Texte téléchargé de www.wcaanet.org/events/webinar dans le cadre du séminaire virtuel EASA/ ABA / AAA
/ CASCA 2013
©2013 Jourdan
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langue hégémonique. Et j’écris en anglais pour être lue car le plus grand nombre de mes collègues
anglophones canadiens et américains, ne lit pas le français. On publie en anglais pour être lu, diffuser la
connaissance, développer sa carrière (avoir accès aux revues prestigieuses de la discipline, presque toutes
anglophones, en fait partie) et dans sa langue, ou celle de nos interlocuteurs de terrain, par conviction
politique. Le geste n’est pas anodin.
Ainsi, quand j’ai publié le dictionnaire du pijin mentionné plus haut, il était important qu’il soit
trilingue pijin-anglais-français pour mettre le pijin au rang des deux langues internationales du Pacifique, le
français et l’anglais. Bien sur, on peut dire qu’il s’agit là d’une démarche purement symbolique et
idéologique, car ce dictionnaire n’a rien changé concrètement à la situation du pijin localement, même si sa
parution coïncide avec le développement d’une jeune génération de citadins post-coloniaux qui a fait de cette
langue le symbole de sa distinction sociale et culturelle face à une élite urbaine qui utilise l’anglais comme
tremplin social. Mais il me semble que la difficulté la plus grande est liée aux attentes culturelles locales sur
la nature du langage, sa place dans la société et la fonction d’un texte. Ici plus particulièrement, deux
questions sont importantes: Comment justifier sur le plan épistémologique local le fait d’écrire un
dictionnaire d’une langue qui n’est jamais écrite (hormis la traduction de la Bible par les linguistes du SIL)?
Quel sens donner à la transformation d’une langue orale en en une série de mots décontextualisés classés par
ordre alphabétique? Pourquoi vouloir donner une légitimité à une langue que ses propres locuteurs
dénigrent? Chaque décision touchant la représentation de la langue, dans un dictionnaire ou ailleurs, est non
seulement un choix épistémologique, mais aussi un choix éthique.
La question de l’hégémonie de l’anglais comme langue de communication scientifique ne peut être
dissociée l’hégémonie de l’anglais dans d’autres sphères tel l’internet et les relations internationales. Cela a
déjà été dit. De plus, elle ne peut pas être dissociée non plus de la question plus générale du rôle des langues
glottophages dans la disparition de bien des langues du monde. Au Québec, la question de l’hégémonie de
l’anglais sert de toile de fond à des débats identitaires plus profonds qui s’apparentent à de nombreux autres
dans d’autres parties du monde. Toutes ces influences diverses, et l’avantage conceptuel que procure le fait
de vivre dans la société multilingue qu’est le Québec d’aujourd’hui, multilinguisme longtemps occulté par
les tensions politiques autour du bilinguisme français-anglais, ont certainement marqué ma conception de
l’anthropologie comme une discipline qui se doit d’être multilingue et multiculturelle.
Au-delà de l’hégémonie de l’anglais, qui incidemment nous permet d’enrichir la discipline par une
glocalisation créative, je m’interroge sur l’hégémonie de l’anthropologie américaine et son influence sur le
développement de notre discipline. Soutenue par une association professionnelle riche de 10,000 membres
environ et par des revues professionnelles, qui grâce aux facteurs d’impacts, sont devenues le plus
prestigieuses, elle est incontournable. Nous savons comment ces facteurs d’impacts sont calculés. En
regardant de près les textes cités dans les bibliographies des revues les mieux classées, on remarque la
présence presque exclusive de textes écrits en anglais. De proche en proche, on a un effet de masse. Si la
production anthropologique écrite dans d’autres langues est laissée pour compte, on donne l’impression que
la production anglophone, et américaine particulièrement, est non seulement la production la plus importante
en terme de quantité mais aussi la plus importante en terme de contenu et d’impact. Finalement, il y faut tenir
compte de l’effet de mode. Si on veut être dans le vent, il faut pouvoir montrer qu’on connaît la littérature
dans le vent (celle citée dans les revues les mieux classées, par exemple) de même que le jargon qui va avec,
et ce même si d’autres auteurs ont dit les mêmes choses auparavant dans d’autres langues et avec des mots
différents. Je suis convaincue que le fait d’ignorer la production anthropologique produite dans d’autres
langues que l’anglais endigue le développement de notre discipline.
Au sein de notre profession cette hégémonie renforce les relations de pouvoir qui existent entre les