I - LE PEUPLE JUIF : UNE HISTOIRE ET UNE VOCATION
L'histoire du peuple juif est, comme le disait déjà Spinoza, une histoire «théologico-politique». Cela signifie que le
«sacré» et le «profane» y sont intimement liés, au point qu'il est malaisé de faire une «histoire des juifs» sans faire une
«histoire du judaïsme», et réciproquement. Il ne faut pas non plus oublier que le peuple juif a été longtemps diabolisé. Il y
a ainsi une historiographie antisémite qui se présente comme l'interminable chronique d'un complot remontant à la nuit
des temps, et dont le «négationnisme» contemporain n'est que la version la plus récente. Pour toutes ces raisons, l'his-
toire du peuple juif pose toujours les mêmes problèmes d'implication (idéologique, affective, ou institutionnelle) que du
temps de ses Pères fondateurs. Une des causes de ce fait est que son usage public, comme le dit Pierre Vidal-Naquet,
reste explosif. Mais n'est-ce pas le lot commun ?
UNE HISTOIRE SOUS SURVEILLANCE
Dans un livre salubre1, Marc Ferro opposait l'«histoire institutionnelle» des vainqueurs à la «contre-histoire», celle des
sans-voix qu'il faut reconstruire contre «les silences de l'histoire officielle» (souligné par l'auteur). Pour illustrer les méfaits
de cette histoire officielle, l'historien prenait justement l'exemple des Juifs ignorés par les historiographies nationales (al-
lemande, polonaise, française même), et qui n'avaient pu que fort tardivement (Ferro cite aussi le cas, voisin, des Armé-
niens...) se doter d'abord d'une «contre-histoire», ensuite d'une histoire institutionnelle propre. Mais, pour se démarquer
d'une exaltation unilatérale - très «années 70» - de la «vision des vaincus2», Marc Ferro mettait en garde contre l'angé-
lisme qui justifie tout, magnifie tout au nom de la condition de victime : «A son départ, elle [la contre-histoire des «vain-
cus»] est ainsi contrôlée, comme l'histoire des vainqueurs, par les porteurs de ce projet [d'action émancipatrice] et peut
donc également être manipulée» (p. 65-66). On ne saurait mieux mettre le doigt sur ce qui était en train de se passer,
concernant l'historiographie du peuple juif. Désormais, la «contre-histoire» sioniste était au pouvoir quelque part. Elle était
devenue l'histoire officielle de l'Etat d'Israël. Elle n'est pas devenue de ce seul fait une histoire mensongère, d'autant qu'il
s'agit d'un Etat où règne la liberté de penser. Mais dans un Etat menacé, où les courants chauvins ou fanatiques pro-
gressent, les attitudes critiques ne sont pas toujours favorisées. Aussi les conditions des études historiographiques con-
cernant le peuple juif ont-elles beaucoup changé depuis 1948. Par un salutaire retour de balancier, les historiens (et les
citoyens) allemands, italiens, polonais, français, etc., s'intéressent de plus en plus à la part judaïque de leur histoire, de
leur identité culturelle. Une relecture de l'histoire juive toute entière s'est opérée en Israël à partir de la renaissance natio-
nale. Il en est issu, en Diaspora, une vulgate nationaliste qui a remplacé l'ancienne «doxa» de l'assimilation et qui fait
souvent, comme celle qu'elle a supplantée, violence aux faits. Passer de «nos ancêtres les Gaulois» à «nos ancêtres les
Hébreux», c'est passer d'une mythologie à une autre. Le résultat est qu'en Israël, ce sont des historiens palestiniens, par-
fois dotés d'une carte d'identité israélienne et parlant parfaitement l'hébreu, qui font la «contre-histoire». Mais ce sont sur-
tout des historiens* israéliens qu'on appelle, en raison de leur non-conformisme, «nouveaux» ou «révisionnistes»... Ce
sont enfin tous ceux que l'historiographie judéo-centrique et «bleu-blanc» (couleurs du drapeau de l'Etat d'Israël), en
Diaspora comme en Israël, a réduit à la mauvaise conscience ou au silence des «vaincus» : juifs orientaux de culture
arabe ou persane, bundistes yiddishistes de l'Europe de l'Est, juifs occidentaux de double ou de multiples cultures, etc.
L'«histoire sous surveillance» n'est décidément plus où elle était naguère, même si, dans un pays comme la France, il
n'existe toujours pas un cursus cohérent d'études juives, assurant de réels débouchés dans l'Université ou la Recherche.
Mais les nouveaux censeurs ne veulent pas se reconnaître comme tels. Pour garder la prime accordée par l'air du temps
à tout ce qui apparaît comme «rebelle», ils s'abritent derrière un formidable alibi. Dans un monde qui sort à peine des
horreurs du XXe siècle, le «devoir de mémoire» apparaît en effet comme une évidence. Et pourtant...
LES IMPASSES DE LA MÉMOIRE
C'est au nom de la Mémoire, devenue une véritable religion substitutive que certains, peut-être avec la plus entière
bonne foi, jettent la suspicion sur tout discours qui ne vient pas des «témoins», ou de leurs porte-parole charismatiques3.
Comme le dit l'historienne Catherine Nicault : «En ce qui concerne les Juifs en France, il serait particulièrement éclairant
de mieux cerner les modalités du glissement d'une identité diasporique mettant successivement l'accent depuis le siècle
dernier sur l'engagement "israélite", puis "sioniste" ou "prosioniste", et enfin sur le militantisme mémorial»4. Ce «militan-
tisme» a ses justifications dans le fait que longtemps, la parole des victimes a été occultée (moins qu'on le dit aujourd'hui,
cependant) ou que les responsables, directs ou indirects, du génocide ont souvent échappé à la justice, dans le fait que
des spoliations n'ont pas été reconnues ou réparées, etc. Mais ce militantisme ne saurait compter au nombre de ses at-
tributions l'orientation de la recherche historique, comme on le voit à propos de la période de Vichy, où un véritable délire
s'empare, parfois même au niveau des mémoires de maîtrise et autres DEA, de certains historiens justiciers en herbe.
«Mémoire naturelle, mémoire artificielle ? Il est des souvenirs qui ont été créés politiquement», remarquait déjà Pierre Vi-
dal-Naquet en 19815. Aujourd'hui, les excès commis au nom du «devoir de mémoire» sont tels qu'on en appellerait volon-
tiers, pour des raisons à la fois de bon sens et de civisme, à ce «devoir d'oubli» qu'ont évoqué Eric Conan et Henry
1 Marc Ferro, L'Histoire sous surveillance, Paris, Calmann-Lévy, 1985.
2 C'est, on le sait, le titre d'un très beau livre de l'historien Nathan Wachtel, La Vision des vaincus (Paris, Gallimard, 1972) où ce der-
nier racontait comment les Incas ont eux-mêmes écrit l'histoire de la conquête espagnole du Pérou, d'une toute autre manière évi-
demment que les historiens «officiels» castillans !
3 Voir à ce sujet le livre, très éclairant de Jean-Michel Chaumont, La Concurrence des victimes, Paris, La Découverte, 1997.
4 Extrait de «Il y a cinquante ans, l'obsession du passé» (débat à propos du livre d'Eric Conan et de Henry Rousso, Vichy, un passé qui
ne veut pas passer, Paris, Gallimard, coll. «Folio Essais», 1996), Les Nouveaux Cahiers, n° 120.
5 Pierre Vidal-Naquet, Les Juifs, la mémoire et le présent, Paris, La Découverte, 1981