Comprendre l`État d`Israël • Idéologie, religion et société

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YAKOV
RABKIN
COMPRENDRE
L’ÉTAT D’ISRAËL
Idéologie, religion et société
Vert paradoxe.indd 2
13-08-28 11:22
comprendre l’ état d ’ israël
Ce livre remplit une lacune importante dans la compréhension de l’histoire du Moyen-Orient et des rapports politique-religion, dont l’importance pour le monde d’aujourd’hui n’est plus à prouver.
- Joseph Hodara, sociologue, Université Bar-Ilan, Israël.
Écrit par un homme de principes éthiques, en même temps qu’un historien de grande qualité, cet ouvrage constitue un nouvel apport majeur à
la compréhension d’Israël.
- Georges Corm, historien, Université Saint-Joseph, Beyrouth, auteur de
Histoire du Moyen-Orient : de l’Antiquité à nos jours.
Intégrant la connaissance d’un expert à la modération d’un sage, Yakov
Rabkin a produit un texte clé en vue de la recherche d’un futur juste et
durable pour Israël et la Palestine.
- Richard Falk, rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des
droits de l’homme en territoires palestiniens occupés depuis 1967.
En rappelant que le sionisme était d’abord chrétien avant de devenir juif,
ce livre ouvre une perspective fascinante sur l’État d’Israël et vitale pour
toute réflexion sur le conflit au Moyen-Orient.
- Brian Klug, philosophe, Université Oxford, auteur de Being Jewish and
Doing Justice.
Dans un style lucide et modéré, jamais militant ou polémique, cet historien de grande érudition montre comment traiter l’État d’Israël comme
une entité politique plutôt qu’un objet sacré.
- Pierre Goldberger, pasteur, ancien recteur du Collège de L’Église unie du
Canada.
Un véritable exploit : raconter une histoire complexe avec tant de clarté
et de vigueur.
- Gregory Baum, théologien, Université McGill, auteur de Natio­nalism,
Religion, and Ethics.
Celui qui voyait dans le sionisme une continuation du judaïsme ferait
bien de lire ce livre. Mais celui qui croyait que l'État d'Israël était un État
juif est obligé de le lire.
Shlomo Sand, historien, Université de Tel-Aviv
Yakov Rabkin
COMPRENDRE
L’ÉTAT D’ISRAËL
Idéologie, religion et société
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Coordination éditoriale : David Murray
Maquette de la couverture : Catherine D'Amours, Nouvelle Administration
Illustration de la couverture : Pete Ryan
Typographie et mise en pages : Folio infographie
© Les Éditions Écosociété, 2014
ISBN 978-2-89719-117-7
Dépôt légal : 1er trimestre 2014
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et
Bibliothèque et Archives Canada
Rabkin, Yakov M.
Comprendre l’État d’Israël : idéologie, religion et société
Comprend des références bibliographiques.
ISBN 978-2-89719-117-7
1. Sionisme - Histoire. 2. Israël - Histoire. I. Titre.
DS149.R322 2014 320.54095694 C2013-942725-2
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pour son soutien financier.
Table des matières
Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
Chapitre premier
La Terre d’Israël et sa place dans la tradition juive. . . . . . . . . . 18
Chapitre 2
Les juifs en Europe : entre égalité et extermination. . . . . . . . . . 42
Chapitre 3
Le retour sur la Terre promise et la réinsertion
dans l’histoire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 54
Chapitre 4
L’entreprise sioniste. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 62
Chapitre 5
Le génocide nazi, sa mémoire et ses leçons. . . . . . . . . . . . . . . 119
Chapitre 6
La formation et le maintien de l’État sioniste. . . . . . . . . . . . . 144
Chapitre 7
L’opposition juive au sionisme. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 159
Chapitre 8
La société israélienne et les communautés juives
en mutation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 231
Chapitre 9
Un État aux dimensions internationales. . . . . . . . . . . . . . . . . 246
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 259
Remerciements. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 265
Glossaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 266
Introduction
A
cteur incontournable de la scène internationale,
l’État d’Israël y joue un rôle dont l’importance est sans
aucune mesure avec sa taille. Petit pays d’Asie occidentale, sa
population, estimée à sept millions d’habitants, ne dépasse guère
0,1 % de la population de la planète, tous ses habitants logeant
facilement dans une ville chinoise moyenne. Mais malgré son
importance, c’est un État dont l’histoire et les fondements
demeurent mal compris ou méconnus. Or, les origines et la légitimité d’Israël ainsi que l’idéologie qui le sous-tend soulèvent des
questions fondamentales, dont celle de la rationalité politique.
