JACQUES ELLUL :
LE BLUFF
TECHNOLOGIQUE
Lorsqu’on débute une exion critique sur
la technique, certains penseurs sont dii-
ciles à occulter. Jacques Ellul est l’un d’eux.
Son œuvre, traduite en anglais à l’initiative
d’Aldous Huxley et largement enseignée
aux États-Unis, fut à l’inverse passée sous
silence en France au XX
e
siècle. Elle refait
aujourd’hui surface à une époque le
développement exponentiel des techniques
pourrait bien se retourner contre l’homme.
Critique de Marx, protestant assumé, non-
aligné sur la doxa philosophique d’après-
guerre, autant de tares qui éloignent Ellul
de la bien-pensance de son époque et légiti-
ment son évincement. On préfère le qualier
d’obscurantiste ou de « misotechnique ». Sa
charge contre le « progrès » fut assurément
féroce mais le réel objectif de ses soixante an-
nées d’étude n’était pas de vilipender la tech-
nique. Le cœur de sa thèse va à l’encontre de
l’engouement techniciste pour proposer une
nouvelle posture : la critique de la technique
en tant que système.
LE SACRE DE LA TECHNIQUE
L’histoire de la technique débute avec l’ou-
til. Pensé, réalisé et utilisé par les pre-
miers hominidés, il leur permet d’exté-
rioriser une fonction, une idée. Dans ce
contexte, la technique
« directement manœu-
vrée par l’homme
1
»
s’apparente à une pro-
longation du corps et de l’esprit. Plus proche
de nous, les inventions de l’ère industrielle
et l’usage des énergies fossiles engendrent les
machines : des
« systèmes matériels substi-
tués à l’homme
2
».
Ces techniques se sont
perfectionnées par vagues successives jusqu’à
ce que l’informatique émerge, dotant la so-
ciété occidentale d’un « système nerveux»
permettant l’interconnexion de toutes les ac-
tivités humaines. Ellul voit dans cette nou-
velle étape la continuité de l’évolution tech-
nique : la course à l’eicacité. Le concept de
« technique » se détache donc des objets (ou-
tils, machines, infrastructures) pour trouver
une nition plus englobante :
« il y
a recherche et application de moyens nou-
veaux en fonction du critère d’eicacité on
peut dire qu’il y a Technique.
3
»
Cette quête d’eicacité à travers le déve-
loppement de la technique n’est pas sans
incidence sur le raisonnement humain. Des
artices chimiques censés enrayer la pandé-
mie de dépression aux prodiges de la géo-in-
génierie4 contre le réchauement climatique,
tout problème se résout par une solution
technique, elle devient un recours systéma-
tique, elle remplace la exion par le exe.
Jacques Ellul, en théologien chevronné,
reconnaît dans cette conance démesu-
rée une nouvelle forme de croyance. Dieu
estmort, foudroyé par la « Technique », plus
1 Jacques Ellul,
Le Système technicien,
1977, p. 36
2
Ibid.
3 Jacques Ellul,
op. cit.
, p. 38
4 Parasols spatiaux, arbres articiels absorbeurs de CO2,
injections de chaux dans les océans pour réguler le pH, etc.
puissante, plus eicace. Les sociétés occiden-
tales se forgent de nouvelles idoles : la voi-
ture, la télévision, le smartphone. On notera
l’impact médiatique de l’incendie de voiture
illustrant un sentiment de profanation. La
télévision répand toujours la bonne parole
3h41 par jour en moyenne5 et orne le salon
de plus de 96,7% des foyers français6. Apogée
du fanatisme technique : la récurrente ruée
vers
l’iPhone
. Le téléphone mobile n’est plus
un moyen de communication mais un moyen
d’accomplissement, une nalité. Cette confu-
sion des moyens et des ns est un symptôme
du conditionnement technique des individus.
Cette gure de nouveau dèle met à mal
l’image de l’homme moderne, libre et indé-
pendant. Mais que lui reste-t-il d’autonomie
s’il s’en remet à la technique dans tous les
aspects de sa vie ?
LA ROUE LIBRE
L’idée que la technique glisse vers l’autono-
mie est la thèse la plus récusée de Jacques
Ellul, et certainement la plus mal interpré-
tée. Le penseur se gardait pourtant de toute
considération ontologique de la technique :
il ne dit en rien que la technique est vivante.
Il précise à plusieurs reprises qu’il s’auto-
rise des
« raccourcis rhétoriques
7
»
. Encore
faut-il le lire. Pour lui, l’autonomie de la
technique résulte de la démission de la rai-
son couplée à l’irresponsabilité de l’individu
comme de l’État.
