains du débat et de la situation que nous avons sous les yeux, est-il
vraiment nécessaire de déplacer le curseur dans un sens ou dans l’autre et dans lequel ?
Est-ce même raisonnable ? Cette démarche conduit à parler moins du droit que du juge,
moins de la démocratie que du représentant – et du citoyen –, pour apprécier
l’infléchissement éventuel de leurs statuts respectifs (je m’en tiendrai à l’ordre interne, bien
que le développement communautaire rende de plus en plus difficile de l’isoler).
Sur le fond, il suffit de constater que le présent engouement pour l’idée de droit et pour
son incarnation, la figure du juge, tend à attribuer une légitimité pour le moins équivalente
à la démocratie, c’est-à-dire à la souveraineté de la volonté populaire, et à l’Etat de droit,
identifié au contrôle juridictionnel de cette volonté. Pierre Pescatore, qui joua un rôle
décisif à la cour de justice des Communautés, parle ainsi de ‘légitimités plurielles’, et
Dominique Rousseau, spécialiste du Conseil constitutionnel, évoque à son propos ‘un
régime d’énonciation concurrentiel de la volonté générale’. Si l’on comprend la satisfaction
des juristes devant la promotion de leur discipline et, plus généralement, le sentiment
sécurisant qui s’attache à la revalorisation du droit, cet enthousiasme n’en soulève pas
moins quelques problèmes parce qu’il suppose que la démocratie et l’Etat de droit sont les
deux branches d’un même tronc. Or s’il est vrai que nos régimes peuvent être
correctement décrits par leur combinaison, il n’en existe pas moins une antinomie latente
entre le représentant qui fait la loi et le juge qui l’applique : le principe démocratique
implique la supériorité de la volonté du premier sur celle du second, mais l’idéal de l’Etat
de droit suppose aussi que le législateur respecte la justice, les droits de l’homme, etc.
Lorsque tel n’est pas le cas au regard du juge, celui-ci cherchera à interpréter la loi de
façon à en concilier l’application avec les valeurs qui sont au fondement de son office.
Mais si la volonté exprimée clairement par le législateur ne permet pas une telle
conciliation ?
L’institution du contrôle de constitutionnalité de la loi est censée résoudre la difficulté en
rappelant au législateur qu’il doit respecter les principes sur lesquels repose le pacte
social et en l’empêchant d’y déroger subrepticement. L’apparente clarté de cette solution
ne résiste cependant guère à une analyse réaliste du concept d’interprétation qui montre
que la question est simplement déplacée, car le contrôle s’exerce sur la conformité à la
constitution telle que l’interprète le juge, dont l’appréciation tend à prévaloir en dernière
instance sur celle du représentant.
Si l’on n’y prend garde, le développement inconsidéré de ce qui nous est présenté de
manière rassurante comme un perfectionnement de l’ordre démocratique (et qui l’est
effectivement dans la plupart des cas) risque d’apporter une justification théorique à ce qui
s’esquisse sous nos yeux : les techniciens de l’administration produisent des normes ; ils
le font en interaction avec les groupes de pression spécialisés dans la défense des
intérêts (matériels ou idéologiques) ; le tout sous l’arbitrage du juge. Un tel schéma ne
relève pas de l’utopie futuriste, il est déjà l’oeuvre dans le système de la Communauté
européenne, et ce n’est pas un hasard si l’on a pu citer Pierre Pescatore comme avocat
des ‘légitimités plurielles’. Au stade présent, il n’est évidemment pas question d’évacuer la
légitimité démocratique, et telle n’est certainement pas l’intention des adeptes de la
promotion du juge, mais il faut bien en voir les implications dans un contexte qui remet en
cause le principe et la pratique de la représentation démocratique […]. Une telle
orientation tend évidemment à la dévalorisation de la figure du citoyen, éclatée entre les
rôles du consommateur-producteur en ce qui concerne la représentation, du
téléspectateur en ce qui concerne un gouvernement largement occupé par des vedettes
médiatiques, du plaideur, enfin, auquel on propose de saisir le juge des lois dont il estime
qu’elles briment ses droits. Si l’on ajoute que le juge constitutionnel est, par définition
pourrait-on dire, l’agent des minorités, lesquelles voient en lui le recours naturel à leurs
revendications, et sauf à susciter un improbable « patriotisme constitutionnel », cet
ensemble d’indices risque de consacrer la dégradation du lien social au moment même où
il apparaît menacé de toutes parts […].
Littéralement, le texte de la Constitution ne veut rien ‘dire’, ce sont ses lecteurs qui le font
parler, et plus précisément les lecteurs qu’elle a désignés elle-même en les habilitant à
l’appliquer. Ces lecteurs privilégiés sont d’abord les pouvoirs publics, mais aussi, et en fin
de compte, les électeurs qui tranchent par leurs votes les conflits portant sur l’application
de la Constitution comme ils tranchent les autres conflits. En d’autres termes, la
signification de la Constitution se révèle à travers son application. La ‘lecture’ dont il s’agit
est une lecture à plusieurs voix, parce que la Constitution a établi des organes séparés
dont l’interaction détermine le sens et la portée de ses dispositions, le tout sous l’arbitrage
du corps électoral.
Le ressort en est la responsabilité politique. On voit immédiatement que la lecture par le
juge constitutionnel se situe sur un autre plan ; elle est unilatérale, car ses décisions
s’imposent en dernière instance, elle se fonde sur le raisonnement juridique, elle tend
enfin à un arbitrage qui ne censure qu’en faveur de la minorité puisque ce sont les lois
adoptées par la majorité qui lui sont déférées. Mais le juge, lui aussi, fait parler la
Constitution en l’interprétant, car il choisit nécessairement entre plusieurs possibilités que
lui propose le texte […] ».
Document n° 2. Favoreu, L., « De la démocratie à l’État de droit
», Le Débat, 1991, n° 64, pp. 158-162 (extraits).
« […] On s’attaquera donc directement à ce qui constitue le plat de résistance ou la ‘tarte
à la crème’ du constitutionnalisme français classique – tel qu’il existait jusqu’aux années
80, et tel qu’il existe encore – à savoir le mythe du ‘gouvernement des juges’.
En effet, c’est ce bon vieux thème qui est, en réalité, sous-jacent au débat, même s’il a été
habillé différemment pour faire illusion. Car soutenir que la Constitution a, depuis deux
siècles, été réductrice de l’activité politique par l’imposition de règles rationalisatrices n’a
aucun sens, dans la mesure où chacun sait que la suprématie de la Constitution n’a été
qu’un faux-semblant en France, de même d’ailleurs que dans les autres pays d’Europe,
jusqu’au moment où a été installé un système effectif de justice constitutionnelle, c’est-àdire après la Seconde Guerre mondiale. Le parlementarisme rationalisé et les écrits de
ceux qui l’ont prôné n’ont eu qu’une vertu incantatoire – même lorsque ce
parlementarisme rationalisé a reçu un début d’application dans la Constitution française de
1946 – et cela tant que les règles l’instituant ont été dépourvues de sanction. Le respect
des règles du jeu institutionnel en Allemagne, en Autriche, Espagne, France, Italie,
Portugal, etc., ne date pas de l’entre-deux-guerres, mais de l’époque où ont été créées
dans ces divers pays des cours constitutionnelles auxquelles étaient loin de penser les
promoteurs du parlementarisme rationalisé. Le modèle européen de justice
constitutionnelle, tel qu’il a été mis au point par Kelsen et son école, est tout à fait étranger
à la doctrine constitutionnelle française – à l’exception de Charles Eisenmann – jusqu’aux
années soixante-dix (et même aujourd’hui certains auteurs l’ignorent encore !) ; cette
doctrine n’ayant comme référence qu’un (faux) modèle américain, celui-là même qui a
donné naissance au mythe du gouvernement des juges.
Ce n’est que très récemment qu’en France, le droit a saisi la politique ; mais ce qui est un
débat classique dans les pays qui connaissent depuis longtemps un système de justice
constitutionnelle, ou même chez ceux de nos voisins qui s’en sont dotés récemment, est
chez nous un problème posé en termes polémiques et le plus souvent inexacts. Il faut
tenter, une nouvelle fois, de clarifier la discussion car, comme on a pu le voir au moment
des débats du Parlement sur la réforme de la saisine du Conseil constitutionnel, cet effort
ne deviendra inutile que lorsque sera en place une nouvelle génération de juristes et
d’hommes politiques dont le savoir aura été renouvelé par une nouvelle génération
d’enseignants […].
Avant 1958, le nombre et la taille des partis faisaient obstacle à ce que se constituent des
majorités fortes et durables : dès lors, la loi étant plus oeuvre de compromis
qu’aboutissement ou mise en oeuvre d’une politique gouvernementale déterminée, il n’y
avait pas grand risque à la soustraire à tout contrôle de constitutionnalité ; et, en outre, elle
pouvait plus aisément apparaître comme l’expression de la volonté générale. Enfin, ceux
qui, lors du vote de la loi, s’étaient trouvés dans la minorité, avaient toutes chances de
figurer bientôt dans la majorité, à l’occasion du vote d’une autre loi, car les majorités ou
coalitions se faisaient et se défaisaient très rapidement sous les Républiques précédentes.
Il n’en va plus de même sous la Ve République. Les majorités qui se constituent à
l’occasion des élections sont fortes et durables […] : la loi exprime une volonté majoritaire
et non une volonté générale. Enfin, le bloc gouvernement-majorité parlementaire est le
plus souvent renforcé par le fait que le président de la République appartient à la même
tendance. La nécessité d’un contrepoids est donc beaucoup plus forte sous la Ve
République […]. En conséquence, les critiques formulées à l’encontre d’une justice
constitutionnelle réductrice de l’autonomie parlementaire sont anachroniques, car elles se
fondent sur une situation institutionnelle qui n’existe plus […].
Il y a faux débat, enfin, sur un dernier point : à savoir que loin de figer ou de pétrifier la vie
politique en l’enserrant dans un cadre juridique immuable, le contrôle juridictionnel de
l’application de la Constitution permet, au contraire, d’adapter le texte constitutionnel à la
réalité et aux moeurs de l’époque. C’est un lieu commun, en droit constitutionnel comparé,
que de souligner les vertus de la fonction d’adaptation de la constitution, que remplit la
justice constitutionnelle, notamment en ce qu’elle permet ainsi aux constitutions de durer.
La constitution des Etats-Unis n’aurait sans doute pas eu une telle longévité – alors qu’elle
n’a connu qu’un nombre restreint d’amendements en deux siècles – si les juges
américains ne l’avaient progressivement fait évoluer pour l’adapter aux changements de
société […]. En réalité, tout cela témoigne d’une profonde méconnaissance de ce qui fait
l’originalité et la vitalité du nouveau droit constitutionnel – dont l’emprise ne cesse de
s’étendre dans les pays de l’Est mais aussi dans les pays du Sud – à savoir l’existence et
le rôle d’une justice constitutionnelle qui transforment complètement les données du
problème du pouvoir et de ses limites […] ».
Document n° 3. Favoreu, L., « Justice constitutionnelle », dans
Y. Mény, O. Duhamel, dir., Dictionnaire constitutionnel, PUF, 1992,
pp. 556-558 (extraits).
« Notion. L’expression désigne l’ensemble des institutions et techniques grâce auxquelles
est assurée, sans restriction, la suprématie de la Constitution. Il s’agit évidemment d’une
première définition qui demande à être affinée et précisée mais est susceptible de fournir
un point de départ.
Il est difficile de déterminer exactement quand apparaît la notion ; mais on notera que
Hans Kelsen et Charles Eisenmann l’utilisent dès 1928 avec le sens qu’on lui connaît
aujourd’hui. Pour Kelsen, la justice constitutionnelle, c’est ‘la garantie juridictionnelle de la
constitution’. Eisenmann donne une première définition simple, aux termes de laquelle ‘la
justice constitutionnelle est cette sorte de justice ou mieux de juridiction qui porte sur les
lois constitutionnelles’. Il complètera cette première définition en distinguant ‘justice
constitutionnelle’ et ‘juridiction constitutionnelle’, la seconde étant l’organe par lequel
s’exerce la première, et en dégageant ensuite le sens juridique de la justice
constitutionnelle.
‘Le sens juridique de la justice constitutionnelle… est donc, en dernière analyse, de
garantir la répartition de la compétence entre législation ordinaire et législation
constitutionnelle, d’assurer le respect de la compétence du système des règles ou de
l’organe suprême de l’ordre étatique’. Cela nous paraît être l’élément décisif permettant de
déceler l’existence de la justice constitutionnelle : s’il ne rentre pas dans les attributions
d’une juridiction de ‘garantir la répartition de la compétence entre législation ordinaire et
législation constitutionnelle’, cette juridiction n’exerce pas la justice constitutionnelle et
n’est donc pas une juridiction constitutionnelle. C’est le cas en France de toutes les
juridictions administratives et judiciaires y compris le Conseil d’Etat et la Cour de
cassation.
Ce vocabulaire moderne ne sera pas utilisé, pendant longtemps, par la doctrine française
qui préférera parler de ‘contrôle de constitutionnalité des lois’. En fait, le contrôle de
constitutionnalité des lois n’est qu’une des techniques à la disposition de la justice
constitutionnelle. C’est sans doute la plus importante mais elle ne représente que l’un des
éléments de la théorie de la justice constitutionnelle et ne s’identifie pas à celle-ci.
Missions. La justice constitutionnelle peut assumer quatre missions principales et des
missions secondaires : mais il convient de préciser que chaque système de justice
constitutionnelle ne comporte pas nécessairement l’ensemble de ces missions et qu’il y a
une assez grande variété de situations possibles.
Une première mission consiste à veiller à l’authenticité des manifestations de volonté du
peuple souverain, soit que celui-ci désigne des représentants par la voie de l’élection, soit
qu’il prenne lui-même des décisions par voie de référendum. Le contentieux des votations
peut être confié au juge constitutionnel soit directement (comme en Autriche ou en
France), soit en appel des décisions de l’assemblée parlementaire procédant elle-même à
la vérification des pouvoirs de ses membres (République fédérale d’Allemagne). Il est
également des cas où cette mission n’est pas confiée au juge constitutionnel, le système
de la vérification des pouvoirs par l’assemblée étant seul concevable (par exemple, aux
Etats- Unis).
Il entre généralement dans les tâches de la justice constitutionnelle de veiller au respect
des répartitions horizontales et verticales des pouvoirs établies par la Constitution. La
répartition horizontale des pouvoirs est contrôlée par le juge constitutionnel de diverses
manières. Il peut exister, tout d’abord, une procédure particulière permettant aux divers
pouvoirs publics de saisir directement la justice constitutionnelle afin de faire trancher les
conflits de compétence les opposant entre eux et résultant d’interprétation divergentes de
la Constitution (c’est le cas, par exemple, en République fédérale d’Allemagne, Autriche,
Italie et Espagne). Mais il est également possible que le maintien de l’équilibre entre les
divers pouvoirs publics, tel qu’il est voulu par la Constitution, soit assuré, de manière
indirecte par le juge constitutionnel : ainsi, en France, peut-on considérer que les diverses
procédures permettant au Conseil constitutionnel de faire respecter la répartition des
compétences entre le Parlement et le gouvernement, telle qu’elle est établie notamment
par les articles 34 et 37 de la Constitution, ont pour résultat d’assurer le respect de la
division horizontale des pouvoirs.
La répartition verticale des pouvoirs a surtout une importance dans les Etats fédéraux et
quasi fédéraux et c’est dans ces Etats que la justice constitutionnelle joue un grand rôle en
maintenant l’équilibre entre pouvoir central et pouvoirs locaux. Ainsi en est-il, évidemment,
aux Etats-Unis ou au Canada ou encore en République fédérale d’Allemagne ; et aussi
dans les Etats parfois appelés régionaux ou autonomiques, tels que l’Espagne ou l’Italie.
Mais l’expérience française depuis 1982 montre que ce rôle peut aussi être important dans
un pays comme la France.
La dernière mission essentielle est la protection des droits et libertés fondamentaux. On a
souvent tendance à considérer que l’activité de la justice constitutionnelle est,
principalement sinon exclusivement, consacrée à cela, alors que d’autres missions ont
une importance très grande. Au Canada, par exemple, la justice constitutionnelle a
longtemps eu pour activité essentielle le contrôle de la répartition verticale des pouvoirs et
ce n’est qu’à partir de ‘l’enchâssement’ d’une Déclaration des droits dans la Constitution,
en 1982, que la protection des droits fondamentaux est devenue une attribution
essentielle. Il est vrai cependant que, dès qu’elle se développe, cette mission de la justice
constitutionnelle a tendance à reléguer les autres au second plan (exemples de la France,
après 1974, et du Canada, après 1982) ».
Document n° 4. Troper, M., « Le bon usage des spectres. Du
gouvernement des juges au gouvernement par les juges »,
dans Le nouveau constitutionnalisme. Mélanges en l’honneur de
Gérard Conac, Économica, 2001, pp. 49-65 (extraits).
[…] Le concept de gouvernement des juges stricto sensu est employé à propos des seuls
juges constitutionnels, dès lors qu’ils exercent le pouvoir législatif. Mais les concepts
d’exercice du pouvoir législatif sont eux aussi nombreux et le gouvernement des juges est
ou n’est pas réalisé selon qu’on emploie tel ou tel d’entre eux.
Certains auteurs, à vrai dire assez rares, admettent que les juges exercent le pouvoir
législatif dès lors qu’ils peuvent interpréter la constitution, parce que l’interprétation est
toujours une fonction de la volonté et que celui qui interprète peut ainsi donner au texte la
signification qui lui permettra d’obtenir la décision souhaitée. Ainsi, Édouard Lambert, qui
cite la formule de l’évêque Hoadley, souvent invoquée par les réalistes américains : «
quand quelqu’un a une autorité absolue pour interpréter des lois écrites ou orales, c’est lui
qui est en réalité le législateur à tous égards et à toutes fins, et non pas la personne qui la
première les a écrites ou prononcées ». Dans ces conditions, il n’y a pas de système de
contrôle de constitutionnalité qu’on ne puisse appeler gouvernement des juges.
C’est pourquoi la plupart des auteurs préfèrent réserver cette appellation à certaines
situations où le pouvoir d’appréciation des cours est plus important. Ainsi, quelques-uns,
comme Léo Hamon, considèrent qu’il y aurait en France un gouvernement des juges si le
Conseil constitutionnel pouvait s’auto-saisir, comme il en avait été question en 1974. Celui
lui permet de considérer que, puisque l’auto-saisine n’existe pas, il n’y a pas de
gouvernement des juges, si bien que le ‘spectre a été écarté’ […]. D’autres estiment que le
juge constitutionnel ne dispose du pouvoir législatif que s’il est en mesure de créer luimême les principes qu’il est censé appliquer. Ces auteurs peuvent se réclamer du premier
Kelsen, qui estimait que le contrôle de constitutionnalité ne devait pas être exercé
conformément à des Déclarations des droits, parce que ces textes sont nécessairement
vagues et que le juge peut les interpréter librement. On sait que l’auteur de la Théorie
pure s’est par la suite rallié à une théorie réaliste de l’interprétation et qu’il a considéré que
l’autorité qui dispose d’un pouvoir d’interprétation authentique dispose de la même liberté
quelle que soit la précision du texte à interpréter. Mais son influence sur ce terrain s’est
principalement exercée dans la première période et l’on peut retrouver des thèses
analogues dans les écrits de Charles Eisenmann […]. Il s’agirait d’une usurpation de
l’autorité judiciaire et la cour aurait un pouvoir constituant. Faut-il alors en conclure que,
puisque en France le bloc de constitutionnalité comprend des principes énoncés d’une
manière vague, le Conseil constitutionnel serait en mesure d’énoncer lui-même les
principes applicables, et qu’on serait bien en présence d’un gouvernement des juges ?
Rares sont ceux qui adoptent une pareille thèse […]. Le plus souvent, les auteurs ajoutent
un nouveau critère. Il ne suffit pas, pour qu’on doive parler de gouvernement des juges,
que le juge dispose d’un pouvoir important dans la détermination des normes de
référence. Encore faut-il que ces normes ne soient pas rattachées à des textes. Or, le
Conseil constitutionnel prend toujours soin de rattacher à des textes les principes qu’il
invoque […]. Pour d’autres, le critère supplémentaire n’est pas un lien entre le principe
applicable et un texte, mais seulement l’usage qu’en fait le juge constitutionnel. Il n’y a
gouvernement des juges que si le juge fait un mauvais usage de son pouvoir, c’est-à-dire
s’il l’emploie contre la volonté du législateur […].
Cependant, les cours constitutionnelles, même si elles peuvent interpréter librement les
textes applicables, c’est-à-dire déterminer les normes de référence, dès lors qu’elles ne
peuvent pas s’auto-saisir, ne peuvent être considérées que comme des autorités
législatives partielles. C’est pourquoi, Jean Gicquel, après avoir noté que le Conseil
constitutionnel représente un ‘authentique pouvoir politique’, peut écrire que ‘ce pouvoir,
même lorsqu’il est entièrement actif, ne peut être qualifié de gouvernemental, car il ne
représente qu’une faculté d’empêcher. Il contribue à équilibrer le moteur principal, ou à
rétablir, comme en 1974, l’équilibrage du système constitutionnel’. Il rejoint ainsi la théorie
du législateur négatif de Hans Kelsen, qui estime que si le juge est bien un législateur (car
‘la décision de la cour constitutionnelle annulant une loi avait le même caractère qu’une loi
abrogeant une autre loi […], il est néanmoins un législateur d’un autre type, parce qu’il y a
une grande différence entre faire seul une loi et s’opposer à une loi déjà faite’. Il est donc
facile pour ces auteurs d’écarter encore l’appellation de gouvernement des juges, puisque,
en France au moins, le Conseil constitutionnel ne peut faire office de législateur positif.
Document n° 5. Cour suprême américaine, Marbury v. Madison
(1803) (extraits), cité dans E. Zoller, Grands arrêts de la Cour
suprême des Etats-Unis, PUF, coll. « Droit fondamental », 2000,
pp. 101-103
[…]
La question de savoir si un acte contraire à la Constitution peut devenir la loi du pays est
une question d’intérêt essentiel pour les Etats-Unis […]. Pour la résoudre, il n’est besoin
que de rappeler certains principes depuis longtemps fermement établis. Que le peuple ait
le droit originaire d’établir son futur gouvernement sur les principes qui, d’après lui,
permettront d’atteindre son bonheur, est le fondement sur lequel repose toute la société
américaine. La mise en oeuvre de ce droit originaire exige une grande énergie et, de ce
chef, ne peut, ni ne doit être répétée fréquemment. Aussi bien les principes qui sont ainsi
établis sont-ils considérés comme fondamentaux. Et comme l’autorité dont ils émanent est
suprême, et ne peut agir qu’exceptionnellement, les principes en question sont conçus
pour être permanents.
La volonté originaire et suprême organise le gouvernement, et assigne aux différents
pouvoirs leurs compétences respectives. Elle peut soit s’arrêter là, soit établir des limites
que ces pouvoirs ne devront pas dépasser.
Le gouvernement des Etats-Unis ressort du deuxième modèle. Les compétences du
pouvoir législatif sont définies et limitées ; et c’est pour que ces limites ne soient pas
ignorées ou oubliées que la Constitution est écrite. À quoi servirait-il que ces pouvoirs
soient limités et que ces limites soient écrites si ces dites limites pouvaient, à tout moment,
être outrepassées par ceux qu’elles ont pour objet de restreindre ? Lorsque ces limites ne
s’imposent pas aux personnes qu’elles obligent et lorsque les actes interdits et les actes
permis sont également obligatoires, il n’y a plus de différence entre un pouvoir limité et un
pouvoir illimité. C’est une proposition trop simple pour être contestée que, soit la
Constitution l’emporte sur la loi ordinaire qui lui est contraire, soit le pouvoir législatif peut
modifier la Constitution au moyen d’une loi ordinaire.
Entre ces deux possibilités, il n’y a pas de troisième voie. Ou la Constitution est un droit
supérieur, suprême, inaltérable par des moyens ordinaires ; ou elle est sur le même plan
que la loi ordinaire et, à l’instar des autres lois, elle est modifiable selon la volonté de la
législature. Si c’est la première partie de la proposition qui est vraie, alors une loi contraire
à la Constitution n’est pas du droit ; si c’est la deuxième qui est vraie, alors les
constitutions écrites ne sont que d’absurdes tentatives de la part des peuples de limiter un
pouvoir par nature illimité.
Il est certain que ceux qui élaborent les constitutions écrites les conçoivent comme devant
former le droit fondamental et suprême de la nation, et que, par conséquent, le principe
d’un tel gouvernement est qu’un acte législatif contraire à la Constitution est nul.