L’idéologie fondatrice de ce pays repose sur une relation complexe avec l’héritage des Lumières. D’un côté, le sionisme aurait
été impossible sans l’émancipation des juifs européens, basée sur
l’idée d’égalité issue des Lumières. Mais de l’autre, le sionisme se
trouve en rupture avec les Lumières lorsqu’il postule le caractère
éternel de l’antisémitisme et affirme le particularisme ethnique.
En outre, les défis auxquels fait face Israël se trouvent au croisement de la politique et de la religion. Les leçons qu’offre l’histoire
relativement courte de cet État aident à mieux comprendre le
monde actuel, et ce, quelle que soit la distance qui nous sépare
de l’Asie occidentale.
Une des particularités d’Israël est la réticence des leaders du
mouvement sioniste et, plus tard, de l’État sioniste à définir ses
frontières. Cette particularité remonte au début du projet sioniste
8
comprendre l’état d’israël
et a permis de négocier avec les puissances mondiales l’établissement d’un État. Cette tactique s’est avérée fructueuse et a mené
les sionistes à la déclaration unilatérale d’indépendance en mai
1948, par laquelle les frontières n’ont pas été fixées. L’éclatement
spatial est ainsi propre à l’histoire d’Israël. Au lieu de frontières
délimitées, nous avons l’équivalent sioniste de la frontier américaine sans cesse repoussée. Agissant « au nom du peuple juif »,
des organismes formellement transnationaux, qui bénéficient du
statut d’organisme sans but lucratif dans plusieurs pays dont le
Canada, comme le Fonds national juif, participent de plain-pied
à l’administration de l’État. C’est ainsi que depuis sa création,
Israël a conquis et colonisé toujours davantage de territoires,
mais sans pour autant délimiter les frontières qu’il souhaite avoir.
La colonisation des territoires occupés en 1967 par près d’un
demi-million de citoyens israéliens se déroule, quoique d’une
manière strictement ségréguée, dans un milieu majoritairement
habité par les Palestiniens qui, tout en se trouvant dans l’espace
monétaire et administratif israélien, n’en sont pas citoyens.
Actuellement, Israël est un pays prospère avec un PIB par
habitant estimé à presque 33 000 dollars en 20121 qui le distingue avantageusement de ses voisins. Le pays attire des investissements directs substantiels. Pour la seule année 2006, ceux-ci
ont dépassé les 13 milliards de dollars. Son économie étant parfois qualifiée d’économie de transplantation2, c’est-à-dire isolée
de l’économie de la Palestine arabe et des pays environnants, elle
se base actuellement largement sur l’industrie high-tech, particulièrement dans les secteurs militaires et, plus généralement,
sécuritaires. En comparaison, le PIB par habitant des territoires
palestiniens sous contrôle israélien depuis 1967 est plus de
15 fois inférieur (1 690 $)3.
Israël témoigne cependant d’un degré d’inégalité socioéconomique élevé parmi les pays industrialisés, et ce, même dans
ses frontières de 1949, le plaçant au deuxième rang derrière les
États-Unis. Auparavant un pays plutôt égalitaire, Israël affiche
1.<www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/geos/is.html>.
