« Le concept de travail chez Friedrich Engels et ses implications

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« Le concept de travail chez Friedrich Engels
et ses implications éthiques et politiques »
par Ragip EGE
Bureau d’Economie Théorique et Appliquée (BETA – Theme)
Université Louis Pasteur de Strasbourg
in Le travail en question : XVIIIe – XXe siècles
Textes réunis et présentés par C. LAVIALLE
Presses Universitaires François Rabelais, 2011, pp.179-194
Résumé
Dans l’œuvre d’Engels le travail jouit d’une valeur ontologique infinie ; cette exaltation du travail
conduit l’auteur jusqu’à affirmer que « le travail a créé l’homme ». Une telle conception du travail
s’inspire essentiellement de la philosophie spéculative hégélienne qui conçoit le travail comme
l’essence même de l’homme. Le présent article s’efforce d’identifier et d’analyser, dans un premier
temps, les arguments d’ordre épistémologique qui conduisent Engels à imputer une valeur aussi
élevée au concept de travail. Dans un second temps, nous nous interrogeons sur les implications
éthiques et politiques de cette vision hypertrophiée du travail. En effet, la conception du réel comme
un processus ininterrompu de transformation, comme pur mouvement, a marqué toute l’histoire du
marxisme.
Abstract
In the work of Engels labour enjoys an infinite ontological value; this glorification of labour carries
the author to the point of asserting that “labour created man himself”. Such a conception of labour
draws its inspiration essentially from Hegelian speculative philosophy which considers labour as the
essence of man. First we try to identify and analyze epistemological arguments which lead Engels to
attribute such a huge value to the concept of labour. Secondly, we examine ethical and political
implications of this overdeveloped vision of labour. In fact, the understanding of reality as an
interrupted process of transformation, as a pure movement, left its mark on the whole history of
Marxism.
Introduction
Dans Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme Friedrich Engels écrit:
« Le travail, disent les économistes, est la source de toute richesse. Il l’est
effectivement (…) Mais il est infiniment plus encore. Il est la condition fondamentale
(Grundbedingung) première de toute vie humaine, et il l’est à un point tel que, dans un
certain sens, il nous faut dire : le travail a créé l’homme lui-même (sie hat den Menschen
selbst geschaffen) » (Engels 1876, p.171 ; orig. p.444).
Ce jugement d’Engels traduit la valeur ontologique que particulièrement les penseurs du 19ème siècle
ont conférée au travail, voyant en ce dernier la dimension fondamentale, l’essence même de l’homme.
Nous savons qu’Engels comme Marx et comme beaucoup d’autres jeunes philosophes et intellectuels
de langue allemande de l’époque, a été un fervent lecteur, très attentif, de Hegel. C’est à partir de
Hegel, sur la base d’une accumulation philosophique intégrant le système dialectique de l’auteur de la
Phénoménologie de l’esprit qu’Engels pense le monde. “Intégration” ne veut évidemment pas dire
“adhésion” ou “adoption”. Mais quelles que soient les distances critiques que l’auteur est amenées à
prendre à l’égard de la philosophie hégélienne et quelles que soient les méfiances qu’il peut exprimer
à l’égard de l’idéalisme de la dialectique hégélienne, ses interventions (intellectuelles ou politiques)
dans le monde supposent fondamentalement la lecture de Hegel, c’est-à-dire l’éducation, la Bildung,
qu’il a pu acquérir au contact de l’œuvre exigeante de Hegel. Et au 19ème siècle c’est sans aucun doute
Hegel qui a le plus rigoureusement contribué à cette valorisation infinie de l’activité créatrice,
productrice et reproductrice de l’homme à travers son travail. Dans un premier temps nous nous
arrêterons sur le moment hégélien et nous nous interrogerons sur la signification de l’immense valeur
que reconnaît Hegel au travail (I). Nous retournerons ensuite aux arguments d’Engels relatifs à la
justification de cette valorisation ontologique infinie du travail (II). Les problèmes d’ordre logique
que pose cette argumentation nous donneront l’occasion de nous interroger sur les implications
éthiques et politiques d’une telle définition de l’homme (III).
1. LE TRAVAIL CHEZ HEGEL
Quelques trente deux ans avant la remarque d’Engels citée plus haut, Marx écrivait dans les
Manuscrits parisiens de 1844 :
« L’immense mérite de la Phénoménologie de Hegel et de son résultat final - la
dialectique de la négativité comme principe moteur et créateur - consiste tout d’abord
en ceci : Hegel conçoit l’homme, l’autocréation (die Selbsterzeugung des Menschen)
comme un processus, l’objectification (Vergegenständlichung) comme négation de
l’objectification (Entgegenständlichung), comme aliénation (Entäußerung) et suppression
de cette aliénation ; de la sorte il saisit la nature (Wesen) du travail, et conçoit
l’homme objectif (gegenständlich), véritable, parce que réel, comme résultat de son
propre travail (als Resultat seiner eignen Arbeit) » (Marx 1844, p.125-126, orig., p.574)
Le concept majeur de ce passage est la notion d’autocréation (Selbsterzeugung). L’homme ne se
contente pas simplement de produire des objets d’utilité en vue de satisfaire des besoins particuliers et
limités, mais se comporte à l’égard de la nature et de lui-même comme à son propre objet. Grâce à
son travail, à travers son activité productrice, l’homme sait réanimer, si l’on peut dire, la totalité de la
matière, de l’« étant », et par là il sait se reproduire comme être universel, comme « être générique »
(Gattungswesen) -pour utiliser un terme qui revient abondamment dans les Manuscrits parisiens et
qui a été popularisé dans les années 1840 par Feuerbach. La nature de l’homme, son essence (das
Wesen) ne réside point dans sa capacité à porter quelques modifications limitées et éphémères sur la
surface de la terre mais dans son pouvoir d’humaniser et d’historiciser la nature par son activité de
production : l’homme réanime et reproduit la nature à son image dans son travail. Si l’essence de
l’homme se définit par le travail, c’est parce que la vocation de l’homme est ainsi dessinée qu’il doit
soumettre la nature, intégralement, à sa volonté. C’est en établissant sa domination et son règne
absolus sur la terre qu’il se reconnaîtra comme être générique, universel, c’est-à-dire libre.