Ce principe est consubstantiel à toute constitution écrite et doit, par conséquent, être
considéré par cette Cour comme l’un des principes fondamentaux de notre société […]. Si
un acte du pouvoir législatif, contraire à la Constitution, est nul, doit-il, nonobstant sa
nullité, être considéré comme liant les juges et oblige-t-il ceux-ci à lui donner effet ? Ou, en
d’autres termes, bien qu’il ne soit pas du droit, constitue-t-il une règle qui serait en
vigueur ? […]. Ce serait renverser en fait ce qui est établi en théorie ; et cela constituerait,
à première vue, une absurdité trop énorme pour qu’on y insistât. Il faut pourtant y
consacrer une réflexion plus attentive.
C’est par excellence le domaine et le devoir du pouvoir judiciaire de dire ce qu’est le droit.
Ceux qui appliquent la règle à des cas particuliers doivent par nécessité expliquer et
interpréter cette règle. Lorsque deux lois sont en conflit, le juge doit décider laquelle des
deux s’applique.
Dans ces conditions, si une loi est en opposition avec la Constitution, si la loi et la
Constitution s’appliquent toutes les deux à un cas particulier, de telle sorte que le juge doit,
soit décider de l’affaire conformément à la loi et écarter la Constitution, soit décider de
l’affaire conformément à la Constitution et écarter la loi, le juge doit décider laquelle de ces
deux règles en conflit gouverne l’affaire. C’est là l’essence même du devoir judiciaire.
Si donc les juges doivent tenir compte de la Constitution, et si la Constitution est
supérieure à la loi ordinaire, c’est la Constitution, et non la loi ordinaire, qui régit l’affaire à
laquelle toutes les deux s’appliquent.
Ceux qui contestent le principe selon lequel la Constitution doit être tenue par le juge
comme une loi suprême en sont réduits à la nécessité de soutenir que les juges doivent
ignorer la Constitution et n’appliquer que la loi […].
Université Paris 8
Introduction au Droit constitutionnel
(Semestre I)
Professeur : Jean-Louis Iten
Séance de travaux dirigés n° 5 : L'Etat
Document n° 1. Duguit, L., Traité de droit constitutionnel, t. I, La règle de droit –
le problème de l’Etat, de Boccard, 1927, pp. 655-670 (extraits).
Document n° 2. Hauriou, M., Précis de droit constitutionnel, Sirey, 1929, pp.
85-97 (extraits).
Document n° 3. Duhamel, O., Droit constitutionnel, Seuil, coll. « Essais », t.
II, Les démocraties, 3e édition, 2000, pp. 16-18.
Document n° 4. Burdeau, G., Traité de Science politique, t. II, L’Etat, LGDJ,
1967, pp. 347-350 (extraits).
Document n° 5. Kelsen, H., Théorie générale du droit et de l’Etat, trad. Par B.
Laroche, Bruylant/LGDJ, 1997, pp. 233-244 (extraits).
Document n° 6. Esmein, A., Éléments de droit constitutionnel français et
comparé, Sirey, 1914, pp. 1-9 (extraits).
Document n°7, Carré de Malberg, R., Contribution à la théorie générale de
l'Etat, 1920, t. 1, pp.119-129 (extraits).
Dissertation : La France est-elle encore un Etat unitaire ?
Document n° 1. Duguit, L., Traité de droit constitutionnel, t. I, La
règle de droit – le problème de l’Etat, de Boccard, 1927, pp. 655670 (extraits).
« Dans tous les groupes sociaux qu’on qualifie d’Etats, les plus primitifs et les plus
simples, comme les plus civilisés et les plus complexes, on trouve toujours un fait unique,
des individus plus forts que les autres qui veulent et qui peuvent imposer leur volonté aux
autres. Peu importe que ces groupes soient ou ne soient pas fixés sur un territoire
déterminé, qu’ils soient ou ne soient pas reconnus par d’autres groupes, qu’ils aient une
structure homogène ou différenciée, le fait est toujours là identique à lui-même : les plus
forts imposent leur volonté aux plus faibles.
Cette plus grande force s’est présentée sous les aspects les plus divers : tantôt elle a été
une force purement matérielle, tantôt une force morale et religieuse, tantôt une force
intellectuelle, tantôt (et cela bien souvent) une force économique. La puissance
économique n’a pas été le seul facteur de la puissance publique, comme l’enseigne l’école
marxiste […] ; mais elle a joué assurément dans l’histoire des institutions politiques un rôle
de premier ordre. Enfin cette plus grande force a été souvent et aujourd’hui tend à être
presque partout la force du nombre en attendant qu’elle soit la force des groupes sociaux
organisés.
Ainsi, dans tous les pays et dans tous les temps, les plus forts, matériellement,
religieusement, économiquement, moralement, intellectuellement ou numériquement, ont
voulu imposer et ont imposé en fait leur volonté aux autres. Les gouvernants ont toujours
été, sont et seront toujours les plus forts en fait. Ils ont bien essayé souvent, avec le
concours de leurs fidèles, de légitimer cette plus grande force ; mais ils n’ont pu inventer
que deux explications aussi artificielles l’une que l’autre et qui ne doivent tromper
personne.
Souvent, ils se sont présentés comme les délégués sur la terre d’une puissance
surnaturelle. L’idée théocratique a eu une grande force aux époques et dans les pays de
foi profonde ; elle a été un moyen commode pour justifier toutes les tyrannies. Mais aux
époques de tiédeur religieuse comme la nôtre, elle est devenue insuffisante. De plus, on
l’a déjà dit, pour tout esprit positif, elle ne vaut même pas la peine d’une discussion.
On a imaginé alors la fiction de la volonté sociale : le chef qui commande, roi, empereur,
protecteur, président ; les chefs qui délibèrent ou ordonnent, majorité d’un parlement ou
d’une assemblée du peuple, ne sont, dit-on, que les organes de la volonté collective qui
s’impose aux volontés individuelles, précisément parce qu’elle est la volonté collective
[…].
Droit divin, volonté sociale, souveraineté nationale, autant de mots sans valeur, autant de
sophismes dont les gouvernants veulent leurrer leurs sujets et se leurrent souvent euxmêmes. Assurément, ces conceptions ont, à certaines époques, pénétré profondément la
masse des esprits ; à ce titre, elles sont des faits sociaux qui ne doivent point échapper à
l’observateur ; mais ils forment ces croissances artificielles que connaît bien le sociologue
et dont il importe de dégager le fait simple et irréductible ; ce fait, c’est la distinction
positive des gouvernants et des gouvernés ; c’est la possibilité pour quelques-uns de
donner aux autres des ordres sanctionnés par une contrainte matérielle ; c’est cette
contrainte matérielle monopolisée par un certain groupe social ; c’est la force des plus
forts dominant la faiblesse des plus faibles […] ».
Document n° 2. Hauriou, M., Précis de droit constitutionnel,
Sirey, 1929, pp. 85-97 (extraits).
« Il y a dans l’État un principe d’unité. Encore faut-il le bien connaître. Est-ce la domination
d’un même pouvoir sur tous les sujets et sur les organes ? Est-ce, au contraire, le
consentement volontaire de tous les sujets et de tous les organes à un même état de
choses ? Est-ce une combinaison de domination de pouvoir et de consentement, de telle
sorte que l’Etat soit à moitié coercitif et à moitié volontaire ? Mais, dans ce dernier cas,
l’Etat est-il plus coercitif que volontaire ou plus volontaire que coercitif ?
Nous allons nous efforcer de répondre à ce questionnaire. Mais nous ne procéderons pas
au hasard. Il ne s’agira pas de n’importe quel Etat, mais de l’Etat conforme au type
classique. J’appelle ainsi celui qui est la conclusion du développement historique d’une
nation, qui a été une nation avant d’être un Etat, et qui, sous la forme Etat, ne cesse pas
d’être une nation. Pour plus de sûreté, je le définirai de la façon suivante : c’est une nation
dans laquelle un gouvernement central a fait l’entreprise d’une chose publique, d’une res
publica au sens latin du mot. Ainsi, dans les nations antiques, le gouvernement central a
créé la cité avec la chose publique ; ainsi, dans les nations modernes, le gouvernement
central est venu créer l’Etat avec toute sa chose publique.
Rappelons également, avant d’aller plus loin, que les nations sont unanimement
considérées comme des unités spirituelles, fondées à la fois sur des affinités mentales,
sur des habitudes communes, sur la volonté de vivre ensemble, et que, finalement, elles
prennent la figure d’unités consensuelles. Bref, nous sommes en présence de trois
éléments très différents, déposés ensemble dans le berceau de l’Etat : le pouvoir du
gouvernement central ou puissance publique, élément de coercition ; l’unité spirituelle de
la nation, élément consensuel ; l’entreprise de la chose publique, élément idéal, propre à
polariser les consentements, aussi bien des organes du gouvernement que des membres
de la nation.
Ces trois éléments sont tellement importants qu’ils constituent l’équilibre fondamental de
l’Etat, celui d’où résultent à la fois la qualité de son gouvernement, la qualité de la liberté
dont il fait jouir ses sujets, la qualité des buts qu’il poursuit. Et la valeur de cet équilibre
sera elle-même rendue saisissante par le fait que chacun de ces éléments peut être
projeté en une forme de la souveraineté. A certains égards, la souveraineté de l’Etat est
une ; nous ne chercherons pas à savoir ici si elle est absolue ou relative, si elle est ou non
affranchie du droit ; nous la croyons plutôt relative et soumise au droit ; nous ne voyons
pas pourquoi une souveraineté ne serait pas relative aussi bien qu’une liberté. Mais là
n’est pas, pour le moment, la question. Elle est de savoir si la souveraineté ne peut pas
être à la fois une et complexe ; une dans de certaines circonstances, lorsque ses formes
diverses convergent en une même action ; complexe et décomposable en plusieurs
formes, lorsqu’il s’agit d’analyser sa nature intime […].
Sans doute, l’institution de l’Etat peut être fondée en outre sur des lois, et, dans les pays à
constitution écrite, elle l’est certainement sur les lois constitutionnelles. Mais, de même
que des institutions constitutionnelles ont existé en tant que coutumières, avant d’exister
en vertu de constitutions écrites, de même l’Etat a existé comme coutumier avant d’être
consacré par les constitutions écrites. Même quand il possède une constitution écrite et
tout un ordonnancement de lois organiques, l’Etat n’a-t-il pas encore besoin d’un
consentement coutumier lui constituant une sorte de tréfonds juridique ? J’ai peine à croire
qu’il puisse s’en passer. Les constitutions formelles, les lois écrites, sont des actes
juridiques qui ne vivent que dans l’actuel. Combien de temps une constitution écrite restet-elle en vigueur et combien de temps dure une loi sur le mode de scrutin pour l’élection
des députés ? Serait-il admissible que l’existence juridique de l’Etat ne fût consacrée que
d’une façon aussi momentanée et aussi discontinue ? Il faut donc convenir que les lois
écrites et les lois organiques règlent d’une façon actuelle certains éléments de l’Etat,
certaines organisations et certaines procédures, mais que l’institution de l’Etat, envisagée
dans ses réalités profondes et dans ses équilibres fondamentaux, continue d’être
consacrée juridiquement par un consentement coutumier, dans lequel baignent
constitutions et lois organiques. D’ailleurs, les objets de ce consentement coutumier
apparaissent sous le nom de principes constitutionnels. Il est rare que les principes soient
consacrés par les constitutions et par les lois et il est certain qu’ils dominent constitutions
et lois. Cela apparaît nettement dans les pays à contrôle juridictionnel de la
constitutionnalité des lois. Ce n’est pas au nom de la lettre de la constitution que les
déclarations d’inconstitutionnalité sont prononcées ; pratiquement, c’est presque toujours
au nom des principes dominant la constitution, et qui constituent une véritable légitimité
constitutionnelle. C’est à ces principes fondamentaux, et non pas aux détails
d’organisation, que s’attache le consentement coutumier des sujets […] ».
Document n° 3. Duhamel, O., Droit constitutionnel, Seuil, coll. «
Essais », t. II, Les démocraties, 3e édition, 2000, pp. 16-18.
La définition de l’État
L’État est caractérisé par trois éléments constitutifs qui permettent de reconnaître son
existence : un territoire, une population, un pouvoir de contrainte.
Le droit de contraindre est l’élément décisif, le privilège suprême de l’État, sa marque.
L’État a seul le pouvoir de fixer des règles de comportement et d’en imposer légitimement
le respect – privilège que l’on baptise traditionnellement « souveraineté ». Le grand
sociologue allemand Max Weber a ainsi défini l’État comme l’institution qui revendique
avec succès pour son propre compte le « monopole de la violence physique légitime ».
Cela ne signifie évidemment pas que l’État exerce quotidiennement la violence à
l’encontre de ses administrés, mais qu’il peut toujours le faire, dans les conditions par lui
prescrites, pour imposer le respect des règles collectives ou sanctionner leur violation.
L’État détient ainsi un double pouvoir, normatif et coercitif, ou, si l’on préfère, il détient un
vrai pouvoir normatif, c’est-à-dire le pouvoir d’edicter des règles de droit et de punir ceux
qui ne les respectent pas. Si des entités infra-étatiques peuvent posséder un pouvoir
normatif, si des personnes physiques et/ou morales peuvent édicter des règles de droit qui
les lient, elles ne le font que de façon subordonnée, c’est-à-dire dans le respect des règles
fixées par l’État, dans l’exacte mesure où l’État consent à ce qu’elles les édictent, et elles
ne peuvent recourir elles-mêmes à la force mais doivent s’adresser à l’État pour imposer
l’application des règles dont elles étaient convenues ou la sanction de leur irrespect. Si
une entité supra-étatique se développe, soit qu’elle procède des seuls transferts consentis
et révocables par les États qui y participent, soit elle ébauche un nouvel État.
La population est la deuxième composante de l’État. L’ordre normatif évoqué ci-dessus
régit une communauté d’hommes. Le point commun entre l’ensemble limité que sont les
êtres humains ressortissants d’un État peut fort bien n’être que la soumission à ce pouvoir
normatif, par-delà la diversité culturelle, linguistique, ethnique, nationale. Nation et État ne
coïncident pas nécessairement. Une nation peut préexister à l’État, les Allemands le
savent bien. Un État peut préexister à une nation, les Français le savent bien. Une même
nation peut être divisée en deux États, comme le fut de l’après-guerre à 1990 la nation
allemande ou comme l’est encore la nation coréenne. Un même État peut regrouper
différentes nations, comme le firent les empires ottoman, austro-hongrois, soviétique,
comme le font encore la Fédération russe, le Canada, la Suisse ou l’Espagne. En France,
puisque l’État y fit la nation et craignit que les nations ne le défissent, la tendance
dominante fut longtemps d’identifier État et nation. Ce franco-centrisme est explicable, pas
justifiable. Le territoire est la troisième et dernière condition d’existence de l’État. La
naissance de l’État va de pair avec la sédentarisation, l’avènement de frontières et
l’apparition de la cartographie. Le territoire peut être minuscule, comme celui du
Lieschtenstein ou d’Andorre. Il peut être discontinu, comme entre la France métropolitaine
et les départements et territoires d’outre-mer, ou comme le Pakistan avant la sécession du
Bangladesh en 1971, les Etats-Unis avec l’Alaska et Hawaï. Il peut être amputé, comme
lors de la constitution de nouveaux États. Mais il doit être pour que l’État soit.
Document n° 4. Burdeau, G., Traité de Science politique, t. II,
L’Etat, LGDJ, 1967, pp. 347-350 (extraits).
« […] L’Etat étant pouvoir, les formes d’Etats correspondent aux formes du Pouvoir
étatique. Seulement ce pouvoir peut être envisagé quant à sa structure, quant à ses fins et
quant à ses modalités d’exercice. C’est ainsi qu’un pouvoir étatique pourra être unitaire ou
fédéral (structure), libéral (fins), présidentiel (modalité d’exercice). Pour embrasser d’une
vue totale la situation politique d’une collectivité étatique, il faut obligatoirement considérer
l’Etat à ce triple point de vue. Mais d’autre part, il est indéniable qu’entre les fins du
Pouvoir et ses modalités d’exercice il existe une corrélation certaine : les institutions
constitutionnelles sont, sinon entièrement, du moins en grande partie, commandées par
les buts que l’on assigne au Pouvoir. Il est bien difficile, par exemple, de concevoir un
Pouvoir poursuivant, selon le mécanisme parlementaire, les fins d’une idéologie totalitaire,
et, inversement, on ne pourrait songer à mettre au service d’une idée de droit libérale un
appareil constitutionnel dont le fonctionnement serait commandé par un principe
autocratique ou autoritaire. Pour désigner la forme du pouvoir étatique envisagée sous ses
deux aspects solidaires des buts qu’il se propose et de la manière dont il est exercé, il y a
donc lieu d’utiliser une expression adéquate au point de vue adopté. Cette expression,
c’est celle de régime politique. Le régime politique d’un Etat est caractérisé, au point de
vue formel, par l’agencement des rouages constitutionnels, au point de vue matériel par la
substance de l’idée de droit qui inspire leur fonctionnement. Encore que la terminologie
courante confonde souvent forme d’Etat et régime politique, que l’on parle indifféremment,
par exemple, d’un Etat ou d’un gouvernement parlementaire, d’un Etat ou d’un régime
libéral, je crois utile, pour éviter des équivoques préjudiciables à la clarté des idées, de
réserver l’expression : forme d’Etat à la définition de la nature interne du Pouvoir dont
l’institution étatique est le support.
A cet égard, la doctrine classique, sérieusement battue en brèche d’ailleurs, distingue
différentes catégories d’Etats en les situant par rapport à la notion de souveraineté. Il y
aurait ainsi des Etats souverains, jouissant de la plénitude des droits de la puissance
étatique tant sur le plan interne que dans le cadre des compétences internationales, et des
Etats mi-souverains dont les prérogatives seraient limitées soit par le jeu de facteurs
politiques, soit à raison de dispositions de l’ordre juridique international. Tel serait le cas
des Etats protégés ou en tutelle, des Etats vassaux ou des Etats membres d’un Etat
fédéral.
Si nous écartons cette distinction, c’est à raison du criterium qu’elle utilise. La notion de
souveraineté est trop imprécise et trop discutée pour intervenir utilement dans un débat où
sa signification exclusivement juridique ne lui permet pas d’être une pierre de touche
infaillible. D’autre part, la souveraineté ne saurait être retenue comme le signe distinctif de
l’Etat dès lors que l’on ne renonce pas à voir s’établir un ordre international durable
puisqu’il ne pourra être édifié que sur les ruines de l’Etat souverain. Enfin et surtout, les
données fondamentales de l’Etat étant le Pouvoir et l’idée de droit, c’est en elles, et en
elles seulement que doit être recherché le criterium permettant de différencier les formes
d’Etat. Envisagé sous cet angle, le problème de la classification des formes d’Etat se
ramène à distinguer les Etats incorporant un Pouvoir et une idée de droit uniques et ceux
qui englobent une association de Pouvoirs et une pluralité d’idées de droit. Dans le
premier cas, on se trouve en présence d’un Etat unitaire ; dans le second, on a affaire à
une des multiples formes politiques que désigne le terme fédéralisme […] ».
Document n° 5. Kelsen, H., Théorie générale du droit et de l’Etat,
trad. par B. Laroche, Bruylant/LGDJ, 1997, pp. 233-244
(extraits).
« La définition de l’Etat est une tâche d’autant plus ardue que ce terme désigne
généralement une multitude d’objets. Dans un sens très général il signifie la « société » en
tant que telle, ou une forme particulière de société. Assez souvent, cependant, pris dans
un sens beaucoup plus restreint, il désigne un organe particulier de la société – le
gouvernement, ses sujets, une ‘nation’, ou le territoire où ils résident. La théorie politique,
qui est essentiellement une théorie de l’Etat, se révèle peu satisfaisante précisément
parce que nombre d’auteurs regroupent des problèmes radicalement distincts sous le
même terme, qu’ils emploient en lui donnant plusieurs sens sans même s’en rendre
compte.
La situation paraît plus simple si on l’aborde d’un point de vue purement juridique. L’Etat
n’est alors pris en considération qu’à titre de phénomène juridique, de personne juridique,
c’est-à-dire de corporation. La nature de l’Etat est en principe déterminée à l’aide de notre
définition de la corporation. Il reste à savoir en quoi l’Etat se distingue des autres
corporations. La différence doit résider dans l’ordre normatif qui constitue la corporation
étatique. L’Etat est une communauté créée par un ordre juridique étatique (par opposition
à un ordre juridique international). En sa qualité de personne juridique, l’Etat est une
personnification de la communauté ou de l’ordre juridique étatique qui constitue cette
communauté. Du point de vue juridique, le problème de l’Etat se présente donc comme le
problème de l’ordre juridique étatique […].
Selon la théorie traditionnelle, il est impossible de saisir ce qu’est l’essence d’un ordre
juridique étatique, son principium individuationis, si l’on ne présuppose pas l’Etat comme
une réalité sociale sous-jacente. Un système de normes possède l’unité et l’individualité
grâce auxquelles il mérite le nom d’ordre juridique étatique pour la seule raison qu’il est
relié à un Etat en tant que fait social effectif ; parce qu’il est créé ‘par’ l’Etat, qu’il est valide
‘pour’ l’Etat […]. On suppose que, bien que créé par l’Etat, le droit règle la conduite de
l’Etat, conçu comme une sorte d’homme ou de surhomme, tout comme le droit règle la
conduite humaine. Et de même qu’il existe un concept juridique de personne juridique
parallèlement au concept physique et biologique d’homme, on s’imagine qu’il existe un
concept sociologique d’Etat parallèle au concept juridique, ou même antérieur à lui d’un
point de vue logique et historique. En tant que réalité sociale, l’Etat s’inscrit dans la
catégorie des sociétés, c’est une communauté […]. Les interactions supposées entre
individus d’un même Etat ont pu être considérées comme un élément sociologique
indépendant du droit, un facteur d’unité des individus appartenant à un seul et même Etat
et formant donc un Etat en tant que réalité sociale. Une pluralité d’individus forment une
unité réelle, dit-on, lorsqu’ils s’influencent réciproquement tour à tour. C’est une évidence,
tous les êtres humains, tous les phénomènes quels qu’ils soient, sont en interaction. Dans
la nature on observe des interactions de toutes parts ; le simple concept d’interaction ne
peut donc être invoqué pour interpréter l’unité caractéristique d’un phénomène naturel
particulier quel qu’il soit. Afin d’appliquer à l’Etat la théorie de l’interaction, il nous faut
supposer l’existence de degrés dans l’interaction, les interactions des individus
appartenant à un même Etat étant plus intenses qu’entre ceux qui appartiennent à des
Etats distincts. Cette supposition est toutefois sans fondement. Qu’il s’agisse de relations
d’ordre économique, politique ou culturel, lorsqu’il est question d’interactions, nul ne
saurait raisonnablement douter que les individus appartenant à des Etats différents
entretiennent souvent des relations plus étroites que les citoyens d’un même Etat […].
Pour aborder le problème de l’Etat dans une approche sociologique, nous pouvons
également partir de la thèse selon laquelle les individus membres d’un seul et même Etat
sont unis par le fait d’avoir une volonté commune ou, ce qui revient au même, un intérêt
commun. On parle alors de ‘volonté générale’ ou ‘d’intérêt collectif’ en affirmant que cette
‘volonté collective’ ou cet ‘intérêt collectif’ constituent l’unité et donc la réalité sociale de
l’Etat. On parle également de ‘sentiment collectif’, de ‘conscience collective’, sorte d’âme
collective, comme du fait constitutif de la communauté étatique. Pour éviter que la théorie
de l’Etat ne transcende les données de l’expérience et ne dégénère en une forme de
spéculation métaphysique, cette ‘volonté collective’ ou cet ‘intérêt collectif’ ne sauraient
être la volonté ou la conscience d’un être distinct des êtres humains membres de l’Etat ;
les expressions ‘volonté collective’ et ‘conscience collective’ signifient uniquement qu’une
pluralité d’individus veulent, éprouvent ou pensent à l’identique et qu’ils sont unis par la
conscience qu’ils ont de cette communauté de volonté, de sentiment et de pensée. Il
existe donc une unité réelle entre ceux qui partagent effectivement un état d’esprit
identique, unité qui n’existe que lorsque cette identité prévaut effectivement. Il est fort
improbable qu’une telle identité existe jamais, hormis au sein des groupes relativement
restreints dont l’extension et la composition suivraient une évolution régulière. Affirmer que
tous les citoyens d’un Etat veulent, éprouvent ou pensent toujours à l’identique est une
fiction politique évidente, très semblable à la fiction contenue, comme nous l’avons vu,
dans la théorie de l’interaction […] ».
