Esthétique du jugement et esthétique du concept : Kant

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DEUXIEME PARTIE :
RÉMANENCE DES CONCEPTS ESTHÉTIQUES KANTIENS DANS LE
HÉGÉLIANISME
CHAPITRE 7 : DU DÉSINTÉRESSEMENT A LA LIBERTÉ ESTHÉTIQUE
Le moment logique de la qualité prend sens esthétiquement à partir de la notion de
forme. Or cette dernière fonde la possibilité d’un désintéressement esthétique, autrement
dit d’une liberté qui soit aussi bien subjective qu’objective. Les Leçons d’esthétique
s’inscrivent dans l’héritage kantien en déclarant que « la considération du beau est de
nature libérale »1. Les deux œuvres présentent des éléments permettant de concevoir un
désintéressement esthétique, en particulier par la spécification d’un domaine distinct du
théorique et de la volonté pratique, du désir et du besoin. La détermination de l’attitude
esthétique par la contemplation ou le désintéressement culmine et s’accomplit dans la
pensée d’une liberté esthétique.
I- Faveur et libre satisfaction esthétique.
Les thèses kantiennes sont bien connues : le beau n’est ni bon absolument, ni bon
relativement, c’est-à-dire comme un moyen utile à quelque chose. La satisfaction qui y est
attachée ne qualifie pas l’objet esthétique comme moyen en vue d’un quelconque
agrément. Elle n’est pas davantage cet intérêt suprême engendré par le Bien moral. De
même le plaisir esthétique ne suppose aucune relation au pouvoir de désirer. Il se distingue
à la fois de ce qui fait plaisir, c’est-à-dire de l’agréable, engendrant une satisfaction
pathologiquement conditionnée par des excitations (stimulos) d’une part et, d’autre part, de
ce que l’on estime ou approuve, c’est-à-dire du bon engendrant une satisfaction pratique
1 Hegel, Esthétique, tome I, p. 157.
Désintéressement et liberté esthétiques
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déterminée par la représentation de l’objet, d’un côté et de l’autre, par la connexion du
sujet avec l’existence de l’objet. « Ce n’est pas seulement l’objet, mais c’est son existence
qui plaît »1. L’analyse comparée des espèces du plaisir spécifie la satisfaction esthétique et
détermine le sens du désintéressement : « parmi ces trois espèces de satisfaction, celle que
le goût prend au beau est seule une satisfaction désintéressée et libre ; car aucun intérêt, ni
celui des sens ni celui de la raison, ne contraint à donner notre assentiment »2. L’Esthétique
de Hegel inscrit sa réflexion sur le plaisir esthétique dans les mêmes limites que la Critique
de la faculté de juger : « Le beau si nous l’envisageons en relation avec l’esprit subjectif,
ne peut être ni pour l’intelligence (Intelligenz) non libre qui s’obstine à rester dans sa
finitude, ni pour la finitude du vouloir »3.
La liberté de l’attitude esthétique n’est pas pensée par Hegel à partir de l’identification
d’un plaisir esthétique spécifique, mais d’une intentionnalité à la fois distincte de
l’intentionnalité théorique et de l’intentionnalité pratique. « La seule satisfaction libre »4
qui soit, la faveur ne s’appréhende ni dans l’attitude théorique, ni dans l’attitude pratique
selon Hegel. La première est affectée de finitude et de non-liberté, parce que les choses
sont présupposées autonomes5. L’attitude théorique se règle sur les choses et leur laisse
libre cours. L’imagination, captive de la croyance aux choses, croit saisir correctement les
objets en se comportant de manière passive et en restreignant toute son activité au côté
formel de l’attention et de la mise à l’écart négative de toutes ses imaginations, idées
préconçues et préjugés. L’objet théorique, qui pourrait être comparé à l’objet esthétique
kantien, jouit d’une liberté unilatérale, mais ce faisant la non-liberté de l’appréhension
subjective se trouve immédiatement posée. Or la contemplation esthétique kantienne, loin
d’être absence de liberté dans l’appréhension subjective, est faveur. Le contenu de
l’appréhension subjective théorique est donné. D’autodétermination subjective elle se fait
simple accueil, enregistrement de ce qui se présente, tel qu’il se présente. Cette disposition
de libre accueil pourrait certes qualifier l’état d’esprit du spectateur kantien devant la belle
forme. Une interprétation phénoménologique, s’inspirant de la philosophie heideggerienne,
voit dans l’expérience esthétique décrite par Kant une « attitude de pur accueil », qui laisse
1 Kant, Critique de la faculté de juger, § 5, p. 187.
2 Kant, Critique de la faculté de juger, § 5, p. 188. Il apparaît d’ores et déjà que le désintéressement a,
dans l’esthétique kantienne, le sens de la liberté. J. de Gramont fait aussi apparaître cette connexion (J. de
Gramont, Kant et la question de l’affectivité, pp. 173 et 185).
3 Hegel, Esthétique, tome I, p. 154.
4 Kant, Critique de la faculté de juger, § 5, p. 188.
5 Hegel, Esthétique, tome I, p. 154.
Désintéressement et liberté esthétiques
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être et paraître la chose belle1. Cette détermination contemplative de l’attitude esthétique
est-elle présente dans les Leçons ?
La détermination des deux pôles de l’attitude pratique permet de préciser le sens de la
contemplation dans l’esthétique hégélienne. Elle est décrite par Hegel à partir de la volonté
finie, comprise par la Critique de la faculté de juger sous les termes de désir et de besoin.
Les choses, appréhendées par le sujet selon ses visées et ses intentions, perdent leur
autonomie. Elles ont en lui et non en elles-mêmes leur fin et leur concept2. De
l’intentionnalité théorique à l’intentionnalité pratique, sujet et objet ont échangé leur rôle :
les objets ont perdu leur liberté, les sujets sont devenus libres. Mais ni l’une ni l’autre n’est
le modèle d’appréhension des deux pôles de l’expérience esthétique (le sujet et l’objet).
Elles ne permettent pas de comprendre pourquoi « la considération du beau est de nature
libérale »3. La liberté y est une liberté seulement présumée. L’autonomie des choses étant
seulement présupposée dans la sphère du théorique, le sujet est fini et non libre. Dans la
sphère pratique, il l’est également en raison de l’unilatéralité de ses désirs et visées. Or
l’intérêt suscité par le désir ou le besoin ne laisse pas plus « être libre le jugement sur
l’objet »4. La même finitude et absence de liberté affectent l’objet. Elle est évidente dans le
rapport pratique. Dans la sphère du théorique, son autonomie n’est qu’une liberté
apparente. L’objectivité comme telle ne fait qu’être, sans qu’en elle son concept, comme
unité et universalité subjectives, soit pour elle. Son concept se trouve en dehors d’elle.
C’est pourquoi la faveur, la satisfaction libre est dans la Troisième Critique un plaisir
« spécifiquement différent ».
Hegel, tout en admettant que l’intentionnalité esthétique se distingue de l’attitude
théorique et de l’attitude pratique, la pense comme l’unification de l’une et de l’autre :
« l’examen et l’existence des objets en tant qu’objets beaux sont l’unification de ces deux
points de vue, dès lors qu’ils abolissent l’unilatéralité de l’un comme de l’autre, tant en ce
qui concerne le sujet que son objet, et abolissent par là leur finitude et leur non-liberté »5.
1 D. Lories, « Kant et la liberté esthétique », Revue philosophique de Louvain, novembre 1981, tome 79,
4ème série, n° 44, p. 494.
2 Hegel, Esthétique, tome I, p. 155. Cette détermination est aussi présente chez Kant, puisqu’est bon
absolument ce plaît par le simple concept. Ce qui est bon à quelque chose est ce qui plaît comme moyen.
Dans les deux cas, se trouve contenu le concept d’une fin, par conséquent le rapport de la raison au vouloir, et
donc une satisfaction prise à l’existence de l’objet ou d’une action, c’est-à-dire un intérêt quelconque. Ce qui
est bon l’est comme objet du vouloir : « pour trouver que quelque chose est bon, il me faut toujours savoir
quelle espèce de chose doit être l’objet, c’est-à-dire en avoir un concept » (Kant, Critique de la faculté de
juger, § 4, p. 185).
3 Hegel, Esthétique, tome I, p. 157.
4 Kant, Critique de la faculté de juger, § 5, p. 188.
5 Hegel, Esthétique, tome I, pp. 155-156.
Désintéressement et liberté esthétiques
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La liberté esthétique est donc, pour les deux auteurs, aussi bien libération de l’objet que
libération du sujet1. Elle manifeste ainsi un accomplissement supérieur de la liberté
théorique et de la liberté pratique, unilatérales et donc non vraies. La liberté esthétique
ainsi établie consiste-t-elle, comme le suggère une lecture phénoménologique de la
Troisième Critique, en une libération du sujet et en une libération de l’objet ? Le détour
phénoménologique est-il le présupposé indispensable de cette découverte ? L’esthétique
hégélienne conçoit de façon explicite le désintéressement comme une double libération
mais en un sens non phénoménologique. La liberté esthétique également kantienne est-elle
libération ?
II- Liberté esthétique subjective.
A- La libération du sujet esthétique : désintéressement et désaliénation du
désir.
La liberté subjective se manifeste, dans la Critique de la faculté de juger, comme
« liberté du sujet connaissant en tant qu’il se trouve dans l’attitude du spectateur du beau,
soit dans l’attitude de la pure contemplation »2. Au plan transcendantal elle a pour
condition une distinction entre sensation et satisfaction. De ce fait il s’agit bien d’une
liberté spécifiquement et au sens propre esthétique. Kant introduit cette différenciation au
sein même de l’affectivité subjective, au plan des conditions de l’expérience objective. Il
n’y a de liberté esthétique, de désintéressement possible que si l’on admet que toute
satisfaction n’est pas en elle-même une sensation. La satisfaction n’est pas la sensation
d’un plaisir1, mais satisfaction pure. Si tout ce qui plaît était agréable, les espèces du plaisir
dépendraient seulement de degrés ou de rapports de cette sensation avec d’autres
sensations agréables, telles que gracieux, charmant, délicieux, ravissant, par exemple. Mais
cette hypothèse repose sur l’identité de l’effet, sur le sentiment de plaisir, d’une impression
1 La liberté esthétique a en outre, dans la Critique de la faculté de juger, le sens de l’autonomie dans la
mesure où la faculté de juger réfléchissante se donne à elle-même sa propre loi. Elle est « vis-à-vis des
conditions de la réflexion, législatrice a priori et fait preuve d’autonomie. (…) Cette législation devrait être
nommée proprement héautonomie, puisque la faculté de juger ne donne la loi ni à la nature ni à la liberté,
mais exclusivement à elle-même… » (Kant, Critique de la faculté de juger, Première Introduction, VIII, p.
115).
2 D. Lories, « Kant et la liberté esthétique », p. 485.
Désintéressement et liberté esthétiques
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des sens, d’un principe de la raison ou des formes réfléchies de l’intuition. Le fondement
subjectif d’une libération du sujet du goût consiste donc dans le refus de réduire le
sentiment de plaisir à l’agrément éprouvé dans l’état où l’on se trouve. La distinction de la
sensation et de la satisfaction signifie une réinvention du concept même du plaisir. Kant
soustrait le plaisir esthétique à toute finalité ou finalisation, rompant ainsi avec la théorie
aristotélicienne du plaisir comme satisfaction d’une tendance2. Le plaisir esthétique, à la
différence de l’agrément, n’est pas lié à une tendance ou à une activité préalable vers une
fin (télos). Il ne s’inscrit pas dans un processus réalisant une tendance, mais consiste en
une satisfaction libre, au sens de la libre faveur, c’est-à-dire d’une relation désintéressée,
soustraite au calcul technique3.
La Critique de la faculté de juger fournit donc à Hegel les moyens de penser une
satisfaction intellectuelle esthétique, essentiellement distincte en sa nature, du plaisir des
sens. Car si le sentiment de plaisir se réduisait à l’agrément, nos pouvoirs cognitifs
n’apprécieraient et n’accorderaient de valeur aux choses qu’à proportion du plaisir qu’elles
nous promettent. La double détermination du concept de « sensation » permet de résoudre
ces difficultés. Elle institue une distinction entre la sensation comme détermination du
sentiment du plaisir ou de la peine, d’une part et la représentation d’une chose d’autre part,
représentation qui se produit par l’intermédiaire des sens, en tant que réceptivité relevant
du pouvoir de connaître. Cette spécification conceptuelle est le fondement même de
l’expérience esthétique et par conséquent de la liberté du sujet de goût.
Cette liberté esthétique repose sur une désaliénation du sujet et s’exprime dans le
jugement. Seul le sujet libéré du désir est en mesure de juger librement, car « pour ce qui
est agréable de la manière la plus vive, on n’a même pas à juger la nature de l’objet, tant et
si bien que ceux qui ne se soucient que de jouissance (car tel est le mot par lequel on
désigne ce qu’il y a d’intime dans le plaisir) se dispensent volontiers de tout jugement »4.
La liberté subjective esthétique, chez Kant, est donc spécifiquement liberté du sujet qui
1 Kant, Critique de la faculté de juger, § 3, p. 184, haut.
2 Voir Kant, Critique de la faculté de juger, note 52 du traducteur, p. 497.
3 « La faveur est la seule satisfaction libre », puisqu’« un objet de l’inclination comme un objet qu’une loi
nous impose de désirer ne nous laissent nulle liberté de faire de n’importe quoi un objet de plaisir » (Kant,
Critique de la faculté de juger, § 5, p. 188).
4 Kant, Critique de la faculté de juger, § 3, p. 185.
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