Cette vision de l’homme conçu comme un être dont l’essence se révèle dans son travail, par la
mobilisation toujours plus perfectionnée des instruments de production en vue de la maîtrise
progressive et intégrale de la nature -que Papaioannou qualifie de métaphysique « barbare »
(Papaioannou 1983, p.82)-, s’élabore dans la section « Indépendance et dépendance de la conscience
de soi : domination et servitude (Selbständigkeit und Unselbstaändigkeit des Selbstbewusstseins : Herrshaft und
Knechtschaft
» de la Phénoménologie de l’esprit. Ce passage, popularisé en France essentiellement par
les soins de Kojève sous l’appellation de « Dialectique du maître et de l’esclave », constitue le
moment où la définition que nous appelons « technocratique » de l’homme (qui est également celle
d’Engels) est le plus rigoureusement formulée.
"La conscience de soi (Selbstbewusstsein) atteint sa satisfaction (Befriedigung) seulement dans une
autre conscience de soi" (Hegel 1807, p.153 ; orig. P.143). Cette satisfaction consiste à transformer la
simple certitude subjective (Gewissheit) de soi-même en vérité (Wahrheit). Ce dont la conscience fait
l'expérience, sous une forme immédiate dans la perception et dans le besoin doit être reconnu par une
autre conscience. La conscience devient consciente de soi lorsqu'elle sort d’elle-même vers une autre
conscience pour faire retour sur soi-même à partir de cet être autre. Dans le besoin et à un degré
supérieur dans la perception, la conscience ne vit ce mouvement, ce retour sur soi par l'être autre, que
sous la forme de sensation, laquelle s'évanouit immédiatement avec la disparition (la consommation)
de l'objet. La conscience de soi est par conséquent, essentiellement, un être de désir. Dans le désir le
mouvement sur soi-même de la conscience ne se médiatise plus par un objet mais par un autre être de
désir. La conscience trouve sa vérité et devient conscience de soi dans le désir de l'autre car le désir
qui porte sur un autre désir (et non plus sur un objet ou une réalité finis) conserve la médiation dans le
temps : "1’histoire humaine est l'histoire des désirs désirés" dit Kojève (1947, p.13). Le "désir
anthropogène" est toujours un désir de reconnaissance. Ce n'est que si l'être autre me reconnaît dans
mon humanité, c'est-à-dire en tant que liberté pure au-delà de toute détermination extérieure par un
être-là quelconque, que je peux transformer ma certitude subjective en vérité objective. Les deux
consciences de soi se présentent donc face à face comme pure "négation de leur manière d'être
objective (reine Negation [ihrer] gegenständlichen Weise) » ; ceci consiste à montrer qu’
« on n'est attaché à aucun être-là déterminé, pas plus qu'à la singularité universelle de
l'être-là en général (die allgemeine Einzelheit des Daseins), à montrer qu'on n'est pas
attaché à la vie" (Hegel 1807, p.159 ; orig. p.148).
La lutte pour la vie ou pour la mort s'engage : les deux opposants face à face sont prêts à aller jusqu'au
bout, c'est-à-dire jusqu'à la mort tant qu'ils ne s'accordent pas mutuellement leur reconnaissance. Si les
deux consciences de soi sont absolument déterminées dans leur quête de reconnaissance la lutte
s'achève évidemment par leur destruction pure et simple. Mais il arrive que l'une d'elles éprouve la
peur, non au sujet de tel ou tel être-là mais la peur de mourir et de supprimer, précisément, avec la
mort, la vérité qui devait sortir de cette lutte. Alors elle préfère conserver la vie (servus) ; mais cette
manifestation de dépendance à l'égard de la vie, c'est-à-dire à l’égard de l`être-là en général équivaut à
la victoire de l'autre puisque celle-ci ne craint nullement l'issue de la lutte. L'une des consciences de
soi devient esclave, l'autre maître. L'esclave reconnaît bien le maître mais celui-ci ne reconnaît pas
l'esclave et cette inégalité prouve que ni l'un ni l'autre n'ont pu atteindre la satisfaction dans leur désir.
Car l'esclave a reconnu une conscience de soi qui refuse de lui accorder la sienne ; le maître a bien
obtenu une reconnaissance mais celle-ci n'est en rien l’acte d'une conscience de soi libre. L’esclave se
met à travailler au service du maître ; ayant différé sa propre jouissance, il commence à transformer
l'être-là pour la jouissance du maître :
"Le travail (…) est désir réfréné (gehemmte Begierde), disparition retardée (aufgehaltenes
Verschwinden) : le travail forme (sie bildet). Le rapport négatif à l'objet devient forme
(Form) de cet objet même, il devient quelque chose de permanent (Bleibende), puisque
justement à l'égard du travailleur, l'objet a une indépendance (Selbständigkeit)" (ibid.,
p.165 ; orig. p.153-54).
Le rapport, à l'origine purement négatif, qui s'instaure, dans le travail forcé, à l'égard de la chose,
apparaît progressivement comme le chemin même de la libération de l'esclave. En effet, en
transformant l'être-là, le monde, la nature, l'esclave lui imprime sa propre subjectivité; l'intériorité de
l'esclave acquiert ainsi "une subsistance et une permanence" (Hyppolite 1946, p.170) dans le produit
du travail :
"Cet être pour soi (Fürsichsein des Bewusstseins) dans le travail s'extériorise lui-même et
passe dans l'élément de la permanence (Element des Bleibens) ; la conscience travaillante
(arbeitende Bewusstsein) en vient ainsi à l'intuition (Anschauung) de l'être indépendant
comme intuition de soi-même" (Hegel 1807, p.165 ; orig., p.154).
L'esclave avait tremblé dans tout son être devant la mort, c'est-à-dire devant la perspective
d'une perte absolue de l'être-là, du monde. Il s'était, par conséquent, rendu esclave de la vie. Or, dans
le travail, il s'affranchit progressivement de cet esclavage en transformant l'être-là à son image.