Document n° 6. Esmein, A., Éléments de droit constitutionnel
français et comparé, Sirey, 1914, pp. 1-9 (extraits)
« L’État est la personnification juridique d’une nation : c’est le sujet et le support de
l’autorité publique. Ce qui constitue en droit une nation, c’est l’existence, dans cette
société d’hommes, d’une autorité supérieure aux volontés individuelles. Cette autorité, qui
naturellement ne reconnaît point de puissance supérieure ou concurrente quant aux
rapports qu’elle régit, s’appelle la souveraineté. Elle a deux faces : la souveraineté
intérieure, ou le droit de commander à tous les citoyens composant la nation, et même à
tous ceux qui résident sur le territoire national ; la souveraineté extérieure, ou le droit de
représenter la nation et de l’engager dans ses rapports avec les autres nations.
Le fondement même du droit public consiste en ce qu’il donne à la souveraineté, en
dehors et au-dessus des personnes qui l’exercent à tel ou tel moment, un sujet ou titulaire
idéal et permanent, qui personnifie la nation entière : cette personne morale, c’est l’État,
qui se confond ainsi avec la souveraineté, celle-ci étant sa qualité essentielle. Mais cette
abstraction puissante et féconde est un produit lentement dégagé de la civilisation :
souvent et longtemps les hommes ont confondu la souveraineté avec le chef ou
l’assemblée qui l’exerçait. Cependant l’antiquité classique s’était élevée déjà la véritable
conception de l’État ; les Romains en particulier, grâce peut-être au génie juridique qui les
distingue, semblent l’avoir dégagée de très bonne heure et presque d’instinct. Mais dans
la décomposition lente, qui produisit la société féodale, cette idée disparut, subit une
longue éclipse, et c’est par une nouvelle élaboration qu’elle a repris sa place dans le droit
moderne.
L’État est aussi la traduction juridique de l’idée de patrie : il résume tous les devoirs et tous
les droits qui s’y rattachent. On ne saurait même établir autrement un rapport direct et
précis entre le citoyen et sa patrie, sauf dans une monarchie absolue, où la patrie
s’incarne et s’absorbe en quelque sorte dans le monarque. L’État suppose
nécessairement un territoire déterminé dans les limites duquel il exerce son autorité, à
l’exclusion de toute autre, sur les personnes et sur les choses […]. De cette conception
découlent deux conséquences capitales :
1° L’autorité publique, la souveraineté, ne doit jamais être exercée que dans l’intérêt de
tous : c’est ce qu’on atteste en lui donnant pour sujet une personne fictive, distincte de
tous les individus qui composent la nation, distincte des magistrats et des chefs aussi bien
que des simples citoyens.
2° L’État, de sa nature, est perpétuel et son existence juridique n’admet aucune
discontinuité. Personnifiant la nation, il est destiné à durer autant que la nation elle-même.
Sans doute la forme de l’État, les personnes réelles en qui la souveraineté s’incarne
momentanément, peuvent changer avec le temps et par l’effet des révolutions. Mais cela
n’altère pas l’essence même de l’État, cela ne rompt pas la continuité de son existence,
pas plus que la vie nationale ne se fractionne ou ne s’interrompt par le renouvellement des
générations successives. De cette perpétuité découlent un certain nombre de
conséquences secondaires.
a) Les traités qui ont été conclus avec les puissances étrangères au nom de l’État, alors
que celui-ci avait une certaine forme, demeurent valables et obligatoires, malgré les
changements de forme qui peuvent l’affecter dans la suite.
b) Les lois, régulièrement édictées et promulguées au nom de l’État, sous une forme
d’État déterminée, restent en vigueur, alors même que cette forme d’État vient à changer,
à moins qu’elles ne soient abrogées ou qu’elles soient inconciliables avec les lois
nouvelles, ce qui équivaut à une abrogation. C’est ainsi qu’on applique encore aujourd’hui
en France certaines lois qui datent de l’ancien régime.
c) Les obligations pécuniaires, contractées au nom de l’État, subsistent et restent
obligatoires, alors même que disparaît la forme d’État sous laquelle elles ont été
contractées.
Mais si l’État persiste ainsi, perpétuel et immuable, identique toujours à lui-même, tant que
subsiste la nation, la forme de l’État, comme je viens de le dire, peut changer au contraire.
Que faut-il entendre par là ? L’État, sujet et titulaire de la souveraineté, n’étant qu’une
personne morale, une fiction juridique, il faut que la souveraineté soit exercée en son nom
par des personnes physiques, une ou plusieurs, qui veuillent et agissent pour lui. Il est
naturel et nécessaire que la souveraineté, à côté de son titulaire perpétuel et fictif, ait un
autre titulaire actuel et agissant, en qui résidera nécessairement le libre exercice de cette
souveraineté. C’est celui-là que l’on appelle proprement le souverain en droit
constitutionnel et déterminer quel est le souverain, ainsi compris, c’est déterminer la forme
de l’État […].
Document n°7, Carré de Malberg, R., Contribution à la théorie
générale de l'Etat, 1920, t. 1, pp.119-129 (extraits).
« En résumé, les particularités juridiques que l'on relève dans la structure et le
fonctionnement de l'Etat fédéral, impliquent que cet Etat possède un double caractère : à
certains égards il se caractérise comme un Etat unitaire, à d'autres égards il se caractérise
comme une fédération d'Etats.
En premier lieu, l'Etat fédéral se présente comme un Etat unitaire, en tant qu'il possède en
propre un territoire qui, bien que réparti entre divers Etats particuliers, forme, quant à
l'exercice de la compétence fédérale et dans la mesure de cette compétence, un territoire
étatique' unique, soumis à sa puissance une et directe. Il se présente pareillement comme
un Etat unitaire, en ce qu'il a pour membres des individus qui, bien que répartis entre
divers Etats particuliers, sont ses sujets propres et forment, au point de vue de la
compétence fédérale, un corps de nation unique, soumis encore à sa puissance une et
directe. En cela l'Etat fédéral se distingue absolument de l'Etat d'Etats, qui est
exclusivement une formation entre Etats, une corporation d'Etats, corporation unifiée sans
doute, mais dont les membres et éléments composants sont purement les Etats
particuliers euxmêmes, en sorte que les territoires et sujets de ces Etats ne deviennent
territoires et sujets de l'Etat composé que médiatement par l'intermédiaire des Etats
composants.
L'Etat fédéral est encore semblable à l'Etat unitaire, en ce que. pour tout ce qui rentre
dans sa compétence, il exerce sa puissance d'Etat sur toutes les collectivités inférieures
qu'il contient en lui, y compris les Etats particuliers. A cet égard, la condition des Etats
particuliers est pareille à celle de la province d'un Etat unitaire. L'Etat particulier, en tant
qu'il est soumis à la domination de l'Etat fédéral, cesse d'apparaître comme un Etat : il
n'est qu'une circonscription territoriale de l'Eltat fédéral [...].
Enfin l'Etat fédéral ressemble à un Etat unitaire en ce qui concerne ses organes centraux.
En effet, bien que les Etats particuliers concourent à la formation de ces organes centraux,
soit en tant qu'ils en fournissent les éléments de composition ou de nomination, soit en
tant qu'ils contribuent par leurs lois propres à fixer les règles relatives à leur nomination,
les organes de cette sorte ne sont point destinés à exprimer les volontés particulières des
États membres, mais la vérité est qu'ils réalisent l'unité de volonté de l'État fédéral, comme
aussi ils réalisent en lui une réelle unité organique. Sous tous ces rapports l'Etat fédéral se
comporte comme un État unitaire, si bien même qu'il est permis de dire que dans cet État
le côté unitaire prédomine. [...]
En tenant compte de ces diverses constatations, on pourrait donc définir l'État fédéral un
Etat dont l'organisation et le fonctionnement sont fondés à la fois sur un principe unitaire et
sur un principe de fédéralisme. Cependant cette définition demeurerait incomplète.
L'organisation fédérative, encore qu'elle soit une condition essentielle de l'Etat fédéral, ne
forme pas à elle seule le critérium de cet État. La raison en est que la participation
fédérative des États particuliers à la puissance fédérale ne suffit pas à établir une
différence absolue et irréductible entre l'Etat fédéral et l'État unitaire. [...] II importe en effet
de remarquer que cette participation est fondée sur la Constitution même de l'Etat fédéral :
de plus, c'est à titre d'organes de l'Etat fédéral que les Etats particuliers sont appelés à
l'exercer. Par conséquent les Etats particuliers apparaissent, même sous ce rapport,
comme étant, selon le mot de Laband (op. cit., éd. franc., t. I, p. 139), des « parties
constitutives » de l'Etat fédéral, comme des « institutions » de cet Etat et des éléments de
son organisation : organisation fédérative assurément, mais qui à elle seule n'implique pas
du tout que les collectivités confédérées dans l'Etat fédéral soient vraiment et
essentiellement différentes de la commune ou province d'un Etat unitaire [...]. Sans doute,
il ressort de la participation fédérative de ces collectivités à la puissance de l'Etat fédéral
qu'il existe dans cet Etat un dualisme organique, consistant en ceci que l'Eltat fédéral a
pour organes doubles à la fois ses organes centraux ou spéciaux et ses membres
confédérés, et c'est bien là un des traits principaux de l'Etat fédéral: mais il ne résulte pas
de là qu'il existe en lui une véritable dualilé étatique, en sorte que — si l'on s'en tenait à la
participation fédérative des Etats membres — il faudrait dire que l'Etat fédéral ne se
différencie pas essentiellement de l'Etat unitaire. Pour qu'il s'en différencie réellement, il ne
suffit pas que les collectivités confédérées en lui possèdent le droit de participer à sa
puissance en tant qu'organes institués par sa Constitution : il faut surtout qu'elles
possèdent des droits et pouvoirs qui leur viennent non plus de la Constitution fédérale,
mais de leur propre volonté et puissance, en d'autres termes des droits qui impliquent que
ces collectivités sont bien, par elles-mêmes et distinctement d'avec l'État fédéral, des
Etats. Telle est aussi, en fait, la marque distinctive de l'État fédéral moderne : la vraie
caractéristique de cet État, c'est précisément qu'il y a en lui une dualité étatique, résultant
de ce que les membres confédérés qu'il renferme, sont eux-mêmes des Etats. L'État
fédéral n'est pas une fédération de collectivités quelconques, il est une fédération d'Etats
[…]. Il reste à établir ce dernier point, qui est le point capital de la définition et théorie de
l'État fédéral. On a vu plus haut que sous certains rapports, les collectivités confédérées
dans l'Etat fédéral sont dénuées du caractère étatique : il en est ainsi notamment, en tant
qu'elles sont soumises à la domination fédérale. Ce ne peut pas être non plus par leur
participation à la puissance fédérale qu'elles se caractérisent comme des Etats : à cet
égard, M. Le Fur (op. cit., p. 671 et s., 679 et s.) a parfaitement raison lorsqu'il soutient
que la participation exercée par ces collectivités n'implique pas à elle seule qu'elles soient
des Etats; il est vrai que c'est en leur qualité d'Etats qu'elles sont appelées par la
Constitution fédérale à participer, comme organes de l'Etat fédéral, à la puissance de ce
dernier (Jellinek, loc. cit., t. IL p. 556); mais, ce n'est pas cette participation qui leur fait
acquérir la qualité d'Etats. Si elles doivent être considérées comme des Etats, c'est pour
une tout autre raison. Quelle est cette raison?
A coup sûr, si le critérium de l'Etat est la souveraineté, les collectivités membres d'un Etat
fédéral ne sont pas des États, car elles ne sont pas souveraines. Tandis que dans les
confédérations d'États, la souveraineté appartient exclusivement aux Etats confédérés et
fait défaut à la confédération, qui n'est même pas un État [...]. La supériorité de l'Etat
fédéral sur les Etats membres se révèle deuxièmement en ceci que les lois qu'il a édictées
et promulguées sur les objets de sa compétence, deviennent par ce seul fait exécutoires
et obligatoires, en tant que lois fédérales, dans chaque Etat particulier. Non seulement
l'Etat particulier va se voir ainsi dominé, sur son propre territoire, par la volonté législative
d'un Etat supérieur; mais encore, et conformément à l'adage : Bundesrecht bricht
Landesrechi , les lois fédérales priment les lois des États particuliers, en ce sens qu'elles
ont pour effet d'abroger de plein droit toute disposition de loi d'un Etat particulier qui leur
est contraire. Cette règle est expressément consacrée par les- Const. fédérales de
l'Empire allemand (art. 2), des Etats-Unis (ch. VI, art. 2), de la Suisse (art. 113 in fine et
dispositions transitoires, art. 2). La prépondérance de l'Etat fédéral s'affirme encore dans
ce fait que sa propre Constitution s'immisce parfois dans l'organisation constitutionnelle
des Etats membres. En principe cependant, ceuxci ont conservé le droit de déterminer
librement par eux-mêmes leur régime constitutionnel. Toutefois la Constitution fédérale
peut apporter à cette liberté certaines limitations. […] La subordination dès Etats
particuliers à l'Etat fédéral apparaît pareillement en ce qui concerne les conflits qui
peuvent surgir soit entre les Etats particuliers eux-mêmes, soit entre l'un de ces Etats et
l'Etat fédéral. [...]
Enfin la souveraineté de l'Etat fédéral trouve son expression la plus haute et la plus
décisive dans le droit qui appartient à cet Etat de déterminer sa propre compétence par
lui-même et d'une façon illimitée. Non seulement l'Etat fédéral possède la « compétence
de la compétence » selon l'expression des auteurs allemands, ce qui signifie qu'il a le
pouvoir d'étendre sa compétence de sa propre volonté et par ses propres organes ; mais
encore il a le pouvoir de l'étendre indéfiniment, et en cela sa puissance d'État s'affirme
comme une puissance de l'espèce la plus haute, c'està-dire comme une puissance
souveraine.
[...] l'Etat particulier reste soumis à la volonté supérieure de l'Etat fédéral. Enfin, ce n'est
pas seulement de ses attributions, c'est aussi de sa qualité d'Etat que l'Etat particulier est
théoriquement exposé à se voir dépouiller par l'Etat fédéral ; son existence même, comme
Etat, est précaire et dépend d'une volonté placée au-dessus de lui; ceci est à plus forte
raison la négation de sa souveraineté. En remplacement de leur souveraineté perdue, les
Etats confédérés reçoivent, il est vrai, de la Constitution de l'Etat fédéral un droit de
participation plus ou moins étendue à l'exercice de sa puissance souveraine.
Université Paris 8
Introduction au Droit constitutionnel
(Semestre I)
Professeur : Jean-Louis Iten
Séance de travaux dirigés n° 6 : La participation au pouvoir
Document n° 1. Bidégaray, Ch., « Election », dans Y. Mény, O. Duhamel,
dir., Dictionnaire constitutionnel, PUF, 1992, pp. 372-373.
Document n° 2. Manin, B., Principes du gouvernement représentatif,
Flammarion, coll. « Champs », 1995, pp. 279-302 (extraits).
Document n° 3. De Villiers, M., « Référendum », dans Dictionnaire du droit
constitutionnel, Armand Colin, 1998, pp. 170-171.
Document n° 4. Burdeau, G., Hamon, F., Troper, M., Droit constitutionnel,
LGDJ, 1999, pp. 170-179 (extraits).
Document n° 5. Fonbaustier, L., « Élection », dans D. Alland, S. Rials, dir.,
Dictionnaire de la culture juridique, PUF/LAMY, 2003, pp. 604-607.
Document n° 6. Carré de Malberg, R., La loi, expression de la volonté générale,
Sirey, 1931, conclusion, pp. 215-222 (extraits).
Document n° 7. Rousseau, J.-J., Du contrat social, Livre II, Chapitre I et II
(extraits).
Commentaire de texte : Document n°6 de « De même que
Louis XIV » à « pour représenter la leur. »
Document n° 1. Bidégaray, Ch., « Election », dans Y. Mény, O.
Duhamel, dir., Dictionnaire constitutionnel, PUF, 1992, pp. 372-373.
« L’élection est un mode de dévolution du pouvoir reposant sur un choix opéré par
l’intermédiaire d’un vote ou suffrage. La démocratie athénienne, la République romaine
ont utilisé ce mode de choix des gouvernants. Les premiers chrétiens y recourent pour
désigner les évêques et le pape. Au Moyen Age, ce procédé est connu dans le monde
anglo-saxon (choix des rois teutoniques ou Saint Empire romain). Certaines villes et
guildes peuvent également s’en servir. L’organisation financière de la France d’Ancien
Régime reconnaît aussi un régime distinct de perception de l’impôt pour les ‘pays
d’élection’. Toutefois, l’émergence progressive de la Chambre des Communes à côté des
lords en Grande-Bretagne et la naissance du régime parlementaire entraînent le
développement du procédé électif. Il connaît un succès définitif avec la généralisation de
l’idée démocratique à partir de la fin du XVIIIe siècle.
Deux options s’affrontent. Celle de la souveraineté nationale abstraite, indivisible, dans
laquelle le citoyen a pour fonction d’exprimer la volonté nationale – mission qui ne saurait
être confiée à n’importe qui : c’est la démocratie représentative. Celle de la souveraineté
populaire selon laquelle chaque citoyen, détenteur d’une parcelle de souveraineté, doit
l’exercer directement. Le corps des citoyens exerce alors lui-même les trois fonctions
législative, exécutive, judiciaire. Par impossible, il se gouverne par l’intermédiaire de
représentants élus mais contrôlés et révocables : c’est la démocratie directe. Ces deux
conceptions qui déterminent l’étendue du droit de suffrage se sont opposées tout au long
du XIXe siècle et du XXe siècle à travers le conflit entre suffrage restreint et suffrage
universel.
Avec le ralliement de la communauté internationale au suffrage universel et la prise en
compte des limites de la démocratie politique au regard des exigences de la démocratie
économique et sociale, le débat s’est prolongé par l’alternative entre démocratie libérale et
pluraliste et démocratie socialiste ou unanimiste. Dans les démocraties constitutionnelles
pluralistes le débat porte sur le vote individuel (ou politique) et le vote social (ou
économique). Le suffrage plural ou familial essaie de répondre à ces préoccupations.
Même dans le cas du suffrage universel, l’élection peut connaître un certain nombre de
limites. Tout d’abord celles tenant à la capacité électorale (âge, sexe, condamnations,
etc.).
D’autres tiennent aussi au type de suffrage retenu : suffrage direct (chambre législative,
président) ou indirect (deuxième chambre, chef de l’Etat). D’autres découlent de la taille et
du découpage des circonscriptions à l’intérieur desquelles se déroulent les élections.
D’autres enfin résultent du mode de scrutin retenu : scrutin majoritaire qui déforme la
réponse électorale mais assure l’efficacité des majorités victorieuses ; scrutin de liste, plus
représentatif des nuances de l’opinion mais conduisant à des coalitions souvent
impuissantes.
Ces traits sont plus ou moins forts selon qu’on privilégie dans le scrutin majoritaire un, ou
deux tours (ou plus) et dans le scrutin de liste, la représentation proportionnelle intégrale,
approchée, le vote préférentiel, le vote unique transférable, ou des systèmes mixtes.
A supposer résolues ces difficultés techniques, il n’en reste pas moins que la démocratie
se réduit essentiellement à une lutte concurrentielle de professionnels de la politique sur
les votes du peuple (J. Schumpeter). Hors les cas de primaires, le choix des candidats
relève bien souvent de la cooptation par les appareils des partis. Malgré la réglementation
des campagnes électorales et de leur financement, le poids de l’argent secret, le
marketting politique et les sondages viennent altérer souvent la réalité de la consultation.
Reste alors à se demander si ‘les élections sont la démocratie ?’. L’abstentionnisme, le
poids du marais et du vote flottant, la faible compétence politique du citoyen, privent
l’élection d’une large part de son efficacité supposée. Que dire alors des élections non
compétitives (liste unique) ou semi-compétitives (cas d’une très grande majorité de pays)
où l’élection, plus qu’un ‘piège’, est une trahison ? ».
Document n° 2. Manin, B., Principes du gouvernement représentatif,
Flammarion, coll. « Champs », 1995, pp. 279-302 (extraits).
« L’élection des gouvernants – Une inflexion remarquable se manifeste depuis plusieurs
années dans l’analyse des résultats électoraux. Jusque dans les années 70, la plupart des
études électorales arrivaient à la conclusion que le comportement électoral s’expliquait
pour l’essentiel par les caractéristiques sociales, économiques et culturelles des citoyens.
Or de nombreux travaux soulignent qu’il n’en va plus ainsi aujourd’hui. Les résultats du
vote peuvent varier significativement d’une élection à l’autre alors même que les
caractères sociaux, économiques et culturels des électeurs restent à peu près identiques
pendant la période considérée.
La personnalisation du choix électoral – La personnalité des candidats en présence
apparaît comme un des facteurs essentiels de cette variation. Les électeurs votent
différemment, d’une élection à l’autre, selon la personnalité des candidats offerts à leurs
choix. Les électeurs votent de plus en plus pour une personne, et non plus seulement pour
un parti ou un programme. Ce phénomène marque une transformation par rapport à ce
que l’on avait considéré comme le comportement normal des électeurs dans une
démocratie représentative. Il crée ainsi l’impression d’une crise de la représentation. En
réalité, on l’a vu, le rôle prédominant des étiquettes partisanes dans la détermination du
vote était seulement la caractéristique d’un type particulier de représentation, la
démocratie de partis. On peut aussi bien voir dans la transformation actuelle un
rapprochement avec l’un des traits constitutifs du parlementarisme originel : le caractère
personnel de la relation représentative.
Quoique l’importance croissante des personnalités se manifeste aussi dans la relation
entre les parlementaires et les électeurs de leur circonscription, elle est surtout sensible au
niveau national, dans la relation entre le pouvoir exécutif et l’ensemble de l’électorat.
Depuis quelques décennies, les analystes observent dans tous les pays occidentaux une
tendance à la ‘personnalisation’ du pouvoir. Dans les pays où le chef de l’exécutif est
directement élu au suffrage universel, l’élection présidentielle tend à devenir l’élection
principale et à structurer l’ensemble de la vie politique. Dans les pays où le chef de
l’exécutif est le leader de la majorité parlementaire, les élections législatives s’organisent
autour de sa personne. Les partis continuent de jouer un rôle central, car la possibilité de
mobiliser une structure préalablement organisée avec son réseau de relations et
d’influences, ses capacités à collecter des fonds et sa main-d’oeuvre bénévole demeurent
un atout décisif dans la compétition électorale. Mais ils tendent à devenir les instruments
au service d’un leader. A la différence de ce qui se passe dans le parlementarisme
classique, le chef du gouvernement, plutôt que le parlementaire, apparaît donc ici comme
le représentant par excellence. Il reste que le lien entre le représentant ainsi défini et ses
électeurs retrouve son caractère essentiellement personnel.
Ce nouveau caractère du lien représentatif résulte principalement, semble-t-il, de deux
causes qui, quoique indépendantes l’une de l’autre, exercent cependant des effets
convergents. Les techniques de communication jouent, tout d’abord, un rôle essentiel : la
radio et la télévision, qui tendent à devenir les moyens de communication principaux,
confèrent un caractère direct et sensible à la perception des candidats et des élus par les
électeurs. Le candidat peut – de nouveau – se faire connaître sans passer par la
médiation d’organisations militantes. L’âge des militants et des hommes d’appareil est
passé. En un sens, la télévision ressuscite le face-à-face qui marquait le lien entre
représentants et représentés dans la première forme de gouvernement représentatif. Mais
la télévision et les moyens de communication de masse sélectionnent un certain type de
qualités et de talents : ceux qui parviennent à se faire élire ne sont pas des notables
locaux, mais des individus qui maîtrisent mieux que les autres les techniques de
communication, ce qu’on appelle des ‘figures médiatiques’. Nous assistons aujourd’hui,
non pas à une crise du gouvernement représentatif, mais seulement à un changement du
type d’élites sélectionnées. Les élections continuent de désigner des individus possédant
des caractères distinctifs que les autres n’ont pas, elles conservent le caractère élitiste
qu’elles ont toujours eu. Mais une nouvelle élite de spécialistes de la communication prend
la place des militants et des hommes d’appareil. La démocratie du public est le règne de
l’expert en communication.
D’autre part, le rôle croissant des personnalités au détriment des programmes constitue
une réponse aux conditions nouvelles dans lesquelles s’exerce l’activité des gouvernants.
