dans le mouvement.
Une comparaison avec l’histoire de l’art moderne et contemporain s’impose alors
comme l’histoire de la quête de leur moment constituant et initial. Quête qui passe
d’abord par une sorte de surabondance d’appareillages, puis qui reflue vers la
raréfaction et le dénuement : alors que l’art classique s’empare, l’art moderne et
contemporain se désempare, mais l’objet de la quête est comparable.
Pour entendre les sons en tant qu’ils se constituent en musique, il était nécessaire
d’abord de produire des sons inouïs tels que les émettent les instruments de
musique traditionnels : solution universellement répandue, comparable à la figuration
en peinture qui ne se donne pas comme réplique du réel mais comme sa
représentation. Ensuite, une fois ces systèmes installés et émoussés, privés de leur
tranchant réformateur et troublant, il fallut en malmener l’évidence, en s’écartant par
exemple des marches harmoniques admises, en récusant le système des couleurs
comme le firent les Fauves, en « touchant au vers ». Enfin, après avoir parcouru le
champ en rupture avec l’évidence des systèmes ordinairement et universellement
admis, il restait, pour la musique, à se tourner vers l’univers délaissé du bruit, et à le
reconstituer en l’absorbant dans le monde musical. Il restait, pour la peinture, à se
tourner vers l’abolition de toute technique, de tout « métier » de tout ce qui, selon
Duchamp, « sent la térébenthine », et à exhiber, d’une part l’élémentarité des formes
atomiques du visible (ligne droite, monochrome), d’autre part à inventer le ready-
made, qui donne à voir ce qu’il y a à voir et vers les sérigraphies, qui nous mettent
devant la nullité de notre vision. Après avoir parlé en alexandrins, après avoir dit au
fruit doré « mais tu n’es qu’une poire », après avoir disloqué le vers, il restait, pour la
littérature – mais n’est-ce pas ce qu’elle a toujours fait ? – à absorber la langue
quotidienne, à récuser la linéarité du récit, à récuser tout récit.
Revenons à la danse. Après avoir organisé le mouvement militaire et celui des
rassemblements festifs et religieux en formes fixes, après avoir découvert la danse
en action comme art de théâtre et d’imitation, après avoir codifié les genres et les
pas, avoir numéroté les positions, après avoir installé le danseur dans un tranquille,
quoique pénible, exercice à la barre, après l’avoir abrité sous le bouclier de la
technique, après l’en avoir libéré, après l’avoir exposé aux ruptures et aux
dislocations, après avoir congédié le théâtre et réduit la musique à un état auxiliaire,
il restait à la danse à se retrouver comme art de la maladresse, à se tourner vers
mouvement quotidien, et finalement, pourquoi pas, ou plutôt inévitablement – le
corps étant passé par tous ses états - , à ne plus danser et à se dessaisir
complètement…
On ne peut que rester admiratif devant ce parcours de dénuement, cette espèce de
passion où la danse se défait de ses oripeaux, renonce à ses strass et à ses
virtuosités, se réforme pour se retrouver elle-même et faire du corps à la fois l’agent
et l’objet « de sa propre énonciation ». Il a même quelque chose de comique, au
sens émerveillé qu’exhibe le clown auguste entrant dans l’arène et redécouvrant le
monde comme étrange, redécouverte que nous trouvons drôle précisément parce
que nous n’osons pas l’effectuer nous-mêmes. C’est ce qui explique peut-être que la
danse contemporaine se tourne parfois, pour cette purgation, vers la caricature, le
grossissement du trait ayant la même vertu que son abolition- voir Pina Bausch.
C’est aussi peut-être ce qui explique que le spectateur sort de la salle avec un
sentiment de trouble : et si mon corps, une fois dépouillé de ce qui n’est pas lui,
n’avait pas d’âme ? Mais c'est aussi un itinéraire de déréliction qui se solde bien
souvent par une raréfaction et une désertification...