Petite méthodologie de la dissertation
Cette méthodologie essaie de détailler et d'expliquer (dans la mesure du possible philosophiquement) la forme
et les enjeux de l'exercice de dissertation de philosophie. Elle s'appuie sur des exemples de sujets réellement
proposés au baccalauréat, et sur quelques propositions conceptuelles de philosophes importants.
Problématiser
Le point de départ d'une dissertation de philosophie est un sujet, formulé sous la forme d'une question et qui
comporte généralement au moins deux notions mises en relation par un groupe verbal. C'est sur cette relation
qu'on vous demande de réfléchir : son existence (y a-t-il une relation de cet ordre ?) et sa nature (en quoi
consiste cette relation, si elle existe?). La problématisation consistera à montrer qu'il existe au moins deux
réponses contraires vraies en même temps.
oUne question fermée
La question fermée met directement en jeu des notions et des repères du programme et invite essentiellement
à comprendre les rapports entre un concept et un autre ou à attribuer un concept, sous forme de qualité, à un
autre. Le travail de problématisation consiste ici essentiellement à trouver des arguments opposés, qui
découlent de l'exercice de définition conceptuelle. Pour ce faire, reformulez la question avec d'autres termes,
ou appliquez cette question à d'autres concepts, pour vous demander la spécificité de cette question par
rapport aux questions proches et en dégager les implicites. Ex : « le travail rend-il libre ? » ne nous demande
pas s'il existe des travailleurs libres, mais si le travail, dans sa nature, a un lien avec la nature de la liberté.
Reformulons : « Est-ce que celui qui travaille est forcément libre ? », « Travailler est-il un moyen de se
libérer ? », « Celui qui ne travaille pas est-il moins libre que celui qui travaille ? », « L'esclave est-il plus libre que
le chômeur ? » sont des reformulations, mais « Avoir une profession rend-il libre ? » « L'art rend-il libre ? » « Le
travail rend-il heureux ? » sont des sujets plus ou moins proches mais tous un peu différents. Demandez-vous
pourquoi.
Trouvez un exemple qui permette de répondre « oui » à la question, puis un exemple qui permette de
répondre « non ». Trouvez l'argument, plus général que l'exemple, qui se trouve impliqué par chaque exemple.
Définissez les concepts du sujet en prenant garde de choisir des définitions compatibles avec les arguments
que vous avez trouvés. Par ex : il est maladroit de définir le travail comme « activité salariée » si votre
argument s'appuie sur l'esclavage. Pour définir les concepts, partez d'exemples multiples et demandez-vous
quel est leur point commun. Vous obtiendrez ainsi l'identité qui existe à travers les différences, c'est-à-dire
l'essence ou l'Idée (au sens de Platon) de la chose en question. Vous pouvez aussi raisonner en terme de
« genre commun et différence spécifique » (Aristote). Par exemple : si vous devez définir l'homme, vous allez
poser le genre auquel il appartient (le genre animal) et sa différence spécifique (d'espèce) avec les autres
animaux (il a une raison). Ainsi, homme = animal raisonnable (déf. D'Aristote). Enfin, vous pouvez utiliser des
repères du programme, par exemple forme / contenu. Qu'est le travail selon la forme (comment on le
reconnaît) ? Le fait d'obtenir un salaire. Selon le contenu (en quoi cela consiste) ? Une activité qui transforme la
matière.
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Problématisez, en montrant ou bien que la manière dont on définit les termes repose sur des implicites
intenables (notamment pour les questions ouvertes, cf. plus loin), ou bien nous emmène à devoir affirmer que
les deux réponses opposées sont vraies (notamment pour les questions fermées).