L’ampleur de la tâche des gouvernants s’est considérablement accrue au cours du dernier
siècle : le gouvernement ne règle plus seulement les conditions générales de la vie
sociale, il intervient dans toute une série de domaines (en particulier dans le domaine
économique) par des décisions ponctuelles et singulières. Or, sauf à devenir immense,
illisible et, partant, inutile pour la mobilisation des électeurs, un programme ne peut pas
contenir le catalogue de toutes les mesures singulières qu’entend prendre un candidat.
Mais surtout, les différents Etats sont devenus de plus en plus interdépendants en matière
économique, en particulier depuis la Seconde Guerre mondiale. Cela signifie que
l’environnement auquel chaque gouvernement est confronté résulte des décisions prises
par un nombre de plus en plus grand d’acteurs. Cet environnement devient ipso facto de
moins en moins prévisible. En se proposant comme gouvernants, les hommes politiques
savent qu’ils devront faire face à l’imprévisible, ils n’ont donc pas intérêt à se lier les mains
par avance en s’engageant sur un programme détaillé.
La nature de l’activité gouvernementale contemporaine et l’environnement dans lequel elle
est conduite appellent ainsi de plus en plus l’exercice de ce qu’on pourrait appeler, pour
utiliser un terme ancien, un pouvoir de ‘prérogative’ […]. Les électeurs doivent aujourd’hui
accorder aux gouvernants une marge de discrétion par rapport aux promesses faites
pendant la campagne électorale. En fait, il en a toujours été ainsi dans le gouvernement
représentatif, une fois la décision prise d’interdire les mandats impératifs. La situation
présente rend seulement plus visible un trait permanent de la représentation. Mais un
pouvoir pour partie discrétionnaire ne signifie pas un pouvoir irresponsable. Les électeurs
contemporains conservent la faculté de démettre les gouvernants au terme de leur mandat
si les décisions que ceux-ci ont prises de leur propre chef ne satisfont pas la majorité.
L’âge des programmes politiques détaillés est sans doute passé, mais celui des bilans
commence peut-être.
Et en tout cas, il reste possible, comme il l’a toujours été depuis les origines du
gouvernement représentatif, de juger les gouvernants sur leurs actions passées […]. Le
rôle de l’offre électorale en général – La personnalité des candidats ne constitue toutefois
qu’un des facteurs dont les études électorales soulignent aujourd’hui les effets sur le vote,
indépendamment des caractéristiques sociales, économiques et culturelles des électeurs.
On note aussi que le comportement électoral varie selon la configuration des candidatures
(selon que, par exemple, seuls deux camps s’affrontent, la majorité sortante et
l’opposition, ou qu’au contraire les électeurs ont le choix entre plusieurs partis à l’intérieur
de chaque camp). De même encore, de nombreux électeurs votent différemment selon la
perception qu’ils ont de ce qui est institutionnellement mis en jeu à chaque élection :
l’orientation de leur vote change selon qu’il s’agit d’une élection locale ou nationale,
présidentielle ou législative, d’une élection législative générale ou partielle, etc. Il semble
enfin que le comportement électoral change en fonction des problèmes ou des thèmes sur
lesquels l’accent est mis dans la campagne électorale. Les résultats des élections varient
significativement, même dans les courts intervalles de temps, selon les questions qui ont
dominé la campagne électorale. Les électeurs semblent répondre aux termes du choix
offert par les hommes politiques, plutôt qu’exprimer leur identité sociale ou culturelle. Les
préférences politiques semblent aujourd’hui se former autrement que dans la démocratie
de partis. La dimension réactive du vote paraît prendre le pas. Se présenter à une élection
revient toujours à proposer un élément de partage et de différenciation entre les électeurs.
D’une part, en effet, l’élection a pour objet de départager et de séparer ceux qui
soutiennent un candidat et ceux qui ne le soutiennent pas. D’autre part, les individus se
mobilisent et se rassemblent politiquement d’autant mieux qu’ils ont des adversaires et
perçoivent la différence qui les sépare d’eux. Le candidat doit dès lors s’identifier luimême, mais il doit aussi définir ses adversaires. Il ne se présente pas seulement luimême, il présente une différence. Il propose en fait un principe de partage. Dans toute
élection, les hommes politiques ont donc besoin de différences leur permettant de
départager ou de séparer leurs partisans et leurs adversaires. Les clivages sociaux qui, en
dehors des élections, partagent la masse des citoyens constituent à cet égard des
ressources essentielles.
Dans des sociétés où un clivage social, économique et culturel prend le pas sur tous les
autres et s’impose à l’évidence comme le clivage primordial, les hommes politiques savent
par avance et avec une relative certitude qu’ils ont intérêt à faire fonds sur lui pour
mobiliser et départager les électeurs. Ils sont, dès lors, conduits à proposer des termes du
choix reflétant ce clivage central. L’offre politique apparaît donc comme la transposition
d’un clivage préexistant. C’est ce qui se passe dans la démocratie de partis. Or, dans
nombre de sociétés occidentales, la situation est aujourd’hui différente. Aucun clivage
social, économique ou culturel n’est beaucoup plus important que tous les autres et ne
s’impose a priori avec évidence comme la division primordiale. Les citoyens ne constituent
sans doute pas une masse homogène que les termes offerts au choix pourraient faire se
partager de n’importe quelle façon. Mais les lignes de clivage préexistant à l’élection sont
multiples et ne coïncident pas les unes avec les autres. Ces lignes de clivage changent en
outre rapidement.
L’électorat se prête, dès lors, à plusieurs découpages politiques, il comporte la virtualité de
plusieurs partages différents. L’offre électorale peut actualiser (ou activer) l’un ou l’autre
d’entre eux. Ceux qui contribuent à formuler l’offre (les gouvernants sortants et leurs
opposants) ont donc une autonomie relative dans le choix du clivage sur lequel ils jouent
et dans celui des termes qu’ils proposent pour l’activer. Ils ne savent pas à l’avance quel
est, parmi les partages possibles, celui qu’ils ont intérêt à promouvoir. Dans une telle
situation, l’initiative des termes offerts au choix appartient donc aux hommes politiques,
non pas à l’électorat. Cela explique que le vote apparaisse aujourd’hui principalement
comme une réaction de l’électorat. En fait, dans toutes les formes de gouvernement
représentatif, le vote constitue pour partie une réaction de l’électorat face aux termes qui
lui sont proposés ».
Document n° 3. De Villiers, M., « Référendum », dans
Dictionnaire du droit constitutionnel, Armand Colin, 1998, pp. 170171.
« Le référendum, c’est le peuple-législateur, ainsi que l’expose Jean-Jacques Rousseau :
‘Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle, ce n’est pas une loi’.
Introduit dans la pratique constitutionnelle française par la Convention (1 er référendum en
juillet 1793 pour adopter la Constitution dite ‘montagnarde’, et second deux ans plus tard
pour adopter celle du régime du Directoire), le référendum fera ensuite l’objet d’une
utilisation plébiscitaire par les deux Bonaparte. Après une longue éclipse, de Gaulle le
rétablira, d’abord en 1945 (référendum constituant du 21 octobre, qui sera suivi de deux
autres – de Gaulle étant parti – les 5 mai et 13 octobre 1946), puis en 1958 (28 septembre
pour adopter la Constitution de la Ve République et depuis, sept autres).
Le référendum ne correspond pas à un modèle unique :
1. selon la procédure, il peut être d’initiative populaire (Italie : cinq cent mille signatures ;
Suisse : cinquante mille), d’initiative parlementaire (France, article 11 de la Constitution du
4 octobre 1958, jusqu’ici sans succès), ou d’initiative gouvernementale, le président de la
République ayant l’exclusivité de la décision d’organisation – et en pratique l’initiative ellemême – (tous les référendums organisés sous la Ve république) ;
2. selon l’objet, le référendum peut être constituant (1945, 1946, 1958, octobre 1962,
1969, avec beaucoup de contestations pour ces deux derniers en raison du choix de la
procédure) ou législatif (en ce qui concerne les autres référendums de la Ve République) ;
3. selon le caractère du recours au référendum, il sera dit obligatoire ou facultatif (ainsi est
obligatoire le référendum prévu à l’article 53 alinéa 3 de la constitution : ‘Nulle cession, nul
échange, nulle adjonction de territoire n’est valable sans le consentement de populations
intéressées’) ;
4. selon la portée du vote, le référendum peut être, d’une part, national ou local (les Etats
fédérés américains ou Cantons suisses) ; et, d’autre part, décisionnel ou consultatif : dans
le premier cas, il s’agira soit d’abroger une loi en vigueur (Italie), soit de faire adopter un
projet de loi (article 11 de la constitution française du 4 octobre 1958) et dans le second
cas, de donner un avis dont le gouvernement fera l’usage qu’il jugera bon.
Le référendum permet au peuple de décider lui-même. Lorsqu’une constitution accorde
une place à la procédure référendaire parallèlement à l’élection de représentants, la
démocratie pourra être qualifiée de semi-directe ».
Document n° 4. Burdeau, G., Hamon, F., Troper, M., Droit
constitutionnel, LGDJ, 1999, pp. 170-179 (extraits).
« […] Dans le système représentatif, les gouvernants exercent une souveraineté, dont ils
ne sont pas les titulaires. Il faut donc déterminer qui est le titulaire véritable et en quoi
consiste cette mystérieuse puissance. Il existe à ce sujet un débat très ancien et rendu
confus par l’imprécision du vocabulaire. Il faut, pour le clarifier, distinguer quatre
significations des mots souveraineté et souverain […]. En quatrième lieu, la souveraineté
est la qualité de l’être, réel ou fictif, au nom de qui est exercé le pouvoir de l’organe
souverain […]. C’est en ce sens qu’on dit que seul la nation ou le peuple est souverain
[…]. Puisque le législateur n’est qu’un représentant, qu’il ne fait qu’exercer la
souveraineté, à qui appartient réellement cette souveraineté ? Puisque l’exercice de la
souveraineté a été délégué à des représentants, à qui appartient son essence ? Sur ce
point, on oppose traditionnellement deux doctrines, la souveraineté nationale et la
souveraineté populaire.
La souveraineté populaire – Selon cette tradition, la doctrine de la souveraineté populaire
enseigne que la souveraineté appartient au peuple, conçu comme l’ensemble des
hommes vivant sur un territoire donné. Ce peuple serait donc un être réel. Il peut donc
exercer lui-même sa souveraineté. La doctrine de la souveraineté populaire serait donc
compatible avec la démocratie directe. Cependant au cas où il apparaîtrait que cette
démocratie directe est peu praticable, le peuple pourrait déléguer l’exercice de la
souveraineté. Mais comme le peuple est un être réel, il est parfaitement capable d’avoir et
d’exprimer une volonté distincte de celles des gouvernants. Tous ceux qui composent le
peuple peuvent et ont le droit de choisir ces gouvernants et de contrôler leurs actions.
Aussi, la doctrine de la souveraineté populaire implique-t-elle trois conséquences : le
principe de l’électorat-droit, c’est-à-dire le suffrage universel ; des éléments de démocratie
directe, c’est-à-dire l’institution du référendum ; le mandat impératif.
La souveraineté nationale – Au contraire, la doctrine de la souveraineté nationale
postulerait que le titulaire de la souveraineté est la nation, c’est-à-dire une entité tout à fait
abstraite, qui n’est pas composée seulement des hommes vivant sur le territoire à un
moment donné, mais qu’on définit en prenant en compte la continuité des générations ou
un intérêt général qui transcenderait les intérêts particuliers. Comme il s’agit d’une entité
abstraite, il ne pourrait évidemment pas exercer la souveraineté. La démocratie directe est
impossible. Elle ne peut vouloir que par ses représentants. Elle ne peut d’ailleurs même
pas les choisir, puisqu’elle n’a pas pour éléments des hommes réels. Elle est donc
contrainte de confier ce soin à certains hommes. Le suffrage n’est pas un droit, mais une
fonction confiée par la nation. Elle ne doit pas d’ailleurs être confiée à tous, mais à ceux
qui sont capables de l’exercer et il se peut que seuls en soient capables certains,
notamment parmi ceux qui, possédant des biens, exerçant une profession ou payant des
impôts, ont un intérêt à défendre. Une fois élus, les représentants, qui ne représentent pas
leurs électeurs, mais cette nation abstraite ne doivent évidemment être soumis à aucun
contrôle. La souveraineté nationale entraînerait donc des conséquences symétriquement
inverses de celles que l’on suppose à la souveraineté populaire : refus de la démocratie
directe ou semi-directe ; théorie de l’électorat-fonction et possibilité du suffrage restreint ;
prohibition du mandat impératif. Ainsi, les constituants procéderaient toujours à un choix
fondamental entre les deux doctrines de la souveraineté. Ce choix présenterait d’ailleurs
un caractère idéologique marqué : la doctrine de la souveraineté populaire serait
démocratique et progressiste, la doctrine de la souveraineté nationale conservatrice. On
pourrait donc classer les constitutions selon qu’elles se rattachent à l’une ou l’autre
doctrine […] ».
Document n° 5. Fonbaustier, L., « Élection », dans D. Alland, S.
Rials, dir., Dictionnaire de la culture juridique, PUF/LAMY, 2003, pp.
604-607
L’élection n’a jamais, historiquement, abandonné les contrées éclairantes de l’étymologie.
Eligere signifie choisir et l’élection correspond en effet, en français vieilli, à cette faculté.
Maître-mot précoce du vocabulaire théologique, l’élection renvoie dès l’origine à l’idée
directrice de peuple élu, désigné librement par amour de Dieu et consentant à être fidèle à
ses promesses. Dans ce sillage, les orientations plus mondaines d’une élection
recomposée garderont trace de ces caractères. Une fois exclue la signification particulière
que revêt le terme en histoire financière – un pays dit « d’élection » est alors le siège du
contentieux de la taille et des principales impositions indirectes – le terme peut être défini
assez simplement.
Offrant certains points de ressemblance avec les notions de désignation et de nomination,
l’élection se particularise comme un mode de dévolution du pouvoir supposant un choix
(donc plusieurs possibles) opéré au sein d’un groupe (donc un corps électoral) au moyen
de mécanismes appropriés permettant d’assurer la mise en oeuvre du vote.
Historiquement, et de manière idéale, l’élection est apparue comme le moyen adéquat, le
plus juste (sinon le plus efficace) pour assurer la représentation (des gouvernés par les
gouvernants), avec laquelle l’élection entretient d’ailleurs un rapport quasiment
symbiotique. A quelques exceptions près (le pouvoir, au sein de l’Union européenne par
exemple, n’est pas entièrement exercé ou assumé par des organes directement élus ; le
droit de la fonction publique fait souvent, c’est compréhensible, la part belle aux
nominations…), l’élection s’est donc progressivement généralisée, les mécanismes
assurant sa mise en oeuvre se sont également affinés, et sa signification s’est
profondément renouvelée.
La généralisation progressive de l’élection
En tant qu’instrument de désignation des gouvernants, l’élection a conquis ses lettres de
noblesse aux dépens d’autres modes de dévolution du pouvoir. Elle s’est ainsi imposée
comme un possible substitut au tirage au sort, invention de la démocratie grecque qui
choquerait aujourd’hui mais fut longtemps la marque d’un idéal républicain. Elle est
également ressentie comme une alternative viable, limitant le « bon plaisir », aux modes
de gouvernement par nominations ; elle est enfin, c’est historiquement très net à travers le
passage des monarchies héréditaires aux régimes représentatifs de type parlementaire,
un instrument de participation des citoyens à la chose publique, à la différence d’une
transmission héréditaire du pouvoir, qui en confisque la dévolution au profit d’une famille
ou d’une lignée et peut toujours faire craindre l’arbitraire et l’incompétence de la
descendance.
L’extension des corps électoraux apparaît comme un caractère historique remarquable de
l’élection. Déjà au siècle de Périclès, aucune condition de cens n’était requise pour être
élu magistrat. A Rome, le droit de prendre part aux élections varia sous la République et
sous l’Empire, mais en principe, comme dans toutes les cités antiques, les esclaves, les
femmes et les étrangers étaient exclus du processus électoral (comme électeurs et
comme candidats).
Une même réduction du corps électoral et de la possibilité d’accéder aux charges
publiques se manifeste pendant une grande partie du Moyen Age, pendant lequel les
conceptions hiérarchiques et aristocratiques du corps social ont pour effet de confier les
élections à des corps étroits, composés d’électeurs que leur position dans l’espace social
permet de réputer capables ou sages. Dans l’Eglise, où la notion de sanior et maior pars
renvoie directement à l’inégalité devant les élections, des mouvements fondamentaux
apparaissent précocement en faveur d’un droit de suffrage plus largement partagé, dans
les ordres religieux notamment puis, comme conséquence du phénomène politique que
représenta le conciliarisme, dans l’Eglise séculière. Le suffrage universel ne réapparaît,
dans son principe, que progressivement.
En Grande-Bretagne, l’extension du droit de suffrage masculin ne fut réelle qu’à partir de
la réforme de 1832 et nécessita près d’un siècle. Même la Révolution française, qui
proclama énergiquement les droits universels, distingua en 1791 entre les citoyens passifs
et les citoyens actifs, qui seuls avaient accès au vote (sur fond de débats larvés entre
électorat-droit et électorat-fonction). La concrétisation des principes électoraux n’a en effet
rien de linéaire : furent ainsi longtemps exclus du vote d’une part les femmes, dont la
capacité était mise en cause et qui n’ont conquis ce droit que tardivement, souvent grâce
à leur rôle actif pendant les guerres (Autriche : 1918 ; Etats-Unis : 1920 ; France : 1944) ;
d’autre part les non propriétaires et les pauvres, souvent considérés comme manquant
des lumières indispensables (sous la Restauration, le suffrage censitaire imposait un cens
électoral était fixé à 300 francs de contribution directe et à 250 francs sous la Monarchie
de Juillet). La question du vote des étrangers, enfin, laisse entrevoir le rapport historique
entre nationalité et citoyenneté. Si en Grande-Bretagne, les ressortissants des pays du
Commonwealth disposent du droit de vote pour toutes les élections, cette faculté est
généralement réduite, dans la plupart des pays qui en acceptent le principe, aux élections
locales et sous condition de résidence (comme c’est le cas en Suède depuis 1976 ou aux
Pays-Bas depuis 1985). Le Traité de Maastricht, ratifié par la France en septembre 1992,
confère aux étrangers citoyens d’un Etat membre de l’Union un droit de vote aux élections
européennes et municipales. Par ailleurs, d’autres circonstances viennent encore
restreindre le droit de suffrage : des conditions d’âge (dix-huit ans est, actuellement, le
seuil fixé pour la majorité électorale dans de nombreuses démocraties représentatives) ;
des interdictions liées à l’incapacité (notion utile mais dangereuse car reposant parfois sur
des motifs discutables, comme l’analphabétisme en Italie jusqu’en 1912) ou l’indignité d’un
électeur (privé du droit de vote en raison de condamnations judiciaires). L’élargissement
du corps électoral peut, au même titre que la libéralisation des conditions de la
candidature, être analysé comme le signe d’une démocratisation de l’élection.
A l’extension progressive du corps électoral fait écho l’amplification du phénomène général
de l’élection. Par une sorte d’effet irradiant, les principes électoraux ont progressivement
gagné (sans qu’il soit facile de préciser le sens du rayonnement entre espaces public et
privé) la plupart des sphères sociales où la représentation joue un rôle. Sous la
République romaine déjà, l’élection était le mode habituel – à quelques exceptions près –
de désignation des magistrats. Dans la mouvance d’idées libérales et individualistes, elle
s’est historiquement étendue à de nombreuses fonctions politiques. Mais loin d’être
réductible à l’univers politique, national ou local, l’élection a gagné l’ensemble des
collectivités humaines : les associations et certaines sociétés élisent leurs présidents, les
entreprises désignent ainsi les représentants du personnel, les cardinaux le pape,
l’Académie française un nouvel académicien, etc. L’élection est devenue un mode
privilégié et incontesté d’émergence des représentants et d’accès à des fonctions de
direction. Son extension à la désignation des juges est même préconisée par les
optimistes qui, prenant exemple sur la Suisse (pour les magistrats cantonaux et fédéraux)
ou sur les Etats-Unis (où le juge est depuis longtemps considéré comme agent de l’Etat de
droit), y voient le seul mécanisme susceptible de garantir l’impartialité et la compétence
morale de la magistrature. Dans la sphère du droit public, l’élection est tellement attachée
à la démocratie que les constitutions modernes écrites lui consacrent souvent des
dispositions (constitution française du 4 octobre 1958, art. 3 ; constitution des Etats-Unis
du 17 septembre 1787, art. 1 er, section II ; loi fondamentale de la République fédérale
d’Allemagne du 23 mai 1949, art. 20.2 ; constitution italienne du 27 décembre 1947, art.
48). Par-delà le droit interne, la communauté internationale, qui dépêche souvent à ce titre
d’importantes missions d’observation, voit dans l’élection, lorsqu’elle n’est pas qu’une
simple vitrine, un indice fort autant qu’un gage du caractère démocratique d’un Etat, ainsi
qu’une condition indispensable de reconnaissance officielle.
L’évolution des techniques électorales
La lecture cursive d’un code électoral surprend par les précautions qu’il révèle et la rigueur
qu’il impose. Les procédures électorales sont en effet complexes et variées. La
concrétisation des idées électorales supposait l’invention de techniques susceptibles
d’assurer la conformité des élections aux principes les gouvernant. Significatives, ces
modalités sont orientées par et peuvent rejaillir sur les différentes conceptions de la vie
démocratique. Leur élaboration historique n’est pas linéaire, mais plusieurs périodes ont
été particulièrement fructueuses pour leur découverte et leur mise au point. Certes,
l’Antiquité offre des illustrations de l’ingénierie électorale. Les règlements de l’ecclesia,
dans les temps forts de la démocratie grecque, mirent au point des mécanismes de vote
sophistiqués. De son côté, Rome favorisa également le développement d’un droit électoral
rigoureux et précis, permettant la désignation efficace des magistrats et d’un grand
nombre de représentants du peuple. Après une période incertaine où le formalisme perdit
du terrain, le Moyen Age, encore une fois faussement obscur, rationalisa efficacement les
techniques électorales. Les structures séculières doivent ici beaucoup à l’Eglise, qui mit au
point, dès le IIIe siècle, les premiers codes électoraux. On lui doit en effet d’importantes
conquêtes (ou redécouvertes) : capacité électorale, incompatibilités, tours de scrutin,
élections à plusieurs degrés, vote à bulletin secret (permettant la liberté de l’électeur),
scrutateurs (garantissant la transparence de l’élection et assurant la comptabilisation des
voix), etc.. Qu’il s’agisse des communes italiennes, des Etats généraux en France, des
Cortes en Espagne ou du Parlement anglais, les expériences séculières ultérieures ont
vraisemblablement, à la faveur d’une transmission des pratiques et des savoirs électoraux,
bénéficié des perfectionnements réalisés dans les différents laboratoires ecclésiaux. Sans
idéaliser ces mécanismes de l’ère pré-moderne, on peut noter que leur efficacité contraste
parfois avec la lourdeur d’opérations électorales plus tardives, comme sous la Révolution.
Dans l’urgence et parce que les acteurs semblaient démunis et ignorants de procédures
oubliées, les auteurs du règlement électoral de 1789, inventant assez peu, ont d’ailleurs
en ce domaine emprunté à l’Ancien Régime, assurant ainsi une certaine continuité
formelle sur la longue durée. Pour assurer le respect des règles électorales prescrites, les
démocraties libérales se sont dotées d’instances non juridictionnelles (certaines autorités
administratives indépendantes en France, et leur équivalent à l’étranger) de surveillance
des opérations électorales. Les institutions juridictionnelles (juges constitutionnels,
répressifs ou ordinaires) ont également la mission, dans le cadre d’un contentieux
électoral complexe, de favoriser la transparence des élections. Les juges procèdent à la
vérification des régularités externe et interne du processus électoral. L’histoire des
élections est celle d’un enchâssement croissant de leurs modalités dans un système de
règles contraignantes et de leur soumission à un contrôle juridictionnel serré. Non que le
contentieux électoral soit une invention entièrement moderne. Au Moyen Age déjà,
certains docteurs de l’Eglise (Guillaume de Mandagout, Bellemère) avaient appris à
distinguer tous les vices susceptibles d’affecter l’acte électoral et de nuire à la
transparence du choix fait par les électeurs. On doit cependant à l’époque moderne d’avoir
insisté sur le lien entre l’effectivité des règles électorales et l’intervention juridictionnelle,
sans lequel la volonté du corps électoral ne peut qu’être trahie. Dans les démocraties
parlementaires, afin d’éviter certains abus (on pense aux députés poujadistes,
grossièrement évincés du Parlement en 1956) les juridictions ont généralement remplacé
les assemblées parlementaires pour effectuer le contrôle des élections de leurs membres.