2. André Chouraqui, L’État d’Israël, Paris, PUF, 1962, p. 126.
3. Nadim Kawach, « Real per capita of Palestinians plunges », Emirates 24/7,
17 janvier 2010.
introduction
9
actuellement un niveau de pauvreté de 21 %, le plus élevé des
pays membres de l’Organisation de coopération et développement économiques (OCDE). L’écart de richesse est particulièrement prononcé entre les citoyens arabes et non arabes, le revenu
du dernier groupe étant trois fois supérieur à celui du premier.
Israël se classe au 22e rang sur 177 pays pour l’indice de développement humain, tandis que le classement évalué pour sa population arabe le placerait au 66e rang4. Même si elle constitue 20 %
des citoyens d’Israël, la population arabe ne possède que 3 % des
terres du pays5. Les écarts sont particulièrement prononcés en
matière de dépenses en éducation : 192 $ par élève arabe versus
1100 $ pour un élève non arabe. Un écart semblable caractérise
les indicateurs de santé publique : la mortalité infantile est deux
fois plus élevée pour les bébés arabes tandis que le dépistage du
cancer du col de l’utérus s’effectue presque cinq fois moins souvent pour les femmes arabes que pour les femmes non arabes6.
Parallèlement, un complexe militaro-industriel puissant, qui
produit et entretient des armes nucléaires et conventionnelles de
haut calibre, fait en sorte que, pour le moment, aucune armée ni
aucune coalition d’armées ne peut véritablement poser une
menace crédible à la position dominante d’Israël dans la région.
La part du pays dans le commerce mondial des armes s’élève à
plus de 10 %, sans aucune proportion avec sa taille modeste.
Israël exporte également son savoir-faire en matière de sécurité,
un secteur largement occupé par les vétérans des services de
sécurité et de Tsahal.
Politiquement, Israël s’appuie solidement sur les élites des
pays occidentaux. Par exemple, quelques mois après l’attaque
israélienne contre Gaza à l’hiver 2008-2009, qui s’est soldée par
environ 1400 personnes tuées par Tsahal et 9 par les forces
palestiniennes7, les diplomates des pays les plus riches ont voté à
4. Roee Nahmias, « GDP per capita of Arab Israelis third of that of Jews », Ynet
News, 18 janvier 2007, <www.ynetnews.com/articles/0,7340,L-3354260,00.
html>.
5. Donald MacIntyre, « Secret paper reveals EU broadside over plight of Israel’s
Arabs », The Independent, 27 décembre 2011.
6. Colin Shindler, A History of Modern Israel, Cambridge, Cambridge University
Press, 2008, p. 7.
7.<www.btselem.org/press_releases/20090909>.
10
comprendre l’état d’israël
l’unanimité pour intégrer Israël à l’OCDE. La condamnation des
violations des droits humains, voire des crimes de guerre survenus lors de cette attaque par des experts éminents des Nations
unies – en l’occurrence Richard Falk et Richard Goldstone, par
ailleurs tous deux juifs –, ne semble en aucune façon avoir affecté
le vote au sein de l’OCDE. Israël a également bénéficié du soutien
de tous les États occidentaux dans le refoulement des pacifistes
pro-palestiniens qui essayaient d’emprunter les routes aériennes
et maritimes internationales pour atteindre Gaza et la Cisjordanie
lors d’une campagne de solidarité à l’été 2011.
L’appui de l’Occident à Israël se fonde également sur la
reconnaissance du caractère foncièrement européen de cette
colonie de peuplement récente, qui ressemble sous plusieurs
aspects aux anciennes colonies britanniques à travers le monde.
La nature même d’Israël comme « État juif » légitime le renouveau de l’essentialisme ethnique et referme, de fait, la parenthèse
de la décolonisation, facilitant ainsi la recolonisation effective
du Moyen-Orient par les puissances occidentales. Les liens
congénitaux et organiques que possède et cultive l’État sioniste
avec l’Occident expliquent en grande partie l’impunité dont il
jouit de la part des puissances européennes ou de celles issues de
l’ancienne colonisation européenne, comme les États-Unis, le
Canada ou l’Australie. Ces liens revêtent une importance particulière dans le cadre de plus en plus accepté du « choc des civilisations », au sein duquel Israël se positionne comme un rempart
protégeant l’Occident de l’hypothétique menace venant de
l’Orient.