Il rejoint Guy Debord et sa
critique de
La société du
spectacle
:
« L’homme mo-
derne assiste à tout en spec-
tateur. Tout lui est fourni
en spectacle y compris ce
à quoi il pense coopérer ou
participer le plus profon-
dément.
8
»
Ellul inclut ce
constat dans un système
technicien plus englobant,
qui organise de façon eicace les individus,
leur donnant à consommer (des objets tech-
niques), à produire (par un travail harassant)
et à se divertir (par des loisirs abrutissants).
À plus grande échelle, un gouvernement
qui s’opposerait au développement tech-
nique prendrait une décision ruineuse, au
sens d’une perte d’argent ou de pouvoir. Le
choix de la technique est donc primordial,
surpassant tout conit idéologique : occiden-
taux et soviétiques s’échangent des gisements
de ressources en pleine guerre «froide » ;
États-Unis et Chine mettent de côté leurs
diérends politiques lorsqu’il s’agit de se
partager le marché de l’humain augmenté9.
Dévoué au pouvoir immanent de la tech-
nique, l’État favorise, promeut, nance sa
prolifération. Dans cette optique, la puis-
sante infrastructure réseau (ADSL puis bre
optique) déployée dans les « pays dévelop-
pés» se devait d’être techniquement exploi-
tée jusqu’à « l’attentat » aux libertés : le
programme américain
PRISM
et la
Loi sur
le renseignement
concrétisent cette trahison
démocratique.
5 Médiamétrie,
L’année TV 2014,
janvier 2015
6 CSA,
Observatoire de l’équipement audiovisuel des
foyers,
septembre 2014
7 Jacques Ellul,
Le Système technicien,
p. 134
8 Jacques Ellul,
op. cit.,
p. 21
9 En juillet 2013, à Pékin se tenait le sommet annuel du
groupe transhumaniste
Humanity+.
Rien ne semble arrêter la technique, ni le
risque, ni la morale. Malgré les massacres
permis par la force atomique, malgré notre
incapacité à traiter les déchets issus de sa
production, malgré le legs empoisonné trans-
mis aux générations futures, rien ni per-
sonne ne met un terme au développement de
l’énergie nucléaire. La passivité de l’homme
engendre l’activité de la technique, lui accor-
dant toujours plus d’autonomie.
NI BON, NI MAUVAIS... NI NEUTRE
Tandis que le développement des objets tech-
niques échappe à tout jugement, l’usage que
l’on en fait est soumis à un verdict mani-
chéen, laissant l’homme face à sa morale.
Ce non-sens amène à l’assertion que
« la
technique est neutre, et que tout dépend
de l’usage qu’on en fait »
. Ellul combattra
cette idée toute sa vie. La technique n’est pas
neutre10.
« Elle a son poids à elle, son sens
à elle.
11
»
Un système technique implique un
usage particulier, une mentalité spécique et
propage des valeurs porteuses d’une certaine
vision du monde. Le développement du Web
a modié notre rapport à la connaissance
(
Wikipédia
ou
OpenClassrooms
), nos mo-
dalités de sociabilité (
Facebook
ou
Adopte
Un Me
c), notre rapport à la consommation
(
Amazon
ou
iTunes
) et dans une propor-
tion encore diicile à mesurer, nos facultés
cognitives.
« La technique a en soi un certain
nombre de conséquences, représente une cer-
taine structure, certaines exigences, entraîne
certaines modications de
l’homme et de la société,
qui s’imposent qu’on le
veuille ou non.
12
»
Escompter une balance
favorable entre les bénéces
et les inconvénients d’une
technologie s’apparente à
de la naïveté voire de l’in-
conscience. C’est pourtant
le modèle technoscientique adopté. Or Ellul
soutient qu’une technique
« contient en elle-
même des possibilités qui seront inévitable-
ment exploitées ».
Isoler les eets positifs des
conséquences négatives s’avère impossible:
la technique est par nature ambivalente.
La poudre noire « médicament à feu » en
chinois – n’avait peut-être pas pour vocation
première de révolutionner l’art de la guerre.
Mais
« l’homme fait ce que la technique lui
permet de faire
13
. »
Devant cette ambiguïté qui incite à relativi-
ser le terme de « progrès », penser la tech-
nique doit rester l’impératif moderne. Il nous
faut délimiter les contours de ce système,
«éloigner cette hydre à distance critique
14
»,
pour retrouver la place et la substance de
l’homme. Par l’usage des moyens techniques,
ce primate moderne est désormais capable de
se détruire comme se construire. D’où l’une
des dernières questions d’Ellul, son
ultima
verba : « On peut faire l’homme, mais quel
homme voulez-vous ?