En n’acceptant de censurer une élection que dans le cas où le nombre de votes douteux a
pu influencer le résultat du scrutin, les juges prouvent qu’ils sont gardiens de la sincérité et
non de la moralité du vote, conception réaliste sans laquelle d’incessants scrutins auraient
lieu, qui fragiliseraient l’acte même de l’élection.
L’évolution historique a consacré la variété des modes de scrutin, dont chacun répond à
des considérations politiques différentes. Historiquement le plus ancien, le scrutin
majoritaire (uni- ou plurinominal) repose sur l’attribution du ou des sièges à pourvoir à
celui ou ceux arrivés en tête (l’exigence de majorité variant selon que le scrutin est à un ou
à deux tours). Il peut être utilisé seul ou associé à la représentation proportionnelle, dont
l’invention, plus récente, a donné lieu à des aménagements subtils. Comme l’indique son
nom, elle repose sur le principe d’une répartition des sièges à pourvoir au prorata des
suffrages obtenus. Le contraste entre ces deux modes principaux de scrutin (il y en a
beaucoup d’autres, plus ou moins apparentés à eux) se manifeste à un triple point de
vue : concernant la représentation, l’effet simplificateur du scrutin majoritaire est évident,
puisqu’il évince des institutions des minorités parfois très fortes et peut même conduire
(les expériences anglaise et américaines en témoignent) à une éviction totale de courants
politiques essentiels en offrant une « prime à la majorité ». La représentation
proportionnelle permet, au nom d’une certaine éthique de la représentation (en dépit
d’incontournables effets de seuils : par exemple plancher de 5% de voix imposé pour
participer à la répartition des sièges), une photographie plus fine de la sociologie
électorale. S’agissant du fonctionnement des institutions, le scrutin majoritaire présente
l’avantage (à nuancer notamment lorsque le scrutin est à deux tours) de faciliter
l’apparition d’une majorité stable et d’un mode de gouvernement efficace, alors que la
proportionnelle favorise, par la multiplication des groupes représentatifs, des coalitions
souvent hétérogènes et incontrôlables rendant la tâche de et du gouvernement délicate.
Leurs effets sur les partis politiques accusent encore l’opposition entre les deux modes de
scrutin : simplificateur, le scrutin majoritaire concentre la représentation. Il encourage
généralement le vote utile et le bipartisme (scrutin à un tour) et un multipartisme limité
(scrutin à deux tours). Au contraire, la proportionnelle, au risque de pulvériser la
représentation, stimule la formation de courants d’opinion, même minoritaires, qui se
traduisent souvent par l’émergence de partis politiques espérant participer à la répartition
des sièges. Combinés, ces divers éléments posent la question de la signification de
l’élection du point de vue démocratique.
La transformation de la signification de l’élection
Si actuellement, le droit d’élire et celui d’être élu sont classés parmi les droits
fondamentaux, comme expressions majeures des « droits-participation », cette conception
est plutôt récente. En tant que forme, les élections existent depuis l’Antiquité, mais elles
ne renvoient au modèle du citoyen-électeur et à l’univers démocratique-individualiste que
depuis l’ère moderne. Pendant très longtemps, le geste électoral, teinté d’organicisme, fut
indissociable de l’idée d’un peuple comme corps social, et la désignation par un agrégat
d’individus est apparue récemment. Lorsque existait l’élection des rois ou des évêques,
elle était un acte de reconnaissance (du meilleur, du plus sage) plus qu’un événement
institutif ou constitutif réellement autonome. En Occident tout au moins, certaines ruptures
culturelles et métamorphoses de la représentation ont transformé la signification de
l’élection : de choix divin auquel elle renvoyait à l’origine, elle est devenue un instrument
de désignation des gouvernants dans une logique où, même humaine, elle réalisait l’esprit
de concorde et révélait les meilleurs, les plus aptes à servir le bien commun. Elle est
ensuite devenue un outil de lutte entre les volontés individuelles ou les intérêts particuliers,
eux-mêmes progressivement canalisés avec l’émergence cruciale des partis politiques
modernes, aux XVIIIe et XIXe siècles. Ce qu’ont en commun les procédures n’ôte donc
rien aux bouleversements en profondeur de l’élection. Reposant sur des mécanismes de
base analogues, les élections à Rome, au Moyen Age, à l’époque moderne et à l’heure
actuelle ne renvoient pas au même univers mental ; elles reflètent des problématiques du
pouvoir et de l’être ensemble fondamentalement différentes. La sociologie politique nous
enseigne que l’autonomie individuelle galopante, dans la prise de décision électorale,
permet de nos jours, par le truchement des partis politiques, de choisir entre des
programmes de gouvernement et de départager des équipes en compétition (à cet égard,
la formule de Schumpeter, pour qui le rôle du peuple est de produire un gouvernement,
reste actuelle), tout en faisant, en quelque sorte, allégeance envers le type de régime
politique dans le cadre duquel oeuvrent les électeurs.
Les mécanismes électoraux interrogent enfin la démocratie. Les élections sont une
condition sine qua non de la démocratie, en tant qu’elles constituent l’alternative moderne
à la légitimité charismatique ou historique ; par elles, la raison d’être du pouvoir des
gouvernants tient au fait qu’ils représentent (certes de manière fictive) la volonté du
peuple, à tout le moins du corps électoral. L’élection est ainsi devenue le procédé
d’expression de la volonté des électeurs et de leur choix des dirigeants chargés de décider
en leur nom. Elle pose à cet égard le problème général du civisme et de l’abstentionnisme.
En faire le fondement technique autant que le principe d’expression de la démocratie
implique en retour, de la part des citoyens, une éducation politique suffisante, un sens
exacerbé de la collectivité pour ne pas dire une certaine vertu civique, d’ailleurs parfois
aidée (comme en Belgique, en Italie ou en Australie) par le caractère obligatoire du vote.
Ces conditions idéales étant supposées remplies, l’élection n’en constitue pas pour autant
l’élément suffisant de la réalisation d’une démocratie. Non seulement en raison du
maintien sclérosant, et toujours possible, de véritables oligarchies politiques (déjà
perceptibles sous la Révolution), mais également parce qu’elle expose le peuple à une
éventuelle confiscation de son pouvoir et de sa souveraineté par les représentants. La
formule de Rousseau est, à cet égard significative, lorsqu’il affirme : “Le peuple anglais
pense être libre, il se trompe fort ; il ne l’est que durant l’élection des membres du
parlement : sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien” (Contrat social, III, XV). Par
ailleurs, si l’élection apparaît comme la seule alternative à la démocratie directe, elle
s’éloigne de la démocratie lorsqu’elle ne s’accompagne pas d’un authentique pluralisme
politique, lui-même reflet de la variété des opinions au sein du corps social et facteur du
maintien d’une véritable liberté de choix. Enfin, concrètement, les élections ne sont
susceptibles de véhiculer une certaine idée de la démocratie que si elles traduisent
transparence et sincérité, dans un cadre où l’alternance et le débat structurent l’opinion
des électeurs.
Le désenchantement du monde et la perte bien connue de référence à la transcendance
ont transformé l’élection en moyen de légitimation des gouvernants. L’on peut toujours
craindre qu’une désaffection généralisée et le développement d’un électorat si flottant qu’il
ne se déplace plus jusqu’aux urnes portent au pouvoir un dictateur ou un tyran. Dès lors
qu’elle n’est plus un mécanisme « environné » par des valeurs éthiques et qu’elle dessine
simplement la clôture de la relation gouvernants/gouvernés, l’élection s’apparente à
l’autodétermination d’un peuple ou d’un groupe et peut en cela jouer, même dans le
respect de la démocratie formelle, contre la démocratie réelle. La grandeur de l’élection
est donc indissociable de l’inquiétude qu’elle génère, puisque à travers les gouvernants,
elle tend à toute société le miroir souvent déformant de ses propres choix.
Document n° 6. Carré de Malberg, R., La loi, expression de la
volonté générale, Sirey, 1931, conclusion, pp. 215-222 (extraits).
[…] De même que Louis XIV avait fondé son absolutisme sur sa prétention d’incarner
l’État en sa personne royale, de même l’Assemblée Nationale de 1789, pour parvenir à
son but qui était de commuer la souveraineté de la nation en souveraineté parlementaire,
affirme que le collège des députés élus résume en lui l’intégralité du peuple, et elle va
même jusqu’à présenter ce collège comme une formation par l’intermédiaire de laquelle
tous les citoyens se trouvent mis en état de concourir à l’adoption des décisions
souveraines. Cette fiction, qui a servi originairement de base au régime représentatif, est
l’une de celles à propos desquelles on a parlé du mysticisme révolutionnaire : ne serait-il
pas plus exact de parler ici de mystification ? Il faudrait être bien crédule pour se laisser
persuader que les volontés énoncées par une oligarchie sont l’expression de la volonté
générale de la communauté, alors surtout que les soi-disant représentés sont exclus de la
possibilité d’opposer une volonté contraire à celle qui passe pour représenter la leur […].
Certes, il ne peut être question de contester ni l’influence que par le choix de ses députés
le corps électoral est capable d’exercer indirectement sur l’orientation générale de la
politique nationale, ni davantage celle que les électeurs possèdent, d’une façon plus
directe, sur la personne et l’activité de leurs élus : cette dernière, en particulier, n’a fait que
s’accroître depuis l’introduction du suffrage universel. On est donc fondé politiquement à
qualifier le Parlement de représentant, si par là on veut marquer simplement qu’il est,
notamment sous la Constitution de 1875, celle des autorités constituées dont les décisions
apparaissent normalement comme correspondant le plus sensiblement aux aspirations de
la communauté populaire et, par conséquent aussi, comme étant les plus proches de
celles que pourrait prendre cette communauté elle-même, à supposer qu’elle fût admise à
statuer par ses propres moyens. Et cette sorte de légitimation politique de la notion de
représentation est même de nature à engendrer des conséquences d’ordre juridique : on
comprend, par exemple, qu’en raison des attaches spéciales qui relient le Parlement au
corps populaire, la règle adoptée par les Chambres prenne, sous le nom de loi, une force
tout autre que celle édictée par un décret de l’Exécutif. Toutefois, et quelque complaisance
que l’on veuille mettre à accepter ou à accentuer l’idée d’interdépendance, de solidarité et
d’union, entre les électeurs et les élus, il vient toujours un moment où la thèse de
l’identification entre la volonté parlementaire et la volonté générale se heurte à une
objection insurmontable : l’objection, c’est que le régime représentatif a été créé tout
exprès – Sieyès le précisait devant l’Assemblée nationale, dans la séance du 7 septembre
1789, avec une crudité qui dépasse encore celle de Montesquieu – pour limiter l’influence
populaire au pouvoir de choisir les personnes qui statueront représentativement et pour
interdire au peuple toute participation effective à la puissance même de statuer. Dans ces
conditions, le mot représentation, appliqué au Parlement, ne possède, même en son sens
politique, que la valeur d’une image plus ou moins vague, ou d’une approximation plus ou
moins lointaine ; il demeure, en tout cas, impossible de parler de représentation au sens
juridique du terme, et surtout au sens d’une identité entre la volonté du peuple et celle du
Parlement, attendu que cette identité, même si elle devait être tenue pour habituelle, n’est
point constante et qu’au surplus, sa constance n’est nullement assurée par le droit en
vigueur […].
La vérité est donc que, dans une Constitution qui n’admet point les institutions
d’intervention directe populaire, les pouvoirs reconnus au Parlement ne sont susceptibles
d’être justifiés que par un concept d’autoritarisme, c’est-à-dire par l’idée que le Parlement
est investi d’une puissance qui ne consiste plus seulement à énoncer la volonté du peuple,
mais qui lui permet d’imposer au peuple sa propre volonté : en sorte que, pour les lois en
particulier, on ne peut plus dire qu’elles sont simplement délibérées par le Parlement, mais
il faut dire qu’elles sont décrétées par lui. Ce concept autoritaire est, il est vrai, tempéré
par le régime des élections et réélections périodiques, qui conditionne le recrutement du
personnel parlementaire : toutefois, sous les Constitutions qui n’accordent aux citoyens
que le droit d’élire, l’élection ne peut posséder que la signification d’un procédé de
désignation, et la volonté générale ne garde la possibilité de faire sentir sa puissance que
dans la mesure partielle où ce procédé de désignation lui permet d’influer médiatement
sur les directions politiques que prendra l’activité des élus […].
Document n° 7. Rousseau, J.-J., Du contrat social, Livre II,
Chapitre I et II (extraits).
Que la souveraineté est inaliénable
[…] Je dis donc que la souveraineté, n'étant que l'exercice de la volonté générale, ne peut
jamais s'aliéner, et que le souverain, qui n'est qu'un être collectif, ne peut être représenté
que par lui-même ; le pouvoir peut bien se transmettre, mais non pas la volonté.
En effet, s'il n'est pas impossible qu'une volonté particulière s'accorde sur quelque point
avec la volonté générale, il est impossible au moins que cet accord soit durable et
constant ; car la volonté particulière tend, par sa nature, aux préférences, et la volonté
générale à l'égalité. Il est plus impossible encore qu'on ait un garant de cet accord, quand
même il devrait toujours exister ; ce ne serait pas un effet de l'art, mais du hasard. Le
souverain peut bien dire : "Je veux actuellement ce que veut un tel homme, ou du moins
ce qu'il dit vouloir" ; mais il ne peut pas dire : "Ce que cet homme voudra demain, je le
voudrai encore", puisqu'il est absurde que la volonté se donne des chaînes pour l'avenir,
et puisqu'il ne dépend d'aucune volonté de consentir à rien de contraire au bien de l'être
qui veut. Si donc le peuple promet simplement d'obéir, il se dissout par cet acte, il perd sa
qualité de peuple ; à l'instant qu'il y a un maître, il n'y a plus de souverain, et dès lors le
corps politique est détruit.
Que la souveraineté est indivisible
Par la même raison que la souveraineté est inaliénable, elle est indivisible ; car la volonté
est générale (a), ou elle ne l'est pas ; elle est celle du corps du peuple, ou seulement
d'une partie. Dans le premier cas, cette volonté déclarée est un acte de souveraineté et
fait loi ; dans le second, ce n'est qu'une volonté particulière, ou un acte de magistrature ;
c'est un décret tout au plus.
Mais nos politiques Il ne pouvant diviser la souveraineté dans son principe, la divisent
dans son objet : ils la divisent en for-ce et en volonté, en puissance législative et en
puissance, exécutive ; en droits d'impôt, de justice et de guerre ; en administration
intérieure et en pouvoir de traiter avec l'étranger : tantôt ils confondent toutes ces parties,
et tantôt ils les séparent. Ils font du souverain un être fantastique et formé de pièces
rapportées ; c'est comme s'ils composaient l'homme de plusieurs corps, dont l'un aurait
des yeux, l'autre des bras, l'autre des pieds, et rien de plus. Les charlatans du Japon
dépècent, dit-on, un enfant aux yeux des spectateurs ; puis, jetant en l'air tous ses
membres l'un après l'autre, ils font retomber l'enfant vivant et tout rassemblé. Tels sont à
peu près les tours de gobelets de nos politiques ; après avoir démembré le corps social
par un prestige digne de la foire, ils rassemblent les pièces on ne sait comment.
Cette erreur vient de ne s'être pas fait des notions exactes de l'autorité souveraine, et
d'avoir pris pour des parties de cette autorité ce qui n'en était que des émanations. Ainsi,
par exemple, on a regardé l'acte de déclarer la guerre et celui de faire la paix comme des
actes de souveraineté ; ce qui n'est pas puisque chacun de ces actes n'est point une loi,
mais seulement une application de la loi, un acte particulier qui détermine le cas de la loi,
comme on le verra clairement quand l'idée attachée au mot loi sera fixée.
En suivant de même les autres divisions, on trouverait que, toutes les fois qu'on croit voir
la souveraineté partagée, on se trompe ; que les droits qu'on prend pour des parties de
cette souveraineté lui sont tous subordonnés, et supposent toujours des volontés
suprêmes dont ces droits ne donnent que l'exécution.
Université Paris 8
Introduction au Droit constitutionnel
(Semestre I)
Professeur : Jean-Louis Iten
Séance de travaux dirigés n° 7 : Galop d'essai
Université Paris 8
Introduction au Droit constitutionnel
(Semestre I)
Professeur : Jean-Louis Iten
Séance de travaux dirigés n° 8 : La séparation des pouvoirs
Document n° 1. Montesquieu, De l’esprit des lois, livre XI, chapitre VI (« De
la constitution d’Angleterre »), dans OEuvres complètes, Gallimard, 1951, t.
II, pp. 396-407 (extraits).
Document n° 2. Avril, P., Les Français et leur Parlement, Casterman, 1972, pp.
34-40 (extraits).
Document n° 3. Locke, J., Deuxième traité du gouvernement civil, chapitre XII
(« Du pouvoir législatif, de l’exécutif et du fédératif dans la société
politique »), trad. par B. Gilson, Vrin, 1985, pp. 158-161 (extraits).
Document n° 4. De Villiers, M., « Séparation des pouvoirs », dans
Dictionnaire du droit constitutionnel, Armand Colin, 1998, pp. 189-191.
Document n° 5. Lauvaux, P., « Propositions méthodologiques pour la
classification des régimes », Droits, n° 32, 2000, pp. 109-120 (extraits).
Dissertation : Régime présidentiel et séparation des pouvoirs
Document n° 1. Montesquieu, De l’esprit des lois, livre XI,
chapitre VI (« De la constitution d’Angleterre »), dans Oeuvres
complètes, Gallimard, 1951, t. II, pp. 396-407 (extraits).
1 « Il y a dans chaque Etat trois sortes de pouvoirs : la puissance législative, la puissance
exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, et la puissance exécutrice de
celles qui dépendent du droit civil.
Par la première, le prince ou le magistrat fait des lois pour un temps ou pour toujours, et
corrige ou abroge celles qui sont faites. Par la seconde, il fait la paix ou la guerre, envoie
ou reçoit des ambassades, établit la sûreté, prévient les invasions. Par la troisième, il punit
les crimes, ou juge les différends des particuliers. On appellera cette dernière la puissance
de juger, et l’autre simplement la puissance exécutrice de l’Etat.
La liberté politique dans un citoyen est cette tranquillité d’esprit qui provient de l’opinion
que chacun a de sa sûreté ; et pour qu’on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit
tel qu’un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen.
Lorsque dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance
législative est réunie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté ; parce qu’on peut
craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques pour les
exécuter tyranniquement.
Il n’y a point encore de liberté si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance
législative et de l’exécutrice. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la
vie et la liberté des citoyens serait arbitraire : car le juge serait législateur. Si elle était
jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d’un oppresseur.
Tout serait perdu si le même homme, ou le même corps de principaux, ou de nobles, ou
du peuple, exerçaient ces trois pouvoirs : celui de faire les lois, celui d’exécuter les
résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers.
Dans la plupart des royaumes de l’Europe, le gouvernement est modéré, parce que le
prince, qui a les deux premiers pouvoirs, laisse à ses sujets l’exercice du troisième. Chez
les Turcs, où ces trois pouvoirs sont réunis sur la tête du sultan, il règne un affreux
despotisme.
Dans les républiques d’Italie, où ces trois pouvoirs sont réunis, la liberté se trouve moins
que dans nos monarchies. Aussi le gouvernement a-t-il besoin, pour se maintenir, de
moyens aussi violents que le gouvernement des turcs ; témoin les inquisiteurs d’Etat, et le
tronc où tout délateur peut, à tous les moments, jeter avec un billet son accusation.
Voyez quelle peut être la situation d’un citoyen dans ces républiques. Le même corps de
magistrature a, comme exécuteur des lois, toute la puissance qu’il s’est donnée comme
législateur. Il peut ravager l’Etat par ses volontés générales, et, comme il a encore la
puissance de juger, il peut détruire chaque citoyen par ses volontés particulières. Toute la
puissance y est une ; et, quoiqu’il n’y ait point de pompe extérieure qui découvre un prince
despotique, on le sent à chaque instant. Aussi les princes qui ont voulu se rendre
despotiques ont-ils toujours commencé par réunir en leur personne toutes les
magistratures ; et plusieurs rois d’Europe, toutes les grandes charges de leur Etat.
Je crois bien que la pure aristocratie héréditaire des républiques d’Italie ne répond pas
précisément au despotisme de l’Asie. La multitude des magistrats adoucit quelquefois la
magistrature ; tous les nobles ne concourent pas toujours aux mêmes desseins ; on y
forme divers tribunaux qui se tempèrent. Ainsi, à Venise, le grand conseil a la législation ;
le prégadi, l’exécution ; les quaranties, le pouvoir de juger. Mais le mal est que ces
tribunaux différents sont formés par des magistrats du même corps ; ce qui ne fait guère
qu’une même puissance. La puissance de juger ne doit pas être donnée à un sénat
permanent, mais exercée par des personnes tirées du corps du peuple, dans certains
temps de l’année, de la manière prescrite par la loi, pour former un tribunal qui ne dure
qu’autant que la nécessité le requiert.
De cette façon, la puissance de juger, si terrible parmi les hommes, n’étant attachée ni à
un certain Etat, ni à une certaine profession, devient, pour ainsi dire, invisible et nulle. On
n’a point continuellement des juges devant les yeux ; et l’on craint la magistrature, et non
pas les magistrats. Il faut même que, dans les grandes accusations, le criminel,
concurremment avec la loi, se choisisse des juges ; ou du moins qu’il en puisse récuser un
si grand nombre, que ceux qui restent soient censés être de son choix.
Les deux autres pouvoirs pourraient plutôt être donnés à des magistrats ou à des corps
permanents, parce qu’ils ne s’exercent sur aucun particulier ; n’étant, l’un, que la volonté
générale de l’Etat, et l’autre, que l’exécution de cette volonté générale […].
Comme, dans un Etat libre, tout homme qui est censé avoir une âme libre doit être
gouverné par lui-même, il faudrait que le peuple en corps eût la puissance législative. Mais
comme cela est impossible dans les grands Etats et est sujet à beaucoup d’inconvénients
dans les petits, il faut que le peuple fasse par ses représentants tout ce qu’il ne peut faire
par lui-même […]. Le grand avantage des représentants, c’est qu’ils sont capables de
discuter les affaires. Le peuple n’y est point du tout propre ; ce qui forme un des grands
inconvénients de la démocratie […]. Ainsi, la puissance législative sera confiée, et au
corps des nobles, et au corps qui sera choisi pour représenter le peuple, qui auront
chacun leurs assemblées et leurs délibérations à part, et des vues et des intérêts séparés.
Des trois puissances dont nous avons parlé, celle de juger est en quelque façon nulle. Il
n’en reste que deux ; et comme elles ont besoin d’une puissance réglante pour les
tempérer, la partie du corps législatif qui est composée de nobles est très propre à
produire cet effet.
Le corps des nobles doit être héréditaire […]. Mais comme une puissance héréditaire
pourrait être induite à suivre ses intérêts particuliers et à oublier ceux du peuple, il faut que
dans les choses où l’on a un souverain intérêt à la corrompre, comme dans les lois qui
concernent la levée de l’argent, elle n’ait de part à la législation que par sa faculté
d’empêcher, et non par sa faculté de statuer. J’appelle faculté de statuer, le droit
d’ordonner par soi-même, ou de corriger ce qui a été ordonné par un autre. J’appelle
faculté d’empêcher, le droit de rendre nulle une résolution prise par quelque autre ; ce qui
était la puissance des tribuns de Rome. Et quoique celui qui a la faculté d’empêcher
puisse avoir aussi le droit d’approuver, pour lors cette approbation n’est autre chose
qu’une déclaration qu’il ne fait point d’usage de sa faculté d’empêcher, et dérive de cette
faculté. La puissance exécutrice doit être entre les mains d’un monarque, parce que cette
partie du gouvernement, qui a presque toujours besoin d’une action momentanée, est
mieux administrée par un que par plusieurs ; au lieu que ce qui dépend de la puissance
législative est souvent mieux ordonné par plusieurs que par un seul.
Que s’il n’y avait point de monarque, et que la puissance exécutrice fût confiée à un
certain nombre de personnes tirées du corps législatif, il n’y aurait plus de liberté, parce
que les deux puissances seraient unies ; les mêmes personnes ayant quelquefois, et
pouvant toujours avoir part à l’une et à l’autre.