L'indépendance de l'esclave s'obtient donc par la réanimation, la maîtrise et l'appropriation de la
totalité de l'être-là. Ceci réalisé, l'esclave n'aura nul besoin de la reconnaissance du maître puisqu'il
pourra désormais se contempler dans le produit de son travail, et reconnaître son être-pour-soi dans le
monde devenu sa propre œuvre :
"Le Maître ne peut jamais se détacher du Monde où il vit, et si ce Monde périt, il
périt avec lui. Seul l'Esclave peut transcender le Monde donné (asservi au Maître) et
ne pas périr. Seul l'Esclave peut transformer le Monde qui le forme et le fixe dans la
servitude, et créer un Monde formé par lui où il sera libre" (Kojève 1947, p.34).
Dans les Manuscrits parisiens Marx loue chez Hegel, comme nous l’avons rappelé plus haut, cette
conception du travail en tant qu'objectivation et réalisation de l'homme ; Hegel, dit Marx, « conçoit le
travail comme l'essence (Wesen), l’affirmation de sa nature (bewährende Wesen - l'essence avérée) de
l'homme » (Marx 1844, p.126 ; orig., p.574). L'homme libre est son travail ; il est le produit de son
travail ; il n'est libre que dans un monde entièrement réanimé et reproduit par son travail.
Si nous avons tenu à présenter ce récit anecdotique qui est à l’évidence fortement réducteur
rapporté à l’ensemble de l’argumentation de la Phénoménologie -dans la mesure où il se contente de
s’arrêter à un moment particulier de cette argumentation-, c’est parce qu’il révèle les deux aspects de
la question du travail. Ces deux aspects nous permettront de mieux comprendre la problématique du
travail chez Engels. Comme on le constate, le thème de travail surgit, chez Hegel, en relation avec la
question de la conscience de soi. L’accession à la conscience de soi de l’homme exige une médiation
par une autre conscience de soi, c’est-à-dire qu’elle exige la reconnaissance. De ce point de vue, le
thème de travail est directement lié à la question de la conscience ou de la réflexivité. C’est là le
premier aspect du thème de travail. Le deuxième aspect réside dans le fait qu’à ce moment de son
argumentation Hegel semble laisser entendre que l’esclave, à travers son expérience douloureuse de
vaincu, ferait la découverte de la vertu libératrice, émancipatrice du travail. Ce qui reviendrait à dire
que l’esclave parviendrait à surmonter la crise de la peur et de la subordination par les seuls soins du
travail, sans avoir besoin d’une opération de reconnaissance. La vertu libératrice du travail lui
permettrait d’accéder à la conscience de soi dans un rapport immédiat de soi à soi sans la médiation
de l’autre. Le travail à lui seul, par la simple intensification et accumulation de lui-même, ferait
accéder l’agent qui l’exerce à l’humanité.
2. LA VISION ENGELSIENNE DU TRAVAIL
2.1. Le « vrai » comme pur mouvement
Le statut ontologique que la philosophie hégélienne accorde au travail a sans doute marqué la
formation intellectuelle, la Bildung d’Engels comme celle de tous les autres jeunes intellectuels de son
milieu. Dans sa Dialectique de la nature Engels tente de relire l’ensemble de l’histoire humaine à
travers le motif de travail. Celle-ci est conçue comme un processus ininterrompu de transformation,
un pur mouvement de devenir. L’intelligence d’une telle conception de l’histoire pourrait également
être saisie par une autre référence à Hegel, à la célèbre remarque de la Préface de la
Phénoménologie :
« Selon ma façon de voir, qui sera justifiée seulement dans la présentation du système, tout
dépend de ce point essentiel : appréhender et exprimer le Vrai (das Wahre), non comme
substance, mais précisément aussi comme sujet (Subjekt)» (Hegel 1807, p.17 ; orig., p.22-23 ).
Dans cette proposition nous retenons essentiellement le concept de “sujet”. “Le Vrai est également
sujet” signifie que la temporalité constitue une dimension fondamentale du Vrai, que le Vrai, en tant
que sujet et comme sujet, émerge, se construit et se révèle dans le temps, qu’il est essentiellement une
réalité qui s’inscrit dans le devenir. La vision engelsienne de la dialectique porte son attention
particulièrement sur cette définition du Vrai comme sujet se construisant dans l’histoire. Si le vrai est
un processus ininterrompu de construction de soi-même c’est qu’il est essentiellement production,
c’est-à-dire travail. Au demeurant, dans tous ses écrits d’ordre épistémologique et en particulier dans
la Dialectique de la nature, Engels a toujours dénoncé et combattu la conception « idéaliste » de la
réalité, qu’elle soit naturelle ou humaine, comme « quelque chose d’ossifié (Verknöchertes),
d’immuable (Unwandelbares) », comme quelque chose qui est censé être créé d’« un seul coup (mit einem
Schlage Gemachtes)
» (Engels 1886, p.33 ; orig., p.315). Selon l’auteur, jusqu’à la parution en 1755 de
l’essai de Kant intitulé Allgemeine Naturgeschichte und Theorie des Himmels, cette « conception
pétrifiée de la nature (versteinerte Naturaunschauung) » (ibid., p.34 ; orig., p.3I6) s’est maintenue dans
l’histoire des sciences en Europe ; la conviction de l’« immuabilité absolue de la nature
(Unveränderlichkeit der Natur) » a été unanimement partagée par l’ensemble des sciences naturelles (ibid.,
p.32 ; orig., p.314). Ce n’est qu’à partir de l’essai de Kant que la conception de la nature comme une
réalité qui « n’est pas (die Nature nicht ist) mais devient (wird) et périt (vergeht) » (ibid., p.35 ; orig.,
p.317) commence à être adoptée par les scientifiques. L’approche dialectique de la nature et de toute
autre réalité réside dans cette conception :
« La nouvelle conception de la nature était achevée dans ses grandes lignes : voilà
dissous tout ce qui était rigide (alles Starre war aufgelöst), volatilisé tout ce qui était fixé
(alles Fixierte verflüchtigt), et périssable tout ce qu’on avait tenu pour éternel (alles für
ewig gehaltene Besondere vergänglich geworden); il était démontré que la nature se meut
dans un flux et un cycle perpétuels (in ewigem Fluß und Kreislauf) » (ibid., p.38 ; orig.,
p.317).
La vision dialectique du réel c’est de le concevoir comme mouvement pur (Bewegung), transformation
ininterrompue (Umgestaltung), changement perpétuel (Veränderung).
Où il y a mouvement il y a travail. Vu sous cet angle ce n’est pas l’homme seul qui devrait être
considéré comme un agent qui travaille, la nature elle-même est une force qui travaille puisque c’est
elle qui produit et se reproduit par excellence. Mais le chapitre de la Dialectique de la nature qui
retient ici particulièrement notre attention s’intitule (traduit littéralement) : Le rôle du travail dans le
devenir homme du singe. Même si au sens très général du terme il serait concevable de prêter à la
nature la faculté de travail, le travail qui a permis la transition du singe en homme doit être d’une
autre nature, d’une autre espèce. S’agissant de l’histoire de l’homme et non de la nature, le travail qui
est en cause est une action de transformation certes mais obéissant à une intention ou à une
préméditation ; c’est-à-dire qu’il s’agit d’une action de transformation consciente. Et les choses se
compliquent singulièrement dans le texte d’Engels lorsqu’il fait intervenir la dimension de la
réflexivité dans l’examen du travail.
2.2. La question de la réflexivité et la problématique du besoin
Engels écrit :
« D'autre part, le développement du travail a nécessairement contribué à resserrer les
liens entre les membres de la société (Gesellschaftsglieder) en multipliant les cas
d'assistance (Unterstützung) mutuelle, de coopération commune (Zusammenwirken), et en
rendant plus claire chez chaque individu la conscience de l'utilité (das Bewußtsein von
der Nützlichkeit) de cette coopération. Bref, les hommes en formation en arrivèrent au
point où ils avaient réciproquement quelque chose à se dire (etwas zu sagen). Le besoin
se créa son organe (das Bedürfnis schuf sich sein Organ), le larynx non développé du singe
se transforma, lentement mais sûrement, grâce à la modulation pour s'adapter à une
modulation sans cesse développée, et les organes de la bouche apprirent peu à peu à
prononcer un son articulé après l'autre » (Engels 1876, p.174 ; orig., p.446)
Les singes comme tout autre être naturel sont ici supposés travailler au sens immédiat du
terme : déployer des efforts en vue d’assurer la survie, de se conserver dans le temps et dans l’espace.
Il s’agit là de la simple action d’acquisition des objets nécessaires à la survie, destinés à la satisfaction
des besoins strictement naturels. On ne comprend guère ici -ce que Rousseau a le premier souligné
avec force et profondeur au sujet du passage de l’état de nature à la culture-, pour quelle raison « les
cas d’assistance » devraient se multiplier progressivement entre les membres des tribus de singe avant
toute « conscience » de l’utilité de la coopération. Plus exactement qu’est-ce qui autorise Engels à
qualifier d’«assistance mutuelle » (gegnseitiger Unterstützung) ou de « coopération commune »
(gemeinsamen Zusammenwirkens) les interactions entre les êtres naturels pré-humains. Tant que la
conscience, c’est-à-dire la réflexivité n’est pas encore présente et en acte, les interactions, quelle que
soit par ailleurs leur intensité, sont de simples contacts dictés par l’instinct. C’est l’émergence de la
conscience qui les fait apparaître, aux yeux des individus concernés, comme des « cas » d’assistance
ou de coopération. En d’autres termes, Engels ne s’explique guère sur le fait de savoir pour quelle
raison, au cours de la transition évolutive du singe en homme, c’est l’utilité de la coopération ou de
l’assistance qui deviendrait plus claire, c’est-à-dire consciente dans les esprits et non la perception ou
l’appréhension même de ces interactions comme des cas d’assistance et de coopération. Selon Engels
les singes feraient l’expérience de l’utilité de la coopération, de l’utilité de l’assistance, de l’utilité du
langage sous la poussée d’une accumulation purement quantitative d’interactions et d’efforts
d’acquisition des objets de besoin. Le raisonnement d’Engels laisse entendre qu’il se réfère ici à la
première des « lois » de la dialectique : « conversion de la quantité en qualité (Umschlag von Quantität in
Qualität)
» (Engels 1886a, p.215 ; orig., p.482). Mais même si on admettait la validité d’un phénomène
comme un « saut qualitatif » par la simple accumulation quantitative, il faut bien accepter que le saut
entraîne un redéploiement et une modification radicale des rapports des êtres concernés à leur monde
et à leur propre existence. Avec le saut qualitatif les êtres ne prennent pas conscience de l’« utilité »
de leur « être ensemble » ou de leur Mitsein ; ils prennent conscience de ce que leur existence
collective ou en tribu est une forme de coopération ou d’assistance, c’est-à-dire une forme de division
du travail. Avec le saut qualitatif ce n’est pas la conscience de l’utilité de la division du travail qui se
révèle mais les individus prennent conscience du fait que l’ensemble de leurs interactions constitue
une division du travail, est de la division du travail. En d’autres termes, il nous semble que la
supposition engelsienne du fait que la division du travail devrait être considérée comme le résultat
d’une intensification des besoins naturels pose problème. Il semble plus conséquent de supposer qu’en
devenant homme nous prenons conscience du fait que les différentes tâches exercées au sein d’une
tribu forment les composantes d’un ensemble cohérent, c’est-à-dire d’une division du travail. Avec
l’« humanisation », ce n’est pas l’utilité de la division du travail que nous découvrons ; nous prenons
conscience de ce que notre « être ensemble » est une division du travail. De ce point de vue, la
question de l’utilité ou de la désutilité de la division du travail vient en second lieu.
En quoi consiste exactement le geste d’Engels ? Mettre à l’origine de l’humanisation de
l’homme, absolument, le besoin. Et la satisfaction du besoin exige évidemment du travail. Il y a par
conséquent d’abord les besoins et c’est le développement des besoins qui donne lieu à l’intensification
de la division du travail, à la nécessité de la communication entre les individus, au langage, à la
conscience. En d’autres termes la société dérive du besoin naturel, de la multiplication des besoins
naturels. Engels dit « le besoin se créa son organe ». Cet organe c’est le langage. Le besoin de la
communication créa le langage. Par conséquent on suppose qu’un processus naturel de
développement des besoins nécessite du travail toujours plus conscient, toujours plus élaboré,
toujours mieux organisé. Pour répondre aux exigences de ce processus de complexification de
l’organisation du travail, les individus en voie d’humanisation, éprouvent le besoin de se parler ; ils
découvrent qu’ils « ont quelque chose à se dire ». Et nous avons l’explication de l’apparition du
langage. Mais est-ce qu’il est évident, comme le pense Engels, que les pré-humains ou les singes ne
commencent à parler que sous la poussée des besoins naturels ? Peut-on accepter, comme allant de soi,
que les besoins puissent se multiplier au rythme et à l’intensité que leur suppose la représentation
d’Engels –et par voie de conséquence le travail puisse se diviser à un degré très élevé-, sans que
l’existence individuelle et sociale des pré-humains n’intègre une dimension de réflexivité ? Nous
lisons :
“C'est à l'esprit (Kopf), au développement et à l'activité du cerveau (Gehirn) que fut
attribué tout le mérite (Verdienst) de la progression rapide de la civilisation; les
hommes s'habituèrent à expliquer leurs actions par leur pensée (Denken) au lieu de
l'expliquer par leurs besoins (Bedürfnissen) (qui cependant se reflètent (widerspiegeln)
assurément dans leur tête (im Kopf), deviennent conscients), et c'est ainsi qu'avec le
temps on vit naître cette conception idéaliste du monde qui, surtout depuis le déclin
du monde antique, a dominé les esprits Elle règne encore à tel point que même les
savants matérialistes de l'école de Darwin ne peuvent toujours pas se faire une idée
claire de l'origine de l'homme, car, sous l'influence de cette idéologie (jenem
ideologischen Einfluß), ils ne reconnaissent pas le rôle que le travail a joué dans cette
évolution » (Engels 1876, p.178 ; orig., p.451)
Ce passage est extrêmement significatif. Les hommes, étant « naturellement » portés à l’idéalisme,
auraient pris l’habitude d’expliquer leurs faits et gestes par leur pensée et non par leur besoin.
Pourtant Engels indique bien que les besoins « se reflètent assurément dans leur tête ». A partir du
moment où les besoins se reflètent dans la tête, ne deviennent-ils pas radicalement autre chose que les
besoins dits naturels ? Plus exactement, à partir du moment où les faits et gestes des pré-humains se
trouvent reflétés dans leur tête, ces derniers ne commencent-ils pas à percevoir comme besoin ce qui,
jusque là, était vécu comme instinct ? Engels pose le besoin à l’origine. Or, en toute logique
matérialiste, il devrait mettre à l’origine l’instinct. Le besoin, au sens humain du mot, implique une
réflexivité de l’agent considéré sur ses faits et gestes. En d’autres termes c’est une conscience de soi
qui peut avoir des besoins. Le pré-humain ou le singe, parce qu’il n’est pas encore humain, est privé
de cette réflexivité ; par conséquent il doit être enfoui dans l’ordre de l’instinct. Pour Engels le fait de
mettre en avant l’importance déterminante de la conscience ou de la réflexivité revient à faire preuve
de l’idéalisme. Une attitude matérialiste devrait partir du « besoin » et du « travail » pour expliquer
l’apparition de l’homme. Or notre sentiment est que mettre la conscience à l’origine comme
dimension déterminante de l’homme, ne signifie pas nécessairement qu’on tente tout expliquer par les
pensées. Cela veut dire qu’avec la conscience ou la réflexivité, c’est l’ensemble de l’existence
naturelle, c’est-à-dire instinctuelle des êtres naturels qui se trouve redéfinie. Et c’est dans ce
mouvement de réflexion d’une entité sur elle-même que ce qui s’effectuait auparavant selon la
détermination de la nature, sans conscience, se trouve appréhendé comme besoin obéissant aux
exigences d’une intention ou d’un projet. Considérons encore ces deux passages d’Engels :
« Or, plus les hommes s'éloignent de l'animal, plus leur action sur la nature prend le
caractère d'une activité préméditée (vorbedachter), méthodique (planmäßiger), visant des
fins déterminées, connues d'avance (bekannte Ziele). L'animal détruit la végétation
d'une contrée sans savoir ce qu'il fait » (Engels 1876, p.179 ; orig., p.451)
« D'ailleurs, il va de soi qu'il ne nous vient pas à l'idée de dénier aux animaux la
faculté d'agir de façon méthodique (planmäßiger), préméditée (vorbedachter). Au
contraire. Un mode d'action méthodique existe déjà en germe partout où du
protoplasme, de l'albumine vivante existent et réagissent, c'est à dire exécutent des
mouvements déterminés, si simples soient ils, comme suite à des excitations externes
déterminées. Une telle réaction a lieu là ou il n'existe même pas encore de cellule, et
bien moins encore de cellule nerveuse. La façon dont les plantes insectivores
capturent leur proie apparaît également, dans une certaine mesure, méthodique
(planmäßig), bien qu'absolument inconsciente (obwohl vollständig bewußtlos) » (Engels
1876, p.179 ; orig., p.452)
Le premier passage affirme clairement que l’éloignement de l’homme de l’animal s’effectue par la
transformation de son action sur la nature ; son travail devient méthodique, prédéterminé, obéissant à
des buts connus d’avance. C’est donc bien la réflexivité, la conscience qui fait la spécificité de
l’homme par rapport à l’animal, c’est-à-dire par rapport à un être naturel. Or le deuxième passage
reconnaît également au règne animal une certaine réflexivité puisque Engels estime que les animaux
possèdent une certaine faculté d’agir de façon méthodique et prédéterminée. Mais ces deux derniers
concepts ne relèvent pas du même registre. L’action de l’instinct peut être rigoureusement méthodique
sans qu’elle soit préméditée, c’est-à-dire consciente ou réflexive. D’ailleurs la suite du passage
montre sur ce plan une ambiguïté troublante. Au sujet des plantes insectivores Engels observe que
leur action est « dans une certaine mesure méthodique, bien qu’absolument inconsciente (vollständig
bewußtlos)
». Bewusstlos veut dire, littéralement, absence de conscience. Cette remarque montre qu’aux
yeux d’Engels une action peut être parfaitement méthodique sans qu’elle soit réflexive. On voit donc
que les analyses d’Engels comportent une imprécision et une ambiguïté concernant la question de
l’origine de l’homme. Etant profondément convaincu qu’une analyse « matérialiste » doit
nécessairement placer à l’origine quelque chose de matériel, de concret et de naturel (c’est-à-dire de
nature purement quantitatif) l’auteur désigne le « besoin » comme le moteur de l’hominisation de
l’homme. Et contre l’argument qui considère la conscience comme la dimension spécifique de
l’homme, et pour pouvoir conserver à l’origine quelque chose de concret, naturel, il attribue à
certaines réalités de la nature la faculté de préméditation.
La même ambiguïté est également observable chez Marx lorsque dans l’Idéologie Allemande
il écrit :
« Ce début est aussi animal (tierisch) que l’est, à ce stade, la vie sociale elle-même ;
c’est une pure conscience grégaire (Herdenbewußtsein), et l’homme ne se distingue ici
de du mouton qu’en ce que sa conscience lui tient lieu d’instinct (sein Bewußtsein ihm
die Stelle des Instinkts vertritt) ou que son instinct est un instinct conscient (sein Instinkt ein
bewußter ist) » (Marx-Engels 1846, p.1062, orig. 31)
Que devons-nous comprendre ici par «sa conscience qui lui tient lieu d’instinct » et « son instinct est
un instinct conscient » ? Si l’essence de la conscience est la réflexivité, il faut opter ou pour la
première ou pour la seconde partie de l’énoncé. La conscience est ou bien l’instinct même de
l’homme, dans ce cas l’instinct humain est fondamentalement différent de l’instinct animal puisqu’il
est un savoir qui se sait en tant que savoir. Ou bien la conscience est fondamentalement distincte de
l’instinct, c’est-à-dire d’un savoir essentiellement non réflexif. En tout état de cause, ni dans le
premier ni dans le second cas il ne serait possible d’affirmer que le début de l’homme soit purement
animal. La conscience –qu’elle soit ce qui remplace l’instinct ou ce grâce à quoi l’instinct humain
devient réflexif – introduit d’emblée un abîme irréductible entre l’homme et l’animal. A la fois Marx
et Engels veulent en revanche réduire cet abîme à une différence infime. Pour quelle raison ?
3. IMPLICATIONS ETHIQUES ET POLITIQUES DE LA VISION DU TRAVAIL EN
TANT QU’ESSENCE DE L’HOMME
3.1. De la nature à la culture : passage sans rupture
Cette ambiguïté s’explique à nos yeux par le fait qu’Engels, comme Marx, tient à ce que le
passage de la nature à la culture soit un processus continu et que ce passage soit réalisé par le travail
devenant toujours plus intense et complexe sous la poussée des besoins. La thèse fondamentale qu’il
considère comme la condition sine qua non du matérialisme c’est le fait que le travail vienne avant la
conscience. En d’autres termes cette thèse implique que l’homme est supposé se construire, se former
et donc accéder à la conscience à travers son activité de travail, son activité de production. Cette
attitude ne traduit pas une banale volonté de contestation de l’idéalisme. Elle renvoie à un souci et à
un espoir autrement plus fondamentaux. Ce qui importe à Engels d’établir c’est que dans le devenir de
l’homme il n’y a pas un avant et un après. Pas de rupture radicale. L’homme, dans son évolution obéit
à une nécessité d’ordre naturel. Cette nécessité c’est sa domination progressive sur la nature.
L’homme domine la nature, évidemment, par le travail, c’est-à-dire par son activité de production. Il
ne s’agit donc pas d’une simple décision subjective ou d’un projet qui ne serait dicté que par la
conscience. C’est la nature qui intensifie et multiplie progressivement les besoins de l’homme. Le
travail n’est donc pas une invention de l’homme. C’est pour répondre aux besoins qui se développent
que l’homme travaille. Dans son travail l’homme s’inscrit fondamentalement dans une nécessité
d’ordre, en dernière instance, naturel.
3.2. Contingence mais progrès
Mais faisons justice à Engels au sujet de la question de la nécessité dans l’histoire. Nous avons
vu plus haut que pour Engels l’histoire est pur mouvement. Lorsqu’Engels décrit ce mouvement il met
souvent en avant l’importance de la contingence dans l’histoire. Par exemple dans le paragraphe
intitulé « Zufälligkeit und Notwendigkeit » de Dialektik der Natur, il s’arrête précisément sur la
question de la contingence en rapport avec la nécessité. Les analyses qu’il développe sur cette
question sont complexes et subtiles ; il s’y efforce de ne pas opposer mécaniquement contingence et
nécessité. C’est à cette occasion qu’il loue la perspicacité de Darwin, dans l’Origine des espèces « œuvre qui fait époque (das epochemachende Werk ) »-, concernant le rôle de la contingence dans la
théorie de l’évolution (Engels 1886a, p.222 ; orig., p.489,). Dans cet ordre d’idées, plusieurs moments
du raisonnement d’Engels pourraient être mis en regard avec l’approche althussérienne de l’histoire
comme « procès sans sujet » ou ce que le même auteur appelle le « matérialisme aléatoire » (Althusser
1984-88, p.34). Dans d’innombrables passages de ses interrogations épistémologiques, Engels
dénonce la vision de l’histoire comme un processus dont le but ou la destination serait pré-programmé
par une conscience ou une volonté transcendantale ; il rappelle constamment que dans le processus
historique le négatif et le positif sont des moments qui ne sauraient être dissociés et opposés l’un à
l’autre comme des réalités isolées, sui generis, s’articulant selon une causalité linéaire ; il met en
garde contre la tentation de vouloir comparer, sur un plan qualitatif, telle configuration historique
avec telle autre. Par conséquent, Engels tient à affirmer fermement qu’à ses yeux l’histoire n’est pas
un processus censé être régi, gouverné, orienté, déterminé par un sujet transcendantal. Bien au
contraire, cette vision des choses c’est ce qu’il dénonce comme « métaphysique ». Cependant,
s’inscrivant pleinement dans l’intuition hégélienne du « Vrai comme sujet », il conçoit le processus
historique également comme sujet. Quelque chose d’éminemment « positif » se réalise dans l’histoire,
tout au moins dans une séquence de cette histoire, à l’instar d’un sujet. Essayons de développer cette
dernière proposition.
Dans Ludwig Feuerbach und der Ausgang der klassischen deutschen Philosophie nous lisons
les lignes suivantes:
“Pas plus que la connaissance, l’histoire ne peut trouver un achèvement définitif dans un état
idéal parfait de l’humanité (in einem vollkommnen Idealzustand der Menschheit) ; une société parfaite,
un “Etat” parfait sont des choses qui ne peuvent exister que dans l’imagination (Phantasie) ;
tout au contraire, toutes les situations (Zustände) qui se sont succédé dans l’histoire ne sont que
des étapes (Stufen) transitoires dans le développement sans fin (endlose Entwicklungsgang) de la
société humaine progressant de l’inférieur vers le supérieur (vom Niedern zum Höhern). Chaque
étape est nécessaire (notwendig), et par conséquent légitime (berechtigt) pour l’époque et les
conditions auxquelles elle doit son origine (für die Zeit und die Bedingungen, denen sie ihren Ursprung
verdankt )…” (Engels 1886b, p.13; orig., p.267;)
Engels souligne, dans un premier temps, l’inadéquation des concepts de « perfection » et d’
« achèvement » à la dialectique. La perfection ou l’achèvement, dans la mesure où ils supposent la fin
de l’histoire, et donc du mouvement, sont des hypothèses absurdes, de purs produits de l’imagination.
Cette remarque, entendue au sens d’une vision de l’histoire composée de moments, de situations,
d’étapes obéissant, dans chaque cas, à une logique spécifique et se déployant dans des conditions
particulières aussi positives les unes que les autres, en ce sens donc cette remarque peut être
interprétée comme une illustration du « matérialisme aléatoire » d’Althusser. Mais la suite du
raisonnement met à mal une telle interprétation. Engels parle du progrès de la société humaine « de
l’inférieur vers le supérieur » (vom Niedern zum Höhern). L’histoire humaine obéit par conséquent au
rythme et au sens d’un mouvement téléologique, en constant progrès : du primitif vers le civilisé, de
la faiblesse vers la force, de l’impuissance vers la maîtrise, de l’ignorance vers le savoir, de
l’obscurité vers la lumière, de l’erreur vers la vérité, de la naïveté vers la sagesse, de l’esclavage vers
la liberté… Nous sommes alors en droit de nous demander pour quelle raison un tel mouvement de
progrès ne devrait pas aboutir, un jour, à la perfection. En d’autres termes, pour quelle raison il serait
illégitime de supposer qu’un tel processus de progrès s’achève, un jour, dans la perfection ? Non
seulement c’est légitime mais c’est même irréfutable sur le plan logique. Que peut signifier
l’expression « de l’inférieur vers le supérieur » sinon l’idée d’une évolution où les moments de
l’histoire s’ordonneraient entre eux selon une logique de dépassement, chaque moment réalisé
représentant un état nécessairement plus avancé au regard du moment antérieur. Il existe donc une
contradiction logique entre la première et la deuxième partie du raisonnement d’Engels. Si l’on
renonce à la perspective de perfection, il faut également renoncer à la perspective de progrès constant,
c’est-à-dire à la perspective d’un mouvement qui avancerait constamment et nécessairement « de
l’inférieur vers le supérieur ». Or la perspective de progrès constant de la société humaine est la
dernière hypothèse à laquelle serait prêt à renoncer Engels. La croyance en le progrès constant dans la
marche de la société humaine constitue proprement la pierre angulaire de son œuvre à la fois
théorique et pratique.
La chose est évidemment plus complexe. Nous avons vu plus haut qu’aux yeux d’Engels, avec
l’essai de 1755 de Kant, les sciences ont cessé de concevoir la nature (y compris la réalité humaine)
comme quelque chose de figé pour l’appréhender comme une réalité qui devient et périt. S’il y a
anéantissement et mort de la nature, l’hypothèse d’un progrès ininterrompu de la société humaine se
trouve privée de tout fondement. Mais examinons cette remarque qui suit immédiatement le passage
du texte d’Engels sur Feuerbach que nous venons de commenter:
“…la science de la nature, qui, si elle prévoit que la terre pourrait cesser d’exister, tient pour
fort probable qu’elle cessera d’être habitable (Bewohnbarkeit), ce qui revient à envisager pour
l’histoire de l’humanité non seulement une période ascendante, mais aussi une phase de
déclin (nicht nur einen aufsteigenden, sondern auch einen absteigenden Ast). Nous nous trouvons en tout
cas (jedenfalls) encore assez loin du tournant (noch ziemlich weit von dem Wendepunkt) à partir
duquel l’histoire de l’humanité ira en déclinant (von wo an es mit der Geschichte der Gesellschaft
abwärtsgeht) …” (Engels 1886b, p.14-15; orig., p.268,)
Une phase descendante de l’histoire humaine est ici explicitement envisagée. La science de la nature
nous enseigne, dit Engels, qu’un jour notre monde « cessera d’être habitable ». Mais immédiatement
après il s’empresse d’affirmer que nous sommes jedenfalls encore assez loin du Wendepunkt à partir
duquel la descente commencera. Autant dire que pour le moment nous pouvons nous rassurer ; la
phase ascendante de l’histoire de l’humanité se poursuivra pour un moment et pour un long moment ;
il n’y a pas lieu de nous inquiéter, de nous alarmer ; le progrès n’est point menacé dans un avenir
proche ; le déclin et la mort sont encore bien loin. Le lecteur souhaite évidemment prendre
connaissance des arguments qui justifient une telle assurance. Qu’est-ce qui autorise Engels à utiliser
avec autant d’évidence l’adverbe « jedenfalls ». Qu’est-ce qui nous garantit que la phase actuelle de
l’histoire humaine s’inscrirait dans l’aufsteigenden Ast ? Et si nous étions déjà pris dans
l’absteigenden Ast ? Le fait que nous ne soyons pas encore engagé dans la phase descendante
s’expliquerait-il par le fait que la société humaine n’a pas encore atteint l’état parfait ? Ces questions
demeurent sans réponse car aucun argument précis ne vient étayer cette affirmation d’Engels ; ceci
parce qu’il s’agit d’une pure affirmation, c’est-à-dire d’une croyance, d’une certitude, nous dirions
volontiers d’une « foi ». En dernière analyse Engels dit : « c’est comme ça ». Quelles que soient donc
les finesses, les subtilités, la complexité de ses raisonnements dialectiques, quelles que soient la
profondeur philosophique, la rigueur conceptuelle, l’érudition impressionnante de ses interrogations
en matière épistémologique, jamais l’évidence de la phase ascendante de l’histoire humaine n’est
interrogée et encore moins remise en question par l’auteur. Aucune analyse spécifique n’est consacrée
à l’examen de ce présupposé. La raison réside dans le fait que la conviction d’Engels relève ici de la
« foi » ; elle ne correspond pas à une simple hypothèse d’un raisonnement analytique.
