obtenu une reconnaissance mais celle-ci n'est en rien l’acte d'une conscience de soi libre. L’esclave se
met à travailler au service du maître ; ayant différé sa propre jouissance, il commence à transformer
l'être-là pour la jouissance du maître :
"Le travail (…) est désir réfréné (gehemmte Begierde), disparition retardée (aufgehaltenes
Verschwinden) : le travail forme (sie bildet). Le rapport négatif à l'objet devient forme
(Form) de cet objet même, il devient quelque chose de permanent (Bleibende), puisque
justement à l'égard du travailleur, l'objet a une indépendance (Selbständigkeit)" (ibid.,
p.165 ; orig. p.153-54).
Le rapport, à l'origine purement négatif, qui s'instaure, dans le travail forcé, à l'égard de la chose,
apparaît progressivement comme le chemin même de la libération de l'esclave. En effet, en
transformant l'être-là, le monde, la nature, l'esclave lui imprime sa propre subjectivité; l'intériorité de
l'esclave acquiert ainsi "une subsistance et une permanence" (Hyppolite 1946, p.170) dans le produit
du travail :
"Cet être pour soi (Fürsichsein des Bewusstseins) dans le travail s'extériorise lui-même et
passe dans l'élément de la permanence (Element des Bleibens) ; la conscience travaillante
(arbeitende Bewusstsein) en vient ainsi à l'intuition (Anschauung) de l'être indépendant
comme intuition de soi-même" (Hegel 1807, p.165 ; orig., p.154).
L'esclave avait tremblé dans tout son être devant la mort, c'est-à-dire devant la perspective
d'une perte absolue de l'être-là, du monde. Il s'était, par conséquent, rendu esclave de la vie. Or, dans
le travail, il s'affranchit progressivement de cet esclavage en transformant l'être-là à son image.
L'indépendance de l'esclave s'obtient donc par la réanimation, la maîtrise et l'appropriation de la
totalité de l'être-là. Ceci réalisé, l'esclave n'aura nul besoin de la reconnaissance du maître puisqu'il
pourra désormais se contempler dans le produit de son travail, et reconnaître son être-pour-soi dans le
monde devenu sa propre œuvre :
"Le Maître ne peut jamais se détacher du Monde où il vit, et si ce Monde périt, il
périt avec lui. Seul l'Esclave peut transcender le Monde donné (asservi au Maître) et
ne pas périr. Seul l'Esclave peut transformer le Monde qui le forme et le fixe dans la
servitude, et créer un Monde formé par lui où il sera libre" (Kojève 1947, p.34).
Dans les Manuscrits parisiens Marx loue chez Hegel, comme nous l’avons rappelé plus haut, cette
conception du travail en tant qu'objectivation et réalisation de l'homme ; Hegel, dit Marx, « conçoit le
travail comme l'essence (Wesen), l’affirmation de sa nature (bewährende Wesen - l'essence avérée) de
l'homme » (Marx 1844, p.126 ; orig., p.574). L'homme libre est son travail ; il est le produit de son
travail ; il n'est libre que dans un monde entièrement réanimé et reproduit par son travail.
Si nous avons tenu à présenter ce récit anecdotique qui est à l’évidence fortement réducteur