Si le corps législatif était un temps considérable sans être assemblé, il n’y aurait plus de
liberté. Car il arriverait de deux choses l’une : ou qu’il n’y aurait plus de résolution
législative, et l’Etat tomberait dans l’anarchie ; ou que ces résolutions seraient prises par la
puissance exécutrice, et elle deviendrait absolue. Il serait inutile que le corps législatif fût
toujours assemblé. Cela serait incommode pour les représentants, et d’ailleurs occuperait
trop la puissance exécutrice, qui ne penserait point à exécuter, mais à défendre ses
prérogatives, et le droit qu’elle a d’exécuter […].
Si la puissance exécutrice n’a pas le droit d’arrêter les entreprises du corps législatif, celuici sera despotique ; car, comme il pourra se donner tout le pouvoir qu’il peut imaginer, il
anéantira les autres puissances. Mais il ne faut pas que la puissance législative ait
réciproquement la faculté d’arrêter la puissance exécutrice. Car l’exécution ayant ses
limites par sa nature, il est inutile de la borner ; outre que la puissance exécutrice s’exerce
toujours sur des choses momentanées. Et la puissance des tribuns de Rome était
vicieuse, en ce qu’elle arrêtait non seulement la législation, mais même l’exécution : ce qui
causait de grands maux.
Mais si, dans un Etat libre, la puissance législative ne doit pas avoir le droit d’arrêter la
puissance exécutrice, elle a droit, et doit avoir la faculté d’examiner de quelle manière les
lois qu’elle a faites ont été exécutées […]. Mais, quel que soit cet examen, le corps
législatif ne doit point avoir le pouvoir de juger la personne, et par conséquent la conduite
de celui qui exécute. Sa personne doit être sacrée, parce qu’étant nécessaire à l’Etat pour
que le corps législatif n’y devienne pas tyrannique, dès le moment qu’il serait accusé ou
jugé, il n’y aurait plus de liberté. Dans ce cas l’Etat ne serait point une monarchie, mais
une république non libre. Mais comme celui qui exécute ne peut exécuter mal sans avoir
des conseillers méchants, et qui haïssent les lois comme ministres, quoiqu’elles les
favorisent comme hommes, ceux-ci peuvent être recherchés et punis […].
Si le monarque prenait part à la législation par la faculté de statuer, il n’y aurait plus de
liberté. Mais comme il faut pourtant qu’il ait part à la législation pour se défendre, il faut
qu’il y prenne part par la faculté d’empêcher.
Voici donc la constitution fondamentale du gouvernement dont nous parlons. Le corps
législatif y étant composé de deux parties, l’une enchaînera l’autre par sa faculté mutuelle
d’empêcher. Toutes les deux seront liées par la puissance exécutrice, qui le sera ellemême par la législative. Ces trois puissances devraient former un repos ou une inaction.
Mais comme, par le mouvement nécessaire des choses, elles sont contraintes d’aller, elles
seront forcées d’aller de concert […] ».
Document n° 2. Avril, P., Les Français et leur Parlement,
Casterman, 1972, pp. 34-40 (extraits).
« […] Le premier effort a consisté à distinguer parmi les fonctions dont le pouvoir politique
était investi. C’est le domaine de la fameuse ‘séparation des pouvoirs’ dont la théorie a été
formulée par le philosophe anglais Locke et surtout par Montesquieu. Celui-ci, on le sait,
analyse trois ‘pouvoirs’ (ou fonctions) : légiférer, exécuter et juger. Les trois fonctions
incombent à l’Etat, mais le génie de Montesquieu a été de distinguer ces fonctions ellesmêmes des organes qui étaient chargés de les assurer – nous dirions en termes
sociologiques : des structures correspondantes. Non seulement L’Esprit des lois annonce
sur ce point l’analyse sociologique contemporaine qui distingue précisément les fonctions
et les structures, mais il a encore pressenti le principe dégagé par l’école fonctionnaliste
selon lequel fonctions et structures ne coïncident pas nécessairement : une structure
déterminée peut contribuer à plusieurs fonctions, une fonction déterminée peut être
assurée par plusieurs structures. La théorie de la séparation des pouvoirs ne signifie pas,
en effet, qu’aux fonctions législative, exécutive et judiciaire correspondent des organes qui
les exercent chacune exclusivement et intégralement, elle exclut seulement qu’aucun
organe les détienne toutes. En revanche, elle appelle la participation d’organes différents
à l’accomplissement d’une même fonction car le principe selon lequel ‘le pouvoir arrête le
pouvoir’ ne pourrait s’appliquer si chaque organe détenait exclusivement une fonction et
s’il n’était amené à participer à la décision avec un autre.
Mais participer comment ? Montesquieu distingue à ce propos la faculté de statuer, c’està-dire de décider, et la faculté d’empêcher. Ainsi l’organe qui sera chargé principalement
de la fonction législative (disons : le Parlement) détiendra la faculté de statuer dans ce
domaine, mais l’organe chargé de la fonction exécutive (disons : le gouvernement)
disposera de la faculté de l’empêcher. En ce qui concerne la fonction exécutive, le
gouvernement décide, mais le Parlement doit avoir la faculté d’examiner de quelle
manière les lois qu’il a faites ont été exécutées. Les deux pouvoirs sont ainsi conduits à
aller de concert, chacun réagissant sur l’autre.
La théorie de la séparation des pouvoirs reflétait un besoin de la société du XVIIIe siècle
dans la mesure où le développement social appelle la diversification des fonctions et la
spécialisation des structures. Mais en partant d’une réflexion sur l’exemple de l’Angleterre
où ce processus était politiquement plus avancé qu’en France, elle proposait en même
temps la formulation doctrinale qui allait dominer la pensée constitutionnelle et inspirer en
particulier les auteurs de la constitution américaine de 1787. On voit par cet exemple
comment la solution de besoins confusément ressentis se cristallise en une formule dont
on ne retient plus que le caractère normatif, juridique, alors que ses fondements sociaux
ne sont pas moins importants […] ».
Document n° 3. Locke, J., Deuxième traité du gouvernement civil,
chapitre XII (« Du pouvoir législatif, de l’exécutif et du
fédératif dans la société politique »), trad. par B. Gilson, Vrin,
1985, pp. 158-161 (extraits).
« Le pouvoir législatif est celui qui a compétence pour prescrire selon quels procédés la
force de la société politique doit être affectée à la sauvegarde de la communauté et de ses
membres. Pourtant comme il suffit de peu de temps pour faire des lois qui seront
exécutées de manière continue et qui resteront indéfiniment en vigueur, ce pouvoir n’a pas
toujours une tâche à accomplir et il n’a pas besoin, non plus, d’une existence permanente.
La faiblesse humaine, qui se laisse vite entraîner à se saisir du pouvoir, subirait une
tentation trop forte, si les personnes qui ont le pouvoir de faire des lois, tenaient aussi
entre leurs mains celui de les exécuter ; elles n’auraient qu’à se dispenser elles-mêmes
d’obéir aux lois, après les avoir faites, elles modèleraient sur leur avantage personnel la
création du droit et son exécution et elles finiraient, de cette manière, par avoir des intérêts
distincts de ceux du reste de la communauté, contrairement aux fins de la société et du
gouvernement ; c’est pourquoi, dans les sociétés politiques bien ordonnées, où l’on
attribue au bien commun l’importance qu’il mérite, on confie le pouvoir législatif à plusieurs
personnes, qui s’assemblent comme il se doit et sont habilitées à légiférer, soit
exclusivement, soit conjointement avec d’autres, mais qui se séparent ensuite, une fois
qu’elles ont accompli leur tâche et qui doivent obéir elles-mêmes, désormais, aux lois
qu’elles ont faites ; et voilà bien encore une raison pressante, qui doit les inciter à prendre
soin de légiférer dans l’intérêt du public.
Les lois, qu’il a suffi d’un instant, ou d’un temps très bref, pour faire, restent en vigueur de
manière permanente et durable et il est indispensable qu’on assure leur exécution sans
discontinuer, ou, du moins, qu’on se tienne prêt à le faire ; en conséquence, il faut
absolument un pouvoir qui ait une existence ininterrompue et qui fasse exécuter les lois,
au fur et à mesure qu’on les adopte et pendant le temps qu’elles doivent s’appliquer. C’est
pourquoi il arrive souvent que le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif soient séparés.
Dans toute société politique, il existe un autre pouvoir, qu’on peut appeler naturel, car il
correspond à celui que chaque homme avait naturellement avant d’entrer en société.
Même si les membres d’une République restent des personnes distinctes dans leurs
rapports mutuels et sont régis, à ce titre, par les lois de la société, ils forment un corps
unique dans leurs rapports avec les autres hommes et ce corps reste dans l’état de nature
par rapport aux autres hommes, comme chacun de ses membres l’était auparavant. Cela
explique que les différends qui surgissent entre n’importe quel membre de la société et les
gens du dehors soient pris en charge par le public et que la communauté entière soit
obligée de poursuivre la réparation de toute injustice perpétrée au dépens de l’un de ses
membres. De ce point de vue, l’ensemble de la communauté forme donc un corps unique,
qui reste dans l’état de nature par rapport à tous les autres états, ou à toutes les autres
personnes qui se trouvent à l’extérieur.
Ce pouvoir donne donc compétence pour faire la guerre et la paix, conclure des ligues et
des alliances et traiter n’importe quelle affaire avec toutes les personnes et toutes les
communautés qui sont en dehors de la République ; on peut l’appeler fédératif, si on veut.
Du moment que l’on comprend de quoi il s’agit, peu m’importe le nom qu’on lui donne. Ces
deux pouvoirs, l’exécutif et le fédératif, sont réellement distincts, pris en eux-mêmes ;
néanmoins, comme l’un consiste à imposer l’exécution des lois internes de la société à
tous ceux qui en font partie, à l’intérieur d’elle-même, et l’autre, à se charger de la sécurité
du public à l’extérieur et de ses intérêts dans ses rapports avec quiconque peut
l’avantager ou lui nuire, ils sont presque toujours réunis. Bien que ce pouvoir fédératif, qu’il
en soit un bon usage ou un mauvais, présente une très grande importance pour la
république, il se plie beaucoup moins facilement que l’exécutif à la direction de lois
préexistantes, permanentes et positives ; il faut donc nécessairement l’abandonner à la
prudence et à la sagesse de ceux qui le détiennent et qui doivent l’exercer dans l’intérêt
du public. Comme les lois relatives aux rapports des sujets entre eux sont destinées à
régir leurs actes, mieux vaut qu’elles les précèdent. Au contraire, l’attitude à adopter vis-àvis des étrangers dépend, dans une large mesure, de ce qu’ils font, ainsi que de la
fluctuation des projets et des intérêts ; il faut donc s’en remettre en grande partie à la
prudence des personnes auxquelles ce pouvoir a été confié, afin qu’elles l’exercent au
mieux de leur habileté, à l’avantage de la société politique.
Bien que, comme je l’ai dit, pris en eux-mêmes, le pouvoir exécutif et le pouvoir fédératif
de toute république soient réellement distincts, il n’est guère possible de les confier
simultanément à des personnes différentes. Comme l’un et l’autre obligent ceux qui les
exercent à utiliser la force de la société, il est presque impossible, en pratique, de placer
cette force de la république entre des mains différentes, sans lien hiérarchique, ou de
confier le pouvoir exécutif et le pouvoir fédératif à des personnes qui pourraient agir
séparément ; cela équivaudrait à soumettre la force publique à des commandements
différents et il en résulterait, un jour ou l’autre, le désordre et la ruine ».
Document n° 4. De Villiers, M., « Séparation des pouvoirs »,
dans Dictionnaire du droit constitutionnel, Armand Colin, 1998, pp.
189-191.
« Séparation des pouvoirs. Expression traditionnelle dans le droit constitutionnel
occidental pour désigner les enseignements dégagés de l’ouvrage de Montesquieu, De
l’Esprit des Lois (1748). Le retentissement de ces enseignements fut tel, dans un contexte
politique extraordinairement porteur, que la séparation des pouvoirs a souvent été
présentée comme une théorie alors qu’il s’agit plus exactement d’une doctrine. Il faut
distinguer :
1. Ce que Montesquieu a écrit. Dans le chapitre VI du livre XI de son ouvrage cité, on
trouve une analyse, un principe et une ordonnance.
– L’analyse (pour une part reprise d’auteurs plus anciens, notamment Locke, Essai sur le
gouvernement civil, 1688). Il y a dans chaque Etat trois sortes de pouvoirs, ou plutôt trois
puissances : la puissance de faire la loi, celle d’exécuter les ‘résolutions publiques’ et celle
de juger les crimes ou les différends des particuliers.
– Le principe, qui est un principe de non-cumul : ‘Tout serait perdu si le même homme, ou
le même corps des principaux […] exerçaient ces trois pouvoirs […]’.
– L’ordonnance : la puissance de juger étant mise de côté (elle est en quelque façon
‘nulle’), il y a une constitution idéale, ou plutôt, fondamentale : ‘Le corps législatif y étant
composé de deux parties, l’une enchaînera l’autre par sa faculté mutuelle d’empêcher.
Toutes les deux seront liées par la puissance exécutrice, qui le sera elle-même par la
législative’. Où l’on voit par conséquent que la séparation des pouvoirs, non seulement ne
signifie pas antagonisme, mais exige au contraire la collaboration pour aboutir à ce
‘concert’ dont parle explicitement Montesquieu, toujours dans ce même chapitre VI.
Simplement, le concert résultera des freins et contrepoids : les célèbres checks and
balances du régime présidentiel américain.
2. Les interprétations et applications dont la doctrine de la séparation des pouvoirs a été
l’objet. Le régime de monarchie absolue, et sans constitution écrite, que connaît la France
au XVIIIe siècle (alors que le régime anglais, observé et admiré par Montesquieu entre
1729 et 1731, est celui de la monarchie limitée), explique que la séparation des pouvoirs
ait été reçue comme exprimant la raison d’être de toute Constitution, d’où la rédaction de
l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : ‘Toute société dans
laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée,
n’a point de Constitution’. Mais les constituants de 1789 ont durci le principe d’organisation
énoncé par Montesquieu au point d’en faire un ‘dogme de philosophie politique’, devant
enfermer chaque pouvoir dans sa sphère. Les Américains en ont donné une autre
interprétation, n’excluant pas par exemple que le juge puisse refuser d’appliquer une loi
qu’il jugerait contraire à la Constitution.
Sur un autre plan, le principe de la séparation des pouvoirs a acquis une telle autorité
dans le droit constitutionnel occidental qu’il a rapidement été utilisé en doctrine en tant que
critère de classement des régimes politiques, et plus particulièrement de ces deux modes
d’organisation et de fonctionnement du pouvoir politique que sont le régime présidentiel et
le régime parlementaire. Ces deux modes sont pourtant postérieurs à Montesquieu : la
Constitution américaine date de 1787, et le régime parlementaire ne peut être considéré
établi en Angleterre que le jour où le Premier ministre démissionne ainsi que tous les
membres de son cabinet (principe de la solidarité ministérielle) parce que la chambre des
Communes refuse sa confiance : or cela se produit en 1782 avec la démission du cabinet
Walpole. Cependant, la distinction entre les pouvoirs que comportent ces deux régimes
peut justifier qu’ils soient présentés l’un et l’autre comme des applications de la doctrine
de la séparation, séparation dite stricte en régime présidentiel, et souple en régime
parlementaire, en raison de l’indépendance des organes législatif et exécutif dans le
premier cas, et des procédures de révocabilité mutuelle (engagement de responsabilité et
dissolution) dans le second, mais à la condition de ne pas s’en tenir à cette présentation
très formelle.
Ainsi les facultés d’empêcher dont sont aux Etats-Unis dotés le Président et le Congrès
(droit de veto, refus de vote du budget, refus d’approbation de nominations ou de traités)
sont-elles autant de moyens pour chaque pouvoir de s’ingérer dans l’exercice des
compétences de l’autre pouvoir, et l’idée de pouvoirs enfermés chacun dans sa sphère
est, en soi, irréaliste, et, de fait, contraire à toute réalité observée.
3. La doctrine de Montesquieu n’est-elle plus alors d’actualité ? Non, car ce qui est au-delà
des modes, c’est ce qui fonde la doctrine : le pouvoir est dangereux pour la liberté (‘C’est
une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser… Pour
qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir
arrête le pouvoir’). La doctrine de la séparation est d’ailleurs totalement étrangère à tous
les régimes de dictature, quelles que soient les formes de cette dernière. La séparation
des pouvoirs est en effet une recette de liberté, or le propre d’une dictature, c’est de
supprimer la liberté comme fondement du pouvoir.
Tout ce qui va dans le sens d’une distinction des domaines (la laïcité), d’une répartition
respectée et sanctionnée des compétences (ainsi des réalisations de l’Etat de droit), des
institutions et procédures qui permettent l’alternance au pouvoir, est conforme à la doctrine
de la séparation. Et à l’inverse, tous les phénomènes de cumul en sont la négation (que
l’on songe par exemple à la pratique très française du cumul des mandats…) ».
Document n° 5. Lauvaux, P., « Propositions méthodologiques
pour la classification des régimes », Droits, n° 32, 2000, pp.
109-120 (extraits).
« […] Dans sa version classique, la typologie traditionnelle ne retenait comme critères que
ceux tirés de l’agencement constitutionnel entre les fonctions et les organes de l’Etat et
non les modes de désignation des organes exécutifs (ni, accessoirement, du nombre de
ceux-ci). Ceci résulte autant d’un présupposé méthodologique que du constat que ces
éléments demeurent contingents tant au regard des époques que de la pratique effective
des régimes. Un mode de désignation n’est retenu ou choisi, conservé ou pratiqué qu’en
fonction du pouvoir qu’il s’agit d’exercer, il n’en est pas la cause. Ainsi l’institution
monarchique a-t-elle facilité la transition des régimes de type ‘présidentiel’ de la Suède
(Constitution de 1809) et de la Norvège (Constitution de 1814, toujours en vigueur) vers le
parlementarisme, à la fin du XIXe siècle. Au contraire, la pérennité du régime présidentiel
a-t-elle été favorisée aux Etats-Unis par une désignation du président selon des modalités
équivalentes à une élection directe au suffrage universel, pourtant non prévue par la
Constitution. C’est parce que, dans les formulations plus récentes, la classification
traditionnelle a commencé de prendre en compte cet élément du mode de désignation, qui
est hétérogène à son économie propre, qu’elle encourt à juste titre le grief que fait Michel
Troper de distinguer des catégories qui ne s’opposent pas. Et c’est encore ainsi qu’elle a
généré de fausses ‘catégories mixtes’ telle que celle des régimes dits ‘semi-présidentiels’,
qui ne répond ni à la logique lexicale ni à la logique institutionnelle. Au contraire […],
l’analyse de Bagehot ne consiste pas à prétendre qu’il y aurait une sorte d’opposition de
‘nature’ entre les régimes, mais à mettre en évidence des logiques institutionnelles bien
distinctes et donc opposées.
La spécification de ces logiques est confirmée par les deux types d’approche mises en
œuvre dans le cours habituel de nos recherches, et qui joint la démarche de l’analyse
historique et celle que, faute de mieux, on peut appeler la démarche fonctionnelle. Les
deux démarches conduisent d’abord à mettre aussi en question la classification
traditionnelle et son fondement théorique, celui de la séparation des pouvoirs. La
séparation des pouvoirs, consacrée par l’article 16 de la Déclaration des droits de 1789,
ayant acquis le statut de dogme républicain (voir l’article 19 de la Constitution de 1848),
aucun gouvernement constitutionnel ne peut être pris en considération sans y être
préalablement référé, et cela quelles que soient les difficultés qu’emporte cette pétition de
principe. Le critère principal est donc celui du degré de séparation des pouvoirs mais la
finalité est d’intégrer ex post, et au besoin par force, les régimes existants – américain,
anglais, français, suisse – dans une construction intellectuelle répondant aux exigences
dogmatiques de l’article 16.
Ainsi la doctrine traditionnelle est dépendante d’une conception atrophiée et anachronique
de la séparation des pouvoirs ; à l’inverse, elle ne s’attache pas à délimiter le concept
comme les modes et degrés juridiques concrets de ce qu’elle appelle la confusion des
pouvoirs et méconnaît ainsi (voir Mirkine), par un tropisme français (au profit de la grande
Convention), le cas le plus notable de parlementarisme total, qu’illustre en Suède le
Frihetstiden (ère de la liberté). Et le fait que, plus tard, le système suédois érigé en 1809,
fondé sur la séparation dite ‘rigide’ et gagé sur des mécanismes visant à conjurer le
régime parlementaire, ait été réinvesti par ce dernier au cours du XIXe siècle (constat qui
peut être étendu à la Norvège) demeure également ignoré. En définitive, d’ailleurs, il n’est
pas un des régimes de séparation ‘rigide’ en Europe qui n’ait été réinculturé à mesure (et
parfois soudainement : la France de la Législative ou l’Espagne du triennio libéral) par le
parlementarisme. Ce constat devrait mettre en question la pertinence d’un mode de
séparation érigé en forme canonique ».
Université Paris 8
Introduction au Droit constitutionnel
(Semestre I)
Professeur : Jean-Louis Iten
Séance de travaux dirigés n° 9 : Les Etats-Unis d'Amérique
Document n° 1. Tunc, A., « Le couple Président-Congrès dans la vie
politique des Etats-Unis d’Amérique », dans Mélanges Burdeau, LGDJ, 1977,
pp. 561-571 (extraits).
Document n° 2. Rials, S., « Régime ‘congressionnel’ ou régime
‘présidentiel’ ? Les leçons de l’histoire américaine », Pouvoirs, 1984, n°
29, pp. 35-47 (extraits).
Document n° 3. De Villiers, M., « Régime présidentiel », dans Dictionnaire
du droit constitutionnel, Armand Colin, 1998, pp. 174-175.
Document n° 4. Constitution du 17 septembre 1787, tiré de S. Rials, D.
Baranger, prés., Textes constitutionnels étrangers, PUF, coll. ‘Que sais-je ?’,
2001, pp. 26-36 (extraits).
Commentaire de texte : Dans document n°4, l'article premier,
section 1 de la Constitution du 17 septembre 1787 des EtatsUnis d'Amérique (sujet 2014 session 2)
Document n° 1. Tunc, A., « Le couple Président-Congrès dans
la vie politique des Etats-Unis d’Amérique », dans Mélanges
Burdeau, LGDJ, 1977, pp. 561-571 (extraits).
« […] ‘Le régime américain, écrit Jacques Cadart dans l’intéressant bilan qu’il établit de la
vie politique des Etats-Unis, fonctionne de manière curieuse au moyen de techniques
constitutionnelles ou paraconstitutionnelles qui sont souvent sources de conflits et de
crises’. Il note le ‘fonctionnement très saccadé du régime… Il n’y a pratiquement jamais,
écrit-il, de période prolongée de fonctionnement véritablement souple tant les saccades
sont permanentes’.
Les tensions habituelles dans le couple Président-Congrès pourraient être bénéfiques.
Nous avions suggéré que le système politique américain offrait un excellent schéma de
conciliation des deux éléments de la vie publique : le ‘techniquement désirable’ et le
‘politiquement possible’. Seule l’administration, à nos yeux et nous avons dit pourquoi,
semble susceptible de trouver le techniquement désirable. Mais, en son sein même, des
avis divergents peuvent se faire jour. Après arbitrage à l’intérieur de chaque département
ministériel, il appartient éventuellement au Président de départager ses secrétaires. De
toute manière, le Président, l’élu du peuple en pratique, est un animal essentiellement
politique (sauf le cas exceptionnel où il est mis en place par un parti, comme ce fut le cas
d’Eisenhower). Il est donc susceptible de pressentir que le techniquement désirable n’est
pas politiquement possible et de bloquer un projet ou demander à ses techniciens de le
revoir.
Il est bon, pourtant, que le techniquement désirable, même contrôlé par un Président
politique, ne puisse devenir loi sur un fiat de celui-ci. D’abord parce qu’il arrive aux
techniciens de se tromper. Et, d’autre part, parce que la démocratie, selon le mot bien
connu, n’est la forme de gouvernement la plus mauvaise qu’après toutes les autres. Une
participation du citoyen à la vie publique est souhaitable, autre que celle qui résulte de
défilés, de manifestations de masse et de votes à 99%. Autrement, le citoyen laisse un
maître disposer de son destin. Il est donc heureux que le programme présidentiel,
essentiellement contenu au début de chaque année dans le discours sur l’état de l’Union,
soit soumis, sinon au peuple, du moins au Congrès, qui reflète les sentiments de celui-ci.
