Dons, de Platon
Lorsqu'il s'agit de parler, de comprendre et de faire comprendre un auteur comme
Platon, une mise en perspective, historique, sociologique, intellectuelle, est
nécessaire. Il faut commencer par rappeler que l'oeuvre de Platon, les Dialogues,
n'existait pas avant lui ! Derrière cette lapalissade, il s'agit de penser l'apparition de
l'oeuvre, et ce que celle-ci a dévoilé ou révélé, sur Platon lui-même, mais aussi sur
son monde, sur le monde, etc. Avant Platon, les auteurs, ou les penseurs, grecs, qui
font partie de ceux que nous désignons par «pré-socratiques», ont exprimé des idées,
des convictions, des affirmations, dans une forme essentiellement et naturellement
fragmentaires. Oracles de la vérité, ils vaticinent, comme Héraclite qui écrit des
aphorismes. Pour nous, tard-venus, il y a tant de livres, d'essais, de pamphlets,
d'ouvrages de sciences, mais si nous faisons un effort pour nous mettre dans la peau
du jeune Platon, il n'y avait rien de tel, sauf les oeuvres des Présocratiques. En
outre, dans sa cité, Athènes, la tragédie fait fureur. Et elle aussi n'existe pas de toute
éternité. Deux auteurs, Eschyle et Sophocle, composent les principales oeuvres
théâtrales lyriques, que ce soit Agamemnon pour le premier et le trop célèbre
Oedipe Roi pour le second. Là encore, il faut mettre ses oeuvres en perspective pour
les comprendre et comprendre qu'elles aient pu devenir, aux yeux de Platon, un
problème. Pour elles, les foules s'attroupent et les citoyens sont hypnotisés par un
même point focal, la scène, théâtre-d'ombres. Mais que voient-ils, qu'entendent-ils,
que comprennent-ils ? Est-ce que la tragédie éduque ? Ou donne à méditer
seulement, et donc matière à se tromper ? Pour une cité de la taille d'Athènes, la
tragédie est l'invention de la «société du spectacle». Dans sa jeunesse, Platon, ou
Aristoclès, fils d'une riche et noble famille athénienne, rêvait de concurrencer
Eschyle et Sophocle. Et puis, il rencontre Socrate, tailleur de pierre, singulier
tailleur de pierre, on dirait aujourd'hui ouvrier, de type immigré (il n'est pas beau
comme le sont ou comme croient l'être les aristoï). Socrate, on le sait (mais que sait-
on de cette capacité ?), est un amateur, professionnel, de questions. Les questions
qu'il pose, que Platon entend ou reçoit, n'ont pas, bien souvent, de réponses, alors
qu'elles sont absolument justifiées. Et Platon, qui vit dans la cité des réponses,
comprend que celles-ci sont peut-être creuses, trompeuses, partielles, insuffisantes.
Mais surtout, derrière ce comportement socratique, cette attitude, Platon comprend
que se cache un souci et un travail de vigilance : la «politique». «Faire» de la
politique, ce n'est pas seulement et pour commencer, prendre des décisions, faire de
beaux discours, mais préparer ses décisions, parce que chaque décision, instant
essentiel dans la causalité inter-humaine, peut et doit être bonne, mais aussi peut
être mauvaise, pour soi et pour tous, parce que l'erreur est la chose du monde la
mieux partagée. Socrate est affable, mais Socrate est inquiet. Chaque homme,
chaque cité, sont mortels, bien avant Hiroshima et Valéry. L'humain qui apparaît
peut disparaître, et des cités, des ethnies, peuvent entièrement disparaître. Et la
violence qui est responsable de telles et véritables tragédies peut être d'origine
extérieure, dans le cadre d'une guerre, mais aussi intérieure. Le suicide collectif
peut prendre des formes diverses. Socrate donne ce souci à Platon. Mais comment
l'incarner ? En devenant tyran d'une cité ?