Le sentiment de culpabilité pour le génocide nazi auquel
d’aucuns attribuent ce traitement préférentiel paraît actuellement
moins important que les intérêts occidentaux que sert Israël dans
la région. Ces intérêts, souvent renforcés par certaines croyances
évangéliques millénaristes, constituent le pilier du sionisme non
juif, bien plus ancien que le sionisme juif et dont nous esquisserons un historique plus loin. Or, de nos jours, cette partialité
occidentale à l’égard d’Israël souffre d’un déficit démocratique :
contrairement aux élites, la majorité des citoyens des pays occidentaux considère l’État d’Israël comme un danger pour la paix
internationale.
introduction
11
Tout nationalisme s’appuie sur des « communautés imaginées8 », mais certaines paraissent plus imaginées que d’autres. La
plupart des nationalismes européens ont été construits à partir
d’identités régionales qu’il a alors fallu fondre en des identités
nationales. En ce sens, le sionisme politique9 est à la fois typique
et exceptionnel.
Le sionisme politique est typique en ce qu’il s’inscrit dans
le cadre historique des nationalismes ethniques de la fin du
xixe siècle. Le nationalisme qui a fondé Israël est dans son
essence profondément européen, lui qui fut élaboré par des
Européens pour résoudre la « question juive », elle aussi européenne. Les sionistes ont cependant dû déployer des moyens
considérables pour, en l’espace d’un siècle, transférer près de la
moitié des juifs du monde en Palestine. Ce transfert n’a toutefois
pas été que matériel. Les cauchemars des pogroms de la Russie
tsariste ont également été projetés sur la réalité jusqu’alors plutôt
paisible de la Palestine ottomane, une mosaïque de différents
groupes religieux, ethniques et linguistiques. Les séquelles du
génocide nazi, lui aussi conçu et réalisé en Europe par des
Européens contre d’autres Européens, ont également été projetées sur la société vivant en Palestine et ont contribué à transformer ce territoire en un État-nation moulé à l’européenne, par
conséquent avec des aspirations européennes et des allégeances
occidentales.
Depuis longtemps mal à l’aise avec les minorités, l’Europe
devient particulièrement intolérante lors de la montée du nationalisme ethnique au tournant du xxe siècle, qui prend parfois des
formes de « racisme scientifique ». L’effondrement des empires
multinationaux comme conséquence de la Première Guerre
mondiale donne libre cours à ces sentiments nationalistes et c’est
ainsi que plusieurs nouveaux États se forment en Europe centrale
et orientale au sortir de la guerre. La Grande-Bretagne, qui non
8. Voir Benedict Anderson, Imagined Communities : Reflections on the Origin
and Spread of Nationalism, Londres, Verso, 1991.
9. Il existe également d’autres versions du sionisme, notamment le sionisme
culturel dont certains protagonistes sont mentionnés dans ce livre. Or, le
sionisme tout court se réfère au sionisme politique tel qu’on l’entend depuis
1942.
12
comprendre l’état d’israël
seulement garde alors son Empire mais vise à l’étendre au
Moyen-Orient, exprime en 1917 par la déclaration Balfour son
appui à l’idée d’un « foyer national juif en Palestine10 ». En ce
sens, le sionisme fait partie intégrante de l’aventure coloniale
européenne. Le colonialisme n’avait alors aucune connotation
négative : le principal organe financier du mouvement sioniste
s’appelait par exemple le Jewish Colonial Trust.