Le Congrès n’est d’ailleurs pas plus purement politique que l’administration n’est purement
technicienne. Ses commissions sont capables d’un travail sérieux – exceptionnellement,
d’élaboration d’une loi, mais plus couramment de contrôle, et éventuellement,
d’amendements d’un projet gouvernemental. Ses floor leaders se voient expliquer la
politique présidentielle, et parfois confier des informations qui leur permettent de la mieux
comprendre.
Les institutions politiques américaines offrent donc l’image d’une ogive. Les deux piliers du
‘technique’ et du ‘politique’ se rapprochent l’un de l’autre à partir d’une certaine hauteur,
trouvant leur clé de voûte dans le Président. C’est à ce dernier qu’il incombe d’assurer
l’équilibre entre des forces souvent opposées. Non content de présenter au Congrès un
programme d’action, il doit le faire comprendre, aider à son adoption par les multiples
moyens de pression dont il dispose, de la conférence de presse ou du discours télévisé à
la promesse ou à la menace confidentielle, élaborer des compromis, manoeuvrer sans
cesse. Convaincre et persuader le Congrès revient, en gros, à convaincre et persuader
l’opinion publique, donc à assurer à la fois la direction de la Nation et le mouvement dans
la nation d’idées diverses.
Ce tableau – dont on voit la place qu’il donne au Président – est, sinon idyllique, car il ne
cache pas les tensions de la vie politique, au moins très séduisant. Dès la première
édification de notre ouvrage, nous n’avions pas caché ses imperfections, en particulier la
faiblesse du Congrès et la pauvreté des débats, la médiocrité de la presse lue par
l’immense majorité des citoyens, l’importance enfin du Président, dont la qualité est
susceptible des plus grandes variations […].
Il est une autre possibilité qu’il ne faut pas absolument rejeter : c’est que le monde, dans
les décennies à venir, devienne de plus en plus ingouvernable, tant au niveau des nations
que sur le plan international. Un nombre considérable de facteurs pourraient produire le
phénomène : l’interdépendance d’une multitude d’éléments dans tous les grands
problèmes de l’heure, la montée des exigences impatientes, intolérantes et
intransigeantes, souvent intrinsèquement contradictoires, le refus du partage de la plupart
des possédants, le déclin relatif de l’écriture au profit d’une diffusion audio-visuelle ou
purement auditive des idées, la contestation systématique de toute autorité dans les pays
où cette contestation peut s’exprimer, la puissance des moyens de destruction dont
peuvent s’emparer des minorités radicales. Il n’est pas certain que nous retournions à la
barbarie, fût-ce pour quelques décennies. Mais, si l’avenir de la vie politique américaine
peut susciter l’inquiétude, est-il un pays sur terre qui offre aujourd’hui un spectacle
réconfortant ? ».
Document n° 2. Rials, S., « Régime ‘congressionnel’ ou régime
‘présidentiel’ ? Les leçons de l’histoire américaine », Pouvoirs,
1984, n° 29, pp. 35-47 (extraits).
« […] Pour un esprit cartésien, les armes des partenaires institutionnels étant assez
clairement posées dans le texte de 1787, il ne saurait être impossible de bâtir un modèle
stable des relations entre le Président et le Congrès. Ce modèle, c’est peu douteux,
devrait à bon droit être dit ‘congressionnel’. Et pourtant, aujourd’hui, en dépit des
secousses récentes, une telle qualification – certes grosse d’enseignements qu’on aurait
tort d’oublier – ne rend pas compte de la réalité. L’on se prend à songer, par analogie, à la
fameuse phrase de Tocqueville sur le judiciaire américain : ‘Ce qu’un étranger comprend
avec le plus de peine, aux Etats-Unis, c’est l’organisation judiciaire. Il n’y a pour ainsi dire
pas d’événement politique dans lequel il n’entende invoquer l’autorité du juge ; et il en
conclut naturellement qu’aux Etats-Unis le juge est une des premières puissances
politiques. Lorsqu’il vient ensuite à examiner la constitution des tribunaux, il ne leur
découvre, au premier abord, que des attributions et des habitudes judiciaires. A ses yeux,
le magistrat ne semble jamais s’introduire dans les affaires publiques que par hasard ;
mais ce même hasard revient tous les jours’. N’en va-t-il pas en gros de même pour la
présidence ? Les prérogatives du Congrès sont écrasantes. Il peut refuser de voter les
textes ou de consentir les crédits nécessaires à l’action présidentielle. Il peut harceler
l’administration par le truchement de ses puissantes commissions. Le Sénat a le loisir de
ne pas ratifier les traités ou de ne pas entériner un nombre de plus en plus nombreux de
nominations (celle par exemple du directeur de l’Office of Management and Budget depuis
1974). Par le veto législatif, le Congrès peut s’immiscer dans l’exécution des lois qui
prévoient cette procédure. Il est vrai que cette technique a été mise à mal par la Cour
suprême en juin 1983 (arrêt Chadha). Dans des cas limites – mais assez vagues puisque
la Constitution vise les high crimes and misdemeanors –, la procédure d’impeachment
peut être mise en oeuvre et les précédents de Andrew Johnson et Richard Nixon montrent
que Hauriou n’avait pas tort de juger que la responsabilité dite ‘pénale’ est en vérité
toujours ‘politico-pénale’.
En face, le président est nu – ou presque. Le droit de message n’est qu’une occasion de
persuader. Le veto est une prérogative limitée et, par son caractère global, assez peu
maniable, même s’il est vrai que la menace de son emploi joue un rôle permanent auprès
des chambres. Les executive agreements, dont la technique a été légèrement aménagée
par le Case Act de 1972 (inégalement appliqué), ne sont qu’une tolérance, certes fort
large. Le ‘privilège de l’exécutif’ – cette autre invention de la pratique – s’est sérieusement
effiloché depuis la décision de la Cour suprême US v. Nixon de 1974 qui, en dépit de la
doctrine des questions politiques, a dénié au Président traqué la possibilité de se réfugier
derrière son invocation pour refuser de livrer les fameuses bandes.
La question se pose donc de savoir pourquoi le Congrès consent au Président une latitude
d’action qui, même si elle a décliné dans les années soixante-dix par rapport à la période
antérieure, demeure aussi consistante. Et à quelles conditions ? La réponse nous semble
devoir être recherchée essentiellement dans les relations de la Maison-Blanche avec le
peuple. Il est notable que la ‘présidentialisation’ ait accompagné la démocratisation de
l’élection présidentielle, qu’au XIXe siècle les Présidents forts aient été ceux qui
jouissaient d’un large appui populaire – ainsi Jackson – et que le développement de la
présidence moderne ait suivi celui des moyens de communication de masse qui favorisent
la personnalisation du pouvoir. Le Président, tant qu’il ne fait pas d’erreur majeure et s’il
jouit d’une suffisante envergure, bénéficie du relatif discrédit dans lequel sont tenus les
politiciens aux Etats-Unis et du fait que l’esprit national de ce pays fédéral s’incarne
volontiers dans un homme, surtout depuis que la mission extérieure de la grande
démocratie est mieux ressentie par les citoyens. On ajoutera enfin que de guerres en
crises, certaines habitudes mentales ont été prises qui demeurent à l’état un capital
historique favorable au leadership présidentiel.
C’est dire l’importance du facteur personnel. On le retrouve dans l’aptitude au
'marchandage’ qui est l’une des qualités essentielles du Président efficace, quelle que soit
la couleur politique du Congrès. Truman se voyait ainsi : ‘Je reste assis toute la journée à
essayer de persuader des gens de faire ce qu’ils devraient avoir le bon sens de faire sans
que j’aie besoin de les persuader’. La ‘carotte’ et le ‘bâton’ doivent être utilisés
alternativement. Tous les moyens informels sont mis en oeuvre – invitations, favoritisme,
lobbying… Où l’on comprend que dans un régime que l’on dit ‘présidentiel’, le Congrès
apparaisse aussi puissant. Incapable d’agir sans doute, il peut tout empêcher. Si le soutien
populaire au Président s’estompe durablement, ou si ce dernier commet trop d’erreurs
dans le maniement des chambres, la lettre de la Constitution peut reprendre à tout
moment une certaine actualité ».
Document n° 3. De Villiers, M., « Régime présidentiel », dans
Dictionnaire du droit constitutionnel, Armand Colin, 1998, pp. 174175.
« Régime présidentiel. Appellation relativement récente, ayant remplacé entre les deux
guerres celle de gouvernement présidentiel, et, bien que trompeuse, ne s’appliquant
rigoureusement qu’au seul régime politique des Etats-Unis. Il faut ajouter que la théorie du
régime présidentiel n’a été faite que bien après que la Constitution de 1787 qui, selon les
termes mêmes employés par John Quincy Adams, ‘fut extorquée sous l’empire de la
nécessité à une nation récalcitrante’, ait été adoptée. Dégagé de sa relation au
fédéralisme, et en laissant de côté le rôle si important cependant de la Cour suprême, le
principe mis en oeuvre par la Constitution de 1787, qui est une transposition républicaine
de la monarchie limitée, est que le président ne peut agir si un accord n’est pas trouvé
entre trois organes élus distinctement, pour des durées différentes (le Président pour
quatre ans, les représentants pour deux ans, et les sénateurs pour six ans), et entre
lesquels n’existent pas de procédures de révocabilité mutuelle : l’exécutif n’est pas
responsable devant le législatif, qui ne peut être dissous. En d’autres termes, il y a
contrairement au régime parlementaire, deux expressions de la souveraineté, données par
les élections présidentielles et les élections législatives (et même trois si on distingue les
élections à la chambre des représentants et les élections au Sénat). L’exécutif n’est donc
pas l’émanation du législatif, et la séparation ainsi établie est complétée par une règle
d’incompatibilité absolue qui interdit à tout agent de l’exécutif d’être membre du Congrès.
Mais parce que le Président ne peut gouverner si le Congrès ne lui en donne pas les
moyens (notamment financiers), et que les lois votées par le Congrès ne peuvent être
appliquées si le président leur oppose son veto, ils sont obligés de s’entendre, ce qui finit
toujours par se produire. Montesquieu, définissant sa constitution idéale (devant
comporter un roi, une chambre haute et une chambre basse) avait lumineusement anticipé
cette logique du régime présidentiel : ‘ces trois puissances devraient former un repos ou
une inaction, mais comme, par le mouvement nécessaire des choses, elles sont
contraintes d’aller, elles iront de concert’ (De l’Esprit des Lois, livre XI, chapitre VI). Il est
donc paradoxal que la fonction présidentielle ait été retenue pour qualifier le régime
américain, alors que c’est beaucoup plus sûrement un régime de négociation permanente
entre le président et le Congrès, ou encore, selon une formule classique, un régime de
‘poids et contrepoids’ (checks and balances) ».
Document n° 6. Constitution du 17 septembre 1787, tiré de S.
Rials, D. Baranger, prés., Textes constitutionnels étrangers, PUF,
coll. ‘Que sais-je ?’, 2001, pp. 26-36 (extraits).
« Article premier [Département législatif].
Section 1 [Congrès] – Tous les pouvoirs législatifs accordés par la présente constitution
seront attribués à un Congrès des Etats-Unis, qui se composera d’un Sénat et d’une
chambre des Représentants.
Section 2 [Chambre des représentants] – La chambre des Représentants sera composée
de membres choisis tous les deux ans par le peuple des divers Etats, et les électeurs dans
chaque Etat devront posséder les qualifications requises des électeurs de la branche la
plus nombreuse de la législature de l’Etat – Nul ne pourra être représentant s’il n’a atteint
l’âge de vingt-cinq ans, s’il n’est depuis sept ans citoyen des Etats-Unis, et s’il ne réside,
au moment de son élection, dans l’Etat où il est désigné – La chambre des représentants
désignera son président (speaker) et ses autres agents ; et elle aura le pouvoir exclusif de
mise en accusation devant le Sénat (power of impeachment).
Section 3 [Sénat] – Le Sénat des Etats-Unis sera composé de deux sénateurs de chaque
Etat, choisis pour six ans par la législature de chacun ; et chaque sénateur aura une voix –
Immédiatement après qu’ils se seront assemblés par suite de leur première élection, les
sénateurs seront partagés, aussi également que possible, en trois classes – Nul ne pourra
être sénateur s’il n’a atteint l’âge de trente ans, s’il n’est depuis neuf ans citoyen des EtatsUnis, et s’il ne réside, au moment de son élection, dans l’Etat pour lequel il est désigné –
Le vice-président des Etats-Unis sera président du Sénat, mais n’aura pas de droit de
vote, à moins d’égal partage des voix – Le Sénat désignera ses autres agents, ainsi qu’un
président pro tempore pour remplacer le vice-président en l’absence de celui-ci ou quand
il exercera les fonctions de président des Etats-Unis – Le Sénat aura le pouvoir exclusif de
juger toutes les mises en accusation (all impeachments). Quand il siégera à cet effet, ses
membres prêteront serment ou feront une déclaration solennelle. Quand le Président des
Etats-Unis est jugé, le président de la Cour suprême (Chief Justice) présidera. Et nul ne
sera déclaré coupable sans l’accord des deux tiers des membres présents – La sentence
dans les affaires d’impeachment ne pourra excéder la destitution et l’incapacité de tenir et
de bénéficier de toute sanction honorifique, de confiance ou rémunérée relevant des
Etats-Unis. Toutefois, la partie déclarée coupable n’en sera pas moins responsable et
sujette à accusation, procès, jugement et punition, conformément à la loi […].
Section 7 [Procédure législative et veto] – Toutes propositions de lois (Bills) concernant la
levée d’un impôt devront émaner de la Chambre des représentants ; mais le Sénat pourra
proposer ou consentir des amendements, comme les autres propositions de loi – Chaque
proposition de loi adoptée par la Chambre des représentants et par le Sénat devra, avant
d’acquérir force de loi (become a law), être présentée au Président des Etats-Unis ; si
celui-ci l’approuve, il la signera ; sinon, il la renverra, avec ses objections, à la chambre
dont elle émane, laquelle consignera lesdites objections intégralement dans son procèsverbal et procédera à un nouvel examen de la proposition. Si, après ce nouvel examen,
les deux tiers des membres de cette chambre s’accordent pour faire passer la proposition
de loi, elle sera transmise, avec les objections l’accompagnant, à l’autre chambre, qui
l’examinera de la même manière à nouveau, et si les deux tiers des membres de celle-ci
l’approuvent, elle aura force de loi. Mais en pareil cas, les votes des deux chambres
seront comptés par ‘oui’ et par ‘non’, et les noms des membres votant pour et contre le
projet seront consignés au procès-verbal de chaque chambre respectivement. Si une
proposition n’était pas renvoyée par le Président dans les dix jours (dimanches non
compris) après qu’elle lui ait été présentée, elle deviendrait loi, comme si le Président
l’avait signée, à moins que le Congrès, par son ajournement, n’en empêche le renvoi,
auquel cas la proposition n’aurait pas force de loi. – Chaque ordre, résolution ou vote pour
lequel le concours du Sénat et de la Chambre des représentants peut être nécessaire
(sauf en matière d’ajournement) devra être présenté au Président des Etats-Unis ; et
avant de devenir exécutoire, il devra être approuvé par lui, ou, s’il le désapprouve, être
voté à nouveau par les deux tiers du Sénat et de la Chambre des représentants suivant
les règles et les limitations prescrites pour les propositions de loi […].
Article 2 [Département exécutif]
Section 1 [Nomination du président] – Le pouvoir exécutif sera confié à un président des
Etats-Unis d’Amérique. Il occupera ses fonctions pendant un mandat de quatre ans et,
conjointement avec le vice-président, dont le mandat sera de même durée, sera élu de la
manière suivante : – Chaque Etat désignera, de la manière décidée par sa législature, un
nombre d’électeurs égal au nombre total de sénateurs et de représentants auquel il a droit
au Congrès ; mais aucun sénateur ou représentant, ni aucune personne tenant des EtatsUnis une fonction de confiance ou rémunérée ne pourra être désigné comme électeur […].
– Le Congrès pourra fixer l’époque où les électeurs seront choisis et le jour où ils devront
voter ; lequel jour sera le même dans toute l’étendue des Etats-Unis. – Nul ne sera éligible
aux fonctions de Président s’il n’est citoyen de naissance, ou citoyen des Etats-Unis au
moment de l’adoption de la présente Constitution, s’il n’a trente-cinq ans révolus et n’est
résident aux Etats-Unis depuis quatorze ans. – En cas de destitution, de mort, de
démission ou d’incapacité du Président à s’acquitter des pouvoirs et devoirs de sa charge,
ceux-ci seront dévolus au vice-président. Et le Congrès pourra, par une loi, pourvoir en
cas de destitution, de mort, de démission ou d’incapacité à la fois du Président et du viceprésident en désignant l’agent qui fera alors fonction de Président, lequel agent remplira
ladite fonction jusqu’à cessation de l’incapacité ou élection d’un Président. – Le Président
recevra, à échéances fixes, pour ses services, une indemnité qui ne sera ni augmentée, ni
diminuée pendant son mandat, et il ne recevra, pendant cette période, aucun autre
émolument des Etats-Unis ou de l’un des Etats. – Avant d’entrer en fonctions, il prêtera le
serment ou prononcera la déclaration solennelle qui suit : ‘Je jure (ou déclare)
solennellement que je remplirai fidèlement les fonctions de Président des Etats-Unis et
que, dans toute la mesure de mes moyens, je sauvegarderai, protégerai et défendrai la
Constitution des Etats-Unis’.
Section 2 [Pouvoirs du Président]. – Le Président sera commandant en chef de l’armée et
de la marine des Etats-Unis, et de la milice des divers Etats quand celle-ci sera appelée
au service actif des Etats-Unis ;il peut requérir l’opinion, par écrit, du principal agent de
chacun des départements exécutifs, sur tout sujet relatif aux responsabilités de ses
services, et il aura le pouvoir d’accorder des remises de peine et des grâces pour délits
(offences) contre les Etats-Unis, sauf dans les affaires d’impeachment. – Il aura le pouvoir,
sur l’avis conforme (with advice and consent) du Sénat, de conclure des traités, pourvu
que les deux tiers des sénateurs présents donnent leur accord ; et il présentera au Sénat
et, sur l’avis conforme de ce dernier, nommera les ambassadeurs, les autres ministres et
les consuls, les juges de la Cour suprême, et tous les autres agents des Etats-Unis dont la
nomination n’est pas autrement prévue par la présente Constitution, et qui seront établis
par la loi ; mais le Congrès peut, s’il le juge opportun, investir par une loi le Président seul,
les cours de justice ou les chefs de départements, de la nomination de tels agents
inférieurs. – Le Président aura le pouvoir de pourvoir à toutes vacances qui viendraient à
se produire dans l’intervalle des sessions du Sénat en accordant des commissions qui
expieront à la fin de la session suivante.
Section 3 [Obligations et pouvoirs du Président]. – Il informera périodiquement le Congrès
de l’état de l’Union, et recommandera à sa réflexion telles mesures qu’il estimera
nécessaires et opportunes ; il peut, dans des circonstances extraordinaires, convoquer les
deux chambres ou l’une d’elles et, en cas de désaccord entre elles en ce qui concerne le
moment de leur ajournement, il peut les ajourner à tel moment qu’il juge convenable ; il
recevra les ambassadeurs et autres ministres ; il veillera à ce que les lois soient
fidèlement exécutées, et commissionnera tous les agents des Etats-Unis.
Section 4 [Impeachment]. – Le Président, le vice-président et tous les agents civils des
Etats-Unis seront destitués de leurs fonctions sur mise en accusation (impeachment) et
condamnation pour trahison, corruption ou autres hauts crimes et délits (treason, bribery,
or other high Crimes and Misdemeanors).
Université Paris 8
Introduction au Droit constitutionnel
(Semestre I)
Professeur : Jean-Louis Iten
Séance de travaux dirigés n° 10 : Le Royaume-Uni
Document n° 1. Berrington, H., « La stabilité institutionnelle masque-telle une société en crise ? », Pouvoirs, 1986, n° 37, pp. 17-21 (extraits).
Document n° 2. Lee, M., « Fonctionnement du gouvernement et rôle du
premier ministre sous Mme Thatcher », Pouvoirs, 1986, n° 37, pp. 45-56
(extraits).
Document n° 3. « Au service de sa Majesté », dans Les institutions de la
Grande-Bretagne, La documentation française, 1994, p. 29.
Document n° 4. De Villiers, M., « Régime parlementaire », dans
Dictionnaire du droit constitutionnel, Armand Colin, 1998, pp. 172-174.
Document n° 5a. Parliament Act du 18 août 1911 ; b. Parliament Act du 16
décembre 1949, tirés de S. Rials, J. Boudon, prés., Textes constitutionnels
étrangers, PUF, coll. ‘Que sais-je ?’, 13e édition, 2009, pp. 11-17 (extraits).
Document n° 6. La loi sur la Chambre des Lords du 11 novembre 1999,
tirée de S. Rials, J. Boudon, prés., Textes constitutionnels étrangers, PUF, coll.
‘Que sais-je ?’, 13e édition, 2009, pp. 20-21 (extraits).
Commentaire de texte : Document n°3
Document n° 1. Berrington, H., « La stabilité institutionnelle
masque-t-elle une société en crise ? », Pouvoirs, 1986, n° 37,
pp. 17-21 (extraits).
« Pour garder le pouvoir, les Gouvernements britanniques doivent préserver la confiance
de la Chambre des Communes et, pour faire voter les lois, il leur faut un soutien loyal et
homogène d’une majorité à la chambre. Ce que l’on entend par ‘confiance de la Chambre
des Communes’ est longtemps resté incertain. A un extrême, certaines interprétations
suggèrent que toute défaite à la Chambre, quel qu’en soit l’objet, grand ou petit, serait
prétexte à démission ou à provoquer une élection. Ainsi, en 1944, dans le cadre du projet
de loi sur l’éducation, la Chambre avait voté à une voix de majorité un amendement
stipulant l’égalité de traitement pour les instituteurs des deux sexes. Le Premier ministre,
M. Churchill, lui demanda de revenir sur son vote. On a parfois considéré que la ‘perte de
confiance’ pouvait s’appliquer à un grand problème politique, s’il venait à se heurter à un
obstacle – par exemple en seconde lecture d’un projet de loi. Mais on définit de façon tout
aussi subjective ce que sont les ‘grands problèmes politiques’.
En pratique, les gouvernements ont attribué à une ‘perte de confiance’ le sens qu’il leur
plaisait. On s’est aussi bien servi d’une défaite sur des questions mineures comme
prétexte à démissionner que l’on est passé par-dessus un échec sur des sujets beaucoup
plus importants. Le contrôle de la Chambre par l’exécutif et la capacité du Gouvernement
de faire adopter son programme se sont toujours fondés sur le système partisan.
Normalement, un parti bénéficie à lui seul d’une majorité qui se soumet à une stricte
discipline de vote. On a traditionnellement toléré les désaccords dans les débats, mais le
député avait le devoir de se trouver dans la Chambre ou à proximité chaque fois que l’on
s’apprêtait à voter, et il devait voter avec son parti.
C’est vers la fin du XIXe siècle que se développe la stricte discipline de parti et elle atteint
son sommet dans la période d’après guerre. Ainsi, on ne compte dans la législature de
1951-55 qu’un seul vote où les députés du Parti au pouvoir furent au nombre de 20 ou
plus à se rebeller contre les consignes de leur groupe. Le plus souvent, il y avait 10
abstentions correspondant plutôt à l’expression de mécontentements individuels et ne
prenant pas l’ampleur d’une grande manifestation de défiance. En outre, la discipline était
plutôt moins stricte dans les commissions permanentes où l’on examine en général le
détail de la législation.
Ce genre de rébellion à la Chambre a donc souvent pris la forme d’une révolte des
fractions extrêmes d’un Parti contre sa direction, ou encore d’une protestation de cette
fraction dans un vote où en réalité ses dirigeants s’abstenaient. Naturellement, les
membres de l’autre Parti se joignaient rarement aux rebelles, de sorte que les révoltes
n’agissaient pas directement sur les décisions de la Chambre.
Mais cet exposé appelle quelques réserves. En effet, tel quel, il passe sous silence les
pressions qu’exercent dans les coulisses les simples parlementaires et il ne dit pas
combien les gouvernements ont dû y céder. Un contrat tacite liait les chefs des Partis et
les députés, par lequel les seconds soutenaient les premiers lors des votes, tandis que
ceux-ci répondaient en privé aux demandes des parlementaires. Aussi les députés
ordinaires ont-ils pu influencer la législation (surtout lorsqu’ils appartenaient à la majorité
gouvernante), mais en dehors des procédures formelles de la Chambre.
