Esquisse2 5
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de vie. Cela est vrai pour la tradition platonicienne et aristotélicienne pour qui la vie
philosophique culmine dans la vie selon l’esprit. Mais cela est tout aussi vrai pour les
cyniques, pour qui le discours philosophique se réduit au minimum, parfois à quelques
gestes ; les cyniques n’en sont pas moins considérés comme des philosophes, et même
comme des modèles de philosophie. [...]
Incommensurables donc, mais aussi inséparables. Pas de discours qui mérite d’être
appelé philosophique, s’il est séparé de [13] la vie philosophique, pas de vie
philosophique, si elle n’est étroitement liée au discours philosophique. [...]
Traditionnellement, ceux qui développent un discours apparemment philosophique,
sans chercher à mettre leur vie en rapport avec leur discours et sans que leur discours
émane de leur expérience et de leur vie, sont appelés des « sophistes » par les
philosophes, depuis Platon et Aristote jusqu’à Plutarque, qui déclare qu’une fois que
ces sophistes se sont levés de leurs chaires, et ont posé leurs livres et leurs manuels, ils
ne sont pas meilleurs que les autres hommes « dans les actes réels de la vie ».
On ne s’étonne dès lors pas que les Grecs considérèrent les sages indiens qu’ils rencontraient
comme des philosophes. Mégasthènes, ambassadeur de Séleucos Nicator auprès du roi indien
Candragupta à På†aliputra autour de l’an 300 avant notre ère, fut peut-être le premier à utiliser
le terme dans ce contexte-ci. D’autres — Strabon, Diodore et Athénée — suivirent son
exemple.1
C’est au sein du christianisme médiéval que s’opère en Occident un divorce entre
mode de vie et discours philosophique (p. 380) :
Seuls ont [...] subsisté les discours philosophiques de certaines écoles antiques, surtout
ceux du platonisme et de l’aristotélisme ; mais, séparés des modes de vie qui les
inspiraient, ils ont été ramenés au rang d’un simple matériel conceptuel utilisable dans
les controverses théologiques. La « philosophie », mise au service de la théologie,
n’était plus désormais qu’un discours théorique, et lorsque la philosophie moderne
conquerra son autonomie, au XVIIe siècle, et surtout au XVIIIe siècle, elle aura toujours
tendance à se limiter à ce point de vue.
[14]
Voilà un développement qui n’est pas sans parallèles en Inde. Là aussi, l’héritage des anciens
« philosophes » (au sens grec du terme) fera place à un nombre limité de systèmes qu’on
étudiera de façon toujours plus exclusivement théorique. La transition ne peut s’autoriser
d’une datation précise, et la philosophie indienne n’a à sa façon jamais totalement rompu les
liens qui l’unissaient à un mode de vie « philosophique » et à des exercices spirituels. Ces
liens se font toutefois de plus en plus ténus, et dans certains cas le sentiment l’emporte qu’ils
ont complètement disparu. D’hypothétiques visiteurs venus de la Grèce ancienne auraient
alors été bien en peine de reconnaître de vrais « philosophes » dans les adeptes de cette
1 Concernant l’emploi du terme « philosophes » pour désigner des sages indiens, voir Karttunen, India and the Hellenistic
World (1997), pp. 55 sq.