Ce qui rend le sionisme exceptionnel est plutôt le besoin de
créer un peuple à partir de groupes religieux disparates et dispersés à travers le monde. Comme nous allons le voir plus loin, les
sionistes devaient non seulement façonner et diffuser un sentiment
national de type européen chez les juifs qui y étaient étrangers,
mais également leur fournir une langue commune. À la différence
des autres nationalismes européens, il fallait former des colons à
partir de ces populations diverses, de façon à permettre la mise en
place de colonies de peuplement en Asie occidentale, à l’instar des
colonies européennes en Afrique, en Australie et dans les Amé­
riques. C’est qu’au tournant du xxe siècle, la plupart des juifs ne
se considèrent guère comme appartenant à une nation ou une race
distincte au sens européen, une conception qui a alors plutôt une
odeur antisémite prononcée.
Ce sont en fait les motifs chrétiens de la Restauration des juifs
en Terre promise qui apportent une force matérielle redoutable
à l’espoir judaïque du Retour, caractérisé traditionnellement par
une tout autre sensibilité et finalité. Comme nous allons le voir
plus loin, la tradition juive préconise l’idée que ce retour doit
faire partie d’un projet messianique plutôt que d’une initiative
humaine de migration vers la Terre promise. On comprend alors
mieux pourquoi le projet sioniste reflétant les motifs chrétiens est
rejeté par la grande majorité des juifs au tournant du xxe siècle.
La tradition juive ne trouve guère de place dans le projet sioniste,
qui non seulement prend ses origines dans les cercles protestants
mais est de surcroît porté largement par des athées ou agnostiques d’origine juive.
Ce livre alloue une importance particulière à ce rejet, qui peut
paraître paradoxal de nos jours quand on confond régulièrement
10.<http://news.bbc.co.uk/2/hi/in_depth/middle_east/israel_and_the_palestinians/
key_documents/1682961.stm>.
introduction
13
les juifs et les sionistes, le judaïsme et le sionisme, la tradition
juive millénaire et le national-judaïsme11 développé au xxe siècle,
les intérêts de l’État d’Israël et ceux des citoyens juifs d’autres
pays. Pour bien comprendre Israël, il faut savoir distinguer religion, ethnicité et nationalisme, précisément parce que l’idéologie
sioniste en a fait une fusion. À titre d’exemple, le Centre consultatif des relations juives et israéliennes, formé récemment au
Canada, illustre bien ce type d’organisation suscitant l’amalgame
entre juifs et Israël dans l’esprit du public.
Tant les sionistes que leurs adversaires sont conscients de la
fragilité idéologique du projet sioniste. Tandis que plusieurs
Israéliens affirment que le sionisme constitue l’obstacle principal
à tout règlement de paix en Israël/Palestine, et donc à l’intégration d’Israël dans la région, le gouvernement d’Israël insiste
actuellement sur la formule « État juif et démocratique », en
exigeant l’acceptation de cette formule par la communauté
internationale et même par les Palestiniens qui en sont les premières victimes. Même si sa fonction principale serait de faire
obstruction à tout règlement de paix, cette exigence témoigne de
la fragilité de l’État israélien, pourtant puissant et prospère, que
ressentent beaucoup de sionistes.
***
Le romancier russe F. M. Dostoïevski (1821-1881) qualifie SaintPétersbourg de ville « la plus abstraite et la plus préméditée de la
planète12 ». En effet, établie par la volonté de Pierre le Grand sur
le 60e parallèle et continuellement menacée par les inondations,
elle reste perpétuellement fragile, voire illusoire au milieu des
marécages. À peine neuf ans après sa fondation, la nouvelle ville
est proclamée capitale d’un immense Empire, même si elle se
situe plus près de New York que de ses confins orientaux. De
grands écrivains russes voient dans cette ville d’élégance majestueuse un intrus incongru, étrange et étranger, et lui prophétisent
11. Ce mouvement est connu en Israël comme dati-léoumi, « national-religieux ».
Pour une analyse de sa montée en puissance depuis 1967, voir Charles
Enderlin, Au nom du Temple. Israël et l’irrésistible ascension du messianisme
juif (1967-2013), Paris, Seuil, 2013.
12. F. M. Dostoïevski, Les carnets du sous-sol, Arles, Actes Sud, 1992, p. 47.
14
comprendre l’état d’israël
une fin ignoble, une revanche de la nature. Lorsqu’un jour le
mirage se dissipera, comme l’a écrit le poète russe Mikhaïl
Dmitriev (1796-1866), on verra le bout de la flèche de la
Forteresse Pierre-et-Paul au-dessus des eaux infinies qui engloutiront la ville fière et hautaine dont plus personne ne se souviendra du nom car même son nom était « étranger »13. Certains
sionistes redoutent que l’État israélien ne subisse le même sort,
devenant un désert au milieu duquel, à travers les sables infinis,
se dresseront les ruines du City Gate, gratte-ciel de plus de 200
mètres érigé près de Tel-Aviv, autrefois emblème matériel du
succès d’Israël.
L’association avec Saint-Pétersbourg ne s’arrête cependant
pas là. Elle s’articule également dans le domaine du coût en vies
humaines de l’entreprise sioniste. Le poète et écrivain israélien
Benjamin Harshav, qui trouva refuge en Union soviétique lors de
la Seconde Guerre mondiale, compare ainsi ces deux projets
ambitieux :
Pierre le Grand
Construisit sa capitale Petersburg
Sur les marécages du nord
Sur les ossements des paysans.
David Ben Gourion14 pava une voie
Vers la capitale Jérusalem
Avec des ossements d’adolescents venus de la Shoah.
[…]
Ben Gourion rassembla des loques
Pour tromper son ennemi.
Sur les ossements de jeunes venus de la Shoah
Nous avons pavé la route de déviation
Montant vers Jérusalem15.
13. M. B. Отрадин, coct., Петербург в русской поэзии, XVIII-XX века, Ленинград,
Издательство Ленинградского университета, 1988, c. 148-150.
14. David Ben Gourion (1886-1973), fondateur de l’État d’Israël et son premier
dirigeant.
15. Cité dans Georges Bensoussan, Un nom impérissable. Israël, le sionisme et la
destruction des Juifs d’Europe (1933-2007), Paris, Seuil, 2008, p. 151-152.
introduction
15
Ce livre présente quelques aspects des origines et de la nature
de l’État d’Israël ainsi que de sa place dans l’histoire juive et
européenne. Il rappelle que les fondateurs du sionisme voyaient
ce mouvement comme une rupture dans l’histoire juive, les
pionniers de la colonisation de la Palestine étant fiers de réaliser
« la révolution sioniste ». Si la place de la Terre d’Israël est certes
centrale dans la tradition juive, ce sont surtout les chrétiens qui
ont conceptualisé ce rassemblement effectif des juifs en Terre
sainte, et ce, dans la perspective du Second Avènement du Christ.
Cette profonde connivence avec le christianisme permet d’expliquer le soutien massif dont bénéficie aujourd’hui l’État d’Israël
de la part des États-Unis, où les groupes évangéliques protestants
sont nombreux et influents. En même temps, ce livre donne au
lecteur l’accès aux sources incontournables de l’opposition juive
au sionisme, en l’occurrence des écrits rabbiniques quasi impénétrables pour le non-initié.
Cet ouvrage retrace également le contexte de l’Émancipation
qui avait permis aux juifs de l’Europe centrale et occidentale de
s’intégrer dans la société ambiante. Le choix entre l’intégration
et le développement séparé demeure encore aujourd’hui, pour les
juifs, un enjeu crucial dans les attitudes envers les politiques et la
nature de l’État d’Israël. Le livre dresse un tableau des transformations identitaires majeures qui placent l’État d’Israël au centre
des préoccupations de la plupart des juifs à travers le monde,
allant de l’appui inconditionnel aux politiques israéliennes
jusqu’à leur condamnation, voire au rejet catégorique de la
conception sioniste, donc nationaliste, du juif. Le livre montre
pourquoi l’État d’Israël divise les juifs plus que toute autre
question politique, sociale ou religieuse. Par conséquent, l’idée
toute faite selon laquelle tout juif est nécessairement sioniste, et
donc un fier défenseur de l’État d’Israël, apparaît comme un
mythe qui ne fait qu’alimenter l’antisémitisme.
