C'est justement l'erreur de Ricardo, qui,
dans son premier chapitre sur la valeur *,
suppose comme données toutes les catégo-
ries possibles, qu'il faut d'abord expliquer,
pour montrer ensuite leur conformité à la loi
de la valeur.
Il est vrai que l'histoire de la théorie prouve
d'autre part, comme vous l'avez supposé
avec raison, que la conception du rapport de
valeur a toujours été la même, plus ou moins
claire, tantôt estompée d'illusions, tantôt
mieux définie scientifiquement. Comme le
processus de la pensée émane lui-même des
conditions de vie, et est, lui-même, un pro-
cès de la nature, la pensée, en tant qu'elle
appréhende réellement les choses, ne peut
qu'être toujours la même, et elle ne peut se
différencier que graduellement, selon la
maturité atteinte par l'évolution, et donc
aussi selon la maturité de l'organe qui sert à
penser. Tout le reste n'est que radotage.
L'économiste vulgaire ne soupçonne même
pas que les rapports réels de l'échange quo-
tidien et les grandeurs de valeurs ne peuvent
être immédiatement identiques. L'astuce de
la société bourgeoise consiste justement en
ceci, qu'a priori il n'y a pas pour la produc-
tion de réglementation sociale consciente.
Ce que la raison exige et ce que la nature
rend nécessaire, ne se réalise que sous la
forme d'une moyenne agissant aveuglé-
ment. Et alors l'économiste vulgaire croit
faire une grande découverte, lorsque, se
trouvant devant la révélation de la connexité
interne des choses, il se targue avec insis-
tance que ces choses, telles qu'elles appa-
raissent, ont un tout autre aspect. En fait, il
tire vanité de son attachement à l'apparence
qu'il considère comme la vérité dernière.
Alors, à quoi bon encore une science ?
Mais il y a dans cette affaire un second
arrière-plan. Une fois qu'on a vu clair dans
ces rapports internes, toute croyance théo-
rique en la nécessité permanente de l'état de
choses actuel s'effondre, avant que l'effon-
drement n'ait lieu dans la pratique. Les
classes dominantes ont donc dans ce cas un
intérêt absolu à pérenniser cette confusion
et ce vide de pensée. Et sinon pourquoi
donc paierait-on ces sycophantes bavards,
eux qui, dans le domaine scientifique, n'ont
d'autre atout en mains que d'affirmer qu'en
économie politique on ne doit absolument
pas réfléchir ?
Cependant, satis superque [c'est assez et
plus qu'assez]. En tout cas, ceci prouve à
quel point ces calotins de la bourgeoisie
sont dégénérés, puisque des ouvriers, et
même des fabricants et des commerçants
ont compris mon livre et y ont vu clair, alors
que ces «docteurs de la loi» (!) se plaignent
de ce que j'augure trop bien de leur intelli-
gence.
Je ne vous recommande pas de reproduire
l'article de Schweitzer, bien qu'il ait été bon
pour son journal.
Je vous serais très reconnaissant pour l'envoi
de quelques numéros de Staats-Anzeiger.
Quant à l'adresse de Schnake vous pourrez
l'obtenir par l'intermédiaire de l'Elberfelder
Zeitung.
Salutations cordiales à votre femme et à
Franzchen.
A propos ! Je viens de recevoir l'article de
Dietzgen sur mon livre, je vous l'envoie.
Votre K. M
«Par matérialiste, le philistin entend la goinfrerie,
l’ivrognerie, la convoitise, les joies de la chair et un train
de vie fastueux, la cupidité, l’avarice, l’avidité, la chasse
aux profits et la spéculation en Bourse. Bref tous les vices
sordides dont il est lui-même en secret l’esclave ; et par
idéalisme, il entend la croyance à la vertu, à l’altruisme
universel et, en général, à un monde meilleur. Qualités
dont il fait parade devant les autres, mais auxquelles il ne
croit lui-même que tant qu’il traverse la période nau-
séeuse ou de débâcle qui suit nécessairement ses excès
matérialistes coutumiers, tout en chantant son refrain
préféré : qu’est-ce que l’homme ? Moitié bête, moitié
ange !2».