Formulez le problème. Par exemple : « d'un côté... ; d'un autre côté... » ; ou « comment se fait-il que... alors
que... ? » Ou bien les deux l'une après l'autre (mieux vaut être lourd que louper le problème, et la
reformulation permet d'y voir plus clair). Vérifiez qu'il s'agit bien d'un problème réel, en vous demandant si on
ne peut pas trouver une réponse simple, qui permettrait de trouver une solution immédiate au pseudo-
problème. Ex : « On peut se demander si travailler augmente ma liberté » n'est pas l'énoncé d'un problème – je
peux répondre par « oui » ou par « non » mais « comment se fait-il que travailler rende libre alors que la
liberté consiste dans la réalisation de mes désirs, et que le travail est une contrainte ? » est un problème (on
voit bien ici que la problématisation s'appuie sur le travail de définition). Autre ex : « L'État doit-il s'occuper du
bonheur des individus ? » D'un côté, oui, parce que le bonheur est le but des hommes (déf. du bonheur), c'est
donc forcément pour cette fin qu'ils se regroupent en un État (déf. de l’État). D'un autre côté, non, car le
bonheur est affaire privée (déf. du bonheur) et il serait dangereux que l'État vienne régenter le bonheur de
chacun, puisque l’État s’occupe du public et non du privé (déf. de l’État) et que cela signifierait s’il le faisait
régenter sa vie privée (et l'on appelle ça le totalitarisme). Problème : comment se fait-il que l'État doive
s'occuper du bonheur des individus alors que le bonheur est une affaire privée ?
oUne question ouverte
La question ouverte met en jeu un ou plusieurs concepts du programme, mais sans que ces rapports soient
réductibles à l'affrontement dialectique de deux contraires. Ex : « Qu'est-ce que... X ? » (pour Platon, c'est la
question philosophique par excellence) ou « Pourquoi y a-t-il plusieurs sciences ? ».
Construisez le problème en reformulant la question et dégageant les implicites. Ex : « À quoi servent les
sciences ? ». L’implicite du sujet est que les sciences servent à quelque chose. En regardant les repères du
programmes, on voit que cet implicite revient à dire que les sciences sont des moyens au service de fins. Mais
est-ce bien le cas ? Remettre en cause cet implicite, se demander si les sciences ne sont qu’un moyen alors que
la vérité qu’elles cherchent est une fin en soi, cest passer à un problème. Autre ex, plus tordu : « Quelle valeur
accorder à l'opposition du travail manuel et du travail intellectuel ? » est un sujet sur la valeur d'une distinction,
et non sur deux types de travail. Autrement dit, cette question pourrait se reformuler ainsi : « A-t-on bien
raison, quand on dit qu'il y a ces deux sortes de travail ? Si on le dit, n'est-ce pas au contraire le reflet d'une
certaine idéologie ? Quelle est la valeur de cette distinction ? Me permet-elle de bien comprendre la réalité ? »
(par exemple, pensez au sens d'une question comme « quelle valeur accorder à l'opposition entre l'intelligence
des Blancs et l'intelligence des Noirs ? » On ne demande pas en quoi consiste la différence (ce serait accepter
qu'elle existe – or c'est justement le point de se demander si dire qu'elle existe est valable), mais quelle valeur
est véhiculée par ceux qui disent qu'il y en a une ici, par exemple, une valeur raciste). Ainsi, vous dégagez les
implicites de la question ici, implicitement, on suggère qu’une telle opposition n’existe pas forcément
(puisqu’il faut attribuer une valeur éventuellement négative à leur opposition). Contrairement à ce qu’une
lecture trop rapide du sujet nous inviterait à faire, ce sujet concerne donc la valeur d’une opposition
conceptuelle dont on suppose qu’elle n’a pas de fondements dans la réalité.
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oLa question non-philosophique
Très souvent, la question posée n'est pas encore complètement philosophique, mais pose un problème
philosophique (que vous devez expliciter). Autrement dit : ce ne sont pas les concepts mis en jeux par la
question, ou leurs rapports, qui sont problématiques – mais c'est le fait de poser la question elle-même. Il faut
donc faire précéder le travail proprement philosophique d'une analyse formelle de la question. Voici quelques-
unes des formes que peut prendre une question :
Fausse évidence
Aristote suggérait que la philosophie commençait par l'étonnement, c'est-à-dire la capacité de remettre en
cause les fausses évidences. Ex : « Que gagne-t-on à travailler ? ». Implicitement, le sujet suggère qu’on gagne
quelque chose. Or, l’évidence, cest que l’on gagne de l’argent. Mais ce n’est pas philosophique d’en rester là ! Il
faut donc dépasser cette fausse évidence en transformant « gagner » en concept philosophique (par exemple à
l’aide des repères moyen/fin en se demandant quelle fin sert le travail). Autre ex : « Est-il absurde de désirer
l'impossible ? » Puisque désirer signifie vouloir obtenir (déf.), il semble en effet absurde de désirer l'impossible.