Tout ouvrage sur Israël doit nécessairement traiter de l’antisémitisme. Cependant, le sionisme ne se réduit pas, de façon
simpliste, à une réaction des juifs face aux persécutions, menaces
et attitudes antisémites. Les sionistes ont également su en tirer
profit, parfois même en collaborant avec des antisémites. Cette
page trouble de l’histoire sioniste est généralement méconnue du
grand public.
16
comprendre l’état d’israël
La génocide nazi est un autre thème majeur de l’histoire juive
contemporaine. L’angle d’approche adopté ici ne se contente pas
d’en faire état, mais aborde l’intégration de cette tragédie du
xxe siècle au schéma théologique propre à la tradition juive
millénaire. Or, cette tragédie s’est vue transformée en vecteur de
l’unité nationale en Israël et en allégeance sioniste au sein de la
diaspora. Cette transformation a provoqué une critique sérieuse,
particulièrement de la part d’intellectuels israéliens, dont le présent ouvrage offre un survol.
En outre, on y met en exergue le rôle crucial qu’ont joué, et
continuent de jouer, les juifs d’origine russe dans l’entreprise
sioniste : il faut tenir compte en effet de la discrimination qu’ils
ont subie dans l’Empire russe et de leur transformation officielle
en une nationalité parmi d’autres (ukrainienne, ouzbek, etc.)
durant la période soviétique. C’est également aux leçons qu’ont
tirées les juifs russes de la violence des pogroms et, plus tard, du
génocide nazi, que le livre attribue le nouveau rapport au recours
à la force qui caractérise la société israélienne depuis ses origines,
en la distinguant de la majorité des communautés juives de la
diaspora.
Au-delà de la légitimité toujours contestée de l’État d’Israël,
la pierre d’achoppement demeure la question identitaire. Le
sionisme a certes réussi à construire un nouvel homme, l’homme
hébreu, avec sa propre langue, l’hébreu moderne, mais la greffe
de cette nouvelle identité sur l’identité juive traditionnelle n’a pas
connu un succès complet. C’est ainsi que les différentes communautés juives à travers le monde ont su garder certaines de leurs
spécificités et que le terme « peuple juif » regroupe, comme toujours, des populations diverses guidées par des intérêts différents,
sinon opposés, à ceux de l’État d’Israël.
Tout en mettant en relief des pans entiers de l’histoire qui ont
été laissés dans l’ombre par l’homme ou par l’oubli, cet ouvrage
met en lumière ce qu’ont réussi à accomplir les sionistes et, plus
tard, l’État d’Israël, lequel a gagné son rang de puissance mondiale sur les plans scientifique, technologique et militaire. Il
éclaire également les racines historiques de l’enthousiasme apparemment paradoxal que provoque l’expérience israélienne auprès
des mouvements de droite en Europe.
introduction
17
Bien qu’une vaste littérature abonde à propos d’Israël et du
sionisme, force est d’admettre que plusieurs de ces écrits occultent
des pans importants de la réalité historique. Ce livre a ainsi
comme objet premier de remettre à l’avant-plan certains de ces
éléments qui s’avèrent fondamentaux pour comprendre et appréhender la nature du sionisme politique et l’histoire de l’État
d’Israël. De même, rappeler les faits, mettre ou remettre à l’ordre
du jour des aspects de l’histoire qui ont fini par tomber dans les
oubliettes, c’est aussi inviter le lecteur à participer aux grands
débats qui touchent Israël et les échos qu’il provoque à travers le
monde. Les pages qui suivent invitent avant tout à la réflexion et
à la remise en question de certains clichés et stéréotypes qui obstruent trop souvent la vue de cet État fascinant et controversé.