15
»
10 Ellul cite (son ami) Charbonneau :
« Ce que nous
prenons pour la neutralité de la technique n’est que notre
neutralité envers elle. »
11 Jacques Ellul,
Le Système technicien,
p. 161
12 Jacques Ellul,
op. cit.,
p. 162
13 Jacques Ellul,
op. cit.,
p. 153
14 Jacques Ellul,
Le blu technologique,
1988, p. 730
15 Jacques Ellul,
op. cit.,
p. 715
0504
01
TECHNIQUE.
JACQUES ELLUL
«
L’homme fait
ce que la technique
lui permet de faire
. »
LES OBJETS TECHNIQUES :
POISON OU REMÈDE ?
La technique est un
pharmakon.
Ce mot issu du grec ancien signifie que tout objet technique est à la fois un poison et un remède. Cette notion fut employée, pour la première fois, par Socrate
dans
Phèdre
de Platon. Il critique l’écriture comme un support à double tranchant : technique permettant la diffusion et l’appropriation du savoir par tous mais également instrument destiné à façonner l’opinion,
subtilisant la mémoire de l’esprit humain. Aujourd’hui, le Web est aussi
pharmacologique
que l’écriture. Il est un dispositif de contribution ouvert, gratuit et horizontal comme une industrie de captation,
de ciblage et de traçage des données des utilisateurs. En ce sens, penser la technique revient à envisager collectivement la notion de « pouvoir » : capacité ou domination ?
PRATIQUES NÉGATIVES PRATIQUES POSITIVESOBJETS TECHNIQUES
SILEX
ÉCRITURE
IMPRIMERIE
WEB
IMPRIMANTE
3D
PREMIERS OUTILS TAILLÉS
-2 700 000 ANS
EN MÉSOPOTAMIE
-3 500 ANS
ARMEMENT :
TUER, ENVAHIR, DOMINER
Scène initiale de
2001, l’Odyssée de l’espace
(Stanley Kubrick, 1968) :
un os devient le premier
instrument matériel de domination
d’un groupe
d’individus sur un autre. Prendre conscience de
sa propre puissance, il n’en fallait pas plus pour
que l’Homme désire envahir d’autres territoires,
maîtriser les éléments et conquérir l’espace.
OUTILLAGE :
MANGER, HABITER, CRÉER
Pour se battre ou bâtir, l’Homme s’est mis debout.
La libération de la main est le moteur de tout
développement
des capacités psychiques et cognitives,
notamment du langage (
Le geste et la parole,
1964).
Pour André Leroi-Gourhan le rapport de savoir-faire entre
l’objet et l’Homme relève de la technique, autrement dit
un des éléments centraux du processus d’hominisation.
DÉPLACEMENT DE L’ORALITÉ
& ATROPHIE DE LA MÉMOIRE
Socrate critiquait l’écriture. Les individus pourraient
« recevoir une grande quantité d’informations sans
instruction »,
donc ils risqueraient de
« croire posséder
une grande connaissance, alors qu’ils seraient en
fait largement ignorants ».
Ils seraient
« remplis de
l’orgueil de la sagesse au lieu de la sagesse réelle ».
(Nicholas Carr,
Internet rend-il bête ?,
2011)
MANIPULATION DES ESPRITS
La maîtrise de l’écriture par une élite de « sachants »
confère aux textes écrits un caractère véridique,
immuable et incontestable. C’est la naissance
des figures d’autorité par un savoir « légitime ».
DIFFUSION DU SAVOIR
& APPROPRIATION DE LA CONNAISSANCE
La mémorisation cessa de dominer la vie intellectuelle.
L’écrit comme mode de stockage permit d’accumuler du
savoir abstrait (bibliothèque d’Alexandrie) et d’étendre le
champ de la réflexion (de ceux qui savaient lire). L’esprit
humain put s’appliquer à
l’examen critique, l’attitude
sceptique et la pensée logique
sur ses créations.
OUVERTURE DU CHAMP DE L’HISTOIRE
L’écriture marque une rupture avec l’histoire comme
« mémoire de la bouche » et « héritage des oreilles ».
On passe de la construction d’une image du passé à la
retranscription des faits sociaux sous la forme de récit.
PROPAGANDE MASSIVE :
RELIGIEUX, MILITAIRE, POLITIQUE
De la
Bible de Luther
au
Petit livre rouge
de Mao,
l’imprimerie a ouvert les portes de la diffusion massive
de l’information.
Le support portatif fait germer la
pensée « privée » puis l’individualisme.
Aussi, cette
nouvelle dépendance à la simple vue a fait de l’Homme
un être logique et linéaire opérant des changements
d’opinion, de conception et de croyances.