Si la question se pose, pourtant, c'est qu'il faut questionner cette évidence apparente et la remettre en cause :
et si au fond du désir il y avait quelque chose de foncièrement problématique, comme la volonté de posséder
ce qui ne peut pas être possédé ? Car au fond, est-on jamais satisfait ? Rassasié ? On désire toujours autre
chose, car derrière tous les désirs apparents de choses particulières, il y a peut-être un désir plus profond, qui
soit un désir de l'impossible lui-même. Mais que voudrait dire désirer l'impossible ? Désirer le rendre possible –
mais alors désirer l'impossible signifierait désirer le possiblement possible – ou le désirer en tant
qu'impossible ? Autre exemple : « La culture dénature-t-elle l'homme ? » Par définition, la culture est l'opposé
de la nature, donc dire que la culture dénature l'homme semble être une tautologie. Mais si la question se
pose, c'est peut-être que la culture est comme une seconde nature.
Paradoxe
Ex : « Y a-t-il de l'inconnaissable ? » Puisque par définition l'inconnaissable est ce que l'on ne peut pas
connaître, poser la question de savoir s'il existe ou non est paradoxal : c'est impossible de répondre à cette
question puisque par définition on ne peut rien savoir de l'inconnaissabledonc pas non plus s'il existe ou pas.
Ou bien, cette question suppose que l'on pourrait connaître l'existence de l'inconnaissable, et donc que
l'existence d'une chose n'est pas une propriété comme les autres. Imaginez la question : « Ne connaît-on rien de
cette chose bleue ? » Mais si, on sait qu'elle est bleue ! Alors pourquoi cette question « Y a-t-il des choses qui
existent dont on ne connaît rien ? » ne nous fait pas dire : « mais si on sait qu'elles existent ! » ? Au coeur du
problème, il y aura donc aussi à questionner le statut conceptuel de l'existence, ce qui ne semblait pas évident
dans la question.
Jeu de mots
Ex : « Le langage trahit-il la pensée ? ». Trahir peut signifier aussi bien « révéler » (je me suis trahi, son visage
trahit sa colère), c'est-à-dire « exprimer malgré soi » (le langage exprime-t-il la pensée ?) que « ne pas être
fidèle » (mon fils m'a trahi), c'est-à-dire ici « ne pas exprimer fidèlement ». Au coeur du problème, il y aura
donc la conscience dans son rapport au langage, et finalement l'inconscient (dans le cas de « exprimer malgré
soi ») alors que cette notion n'apparaissait pas dans la question.
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oRédiger l'introduction
Dans l'introduction, on commence par une accroche qui propose une circonstance dans laquelle la question du
sujet pourrait se poser, puis on pose cette question. Après quoi, on en définit les termes conceptuels, et on en
tire l'énoncé du problème. Enfin, on annonce le plan.
Argumenter
Thèse
Chaque partie est la monstration d’une thèse à l’aide de trois arguments environ. Elle met en scène un
certain rapport entre les concepts mis en jeu par le sujet. Une thèse est une théorie générale qui propose une
réponse au problème et donc à la question du sujet. Il faut donc que chaque partie, et même que chaque
sous-partie, réponde explicitement à la question posée.
Arguments et exemples
La thèse est démontrée par des arguments et illustrée par des exemples.
Les arguments sont des théories générales reposant sur des concepts définissant la nature des choses la
division du travail empêche l’individu de réaliser son humanité », thèse de Marx) alors que les exemples sont
des faits particuliers (« l’ouvrier spécialisé dans le seul boulonnage ne se réalise pas au travail » ; « aujourd’hui,
en France, les entreprises multinationales licencient les ouvriers »). On ne peut pas argumenter avec des faits.
Ex : le fait que les hommes ne soient pas égaux dans la réalité (certains ayant des droits que d’autres n’ont pas)
ne prouve ni que les hommes sont égaux en nature ni qu’ils ne le sont pas . Car ce fait peut être un scandale (par
exemple pour Marx), ou au contraire être perçu comme normal (par exemple pour Platon). Le fait ne prouve
pas le droit au mieux, il l’illustre. Ma thèse dépendra ici plutôt d’arguments reposant sur mon concept
d’homme, et sur mon concept de justice, mais pas des exemples.