On a avancé de nombreuses explications pour rendre compte de la stricte discipline de
parti qui a prévalu en Grande-Bretagne jusqu’en 1966. Parmi les interprétations prisées,
on comptait cette hypothèse d’école : s’il essuie un échec, le Gouvernement a le pouvoir
de dissoudre le Parlement et de provoquer ainsi une élection. Pour autant que la crainte
de la dissolution ait joué, elle n’a largement été que du bluff, dans la mesure où les
Gouvernements, comme on l’a vu, décidaient eux-mêmes à quel moment ils considéraient
avoir perdu la ‘confiance de la Chambre’. Sans compter que cette crainte n’aurait pas
expliqué l’unité équivalente des députés de l’opposition, alors même que leur dissidence
par rapport à la ligne officielle du Parti n’aurait guère suffi à renverser un Gouvernement.
Les dirigeants des Partis ont de nombreuses récompenses et sanctions de nature
personnelle à distribuer, dont on considérait que la plus puissante restait le droit que se
réserve le Parti de rayer des listes de candidatures le nom d’un député aux idées trop
indépendantes.
La docilité des simples députés commence à s’éroder au milieu des années 60. Les
élections générales de 1964 et de 1966 amènent une nouvelle génération de députés
travaillistes, dont beaucoup sont très à gauche de leurs anciens collègues. Le
Gouvernement de M. Wilson, qui maintient la dissuasion nucléaire, refuse de condamner
la présence américaine au Vietnam et pratique une politique déflationniste, rencontre une
hostilité permanente dans les rangs travaillistes. Le Gouvernement conservateur de M.
Heath se heurte à la même dissidence parmi ses soutiens parlementaires et, vers le milieu
des années 70, il devient évident que les Gouvernements, de quelque bord qu’ils soient,
ne pourront plus se reposer sur la docilité habituelle et loyale de leurs simples députés.
Quand un gouvernement dispose d’une bonne majorité, il n’a pas à trop se soucier des
révoltes des députés. Ainsi, le Gouvernement réélu en 1983 a affronté de nombreuses
révoltes sans subir de défaite. La dissidence, même de 50 conservateurs, laisserait
encore aux députés ‘chefs de file’ du Gouvernement une marge confortable. L’équipe
travailliste au pouvoir entre octobre 1974 et mai 1979 a cependant démarré avec une
majorité de trois sièges seulement, laquelle aura disparu en 1976. En quatre années et
demie d’exercice, on ne compte pas moins de 120 votes où 20 députés travaillistes ou
plus votent contre leur gouvernement. Beaucoup de ces révoltes sont organisées par la
gauche et rencontrent la résistance conjointe du Gouvernement et de l’opposition
conservatrice. Cependant, il est arrivé que celle-ci se fasse aider par une assemblée
disparate de rebelles travaillistes, de sorte que l’on a pu assister à la formation de
coalitions accidentelles ou des conservateurs et la gauche travailliste imposaient une
défaite au Gouvernement […].
Il est toutefois facile d’exagérer la portée de cette liberté retrouvée. Quand les
Gouvernements disposent de larges majorités, le contenu de la législation n’en sera pas
directement modifié. Et la nouvelle indépendance s’exprime le plus souvent sous la forme
de manifestations symboliques d’un homme ou de deux. Que les députés se sentent
maintenant libres d’agir est un fait notable, mais ce genre de protestations change
rarement le résultat d’un vote. Les révoltes en coulisses revêtent une importance plus
grande, qui alimentent le dialogue entre dirigeants et dirigés. De même que la discipline
de part est devenue plus étroite à la fin du XIXe siècle et dans le courant du XXe siècle,
de même les consultations entre députés et ministres ont augmenté. Or, quand la
discipline s’est relâchée, il ne semble pas que le dialogue ait subi un déclin correspondant.
Ainsi, vers la fin 1984, on proposa d’augmenter la contribution des parents aisés pour les
frais d’entretien de leurs enfants à l’Université et de leur réclamer un financement pour
leurs frais de scolarité. Cette initiative se heurta à un déchaînement hostile de la part des
députés conservateurs et le ministre de l’éducation, Sir Keith Joseph, dut effectuer une
retraite humiliante. En étant plus disposés à exprimer leurs désaccords dans les votes, les
députés ont plus de poids dans leurs différends avec les ministres […].
Les problèmes que rencontrent les dirigeants des partis dans le contrôle de leurs partisans
à la Chambre ne sont qu’une manifestation d’une transformation plus globale dans la
structure du pouvoir interne aux partis, surtout au Labour. On ne distinguait plus au début
des années 80, au moins dans le Parti travailliste, un lieu unique du pouvoir réel. Autrefois,
avec la collaboration des syndicats, la direction du groupe parlementaire avait pu dominer
le Congrès annuel et la Commission exécutive nationale. Celle-ci invoquait ses pouvoirs
disciplinaires pour ramener dans la ligne du Parti les sections réfractaires et la direction
pouvait faire plier les députés rebelles en brandissant l’ultime sanction de l’expulsion ou la
menace, moins grave, de les rayer des listes de candidats à la députation. Les sources du
pouvoir sont maintenant multiples au Parti travailliste. On a observé ces dernières années
des tentatives en vue de rétablir les anciens fondements du pouvoir. Elles ne furent pas
toutes réussies et ces efforts ne sauraient restaurer les ententes des années 40 et 50.
Par-delà le problème immédiat de l’équilibre politique, les problèmes internes au Parti
conservateur renvoient à la question plus générale de la survie et de la stabilité de la
société britannique. L’ancien establishment du Parti des conservateurs est en déclin. Les
éléments patriciens dans cette organisation sont maintenant sur le retour, ce qui traduit
leur affaiblissement dans la société globale. Un changement dans la composition qui s’est
assorti d’une réforme institutionnelle concernant principalement le choix du chef du Parti.
Le pouvoir est passé aux mains des simples parlementaires ».
Document n° 2. Lee, M., « Fonctionnement du gouvernement et
rôle du premier ministre sous Mme Thatcher », Pouvoirs, 1986,
n° 37, pp. 45-56 (extraits).
« L’évolution des comportements ministériels. La description des réseaux de relations ne
permet pas, à elle seule, une analyse des comportements ministériels, car les sources
sont sujettes à caution. Même après trente ans, quand les archives du cabinet deviennent
accessibles au public, il n’est pas facile de surmonter les difficultés d’interprétation qui se
présentent. D’abord, tous les ministres violent les conventions selon lesquelles les débats
sont confidentiels et les décisions unanimes. Il n’est pas aisé de savoir avec certitude qui,
à un moment donné, détenait une information essentielle. En second lieu, à l’intérieur de
chaque réseau de relations, il est difficile de dire dans quelle mesure telle décision émane
d’un groupe informel ou, au contraire, d’un comité officiel […].
Les conventions de ‘confidentialité’ et ‘d’unanimité’ visent à assurer un fonctionnement
sans heurts du système. Les ministres sont censés parler d’une voix unanime de manière
à rester collectivement solidaires au Parlement, la sanction ultime pour un cabinet étant un
vote de défiance aux Communes (un tel vote a provoqué la chute du Gouvernement
travailliste en 1979). Un mot inconsidéré, surtout de la part du Premier Ministre, peut
facilement mettre à mal les réseaux de relations. Une réflexion irréfléchie lors d’une
interview à la télévision peut être interprétée comme un engagement du Parti sur telle
mesure particulière avant même qu’en aient délibéré les membres influents de sa
direction, ou comme une insulte aux Parlementaires pas encore au courant de la mise à
l’examen de la question, ou même comme une maladresse de présentation ayant à tort
anticipé les propositions de l’administration.
Les premiers ministres peuvent être tentés d’attirer l’attention sur un problème en
procédant à cette sorte d’effet d’annonce mais la méthode comporte à la fois de hauts
risques et des coûts politiques. La convention de ‘confidentialité’ protège le caractère privé
des délibérations gouvernementales. S’il y a des discussions au sein du cabinet, le public
doit l’ignorer. Il s’agit, en fait, d’un corollaire à la règle d’unanimité. Mais il est tentant pour
les ministres de révéler ce qu’ont dit leurs collègues dans le but de faire prévaloir leurs
propres objectifs. Un ministre peut, par exemple, confier à un journaliste qu’il rencontre
l’opposition d’un collègue au sein du cabinet, affectant ainsi le réseau de relations en
dehors du cabinet : en effet, les députés de la majorité peuvent désapprouver l’opposition
des deux ministres ; de la même façon une commission parlementaire peut s’estimer
offensée de n’avoir pas été informée d’une décision, ou bien les fonctionnaires peuvent
hésiter sur l’avis à donner […] ».
Document n° 3. « Au service de sa Majesté », dans Les
institutions de la Grande-Bretagne, La documentation française,
1994, p. 29.
« Au service de sa Majesté. L’essentiel de la vie politique en Grande-Bretagne est mené
au nom de la Couronne. Le Parlement ne gouverne pas. C’est la reine en son Parlement
qui gouverne. Lorsque le Parlement se réunit en début de session, la reine en personne,
le nez curieusement chaussé de lunettes sous la couronne scintillante, lit à haute voix la
liste des lois que le gouvernement espère faire voter. Chaque projet de loi proposé au
Parlement doit recevoir le consentement royal avant de devenir une loi proprement dite :
aucun monarque, depuis la reine Anne en 1707, ne l’a refusé. La reine nomme les
évêques, les juges et les officiers supérieurs, mais seulement sur avis du Premier Ministre.
En théorie, toutes les distinctions et promotions sont décernées par le souverain ; dans la
pratique, fort peu procèdent effectivement de son choix. Bien que les affaires de l’Etat
soient officiellement conduites au nom de la Reine, celle-ci est contrainte par la
constitution, dans presque tous les cas, à agir sur avis de ses ministres. Lorsqu’un
gouvernement stable est en place, les seuls droits de la Reine, selon les termes mêmes
de Bagehot, sont ‘le droit d’être consultée, le droit d’encourager, le droit de mettre en
garde’. Ces droits confèrent une influence plutôt qu’un pouvoir ; ils n’en sont pas pour
autant négligeables.
A travers eux, l’influence cachée de la Reine se fait jour. Chaque mardi, elle accorde
audience au Premier Ministre. Personne d’autre n’assiste à l’entretien, si bien qu’aucun
compte rendu n’est rédigé […]. Un Premier Ministre qui pense que l’audience
hebdomadaire est pure formalité risque de tomber de haut. L’expérience de la Reine
compte. La souveraine a vu passer tous les dossiers ministériels et toutes les décisions
importantes du Foreign Office depuis trente-cinq ans et s’est entretenue chaque semaine
avec huit premiers ministres successifs. Elle a rencontré la plupart des chefs d’Etat et s’est
plainte au Foreign Office du caractère trop sommaire des informations que lui transmet ce
ministère. Elle peut exposer sa manière de voir au Premier Ministre, mais elle est tenue
d’accepter la décision finale […] ».
Document n° 4. De Villiers, M., « Régime parlementaire », dans
Dictionnaire du droit constitutionnel, Armand Colin, 1998, pp. 172174.
« Régime parlementaire. Le régime parlementaire s’inscrit dans une longue évolution,
commencée en Angleterre au XVIIIe siècle, et ses réalisations contemporaines sont
multiples. Aussi sa définition peut-elle varier en fonction des éléments que l’on veut
privilégier.
1. La définition juridique traditionnelle consiste, après le rappel d’un cadre institutionnel
pratiquement immuable (comportant un Chef d’Etat, un gouvernement et un Parlement,
Parlement le plus souvent bicaméral, mais c’est plus une constatation d’ordre historique
qu’une exigence théorique), à montrer que le régime parlementaire est un régime de
collaboration et de dépendance réciproque entre le gouvernement et le Parlement sous
l’arbitrage du Chef de l’Etat. La collaboration s’exprime dans le fait que les ministres sont
choisis au sein du Parlement et participent au travail parlementaire : dépôt de projets de
lois, droit de parole, droit d’amendement, débats de politique générale, séances de
questions orales… La dépendance réciproque se traduit par des procédures de
révocabilité mutuelle : mise en jeu de la responsabilité du gouvernement par les
procédures de la question de confiance et de la motion de censure, et droit de dissolution
de la chambre élue par l’exécutif.
2. Cette définition, juridique et procédurale, du régime parlementaire, qui est fondée sur un
certain type de rapports entre les organes du pouvoir, doit être complétée en y ajoutant la
dimension électorale et le jeu des partis politiques. Le régime parlementaire apparaît alors
comme le régime dans lequel les seules élections législatives pourvoient à la désignation
du personnel parlementaire et gouvernemental : dans un premier temps, l’élection des
députés dont la majorité, dans un second temps, se saisit du gouvernement ; la majorité
gouverne (c’était d’ailleurs la définition du régime parlementaire donnée par Boris MirkineGuetzevitch : ‘Le régime parlementaire est la solution logique et naturelle dans chaque
Etat démocratique où la majorité est libre et peut gouverner’). Les différences entre
parlementarismes tiennent alors à la plus ou moins grande aptitude du système des partis
à dégager une telle majorité.
En fonction de cette aptitude, les procédures juridiques du régime parlementaire n’ont plus
la même signification. Ainsi la responsabilité du gouvernement devant le Parlement n’est
qu’une simple procédure de vérification de l’accord entre le législatif et l’exécutif. Si cet
accord existe, elle ne joue pas, ou alors de façon purement formelle (en Grande-Bretagne,
un seul gouvernement, le gouvernement Callaghan en 1979, a été renversé par la
Chambre des Communes depuis 1921). Et si l’accord n’existe pas ou n’existe que
difficilement, la mise en jeu répétée de la responsabilité du gouvernement traduit plutôt la
crise du régime parlementaire que son bon fonctionnement (ainsi des IIIe et IVe
Républiques qui sont devenues au fil du temps des régimes d’assemblée).
3. Les classifications des régimes parlementaires expriment ce renouvellement de
l’analyse. Là où, d’un point de vue historique, on avait l’habitude de distinguer entre
régime parlementaire dualiste et régime parlementaire moniste (selon que le
gouvernement avait ou n’avait pas de compte à rendre au chef de l’Etat), la distinction
s’établit aujourd’hui entre les régimes parlementaires qui obéissent à la logique majoritaire
sortie des urnes et ceux qui, rebelles à cette logique, n’ont pas réglé le problème de la
stabilité gouvernementale. Ainsi s’explique que ces derniers fassent avec plus ou moins
de bonheur l’expérience des différents moyens recommandés par la science
constitutionnelle pour obtenir cette stabilité tant recherchée. Ce pourra être le
parlementarisme rationalisé (depuis une cinquantaine d’années dans beaucoup de
constitutions européennes), l’élection du chef de l’Etat au suffrage universel direct
(Autriche, Finlande, France, Irlande, Portugal), le recours au scrutin majoritaire (Italie,
1994), ou les trois à la fois. Tel a été le choix du constituant français en 1958-62. Mais la
France de la Ve République peut-elle être classée sans réserve dans la catégorie des
régimes parlementaires ?
4. Le cas d’Israël est un peu particulier. Dans ce pays où les élections législatives se font à
la représentation proportionnelle dans le cadre d’une unique circonscription, le
multipartisme rend précaire, et en tout état de cause, toujours difficile, l’existence de
gouvernements qui sont nécessairement des gouvernements de coalition, exagérément
dépendants de la surenchère des petits partis. Mais depuis la réforme de 1992 (1 ère
application en 1996), le Premier ministre est élu au suffrage universel direct, le même jour
que les députés à la Knesset. La désignation du chef de l’exécutif procède ainsi
directement du choix populaire. Il appartient au Premier ministre élu de former le
gouvernement, et tout blocage du système (par refus de la Knesset d’approuver la
composition du gouvernement, vote de censure ou impossibilité de voter le budget)
conduit à des élections anticipées. Il s’agit donc là d’un système hybride qui confirme la
vocation de tout Premier ministre dans le régime parlementaire contemporain à être un
monarque élu, mais qui suppose pour son bon fonctionnement que l’électeur fasse preuve
d’une grande cohérence dans ses choix électoraux ».
Document n° 5. a. Parliament Act du 18 août 1911 ; b. Parliament
Act du 16 décembre 1949, tiré de S. Rials, J. Boudon, prés.,
Textes constitutionnels étrangers, PUF, coll. ‘Que sais-je ?’, 13e
édition, 2009, pp. 11-17 (extraits). a. Parliament Act du 18 août 1911
a. Parliament Act du 18 août 1911
« Considérant qu’il est désirable de substituer à la Chambre des Lords telle qu’elle existe
actuellement une seconde Chambre issue de la volonté populaire au lieu de l’hérédité
mais qu’une telle substitution ne peut être réalisée immédiatement. Considérant que le
Parlement devra limiter et définir les pouvoirs de la nouvelle seconde Chambre par un
texte réalisant cette substitution mais qu’il est désirable de réduire dès maintenant par le
présent Act les pouvoirs actuels de la Chambre des Lords.
Article 1er [Pouvoirs de la Chambre des Lords en ce qui concerne les pouvoirs financiers].
– (1) Si un projet financier (Money Bill), préalablement adopté par la Chambre des
Communes et transmis à la Chambre des Lords un mois au moins avant la fin de session
n’est pas voté sans amendement par la Chambre des Lords dans le mois qui suit cette
transmission, ce projet sera, à moins que la Chambre des Communes n’en décide
autrement, présenté à Sa Majesté et deviendra un Act du Parlement au moment de la
signification de l’approbation royale, nonobstant l’absence de consentement de la
Chambre des Lords.
– (2) Un projet financier signifie un projet de loi qui, selon l’opinion du Speaker de la
Chambre des Communes, ne contient que des dispositions relatives à l’ensemble ou à
l’une des matières suivantes, à savoir : imposition, abrogation, remise, modification ou
réglementation des impôts ; la création, la modification ou la suppression pour le
règlement de dettes ou pour d’autres buts financiers, de charges pour le Fond consolidé
ou sur les ressources votées par le Parlement ; les autorisations de crédit ; l’affectation
des fonds publics, leur perception, détention, payement et la vérification des comptes ;
l’émission, la garantie ou le remboursement de tout emprunt ; ou les matières accessoires
relatives à ces questions. Dans cette sous-section les expressions « impôts », « fonds
publics » et « emprunt » ne comprennent pas les impôts, fonds ou emprunts dont
bénéficient les autorités locales pour leurs besoins locaux.
– (3) Chaque projet financier, lorsqu’il sera transmis à la Chambre des Lords ou présenté
à l’approbation royale, portera une mention signée par le Speaker de la Chambre des
Communes certifiant que c’est un projet financier. Avant de délivrer ce certificat, le
Speaker devra consulter, s’il le peut, deux membres de la Chambre des Lords des
Communes qui seront désignés au début de chaque session par le Comité de sélection
parmi les membres de la liste des présidents.
Article 2 [Restriction des pouvoirs de la Chambre des Lords en ce qui concerne les Projets
autres que les Projets financiers].
– (1) Si un projet (Public Bill) (autre qu’un projet financier ou un projet contenant des
dispositions augmentant la durée maximum de la législature au-delà de cinq ans) adopté
par la Chambre des Communes lors de trois sessions successives (du même Parlement
ou de Parlements différents), et transmis à la Chambre des Lords durant chacune de ces
sessions un mois au moins avant la fin de la session, est repoussé par la Chambre des
Lords durant chacune de ces sessions, ce projet sera présenté à Sa Majesté dès son
troisième rejet par la Chambre des Lords, à moins que la Chambre des Communes en
décide autrement, et deviendra un Act du Parlement au moment de la signification de
l’approbation royale, nonobstant l’absence de consentement de la Chambre des Lords, à
condition que deux ans se soient écoulés entre la date de la seconde lecture de ce projet
à la Chambre des Communes durant la première de ces sessions et la date à laquelle ce
texte sera voté par la Chambre des Communes durant la troisième de ces sessions.
– (2) Un projet présenté à l’approbation royale, en exécution des dispositions de cette
section, portera la mention signée par le Speaker de la Chambre des Communes certifiant
que ces dispositions ont été entièrement appliquées.
– (3) Un projet sera considéré comme rejeté par la Chambre des Lords s’il n’est pas
adopté par celle-ci soit sans amendement, soit avec des amendements acceptées par les
deux Chambres.
– (4) Un projet sera considéré comme le même projet qu’un ancien projet transmis à la
Chambre des Lords durant la session précédente si, lorsqu’il est transmis à la Chambre
des Lords, il est identique au précédent projet ou ne contient que des modifications
considérées par le Speaker de la Chambre des Communes comme nécessaires en raison
du temps qui s’est écoulé depuis la date du précédent projet ou comme représentant les
amendements apportés par la Chambre des Lords à ce projet durant la session
précédente et certifiées comme telles : tout amendement certifié par le Speaker comme
amendement apporté au projet par la Chambre des Lords durant la troisième session et
accepté par la Chambre des Communes, sera inséré dans le projet présenté à
l’approbation royale en application de la présente section. Toutefois, la Chambre des
Communes pourra, si elle le juge utile, lors de l’examen d’un tel projet durant la deuxième
ou la troisième session, proposer d’autres amendements sans inclure ceux-ci dans le
projet : tout amendement ainsi proposé sera examiné par la Chambre des Lords en cas
d’accord de celle-ci sera considéré comme un amendement de la Chambre des Lords
accepté par la Chambre des Communes ; cependant, l’exercice de ce droit par la
Chambre des Communes ne modifiera pas les effets de cette section au cas où le projet
serait rejeté par la Chambre des Lords.
Article 7 [Durée de la législature]. – Cinq ans seront substitués à sept pour la durée
maxima de chaque législature telle qu’elle a été fixée par l’Act de 1715 fixant cette durée à
sept ans.
b. Parliament Act du 16 décembre 1949
« Article premier [Substitution des mentions de deux sessions et un an à celles de trois
sessions et deux ans] – Le Parliament Act de 1911 aura effet et sera censé avoir eu effet
depuis le début de la session durant laquelle le Projet du présent Act a été présenté à la
Chambre des Communes (excepté pour ce projet lui-même), comme si : a) avaient été
substitués, dans les sous-sections (1) et (4) de la section deux de l’ Act précité, aux mots :
‘en trois sessions successives’, ‘au moment de son troisième rejet’, ‘durant la troisième de
ces sessions’, ‘durant la troisième session’ et ‘durant la deuxième ou la troisième session’,
respectivement, les mots : ‘en deux sessions successives’, ‘au moment de son deuxième
rejet’, ‘durant la seconde de ces sessions’, ‘durant la seconde session’, et ‘durant la
seconde session’, respectivement ; b) avaient été substitués, dans la sous-section (1) de
la section deux précitée, aux mots : ‘que deux ans se soient écoulés’ les mots ‘qu’un an se
soit écoulé’ ; étant entendu que, si un projet a été repoussé pour la seconde fois par la
Chambre des Lords avant l’approbation royale du présent Act, que ce rejet ait eu lieu dans
la même session que celle durant laquelle l’approbation royale a été donnée au présent
Act ou durant une session antérieure, l’exigence de ladite section deux, qu’un projet soit
présenté à Sa Majesté au moment du second rejet de la Chambre des Lords, aura pour
effet que le projet repoussé devra être présenté à Sa Majesté aussitôt après l’approbation
royale du présent Act et, même si un tel rejet a lieu durant une session antérieure, le projet
repoussé pourra recevoir l’approbation royale durant la session au cours de laquelle
l’approbation royale a été donnée au présent Act […] ».
Document n° 6. La loi sur la Chambre des Lords du 11
novembre 1999, tirée de S. Rials, J. Boudon, prés., Textes
constitutionnels étrangers, PUF, coll. ‘Que sais-je ?’, 13e édition,
2009, pp. 20-21 (extraits).
Chapitre 34.
1. Nul ne sera membre de la Chambre des Lords en vertu d’une pairie héréditaire.
2. La section 1 ne s’appliquera pas en relation avec quiconque bénéficierait d’une
dérogation réalisée par, ou en conformité avec un règlement permanent de la Chambre ;
À un moment donné, 90 personnes ne seront pas soumises à la section. Les personnes
bénéficiant d’une dérogation au titre de la section 1 continueront à en jouir à vie (jusqu’à
ce qu’il en soit disposé autrement par une loi du Parlement)…
3. Le titulaire d’une pairie héréditaire ne doit pas être, en vertu de celle-ci, disqualifié pour
a) participer comme électeur aux élections à la Chambre des Communes ou b) être
membre de cette chambre, ou y être élu…
Université Paris 8
Introduction au Droit constitutionnel
(Semestre I)
Professeur : Jean-Louis Iten
Séance de travaux dirigés n° 11 : Révisions
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