Du reste, je n’ergoterai plus longtemps là-dessus. Tout
en rappelant que parfois, c’est dans ce que l’on veut dire
que réside l’essentiel. D’où l’importance de la nécessaire bonne foi du lecteur, tout
autant que celle du narrateur proprement dit. Enfin, pour en finir sur cet aspect,
je dirais simplement que la différence entre la personne avertie et celle qui ne l’est
pas, lorsqu’elles scrutent toutes deux le ciel, est que tout en voyant la même chose,
la première sait ce qu’elle voit, alors que la seconde ne le sait pas !
A ce sujet, on peut lire avec intérêt et profit :
Lettres sur les sciences de la
nature,
entre Marx et Engels. Puis
l’Anti-Dühring
(ou M.E. Dühring
bouleverse la science) et si cela ne suffit pas :
Dialectique de la nature
d’Engels. De même que :
Lettres à Kugelmann
de Marx. Particulièrement
celle du 11/07/18683, que nous recommande Lénine dans la préface de
l’ouvrage en question !
Je passe aussi sur la lutte que menèrent, en premier lieu, Marx et Engels à propos
de la liberté définie comme la nécessité.
«Les faits sont têtus…»
, ajoutera
Lénine à destination de ceux qui tentaient de plier la nécessité à leurs desiderata,
plutôt que de s’incliner modestement devant elle. Car, c’est bien dans l’étude de
celle-ci que le marxisme se montre plus scientifique et supérieur à toute autre ap-
proche. Y compris, avec tous les risques d’erreurs que cela comporte !
Ceci étant dit, n’oublie jamais qu’il y a révolutionnaires et révolutionnaires... En
effet, nous nous réclamons quant à nous de la révolution socialiste et d’aucune
autre. Ce qui est loin d’être le cas de tous les révolutionnaires qui agissent selon
des programmes absolument étrangers au nôtre et aux masses. En ce sens, les
rapports entre le parti et celles-ci sont déterminants pour la victoire des exploités
eux-mêmes. C’est pourquoi nous avons pour habitude de dire que les mouvements
de masses sont parfois aussi imprévisibles que les changements météorologiques, et
mettent en jeu des forces aussi considérables. La tornade qui ravagea, il n’y a pas
si longtemps, le Nord de la France donne une idée assez exacte de la soudaineté et
de l’efficacité de tels phénomènes peu prévisibles !
En effet, quel contrôle peuvent exercer les populations laborieuses sur des organi-
sations comme l’E.T.A, L’I.R.A, l’O.L.P, le Hamas etc. ? Autant dire au-
cun ! Conformément à la volonté de ces dernières, avant même leur arrivée au
pouvoir. De notre côté, nous ne militons pas pour notre propre accession aux
leviers de commande de la société. Notre ambition est que la société soit effective-
ment dirigée par ses propres membres. En ce sens les soviets sont infiniment plus
démocratiques que tous les parlements bourgeois, vidés de leurs prérogatives depuis
la fusion du capital bancaire et industriel au 19ième siècle !
Transition toute trouvée pour aborder l’impérialisme (stade suprême du capita-
lisme) et quelques-unes de ses applications. Par exemple : le réformisme, avec son
corollaire la transformation de syndicats ouvriers en courroies de transmission des
idéaux bourgeois dans la classe ouvrière. Quant à la petite-bourgeoisie qu’on le
veuille ou non, elle est sans doute la pire de toutes les classes sociales restantes.
Très composite, elle demeure nostalgique d’une période à jamais révolue. En con-
séquence et en fonction des circonstances et des rapports de force, elle oscille entre la
grande bourgeoisie, dont elle dépend d’une certaine manière et le prolétariat au sein
duquel elle craint sans cesse de tomber. Partagée entre la révolution ou le fascisme
en d’autres termes, elle est condamnée à disparaître ! Et fournit parfois les troupes
à des causes aussi désespérées que réactionnaires. Amicalement. Etienne.
2 Engels : Anti-Dühring !
3 Voir ci-contre.