Concepts
L'argumentation, puisqu'elle crée des rapports entre les concepts, vient à en modifier le sens. Il est donc
naturel et bienvenu que les concepts s'enrichissent, ou que leur définition se modifie au cours de la
dissertation. Il faut simplement que vous montriez que vous êtes conscient de cette modification, et que vous
redéfinissiez régulièrement vos concepts, en montrant le nouveau sens qu'ils acquièrent. D'une certaine
manière, l'enjeu de l'argumentation n'est rien d'autre que de modifier la signification des concepts pour arriver
à un sens plus juste. Platon compare le philosophe à un bon boucher qui découpe le réel selon ses
articulations. Le concept doit être l'instrument de cette découpe ajustée. Ainsi, vous pouvez définir la liberté
comme « réaliser ses désirs » dans une partie (la liberté selon Hobbes), c'est-à-dire se moquer de la loi, mais
comme « avoir des droits » (la liberté civile selon Rousseau) dans une seconde, c'est-à-dire « obéir à la loi ». Et
dépasser cette opposition dans une troisième partie en enrichissant encore votre concept : « obéir à sa propre
loi. » (autonomie, déf. de Kant). Deleuze et Guattari disaient que la philosophie consistait à créer des concepts.
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Chaque thèse porte donc sur l’existence et la nature de relations entre des concepts, notamment des concepts
(ou notions) du programme. Pour trouver des arguments, faîtes des liens avec les notions du programme. Ex :
« Travailler rend-il libre ? » porte sur les rapports travail / liberté, mais on peut argumenter en mobilisant
d’autres notions du programme, comme la conscience travailler rend libre car cela objective le contenu de
ma conscience et me permet donc de prendre conscience de moi », argument de Hegel), ou la société la
division du travail empêche chaque individu de se réaliser comme être complet et pleinement humain »,
argument de Marx), ou encore le désir (si la liberté est la possibilité de réaliser ses désirs) ou autrui, le devoir,
le bonheur, etc. Penser, c’est créer des rapports.
Attention cependant, créer des rapports ne veut pas dire faire des amalgames (c'est-à-dire des identifications,
et au final des confusions). En l’occurrence, il vaut mieux avancer par distinctions. Quelle différence entre
« travail » et « action », entre « travail » et « ouvrage » ? Entre « travail » et « œuvre » ? Ce travail de
distinction permet d'affiner les concepts. Spinoza disait que « toute détermination est négation » ce qui
signifie : préciser la nature d'un concept, c'est en même temps dire ce qu'il n'est pas, donc le distinguer
d'autres concepts.
Progression
Le plan de la dissertation sera un plan dialectique qui reprendra tels quels les concepts et leur relation (thèse,
antithèse, synthèse). Il faut écrire des transitions entre les parties : récapituler la thèse et en montrer les
limites.
La seconde partie ne doit pas être un oubli de la première. Au contraire, elle en porte la mémoire et ne peut
dire le contraire que si elle explique pourquoi nous avons d’abord pensé autre chose.
L'enjeu de la dissertation sera d'exposer et d'argumenter chacune de ces deux réponses, et de dépasser leur
opposition dans une troisième partie. Faire une bonne troisième partie est la chose la plus difficile – c'est aussi
la chose la plus nécessaire : puisque c'est le dépassement de la tension entre les deux premières parties et la
réponse au problème (malgré tout, il vaut mieux en rester à deux parties (c'est-à-dire tout au fond d'un
problème) que de faire une troisième partie inutile). Elle pose donc une difficulté spécifique.
La troisième partie
Demandez-vous (« la pensée est un dialogue de l'âme avec elle-même » disait Platon) si vous êtes à la fois
convaincus par votre première et par votre seconde partie. Si c'est le cas, demandez-vous si les deux parties
sont vraies en même temps ou si l'une est vraie dans certaines conditions, et l'autre dans d'autres conditions.
Établissez la liste des conditions pour laquelle chacune des partie est vraie.
Dès lors, deux possibilités dans la troisième partie :
Ou bien, vous en restez à l'énumération des conditions. Ex : « III. 1. Travailler rend libre, lorsque la
société n'est pas organisée par la division du travail, mais 2. Travailler aliène si la division du travail
donne à chacun une tâche partielle dans laquelle il ne peut se reconnaître, il faut donc 3. Organiser la
société de telle manière que chacun puisse s'épanouir dans le travail » (troisième partie de Marx sur ce
sujet).
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