4. EN GUISE DE CONCLUSION
Ces considérations nous amènent à faire deux remarques conclusives en ce qui concerne les
ambiguïtés du geste engelsien qui confère une valeur ontologique infinie au travail. En premier lieu,
dans sa conception de l’histoire, Engels tient particulièrement à adopter une attitude à la fois
matérialiste, dialectique et a-téléologique. La référence au besoin et par voie de conséquence au
travail assure le caractère matérialiste de l’attitude. L’approche dialectique réside dans la vision
hégélienne de l’histoire en tant qu’essentiellement « sujet ». L’a-téléologie est justifiée par l’attention
accordée à la contingence et au fait que dans l’histoire il doit y avoir nécessairement des phases
ascendantes et descendantes. Or, notre lecture de la logique qui régit le raisonnement d’Engels nous a
montré que même si une phase descendante est envisageable, son éventuelle survenue n’est
absolument pas à l’ordre du jour. Au contraire, nous pouvons nourrir une sereine confiance en la
marche de l’humanité dans la phase ascendante vers plus de « positivité ». Une telle conviction
permet de conserver les avantages de la téléologie en en évitant les désavantages idéalistes. Car s’il y
a une chose dont Engels, comme Marx, est absolument convaincu et à laquelle il ne renoncera à aucun
prix, c’est la certitude de la marche de l’humanité vers la libération, dans sa phase ascendante. Cette
libération n’est pas une affaire de conscience ; elle est inscrite dans la logique même de l’histoire en
tant nécessité. C’est le développement du travail, de la division du travail au sens le plus radical du
terme (qui comprend également la division du travail intellectuel, c’est-à-dire le développement des
connaissances et de la science) qui réalise progressivement cette libération par le perfectionnement
des forces productives. L’accession à la pleine liberté de l’homme se réalise, en dernière analyse, par
la domination intégrale de la nature grâce au développement du travail. C’est à ce propos que
Papioannou parle d’une « métaphysique barbare » des forces de travail que nous avons évoquée plus
haut. Dans une telle métaphysique les conditions dans lesquelles le travail est réalisé ne sont guère
interrogées. Plus exactement, dans cette métaphysique la question n’est jamais posée de savoir si le
travail, pour qu’il exerce effectivement sa vertu émancipatrice, ne devrait pas être exécuté dans un
contexte social déjà libre, juridiquement et politiquement libre. Une telle question reviendrait à
accorder à la liberté une priorité et une antériorité par rapport au travail. Il faudrait par conséquent
abandonner la conception technocratique du travail en tant qu’activité en elle-même libératrice. Tout
ceci exigerait un retour patient sur et un réexamen du positionnement respectif du travail et de la
conscience (du langage) au sujet de l’origine de l’homme. L’homme qui travaille a fondamentalement
un autre rapport au monde et à lui-même comparé avec la meilleure araignée de la nature œuvrant
sous la dictée de ses instincts. Ce rapport est le fait de la réflexivité. Et il serait malaisé de supposer
que cette réflexivité soit simplement le résultat du développement des besoins naturels et du travail.
L’activité instinctive devient du travail effectivement humain au sein et à travers cette réflexivité. Il
faudrait, d’une certaine façon, reconnaître une antériorité à la conscience par rapport au travail. Mais
si le travail en lui-même ne peut pas exercer sa vertu libératrice, il faudrait également remettre en
cause la vision de l’histoire comme un processus obéissant à la nécessité de la marche vers plus de
positivité. Il faudrait par conséquent renoncer également à notre certitude selon laquelle nous, ici
même, représenterions le moment le plus élevé et le plus avancé de l’histoire.
En deuxième lieu, la méfiance que nourrit Engels à l’égard de la conscience le conduit,
paradoxalement, vers une attitude utilitariste. Rappelons-nous le passage précité d’Engels au sujet du
devenir homme du singe : progressivement les hommes découvrent et expérimentent l'utilité de leur
coopération. Utilité, parce que cette coopération permet la satisfaction de besoins toujours plus
diversifiés, toujours plus complexes. Plus le travail satisfait des besoins complexes plus l’homme
maîtrise la nature et son environnement. Autrement dit Engels conçoit le travail, essentiellement, du
point de vue de son utilité dans la marche vers la libération. A ses yeux, un regard qui n’est pas
attentif à cette dimension d’utilité ne peut être que le fait d’une vision idéaliste. En définitive le
dépassement engelsien de l’idéalisme s’avère être l’utilitarisme. Or n’y a-t-il pas une dimension
ludique dans le travail ? N’est-ce pas précisément cette dimension qui contribue à l’émancipation mais une émancipation conçue en dehors de toute logique téléologique, c’est-à-dire en dehors de
toute vision de la destination de l’homme comme maîtrise absolue de la nature? Pourquoi ne jamais
évoquer les passions, la passion dans le travail, la passion pour le travail ? Le travail effectivement
émancipateur n’est-il pas, également, une activité jouissive, une activité de plaisir ? Les mots
jouissance, plaisir, passion, désir sont désespérément absents dans la Le rôle joué par le travail dans
le devenir homme du singe. Comme tout utilitarisme celui d’Engels est également triste. Il est
dommage qu’Engels et Marx n’aient pas porté plus d’attention sur l’œuvre, assurément délirante mais
étonnamment libératrice, de Fourier : un des rares penseurs du 19ème siècle à avoir osé mettre le travail
au service de la passion (Barthes 1971).
Bibliographie
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PAPAIOANNOU K. (1983), De Marx et du marxisme, NRF Gallimard
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