Chapitre premier
La Terre d’Israël et sa place
dans la tradition juive
L
es rapports qu’entretiennent les juifs avec la Terre
d’Israël peuvent paraître paradoxaux1. Bien qu’elle occupe
une place privilégiée au sein de l’identité juive, jamais dans leur
histoire pré-sioniste les juifs n’ont fait le moindre effort pour s’y
établir en masse. Il ne faut ainsi pas s’étonner que les sources
judaïques ne soient guère univoques quant à ses frontières géographiques. La promesse divine faite à Abraham n’implique
d’ailleurs nullement le droit de s’arroger la possession de la
Terre promise, ce qu’illustre bien l’insistance d’Abraham de
payer pour le terrain où il allait enterrer sa femme Sarah (Genèse
23, 3-16). La Terre promise signifie justement qu’elle n’appartient pas à celui qui reçoit la promesse mais plutôt à celui qui la
donne.
Selon Jehiel Jacob Weinberg (1884-1966), autorité rabbinique qui a réussi une synthèse créatrice entre le judaïsme lituanien et le judaïsme orthodoxe allemand :
La Terre est juste une plate-forme pour le patrimoine spirituel de la
Torah, mais l’héritage lui-même, celui qui est la base de notre vie et
de notre existence, c’est seulement la Torah. [...] À cet égard, nous
1. Shlomo Avineri, Histoire de la pensée sioniste, Paris, JC Lattès, 1982, p. 13.
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Vert paradoxe.indd 2
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L’auteur dresse le portrait d’un État sans frontières dont les pères fondateurs et les dirigeants se sont toujours gardés de définir le territoire
national et dont les forces armées agissent dans toute la région sans
se sentir contraintes par le droit international. Un État dont la naissance
a provoqué l’exil de centaines de milliers de Palestiniens et qui prétend
appartenir aux juifs du monde entier, même à ceux qui n’y habitent pas
et ne manifestent aucune envie de s’y installer.
Véritable leçon de critique historique, ce livre est une lecture essentielle
pour qui s’intéresse aux relations internationales, au conflit israélo-­
palestinien, aux rapports entre politique et religion ainsi qu’aux enjeux
identitaires.
YAKOV RABKIN
Au-delà des clichés, l’historien Yakov Rabkin nous invite à revisiter les
origines et la nature de l’État sioniste. Mettant en relief des aspects de
l’histoire juive souvent occultés et oubliés, l’auteur montre comment le
sionisme qu’incarne Israël marque une rupture profonde dans la tradition judaïque.
COMPRENDRE L’ÉTAT D’ISRAËL
C O M M E N T C O M P R E N D R E l’État d’Israël ? Faut-il se plonger dans
la Bible ? Dans l’histoire de l’Empire russe ? Dans celle de l’antisémitisme
européen ? Comment la sécurité est-elle devenue un enjeu fondamental
dans un État fondé au sortir du génocide nazi précisément afin d’offrir
un refuge aux juifs ? Israël n’en est pas à un paradoxe près. Sa puissance
manifeste contraste avec sa légitimité toujours contestée, y compris par
d’ardents défenseurs de la tradition juive.
YAKOV
RABKIN
COMPRENDRE
L’ÉTAT D’ISRAËL
Idéologie, religion et société
Celui qui voit dans le sionisme une continuation du judaïsme ferait bien de lire ce livre.
Mais celui qui croit que l’État d’Israël est un État juif est obligé de le lire.
– Shlomo Sand, historien, Université de Tel Aviv
Souvent appelé à commenter l’actualité internationale dans les médias, Yakov Rabkin est
professeur au département d’histoire de l’Université de Montréal et auteur de l’ouvrage Au
nom de la Torah. Une histoire de l’oppostion juive au sionisme (Presses de l’Université Laval),
traduit en une douzaine de langues.
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