(Marshall McLuhan,
La galaxie Gutenberg,
1962)
ÉDUCATION DÉMOCRATISÉE :
LITTÉRAIRE, PHILOSOPHIQUE, SCIENTIFIQUE
La possibilité de penser à partir de ses propres idées est
devenue réalité avec l’imprimerie.
Cette « révolution
inaperçue » sonne l’expansion du savoir public
(Elizabeth Eisenstein,
The Printing Press as an Agent
of Change,
1979). La dissémination, la standardisation
et la préservation des textes permises par l’imprimerie
ont transformé notre regard sur le monde à travers
la révolution scientifique (révolution copernicienne,
système newtonien, etc.) et la Renaissance.
SURVEILLANCE DE MASSE AUTOMATISÉE
Le Web est devenu le terrain de jeu des plateformes.
L’enjeu est d’absorber et de traiter les moindres
faits et gestes des utilisateurs.
Un outil : l’algorithme.
Une ressource : la donnée. Une intention : la publicité
circonstanciée. (Antoinette Rouvroy, « Gouvernementalité
algorithmique et perspectives d’émancipation », 2013)
INDUSTRIE DE LA DONNÉE & DE LA TRACE
Pour une société comme
Google,
l’utilisateur est
à la fois consommateur (de publicités) et producteur
(de données). Ce modèle hybride optimise l’essence
contributive des pratiques liées au Web pour
pousser
à son paroxysme la logique consumériste.
ÉCONOMIE DE LA CONTRIBUTION
Wikipédia
concrétise la puissance de production,
de diffusion et de partage de connaissances permise
par le fonctionnement ouvert, en réseau et en pair à pair
du Web. (Bernard Stiegler, « Transition et valeur », 2012)
Cette redistribution du rapport entre producteur et
consommateur, sous la seule posture de contributeur,
abolit
le trident : obsolescence, publicité, crédit.
PHILOSOPHIE DU LIBRE & OPEN SOURCE
Dès 1967, Gilbert Simondon résumait la distinction
fondamentale entre objet technique ouvert et fermé :
« Le point essentiel de ce qu’on pourrait appeler
la croisade pour le salut des techniques. »
APPRENTI ARMURIER & ALIMENTS DE SYNTHÈSE
Le hacker anxieux et militariste peut diffuser le plan
de fabrication
open source
d’un
AK47.
Certains voient
la possibilité d’une croissance infinie de la production
et font
abstraction de la finitude des ressources.
LIBERTÉ DE CADENASSER LES MARCHÉS
L’appareil juridique est dépassé par la frénésie du
progrès,
la guerre des brevets
enraye les innovations
salvatrices issues de ces nouvelles techniques.
FIGURE DE L’AMATEUR & AVANCÉES MÉDICALES
L’amateur émerge
entre profane et virtuose, ignorant
et savant, citoyen et homme politique.
Cette figure
avant-gardiste veut se réapproprier des savoirs et savoir-
faire pour découvrir, transformer et créer des objets, de
la prothèse bionique au plan d’habitation
open source.
LIBERTÉ D’OUVRIR LES CRÉATIONS
La libre exploitation des plans et des processus permet à
des curieux, des amateurs ou des hackers d’expérimenter
des idées originales pouvant servir l’intérêt commun.
Toute technique est irréductiblement ambivalente. Le devenir de l’Homme en société, que ce soit pour chasser le mammouth ou développer un logiciel, est conditionné par l’appropriation
de la technique et l’extériorisation de son savoir dans les objets. Seulement, la frontière entre technique émancipatrice ou assujettissante est infime. L’outil de l’artisan est source d’épanouissement par
l’expérience et l’apprentissage alors que la machine de l’ouvrier confisque son savoir-faire et dénue son travail de sens. Depuis toujours, l’accomplissement de l’individu est déterminé par son rapport à la
technique. Qu’on l’appelle
subjectivation, individuation ou socialisation,
ce processus transforme les individus, implique une façon de faire société et forme un ordre social singulier. En 1990, Gilles Deleuze écrit
« Il faut chercher de nouvelles armes »
pour lutter contre
« la société de contrôle »
. La question des armes est celle de la technique posée comme question du destin d’un « nous ».
ÉMANCIPATION OU CONTRÔLE DES CORPS ET DES ESPRITS PAR LA TECHNIQUE ?
PAR GUTENBERG
1454
AU CERN
1989
EN OPEN SOURCE
2005
« PHARMACOLOGIE » DE LA TECHNIQUE : PUISSANCE TOXIQUE OU CURATIVE ?
1 / 1 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !