Introduction - Presses Universitaires de Rennes

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Introduction
Le théâtre, c’est comme pour voir une biche dans la forêt,
il faut être là au moment où ça se passe.
[« Le théâtre jeune public », Nicolas Faure]
[Presses universitaires de Rennes, 2009]
Philippe Dorin 1
Chaque saison, on estime que près de trois cents compagnies professionnelles
jouent devant trois millions d’enfants spectateurs, et quatre cents lieux programment régulièrement des spectacles jeunesse 2. Cependant, « les réalisations artistiquement les plus exemplaires ne sauraient faire oublier la survivance […] d’un
théâtre pour enfants de conception archaïque, la multiplication de propositions
aux intentions de plus en plus commerciales 3 », peut-on lire dans un Livre blanc
pour une politique de l’enfant spectateur, publié par l’Association du théâtre pour
l’enfance et la jeunesse (ATEJ) en 1995.
Le théâtre jeune public souffre d’une piètre image auprès du grand public.
Or, depuis l’entre-deux-guerres, un véritable théâtre d’art s’est développé en direction de la jeunesse. Dans les années 1990, ce mouvement s’accompagne d’une
édition foisonnante.
Cet ouvrage vise à faire découvrir les tendances et les tensions d’un nouveau
répertoire : celui des pièces de théâtre éditées destinées à être jouées par des comédiens adultes pour des publics d’enfants et de jeunes spectateurs.
Prenant appui sur une thèse en études théâtrales soutenue en 2004 4, il s’attarde principalement sur le tournant des années 1980-1990. Le corpus initial se
• 1 – Dorin Philippe, Itinéraire d’auteur n° 9 : Philippe Dorin, Centre national des écritures du
spectacle – La Chartreuse, 2006, p. 56.
• 2 – Source : Boisseau Rosita, « La société du pestacle », Télérama n° 2787, juin 2003, p. 86-87.
• 3 – Théâtre et nouveaux publics. Livre blanc pour une politique de l’enfant spectateur, Association
du théâtre pour l’enfance et la jeunesse, 1995, p. 14.
• 4 – Faure Nicolas, De « jeune public » à « tout public » : analyse du répertoire théâtral francophone
pour la jeunesse, thèse de doctorat en Arts du spectacle dirigée par Jean-Pierre Ryngaert, soutenue
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composait de 119 textes jeune public, que l’on peut considérer comme représentatifs. Sans doute quelques préférences, voire quelques oublis le font-ils apparaître
comme une sélection. J’espère en tout cas lancer plusieurs pistes de réflexion,
fondées sur des analyses précises, et contribuer ainsi à la nouvelle légitimité d’écritures souvent riches et originales.
[« Le théâtre jeune public », Nicolas Faure]
[Presses universitaires de Rennes, 2009]
Bref historique de l’enfant spectateur
La revendication d’un théâtre d’art, joué par des comédiens adultes pour des
publics spécifiques d’enfants, n’apparaît clairement qu’au xxe siècle. Auparavant,
l’enfant est soit spectateur aux côtés de l’adulte, soit spectateur de ses pairs, c’està-dire d’autres enfants en représentation d’un théâtre pédagogique ou commercial.
Une exception, peut-être : d’après Egle Becchi, citant M. Golden, dans l’Antiquité
« les concours sportifs, les sacrifices, les spectacles (et même le théâtre de marionnettes à l’intention spécifique des enfants) se succèdent pour mobiliser l’attention
et la participation [des enfants] 5 ».
À part cette trace d’un théâtre spécifique, il semble que, de l’Antiquité au
xixe siècle, l’enfant assiste aux mêmes spectacles que les autres spectateurs.
Au Moyen Âge, il est très tôt intégré à la société des adultes, et partage leurs jeux
et activités. D’après Philippe Ariès, étudiant dans l’iconographie de l’époque ce
qu’il appelle les « scènes de genre » :
L’enfant devient l’un des personnages les plus fréquents de ces petites histoires,
l’enfant dans la famille, l’enfant et ses compagnons de jeux, qui sont souvent
des adultes, enfants dans la foule, mais bien « mis en page », sur les bras de
leur mère, ou tenus par la main, ou jouant, ou encore, pissant, l’enfant dans
la foule assistant aux miracles, aux martyrs, écoutant les prédications, suivant
les rites liturgiques comme les présentations ou les circoncisions 6.
On imagine donc l’enfant assistant comme les adultes à toutes les formes spectaculaires, religieuses ou profanes (théâtre de foire, musiciens, jongleurs – c’està-dire, ici, ménestrels qui chantaient ou récitaient des vers). À une époque où le
théâtre n’est pas encore professionnalisé, les enfants participent d’ailleurs aussi en
tant qu’acteurs : « dans le théâtre paraliturgique qui accompagne les cérémonies,
le 15 novembre 2004 à Paris III Sorbonne-Nouvelle. Le jury était composé de : M. Gérard Lieber,
université Paul Valéry, Montpellier III, président du jury ; M. Francis Marcoin, université d’Artois,
Arras ; Mme Catherine Naugrette, université Paris III Sorbonne-Nouvelle ; et M. Jean-Pierre
Ryngaert, université Paris III Sorbonne-Nouvelle.
• 5 – Becchi Egle et Julia Dominique, Histoire de l’enfance en Occident, tome I, Le Seuil, 1998,
p. 47.
• 6 – Ariès Philippe, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Le Seuil, coll. « Points
Histoire », 1973, p. 59.
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les enfants de chœur interprètent des rôles significatifs 7 », écrit Egle Becchi ; et
Jean-Pierre Bordier rappelle qu’« en 1539, le fils d’un bourgeois de l’île SaintLouis a tenu, devant la famille royale, au moins trois rôles, Jésus enfant, un jeune
habitant de Jérusalem et l’âme de Jésus pour la Descente aux enfers. Ce garçon de
neuf ans avait appris environ 3 000 vers 8 ».
Au fond, toujours d’après Jean-Pierre Bordier :
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Il n’est pas exagéré […] de dire que tout le monde au xve siècle peut voir
du théâtre ; il le serait à peine de dire que tout le monde joue ou peut
jouer. Le théâtre de ce temps n’est réservé à aucune catégorie sociale, à
aucun milieu. Certaines formes, comme la farce et le mystère, sont destinées à tous les publics, et on les trouve associées dans les mêmes spectacles.
D’autres, comme les pièces d’actualité et de polémique, émanent plutôt des
milieux cultivés mais devaient bien souvent s’adresser au public de la fête, à
l’homme de la rue, quand la censure n’était pas trop redoutable 9.
À la fin du Moyen Âge, le théâtre se professionnalise, tandis que l’interdiction
des mystères en 1548 sonne la fin des spectacles collectifs religieux. Au xviie siècle,
les troupes professionnelles et les salles dédiées au spectacle se multiplient. D’après
le docteur Héroard, qui a rendu compte au jour le jour de l’enfance de Louis XIII,
le dauphin assiste aux mêmes spectacles que les adultes. Philippe Ariès résume :
« [Le dauphin] va de plus en plus souvent à la comédie, presque tous les jours :
importance de la comédie, de la farce, du ballet, dans les fréquents spectacles d’intérieur ou de plein air de nos ancêtres 10 ! » Difficile de savoir si cette enfance royale
peut se comparer aux enfances communes. Mais on peut supposer l’enfant spectateur étroitement lié au public populaire, baguenaudant devant les spectacles de
foire, et, dans les salles, se frayant un chemin au milieu des parterres bruyants.
Au xviiie siècle, le public bourgeois relègue tout en haut du théâtre ces spectateurs spontanés et inconvenants, comme l’écrit Martine de Rougemont :
« Le balcon le plus haut accueille les femmes du peuple (ou de mauvaise vie), les
apprentis, les soldats, quelques abbés en contrebande et plus ou moins déguisés,
des enfants même 11. » Saint Jean-Baptiste de La Salle, cité par Philippe Ariès, se
méfie d’ailleurs de ces pratiques : « Il n’est pas plus séant à un chrétien de se trouver
à des représentations de marionnettes [qu’à la comédie]. […] Une personne sage
• 7 – Becchi Egle, op. cit., p. 294.
• 8 – Bordier Jean-Pierre, « Le théâtre des “bonnes villes” (xve-xvie siècles) », in Viala Alain (dir.),
Le Théâtre en France, des origines à nos jours, Presses universitaire de France, 1997, p. 72.
• 9 – Ibidem, p. 74.
• 10 – Ariès Philippe, op. cit., p. 96.
• 11 – De Rougemont Martine, La Vie théâtrale en France au XVIIIe siècle, Honoré Champion,
1988, p. 228.
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ne doit regarder ces sortes de spectacle qu’avec mépris… et les pères et les mères
ne doivent jamais permettre à leurs enfants d’y assister 12. » Le coût de plus en
plus élevé des places pousse d’ailleurs le public populaire vers les « spectacles de
marionnettes et de montreurs d’ours des Boulevards 13 ».
À côté de cette pratique devenue professionnelle subsistent les jeux dramatiques, que nous appellerions aujourd’hui pratique amateur : à la cour, dans les
villages, et plus tard dans les familles, enfants et adultes se croisent dans le public
et sur le plateau. Philippe Ariès écrit : « À la cour de Louis XIII, […] les enfants
jouaient [aux comédies ballets] et assistaient aux représentations. Pratiques de
cour ? non pas, pratique commune. Un texte de Julien Sorel nous prouve qu’on
n’avait jamais cessé de jouer dans les villages des jeux dramatiques, assez comparables aux anciens mystères, aux Passions actuelles d’Europe centrale. […] Comme
la musique et la danse, les jeux réunissaient toute la collectivité et mélangeaient
les âges aussi bien des acteurs que des spectateurs 14. »
Ces pratiques collectives se perpétuent sous forme de théâtre de société au
xviiie siècle, « un des fondements les plus stables de la vie mondaine et des échanges sociaux », écrit Martine de Rougemont. « Une gamme étonnante va des associations ouvrières […] aux spectacles de la cour, des granges aménagées pour une
cinquantaine d’invités aux théâtres réguliers et payants. » Parallèlement, un théâtre
enfantin ou d’éducation, composé de « piècettes édifiantes » jouées par des adultes
et des enfants, se développe au sein des familles, et déborde parfois sur le théâtre
de société, voire le théâtre commercial : « Ainsi Mme de Genlis fait-elle jouer ses
deux filles, qu’elle accompagne, devant un public choisi d’une soixantaine de
personnes ; mais le succès lui monte à la tête, elle loue le théâtre d’une société
bourgeoise, et se présente pendant plusieurs mois devant des publics de 500 spectateurs parfois payants 15. »
En fait, il semble que l’histoire d’un théâtre spécifique pour l’enfant spectateur
se confonde d’abord avec celle de l’enfant acteur : on le voit bien dans le théâtre
scolaire, puis dans les troupes d’enfants et d’adultes mêlés pour un public familial.
Le théâtre scolaire se développe notamment dans les nombreux collèges de
jésuites qui, dès 1571, font jouer à leurs élèves des pièces morales en latin, sans
rôle féminin, devant un public choisi d’élèves et de proches, qui est là, comme
l’explique Martine de Rougemont, « pour les élèves et non les élèves pour lui 16 ».
• 12 – Ariès Philippe, op. cit., p. 162.
• 13 – Canova-Green Marie-Claude, « Le xviiie siècle : un siècle de théâtre », in Viala Alain
(dir.), op. cit., p. 244.
• 14 – De Rougemont Martine, op. cit., p. 115-116.
• 15 – Ibidem, p. 306 sqq.
• 16 – Ibid., p. 302.
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En effet, d’après les recommandations d’un Père jésuite : « Une pièce sérieuse
dans laquelle les mœurs sont bien réglées produit un fruit incroyable parmi les
spectateurs, et souvent même compte plus, pour les conduire à la religion, que les
sermons des plus grands prédicateurs 17. »
Au fil des années, le public augmente (jusqu’à 4 000 spectateurs dans la cour
du lycée Louis le Grand), les représentations se multiplient. Le répertoire s’élargit jusqu’à Racine et même Molière. Pour les rôles de femme, on se travestit.
On inclut le ballet, des dispositifs scéniques imposants. Bref, il s’agit de plaire aux
puissants, de faire la promotion de l’Ordre. Le théâtre pour et par les collégiens
s’est transformé en théâtre d’enfants pour un public général.
Après l’expulsion des Jésuites de France en 1762, le théâtre scolaire survit dans
les collèges de façon plus discrète. On en conserve notamment la trace par des
recueils de pièces morales. Le xxe siècle relance le jeu dramatique, mais avec bien
d’autres objectifs pédagogiques.
L’autre confusion entre enfant acteur et enfant spectateur apparaît avec les
troupes professionnelles de comédiens enfants du Théâtre de la foire, dont l’existence semble attestée dès le xviie siècle 18. Leur succès et leur développement
jusqu’au xxe siècle doit beaucoup à l’exploitation souvent mercantile d’enfants
virtuoses figés dans l’imitation des modèles adultes. Des affaires de mœurs entachent d’ailleurs la réputation de certains théâtres, notamment au xixe siècle, mais
d’autres troupes tentent d’apporter une éducation à leurs petits acteurs. Le pouvoir
édictera plusieurs décrets, remis en cause par les différents changements de régime,
pour interdire ce type de travail enfantin.
Ainsi, pour Maryline Romain : « Jusqu’au début du xxe siècle, en dehors du
cirque, du guignol et des théâtres d’ombres, il n’existe pas en France de théâtre
spécifique pour la jeunesse. L’enfant spectateur découvre le théâtre en famille à
travers le répertoire “tout public” (vaudeville, opérettes, mélodrames) des théâtres
de boulevard et des troupes ambulantes. La fin du xixe siècle verra la mode des
féeries à grand spectacle […]. Mais ces divertissements, coûteux, conçus d’abord
pour des adultes, privilégient le spectaculaire au point de n’être plus, pour certains,
que prétexte à costumes, trucages et changements de décors 19. »
Un théâtre de comédiens adultes pour un public d’enfants naît finalement au
début du xxe siècle, et la distinction sociale rattrape la distinction par l’âge. Francis
Marcoin explique :
• 17 – P. Jouvency, Ratio discendi et docendi, cité par Viala Alain (dir.), op. cit., p. 157.
• 18 – Voir notamment L’Enfant des tréteaux, Cahiers Robinson, n° 8, Presses de l’université d’Artois,
2000.
• 19 – Romain Maryline, Léon Chancerel, un réformateur du théâtre français, L’Âge d’homme,
2005, p. 246.
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Le temps viendra donc du théâtre pour enfants, où l’enfant n’est que
spectateur, certes protégé de toute exploitation, mais perdant un rôle actif
uniquement maintenu dans les romans : en imagination du moins, il y aura
toujours des enfants enlevés par les saltimbanques. Par contraste, les théâtres
installés s’adresseront à ce qu’il y a de mieux dans la société. Mallarmé, dans
La Dernière Mode, évoquera ces établissements distingués où les enfants
trouvent aussi friandises et gâteries. Et, rappelant quelques initiatives récentes, l’article du Larousse mensuel parle des comédies opérettes « montées
avec goût » en 1912 au théâtre Fémina, ainsi que des matinées à l’Ambigu,
aux Folies-Bergères 20.
Cette nouvelle préoccupation pour l’enfant, et notamment ses loisirs, s’inscrit bien sûr dans toute une évolution de la société. Depuis Philippe Ariès, les
historiens s’accordent pour considérer que l’invention de la famille nucléaire
remonte au xviie siècle, se développe surtout au xviiie siècle dans la famille bourgeoise, « devenue un lieu d’affection nécessaire entre les époux et entre parents
et enfants 21 ». Une littérature pédagogique apparaît. On ne cherche plus à corriger, redresser l’enfance pour la conformer au monde adulte, mais à préserver son
innocence pour mieux lui inculquer les principes moraux et religieux. L’école, lieu
réservé, remplace l’apprentissage au contact des autres classes d’âge. La naissance
de la littérature d’enfance et de jeunesse au xviiie siècle, puis son développement
au xixe siècle, confirme ce souci à la fois d’éducation et de divertissement, comme
un prolongement de l’école. Maurice Crubellier écrit :
Ariès l’a dit, […] la famille bourgeoise avait valorisé l’enfance comme on ne
l’avait jamais fait avant elle. Rien d’étonnant donc à ce qu’elle se soit efforcée de la prolonger, pour ses membres d’abord, pour les enfants de toutes les
familles ensuite. L’école en était naturellement le moyen. Toutefois, même
lorsque l’école est devenue universelle, on a bien été obligé de constater que
de longues heures chaque jour restaient inoccupées, que les enfants […] se
livraient à toutes sortes d’activités marginales […] qui les détournaient en
tout cas du dessein éducatif, avoué ou non, de la société industrielle.
Les pouvoirs publics, les Églises, des particuliers de bonne volonté s’employèrent donc à mettre sur pied des organisations d’encadrement destinées
à protéger l’enfance, à l’épanouir ou à la discipliner ; elles devaient compléter l’action de l’école, la relayer au point où elle cessait. Ainsi se développèrent les sociétés de tir et de gymnastique, les patronages, les colonies de
vacances, le scoutisme 22, etc.
• 20 – Marcoin Francis, « L’enfant acteur », L’Enfant des tréteaux, op. cit., p. 61.
• 21 – Ariès Philippe, op. cit., p. 8.
• 22 – Crubellier Maurice, L’Enfance et la jeunesse dans la société française, 1800-1950, Armand
Colin, coll. « U », 1979, p. 310.
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Il s’agit donc de divertir, d’occuper, d’instruire, mais pas encore de provoquer
la rencontre artistique entre un enfant et une œuvre. Si des activités spécifiques se
développent au xixe siècle en direction de la jeunesse, elles sont encore conçues
comme un encadrement, une protection.
[« Le théâtre jeune public », Nicolas Faure]
[Presses universitaires de Rennes, 2009]
Aux XXe et XXIe siècles
Dans la première moitié du xxe siècle coexistent des troupes-écoles d’enfants
acteurs, qui attirent un nombreux public familial, mais, écrit Maryline Romain :
« Aucune de ces entreprises à vocation commerciale n’avait amorcé la moindre
réflexion sur la création dramatique en direction de ce qu’on n’appelait pas encore
le jeune public 23. »
Léon Chancerel, collaborateur de Jacques Copeau au théâtre du Vieux
Colombier entre 1920 et 1925, trouve dans les comédiens routiers (jeunes adultes
scouts, acteurs amateurs et animateurs, notamment de jeu dramatique) le moyen
de diffuser les théories du metteur en scène quant à un théâtre d’art accessible au
plus grand nombre. Il admire l’engagement financier de l’État en Pologne et en
URSS : ces pays ont su, notamment sous l’influence de Stanislavski, faire du jeu
dramatique un levier de la pédagogie et développer tout un réseau de théâtres
jeune public (plus d’une centaine en 1936). Mais s’il rêve d’un tel investissement
en France, c’est au service d’une idéologie tout à fait opposée : « Nous avons en
France de quoi faire mieux, du jour où l’on aura les moyens financiers dont disposent les dramatistes russes à des fins qui, […] doctrinairement et techniquement,
diffèrent grandement de celles que nous poursuivons 24. » « Ne nous y trompons
pas. Ce n’est pas d’une “affaire de théâtre” dont il s’agit. C’est d’une œuvre de
rénovation française par le moyen de l’art dramatique, d’une entreprise spirituelle
et non d’une entreprise commerciale 25. »
En 1934, il fonde avec les Comédiens Routiers l’une des premières troupes
professionnelles de théâtre d’art pour la jeunesse : le théâtre de l’Oncle Sébastien.
Robert Abirached raconte :
Voici donc, en 1934, la création du Théâtre de l’Oncle Sébastien, où
Chancerel met en œuvre quelques intuitions essentielles de Jacques Copeau
et en premier, le rêve du patron de créer une « comédie nouvelle » qui actualise, rajeunisse et réinvente, pour tout dire, la commedia dell’arte. Un tel
• 23 – Romain Maryline, op. cit., p. 247.
• 24 – Chancerel Léon, « Encore la Russie », Art dramatique, Bulletin du centre d’études et de
représentations dramatiques, n° 1-2, novembre-décembre 1936, p. 257.
• 25 – Chancerel Léon, « Ce qui est important », Art dramatique, Bulletin du centre d’études et de
représentations dramatiques, n° 61, hiver 1939, p. 6.
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projet est particulièrement pertinent pour s’adresser à un public d’enfants
et de jeunes, spontanés et inventifs eux-mêmes par état, sinon par nature.
Il s’agira donc d’imaginer des personnages fixes et récurrents, qui puissent
devenir familiers au public et que les comédiens auront tout loisir de modifier et d’enrichir au fil des spectacles, puis, une fois les canevas établis, de
donner libre cours à une improvisation qui se développera en s’appuyant
étroitement sur les réactions du public 26.
Maryline Romain précise :
[« Le théâtre jeune public », Nicolas Faure]
[Presses universitaires de Rennes, 2009]
Personnages et récits nous transportent, sans aucun doute, dans le monde
du merveilleux, étroitement associé à l’univers enfantin : la singularité du
Théâtre de l’Oncle Sébastien ne procède donc pas d’une remise en cause
radicale de cet univers. La différence avec les spectacles dont la troupe
entendait se démarquer se situe moins dans le champ de la dramaturgie,
moins novatrice qu’on pourrait le supposer, que dans le traitement des
personnages qui ne doivent plus rien aux figures éthérées des contes de fées.
Tous sont formidablement « campés ». Leur présence physique – charnelle
pourrait-on dire – leur jeu burlesque et brillant, confèrent au spectacle une
intensité rare : la vivacité et la truculence de la commedia dell’arte sont le
plus sûr garant d’une poésie exempte de mièvrerie 27.
Appliquer à l’univers enfantin une forme poétique riche et exigeante, grâce à
des comédiens entraînés, motivés et solidaires, permettait de tendre vers un théâtre
pour la jeunesse davantage soucieux de sa dimension artistique.
Les sept spectacles du théâtre de l’Oncle Sébastien remportent un important
succès public et critique 28. Après la guerre, Léon Chancerel échoue à refonder
une troupe durable, faute de financements. Il préside l’une des commissions de la
première Conférence internationale sur le Théâtre et la jeunesse, qui se tient à Paris
en 1952, et affirme la « condamnation absolue du théâtre professionnel par les
enfants ; la nécessité d’un tel théâtre à condition que les acteurs soient des adultes,
le répertoire de qualité, la mise en scène rigoureuse 29 ». Puis il crée en 1957
l’Association des amis du théâtre pour l’enfance et la jeunesse (ATEJ), qui devient
en 1962 l’Association du théâtre pour l’enfance et la jeunesse, et vise à rassembler et
• 26 – Abirached Robert, « Une histoire… », Théâtre aujourd’hui, n° 9 – Théâtres et enfance :
l’émergence d’un répertoire, CNDP, 2003, p. 121.
• 27 – Romain Maryline, op. cit., p. 259.
• 28 – Léon Chancerel publie sous l’Occupation deux albums de l’Oncle Sébastien, qui étaient les
prolongements des spectacles du théâtre de l’Oncle Sébastien. Ceci porterait à neuf le nombre de
spectacles de la compagnie. Ces deux albums proposent une vision édifiante de l’Ordre nouveau
et du Maréchal Pétain : Chancerel Léon, Les 3 leçons de Lududu, maître d’école, Grenoble, Paris,
B. Arthaud, La Gerbe de France, 1941 et Oui, monsieur le Maréchal ! ou le serment de Pouique le
glouton et Lududu paresseux, Grenoble, B. Arthaud, s. d.
• 29 – Romain Maryline, op. cit., p. 350.
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[« Le théâtre jeune public », Nicolas Faure]
[Presses universitaires de Rennes, 2009]
soutenir les compagnies impliquées dans un travail artistique en direction du jeune
public. En 1965, toujours sous l’impulsion de Léon Chancerel, se crée l’ASSITEJ,
l’Association internationale du théâtre pour l’enfance et la jeunesse. L’ATEJ commence
à éditer Théâtre, enfance et jeunesse en 1963, une revue trimestrielle « proposant
des études théoriques et pratiques, des informations sur le théâtre pour l’enfance
et la jeunesse dans le monde, des critiques de spectacles, des comptes rendus de
livres, des bibliographies 30 ».
Parallèlement, le théâtre jeune public se développe grâce aux mouvements
d’éducation populaire. Cyrille Planson écrit : « La création des CEMEA (Centres
d’entraînement aux méthodes d’éducation active), lancés en 1936 au sein des
colonies de vacances, a dynamisé toute cette réflexion au sein de ces réseaux laïcs
associant des militants de l’éducation populaire, des artistes et des enseignants 31. »
Miguel Demuynck, instructeur des CEMEA, fonde par exemple en 1949 le théâtre
de la Clairière, qui vise « la recherche, la création, la diffusion de spectacles dont
les qualités éducatives, techniques et artistiques préparent et développent la culture
artistique des jeunes ». Pour Christiane Page :
On veut voir souvent dans les choix de Miguel Demuynck l’influence de Léon
Chancerel, car certains points communs apparaissent quant à la formulation
de leurs projets : tous deux ont défendu la nécessité d’activités dramatiques
faites par les jeunes, parallèlement à un théâtre de qualité spécifiquement
fait pour les jeunes. Mais ce que chacun entendait sous ces mots révèle des
conceptions antinomiques de la société et de l’éducation au théâtre. […]
Léon Chancerel s’appuyait de manière affirmée sur la rencontre « d’une
certaine doctrine dramatique et d’une certaine doctrine de vie au sein d’une
communauté définie, ayant son ordre et sa loi, laquelle est la loi scoute 32
[catholique] ». Il visait à former de bons chrétiens par l’activité dramatique.
Il n’ignorait rien des recherches menées dans le cadre de l’Éducation Nouvelle
[…] mais il utilisait, de ces méthodes, ce qui contribuait à son projet.
Miguel Demuynck, lui, a toute sa vie défendu un point de vue résolument
laïque, libertaire et parfois anti-institutionnel. C’est une différence fondamentale entre les deux hommes qui militent chacun pour une cause opposée
et ont des conceptions totalement divergentes du monde, de l’éducation
(méthodes et fins) et de la place des adultes dans le parcours des jeunes 33.
• 30 – Ibidem, p. 351.
• 31 – Planson Cyrille, Accompagner l’enfant dans sa découverte du spectacle, La Scène, Millénaire
Presse, 2008, p. 11.
• 32 – Chancerel Léon, « Bilan de la saison 1932-1933 », Art dramatique, Bulletin du centre
d’études et de représentations de la compagnie des comédiens routiers et du théâtre de l’Oncle Sébastien,
n° 1, novembre 1932, p. 18.
• 33 – Page Christiane, « Miguel Demuynck », Troupes et jeunesse, Les Cahiers Robinson, n° 18,
Presses de l’université d’Artois, 2005, p. 121-122.
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Dans les années 1960, les troupes se multiplient. Catherine Dasté crée à la
Comédie de Saint-Étienne des spectacles restés célèbres, écrits à partir de récits
inventés par les enfants : Les Musiques magiques, L’Arbre sorcier, Jérôme et la tortue…
Puis elle fonde en 1970 la compagnie La Pomme verte, en résidence au théâtre
de Sartrouville.
En 1967, plusieurs troupes rassemblées au sein du BATTE (Bureau des associations et des troupes de théâtre pour l’enfance et la jeunesse) signent un manifeste
qui réaffirme :
[« Le théâtre jeune public », Nicolas Faure]
[Presses universitaires de Rennes, 2009]
La nécessité que le théâtre POUR le jeune public soit réalisé PAR de comédiens adultes – professionnels ou amateurs – conscients des problèmes
particuliers de ce théâtre. Conçu pour un jeune public, c’est un théâtre
spécifique dont les thèmes, l’écriture, la mise en scène, les moyens d’expression, le rythme, la durée du spectacle sont adaptés à la nature et à l’âge
des jeunes spectateurs 34.
En 1968, Miguel Demuynck, présent au festival d’Avignon avec les CEMEA
depuis 1955, organise à la demande de Jean Vilar les premières journées de théâtre
pour les jeunes spectateurs.
Entre 1973 et 1974, Jack Lang, à la tête du Théâtre national de Chaillot, crée
un éphémère Théâtre national des enfants : il s’agit de monter pour le jeune public,
avec les mêmes moyens matériels et humains que pour le public général, des spectacles mis en scène par Claude Régy, Antoine Vitez, Lucien Pintilie, Catherine
Dasté. Les quatre spectacles aux images « crues, violentes, irrationnelles », d’après
Bernard Raffali, posent à la fois la question des moyens et de la spécificité d’un
travail en direction de la jeunesse 35.
Entre 1978 et 1981, sous la pression de compagnies très engagées en direction
du jeune public, le ministère de la Culture crée six centres dramatiques nationaux pour l’enfance et la jeunesse (CDNEJ), à Caen, Lille, Lyon, Montreuil,
Sartrouville, Nancy. Il s’agit d’adapter le modèle des centres dramatiques nationaux
(CDN), fruits de la décentralisation, et dont la mission consiste à produire, diffuser ou soutenir des spectacles destinés au plus grand nombre. C’est une reconnaissance institutionnelle importante, même si le spectateur enfant reste, en moyenne,
trois fois moins subventionné que le spectateur adulte 36.
• 34 – Voir notamment Troupes et jeunesse, ibidem, p. 6 et 55.
• 35 – Raffali Bernard, « Sources de l’écriture dramatique contemporaine dans le théâtre pour
l’enfance et la jeunesse », Les Cahiers du soleil debout, n° 15-16, 1981, p. 19.
• 36 – Voir les bilans de l’ATEJ, ou Théâtre et nouveaux publics. Livre blanc pour une politique de
l’enfant spectateur, Association du théâtre pour l’enfance et la jeunesse, 1995, ou le rapport d’Annie
Selem, Le Spectacle vivant en France face au jeune public, ARSEC (Agence Rhône-Alpes de services
aux entreprises culturelles), 1998.
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Au fil des réimplantations, changements de direction ou redéfinition des
missions, les CDNEJ sont finalement redéployés dans le réseau de la décentralisation à partir de 1999. On peut ainsi lire dans la Lettre d’information de l’ATEJ
de juin 2005 :
[« Le théâtre jeune public », Nicolas Faure]
[Presses universitaires de Rennes, 2009]
1. Aujourd’hui, l’ensemble de la production théâtrale se trouve soumis au
marché de la diffusion. Des aides à la production se sont substituées aux
subventions régulières de fonctionnement.
2. Une politique de généralisation par obligation impose en principe à tous
les centres dramatiques nationaux, et à toutes les scènes nationales et autres
établissements culturels subventionnés par l’État de consacrer une part non
définie de leur budget à des activités destinées aux enfants et aux jeunes 37.
De nombreux observateurs s’accordent à reconnaître que nombre d’établissements subventionnés ne remplissent leurs obligations vis-à-vis du jeune public que
de façon très ponctuelle. Amos Fergombe écrit : « Certes toutes les scènes offrent
dans leur programmation des représentations pour la jeunesse mais souvent la vision
des scènes nationales se limite au minimum exigé dans le cahier des charges 38. »
D’un autre côté, les collectivités locales sont maintenant souvent fortement
engagées dans ce secteur, et certaines structures semblent être devenues de
nouveaux « pôles de référence », moteurs d’une région et d’un secteur artistique.
Philippe Foulquié explique :
La création jeune public française est l’une des plus intéressantes, peut-être
la meilleure. Mais le Ministère ne semble pas savoir que le théâtre jeune
public français est peut-être le meilleur du monde ! La décentralisation est
réussie. À Marseille, Saint-Nazaire, Reims, Blanquefort ou Quimper, le
théâtre pour le jeune public dispose d’espaces de fabrique, de partenaires
suffisamment actifs pour que les publics et les compagnies puissent grandir
ensemble. […] Ces pôles ressources devraient être labellisés, bénéficier de
moyens spécifiques pour accompagner la production et s’inscrire dans une
dynamique interrégionale bénéficiant à tout un réseau secondaire d’acteurs
du jeune public 39.
Qu’il s’agisse ou non de recréer des CDNEJ, ce qui pointe en filigrane, c’est la
nécessité d’une politique cohérente qui puisse garantir la pérennité d’une recherche
artistique. Car l’économie du jeune public reste très fragile : faible coût des places,
peu de subventions, alors que les charges sont les mêmes que pour le théâtre général.
Les compagnies craignent donc toujours de devoir sacrifier l’exigence artistique à la
• 37 – ATEJ, Lettre d’information, juin 2005, p. 1.
• 38 – Fergombe Amos, « Outrages à une jeunesse de bonnes mœurs et de bonne foi », Les Cahiers
Robinson, n° 18, op. cit., p. 127.
• 39 – La Scène, n° 42, septembre 2006, p. 5.
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[« Le théâtre jeune public », Nicolas Faure]
[Presses universitaires de Rennes, 2009]
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rentabilité économique. On constate par exemple qu’en 2001 et 2002, un spectacle
jeune public compte en moyenne 3,6 artistes sur le plateau contre 6,6 artistes pour
le théâtre adulte. Pourtant, chaque spectacle est joué en moyenne 50,8 fois, contre
31,1 pour le théâtre adulte 40. La légèreté des dispositifs, le plus souvent imposée par
les faibles prix d’achat, permet et à la fois nécessite de jouer davantage.
En tout état de cause, le nombre de compagnies et de jeunes spectateurs a très
fortement progressé ces vingt dernières années. En 1987, l’ATEJ évalue à 157 le
nombre de compagnies travaillant en direction du jeune public. Elles seraient près
de 550 en 2005, tous genres confondus (théâtre, musique, marionnettes 41, etc.)
Il reste difficile d’évaluer le nombre de spectateurs enfants par saison, tenant
compte des spectacles scolaires, des spectacles clairement identifiés jeunes publics,
des spectacles tout public, etc. En 1997-1998, l’ATEJ estime ce nombre entre
2,5 et 3 millions 42. D’après une étude du département des études et de la prospective du ministère de la Culture publiée en 2004, un enfant sur deux en moyenne
serait déjà allé au moins une fois au théâtre, et « 87 % des moins de quinze ans
sont déjà allés au cirque, 77,5 % voir un spectacle de marionnettes 43 ». Comme
l’explique Daniel Bazilier : « On n’en finit pas de gloser sur la crise du public, elle
n’existe pas en ce qui concerne l’enfance et la jeunesse puisqu’un CDNEJ rassemble sur son seul lieu d’implantation entre trente et quarante mille spectateurs. C’est
dire qu’il existe une réelle attente 44. »
Les festivals de spectacle vivant jeune public, nationaux et internationaux,
se sont également multipliés. Le Piccolo, supplément consacré au théâtre jeune
public et publié par la revue La Scène en 2005, en recense plus de 130 (tous
genres confondus) en France, dont la Biennale du théâtre jeunes publics à Lyon,
Meli’môme à Reims, Momix à Kingersheim ou encore Odyssée 78 – Biennale de
théâtre pour la jeunesse, qui propose tous les deux ans huit spectacles jeune public
montés dans les Yvelines par des metteurs en scène renommés du théâtre général
(Alfredo Arias, Philippe Adrien, Stanislas Nordey…).
Les accords successifs entre le ministère de la Culture et celui de l’Éducation
nationale ont également permis un rapprochement entre les artistes, les jeunes
et les enseignants (classes à PAC, dispositifs théâtre au collège, enseignements
• 40 – Hubert Jean-François, Les Spectacles créés par les compagnies de théâtre, de cirque et d’arts de la
rue avec l’aide du ministère de la culture (années 2001 et 2002), ARSEC, Observatoire des politiques
du spectacle vivant, ministère de la Culture et de la Communication – DMDTS, juin 2004, cité
par Fergombe Amos, op. cit., p. 128.
• 41 – Sources : Théâtre et nouveaux publics, op. cit., et Le Piccolo, guide-annuaire du jeune public
2006-2007, La Scène, 2005.
• 42 – ATEJ, Lettre d’information, janvier 1999.
• 43 – Octobre Sylvie, Les Loisirs culturels des 6-14 ans, La Documentation française, 2004.
• 44 – Bazilier Daniel, « Brasser pour démarginaliser », in Darzacq Dominique (dir.), Tricher n’est
pas jouer, THECIF/HEYOKA, supplément à la revue Itinéraire, n° 45, s. d., p. 28.
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[« Le théâtre jeune public », Nicolas Faure]
[Presses universitaires de Rennes, 2009]
de théâtre – expression dramatique au lycée…), ouvrant souvent, en plus d’une
pratique de jeu dramatique, à une pratique de spectateur sur un répertoire autre
que les traditionnelles matinées scolaires.
Nouveau signe de reconnaissance, un Molière du spectacle jeune public est
décerné chaque année depuis 2005 45.
Ce large mouvement a bien entendu, là encore, suivi toute une évolution
de la conception de l’enfant dans la société. À la fin du xixe siècle, la médecine
en plein essor s’intéresse à l’enfance, crée la spécialité de pédiatre. Au xxe siècle,
après Freud, des chercheurs comme Henri Wallon ou Jean Piaget observent et
décrivent la psychologie de l’enfant. Maria Montessori ou Célestin Freinet développent des « méthodes actives » d’éducation. La psychanalyste Françoise Dolto
vulgarise ses conceptions dans un ouvrage devenu célèbre, La Cause des enfants 46.
Maurice Crubelier écrit : « Un rôle nouveau est assigné par [ces éducateurs] à
l’adulte : il ne doit plus contraindre l’enfant comme il le faisait autrefois, mais
l’observer, le guider, l’aider à s’épanouir. La relation traditionnelle adulte-enfant
se trouve inversée : c’est l’adulte désormais qui devra s’adapter à l’enfant et non
le contraire 47. »
François de Singly écrit aussi :
Les parents doivent changer de rôle. Ils ne sont plus d’abord des individus appartenant à une génération précédente qui doivent transmettre à la
génération suivante les savoirs et les expériences accumulés. Ils sont des
individus chargés de décrypter, d’interpréter les besoins des enfants afin
d’aider ces derniers à devenir eux-mêmes. Ils doivent aussi mettre en place
un environnement susceptible de les aider dans cette ambition. […] Le
droit des individus à devenir eux-mêmes constitue la croyance centrale de
la seconde modernité qui s’impose à partir des années 1960. […] L’enfant a
changé d’identité : non parce que les adultes s’inclineraient devant l’enfant
« roi », mais parce que tout individu, jeune ou non, est consacré « roi » dans
une société individualiste 48.
La loi prend d’ailleurs acte de cette transformation en précisant peu à peu
les « droits de l’enfant ». La convention internationale actuelle, adoptée par les
• 45 – Lettres d’amour de 0 à 10 ans, Christian Duchange [adaptation du roman de Susie
Morgenstern] (2005) ; Un petit chaperon rouge, Florence Lavaud (2006) ; La Mer en pointillés,
Serge Boulier (2007) ; L’Hiver 4 chiens mordent mes pieds et mes mains, Philippe Dorin/Sylviane
Fortuny (2008).
• 46 – Dolto Françoise, La Cause des enfants, Robert Laffont, 1985.
• 47 – Crubelier Maurice, op. cit., p. 210.
• 48 – De Singly François, « Le statut de l’enfant dans la famille contemporaine », in De Singly
François (dir.), Enfants – adultes : vers une égalité de statuts ?, Universalis, coll. « Le tour du sujet »,
2004, p. 20-21.
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Nations unies en 1989 (après les deux versions précédentes de 1924 et 1959 49) et
ratifiée par la France stipule notamment :
[« Le théâtre jeune public », Nicolas Faure]
[Presses universitaires de Rennes, 2009]
31.2. Les États parties respectent et favorisent le droit de l’enfant de participer pleinement à la vie culturelle et artistique, et encouragent l’organisation
à son intention de moyens appropriés de loisirs et d’activités récréatives,
artistiques et culturelles, dans des conditions d’égalité.
Après le Moyen Âge, où l’enfant devait être redressé pour pouvoir vivre parmi
les adultes ; après l’époque moderne, où son innocence devait être préservée pour
qu’il tire le plus grand profit des leçons de morale ; voici le temps d’une égalité
de droit, qui suppose néanmoins la sollicitude de l’adulte pour l’aider à grandir,
à « devenir lui-même ». Il n’est pas étonnant que, dans ce contexte, la rencontre
individuelle avec l’art ne devienne un des moyens privilégiés pour accompagner
l’enfant dans sa recherche. Pour Françoise Dolto : « Nous avons un mythe de
progression du fœtus, de la naissance à l’âge adulte, qui fait que nous identifions
l’évolution du corps à celle de l’intelligence. Or, l’intelligence symbolique est étale
de la conception à la mort 50. » Et comme l’écrit Jean-Marie Schaeffer : « L’enfance
est un temps d’expériences esthétiques, sinon particulièrement riches, du moins
particulièrement marquantes, et ce au sens le plus fort du terme, c’est-à-dire en
tant qu’elles orienteront largement notre vie esthétique d’adulte 51. » Si le théâtre
aide à grandir, c’est parce qu’il offre une expérience esthétique.
D’ailleurs, la catégorie « théâtre pour enfant » change progressivement de nom
dans les années 1980, et devient « théâtre jeune(s) public(s) » : l’enfant est de
moins en moins reconnu comme un spectateur à éduquer, fût-ce à la liberté, que
comme spectateur à part entière, membre d’un groupe culturel. Le flottement
actuel, selon les auteurs, entre « jeune public » et « jeunes publics » paraît en outre
révélateur d’un certain scrupule à enfermer l’enfant dans une nouvelle catégorie :
l’emploi du pluriel permet à la fois de distinguer le public collectif du spectateur
individuel, et d’y joindre tous les spectateurs neufs pour le théâtre, quel que soit
leur âge : comme s’il s’agissait de préserver la pluralité des regards, la singularité
d’une rencontre entre un individu et une œuvre.
Marie-Hélène Popelard précise à propos du théâtre et de l’enseignement
artistique :
Paradoxalement, [l’enseignement artistique] peut faire comprendre le sens
de l’instabilité, alors que tous les discours sous-tendus dans les apprentissa• 49 – Voir Guidetti Michèle et al., Enfances d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui, Armand Colin,
1997, p. 115.
• 50 – Dolto Françoise, La Cause des enfants, Pocket, 1999, p. 13.
• 51 – Schaeffer Jean-Marie, Adieu à l’esthétique, Presses universitaires de France, 2000, p. 15.
[« Le théâtre jeune public », Nicolas Faure]
[Presses universitaires de Rennes, 2009]
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ges dits fondamentaux, depuis la grammaire jusqu’aux sciences, valorisent le
respect des lois, la mise en pratique de règles, la conformité à des procédés.
L’éducation artistique initie au plaisir de la transgression, à la curiosité
face au mystère, à la fécondité de l’imagination… Elle réveille le sens du
dépaysement et apprend que tout ne se ramène pas à des solutions, à la
rationalité. Elle vise à développer, à éduquer la sensibilité pour permettre
d’habiter ces lieux de conflit, de turbulences, de contradictions que sont les
œuvres d’art. Elle cultive l’émerveillement, s’attache à faire ressentir plus
que comprendre ce qui se vit à l’intérieur d’une œuvre.
La deuxième fonction que remplit l’enseignement artistique est l’apprentissage du jugement d’une œuvre, du risque raisonné que nous prenons
chaque fois que nous tentons une appréciation. Dépasser la dichotomie
bon ou mauvais, l’immédiateté de l’opinion et surtout ne pas renoncer
à établir une hiérarchie, car tout ne se vaut pas et le refus de juger peut
masquer une paresse intellectuelle bien commode. Il faut aider l’enfant à
s’orienter dans un espace de valeurs qui ne sont jamais absolues mais sans
cesse à construire.
Enfin, l’art stimule le renouvellement de notre vision du monde, tellement
formaté par les médias qui simplifient à outrance la complexité de la réalité.
Il nous apprend à voir les choses autrement 52.
Le théâtre aide à se construire, la rencontre avec l’art se justifie autant pour
l’enfant que pour l’adulte. Les conditions sont réunies pour le développement d’un
théâtre jeune public. Reste la question du répertoire.
Le répertoire, la part du texte
Dans les années 1950, les continuateurs de Léon Chancerel reprennent le principe d’un jeu proche de la commedia dell’arte, inspiré des contes et de l’univers enfantin. Parallèlement se perpétue un théâtre commercial plus ou moins démagogique,
construit sur un merveilleux bêtifiant, qui survit d’ailleurs encore aujourd’hui.
Mais une révolution se produit dans les années 1960. Roger Deldime explique :
Dans le climat de contestation sociale et politique de ces années-là, les rôles
de l’art et de la culture, le droit à l’expression des minorités, l’enfant comme
individu autonome sont au centre du débat. On assiste alors à une véritable
explosion des compagnies théâtrales professionnelles qui entendent pratiquer un art non élitiste, penser une culture où l’enfant ait enfin sa place,
entretenir avec lui des relations égalitaires. Leur exigence se manifeste par
• 52 – « Art et éthique : les enjeux de l’éducation artistique. Entretien avec Marie-Hélène Popelard,
maître de conférence en philosophie/esthétique », Lettre d’information de l’ONDA, n° 30, printemps 2004, p. 7.
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[« Le théâtre jeune public », Nicolas Faure]
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le rejet des formes culturelles infantilisantes, puériles et moralisatrices, par
une ouverture à l’art et au monde adulte contemporain.
[Puis,] au cours de la décennie 1970, le théâtre se voit assigner une mission
émancipatrice. Une majorité de spectacles dénonce alors certains aspects de
la société contemporaine (totalitarisme, guerre, sexisme, publicité, pollution, relations parents-enfants…) ou critique les modèles véhiculés par la
littérature traditionnelle destinée aux enfants. […] Malheureusement, sur
fond de militantisme et de générosité humaniste, les spectacles tombent
facilement dans le piège du manichéisme et du schématisme, dérive qui
met souvent à mal la création artistique.
À la fin des années 1970, « on aborde la sensibilité, l’intériorité, le non-dit, les
fantasmes, l’irrationnel, l’inconscient » à partir d’un « théâtre de situation et de jeu
plutôt que de texte – doublé d’un travail sur l’objet, avec un dépouillement volontaire des moyens scéniques ». Et « durant les années 1980, le mouvement théâtral
pour jeunes spectateurs s’amplifie sur le plan international, explore les démarches les
plus diverses, les propositions les plus contrastées du point de vue des formes et de la
qualité artistique 53. » Pour Philippe Dorin, il y avait « assez peu de spectacles pour
enfants construits à partir d’un texte. Ceux qui l’étaient conservaient une facture
assez classique dans la narration et le style, malgré la pertinence des thèmes abordés.
[…] Ce qui faisait plutôt la richesse et la diversité des spectacles pour enfants, c’était
l’audace et la diversité des formes. Un foisonnement de tout petits spectacles ingénieux, construits à partir d’une idée, mais dont on ne maîtrise pas très bien le sens.
C’était aussi une époque où la marionnette vivait une explosion de formes 54 ».
L’histoire de ce secteur, à la fois rapide et récente, est donc traversée de courants
contradictoires, où l’on semble jusqu’ici peu soucieux du travail des auteurs dramatiques reconnus, édités, diffusés. Le théâtre jeune public n’avait pas encore pris le
temps, ni vu l’intérêt de se constituer un répertoire.
À partir de recherches effectuées sur la revue Théâtre en France, qui proposait
aux compagnies souhaitant y figurer de faire connaître leurs productions, la création pour le jeune public de 1970 à 1990 s’appuierait, en moyenne, sur les sources
suivantes (voir annexe) :
– création collective signée par la compagnie : 9 % ;
– création signée par le directeur : 22 % ;
– création signée par une autre personne : 21 % ;
– création non signée : 4 % ;
soit au total 56 % de créations
• 53 – Deldime Roger, « Un miroir sociologique », Théâtre aujourd’hui n° 9, op. cit., p. 136-137.
• 54 – Dorin Philippe, Itinéraire d’auteur n° 9 : Philippe Dorin, Centre national des écritures du
spectacle – La Chartreuse, 2006, p. 20.
[« Le théâtre jeune public », Nicolas Faure]
[Presses universitaires de Rennes, 2009]
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– adaptations (de contes, d’œuvres littéraires – de littérature générale ou d’enfance et de jeunesse) : 24 % ;
– textes dramatiques : 20 %, dont les deux tiers sont des pièces du théâtre
général, souvent des classiques (de Goldoni à Beckett)… Restent environ
8 % pour les textes édités en direction du jeune public.
Toutes les compagnies travaillant en direction de la jeunesse ne figuraient pas
dans cette revue : les chiffres n’ont donc valeur que d’indication, et ils varient
sensiblement d’une année sur l’autre. On le voit bien néanmoins : la part extrêmement faible du texte dramatique est à peu près l’inverse de celle du théâtre général.
Il faudrait une étude précise auprès de chaque compagnie pour mesurer cette part
aujourd’hui. Mais un rapide survol des programmes de saisons ou de festivals jeune
public confirme que, mis à part quelques théâtres clairement engagés dans une
politique en direction des auteurs jeune public comme le théâtre de l’Est Parisien,
cette part reste très faible, pas plus d’un quart des productions. Il faut reconnaître
que, jusqu’ici, rien n’incitait d’ailleurs les auteurs à s’y consacrer.
Né dans l’effervescence des années 1960 et l’euphorie de la création collective,
le théâtre jeune public se construit notamment en réaction contre le théâtre institutionnel au répertoire figé. Le spectacle vise à éveiller la sensibilité de l’enfant, par
une œuvre qui s’adresse à tous les sens, et où le texte, quand il existe, n’est qu’un
signe parmi d’autres. C’est pourquoi certains créateurs refusent même de laisser
des traces écrites, par crainte de constituer un nouveau répertoire. À l’origine, le
texte dramatique n’est donc pas forcément le bienvenu 55.
De plus, ce secteur connaît peu le vedettariat d’auteur ou de metteur en scène.
Souvent, dans les programmes de saison ou de festival, et contrairement à la
tradition du théâtre général, les noms des créateurs ne figurent pas à côté du titre
du spectacle, mais dans le corps du texte de présentation (quand ils y figurent).
Ces noms ne sont peut-être pas assez connus du grand public pour susciter le désir
d’aller voir le spectacle.
D’ailleurs, puisqu’il n’y a pas encore de pièce « classique » pour la jeunesse, il n’y
a pas non plus de « défi » au metteur en scène qui souhaiterait monter « sa » version
d’une pièce célèbre. Certains créateurs affirment même que, comme chacun assiste
un peu au travail de ses collègues, lorsqu’un texte est créé, il leur est difficile d’en
proposer une nouvelle lecture car sa création reste longtemps en mémoire 56.
Au fond, si l’absence de vedettariat profite vraisemblablement au travail en
équipe, elle nuit peut-être à l’émulation qui pourrait motiver les créateurs.
• 55 – Voir notamment les débats des deuxièmes Rencontres internationales du théâtre pour l’enfance
et la jeunesse : Actes des colloques des deuxièmes RITEJ, Les Cahiers du soleil debout, n° 11-12, 1980.
• 56 – Voir par exemple Le Répertoire jeune public en question, journées d’étude, Théâtrales/
l’association, 2000.
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Ensuite, en s’engageant dans un secteur qui apporte peu de reconnaissance financière ou artistique, les créateurs pour le jeune public entendent probablement rester
maîtres de tous leurs choix. Le sacrifice exige sa contrepartie : une liberté de créer
qui verrait dans le texte une entrave, l’affirmation d’une parole personnelle forte qui
peinerait à trouver un écho dans celle de l’autre, l’auteur. On a d’autant plus envie
d’assumer son engagement qu’il est difficile. Dominique Bérody explique que « sa
méconnaissance et sa dévalorisation par la profession théâtrale elle-même, enferma
le secteur du jeune public dans les us et coutumes d’un certain corporatisme 57 ».
Enfin, la raison principale d’un si faible engagement tient peut-être surtout à
des motivations artistiques : un texte a souvent besoin d’être longtemps « habité »
par son metteur en scène. S’il est trop clair, didactique ou consensuel, il suscite
sans doute moins le désir, car il ne pousse pas à proposer une lecture individuelle.
Inversement, né lentement pendant ces trente dernières années, le répertoire de
textes du théâtre jeune public s’affirme parfois résolument contemporain, et tout
comme le théâtre contemporain général, il suscite méfiance et incompréhension.
Même pour les praticiens ou les lecteurs avertis, il résiste souvent à la lecture :
morcellement de la fable, théâtre-récit, personnages plus ou moins désincarnés
sont autant d’appels à la scène, et d’obstacles à la découverte silencieuse.
Mais, fait nouveau de ces vingt dernières années, une littérature dramatique
destinée au jeune public, qui jusque-là n’existait pas ou peu, commence à être éditée
et exploitée, encore assez timidement, par les créateurs. En préface au numéro de
Théâtre aujourd’hui consacré au jeune public, Jean-Claude Lallias écrit :
Vers la fin des années 1980, certains artistes prennent conscience du risque
de dissolution du théâtre s’il se contente de rivaliser avec d’autres formes
spectaculaires plus puissantes que lui. Contre un monde dominé par l’image
marchande et le flux médiatique, une part du théâtre entend faire dissidence… Le théâtre se sait art de la langue et de l’écoute – pas de la parole
informe ! Il célèbre le retour d’une parole travaillée par l’écriture : la quête
d’une théâtralité inscrite dans la langue. Ce mouvement gagne le théâtre
pour la jeunesse 58.
Phénomène éditorial, économique et artistique, cette multiplication de
textes destinés à être joués par des comédiens adultes pour un public d’enfants
ouvre un nouveau champ de recherche. L’auteur jeune public est davantage
connu et reconnu, il est par exemple accueilli en résidence à la Chartreuse lez
Avignon – Centre national des écritures du spectacle : deux résidences collectives
• 57 – Berody Dominique, « Le répertoire jeune public », in Darzacq Dominique (dir.),
L’Abécédaire 1989-1999, Heyoka, CDNJ de Sartrouville, 1999, p. 65.
• 58 – Lallias Jean-Claude, « Un théâtre des enfances partagées », Théâtre aujourd’hui n° 9,
op. cit., p. 5.
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[« Le théâtre jeune public », Nicolas Faure]
[Presses universitaires de Rennes, 2009]
sont organisées, en 1993-1994 et en 2002. Il est parfois auteur associé à un théâtre,
comme Laurent Contamin au TJP/CDN d’Alsace (entre 2003 et 2006), ou Karin
Serres (saison 2003-2004) et Philippe Dorin (saison 2004-2005) au théâtre de
l’Est Parisien.
La Comédie-Française a monté pour la première fois un texte jeune public en
2003-2004, Bouli Miro de Fabrice Melquiot (mise en scène Christian Gonon),
suivi de Bouli redéboule en 2004-2005 (mise en scène Philippe Lagrue), deux textes
édités chez l’Arche. Des concours de jeunes lecteurs sont organisés, comme le Prix
Collidram (Prix de littérature dramatique des collégiens), à l’initiative de nombreux
partenaires (ANETH, ANRAT, rectorat de Créteil, etc.). Des aides à l’écriture sont
accordées aux auteurs jeune public, comme aux auteurs de théâtre général.
En 2001, le ministère de l’Éducation nationale modifie en profondeur les
programmes de l’école primaire, et entend valoriser l’enseignement de la littérature,
notamment d’enfance et de jeunesse. En 2002, dans la liste des ouvrages de littérature jeunesse conseillée au cycle 3, figurent onze pièces de théâtre contemporain
jeune public, liste modifiée et augmentée de onze nouvelles pièces en 2004 :
Farces et fabliaux du Moyen Âge, L’École des loisirs, 1986.
La Farce de Maître Pathelin, L’École des loisirs, 1979.
Anne Catherine, Petit, L’École des loisirs, 2002.
Castan Bruno, Belle des eaux, Théâtrales jeunesse, 2002.
Danis Daniel, Le Pont de pierre et la peau d’images, L’École des loisirs,
1996.
Demarcy Richard, Les Deux Bossus, suivi de Voyages d’hiver, Le Secret, Actes
Sud – Papiers, 1987.
Dorin Philippe, Villa Esseling monde, La Fontaine, 1989.
Gonzalez José-Luis, Le Marchand de coups de bâton, Seuil jeunesse, 2003.
Grumberg Jean-Claude, Le Petit Violon : théâtre, Actes Sud – Papiers,
coll. « Heyoka jeunesse », 1999.
Heurte Yves, L’Horloger de l’aube, Syros jeunesse, 1997.
Jouanneau Joël, Le Pavec Marie-Claire, Mamie Ouate en Papoâsie : comédie
insulaire, Actes Sud – Papiers, coll. « Heyoka jeunesse », 1989.
Kenny Mike, Pierres de gué, Actes Sud – Papiers, coll. « Heyoka jeunesse »,
2000.
Lebeau Suzanne, Salvador : l’enfant, la montagne et la mangue, Théâtrales
jeunesse, 2002.
Madani Ahmed, Il faut tuer Sammy, L’École des loisirs, 1997.
Milovanoff Jean-Pierre, Les Sifflets de M. Babouch, Actes Sud – Papiers,
coll. « Heyoka jeunesse », 2002.
Nordmann Jean-Gabriel, Le Long Voyage du pingouin vers la jungle,
La Fontaine, 2001.
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[« Le théâtre jeune public », Nicolas Faure]
[Presses universitaires de Rennes, 2009]
Papin Nathalie, Mange-moi, L’École des loisirs, 1999.
Paquet Dominique, Son parfum d’avalanche, Théâtrales jeunesse, 2003.
Py Olivier, La Jeune Fille, le diable et le moulin, L’École des loisirs, 1995.
Rebotier Jacques, Les Trois Jours de la queue du dragon, Actes Sud – Papiers,
coll. «Heyoka jeunesse », 2000.
Richard Dominique, Le Journal de Grosse Patate, Théâtrales jeunesse,
2002.
Serres Karin, Colza, L’École des loisirs, 2001 59.
La critique journalistique reste plutôt discrète dans ce secteur, sauf lorsqu’un
artiste reconnu dans le théâtre général écrit ou met en scène un spectacle jeune
public – ce qui pose un problème de légitimité, et tend à agacer les artistes engagés
dans le théâtre jeunesse depuis plusieurs années. Ce silence médiatique permet en
effet aux compagnies peu soucieuses d’un travail artistique de perdurer, tandis qu’il
brouille la reconnaissance, tant publique qu’institutionnelle, des créateurs réellement
engagés dans une recherche. On trouve néanmoins, parfois, des informations sur les
festivals, ou des portraits d’artistes, notamment dans des revues comme La Scène.
Les revues de littérature jeunesse, Griffon ou La Revue des livres pour enfants, proposent régulièrement des notes de lecture sur les dernières pièces parues.
La critique universitaire se penche davantage sur le sujet. Dans les années 1970,
quelques thèses sont soutenues, et deux ou trois ouvrages majeurs sont publiés,
comme le numéro spécial de la revue Enfance coordonné par Hélène Gratiot
Alphandery 60, et l’étude de Roger Deldime, Le Théâtre pour enfant : approches
psychopédagogique, sémantique et sémiologique 61. On trouve aussi des articles dans
les revues spécialisées en direction du jeune public, comme Les Cahiers du soleil
debout (CDNEJ de Lyon), ou Théâtre enfance et jeunesse (revue de l’ATEJ), dont le
numéro 1-2 de 1985 propose par exemple un article remarquablement synthétique
de Suzanne Lebeau, « De l’écriture collective à l’œuvre d’auteur », qui retrace en
quelques pages toute l’évolution des écritures pour le jeune public.
Des points de vue plus généralistes sont adoptés dans les revues théâtrales
comme ATAC Informations, Travail théâtral ou Jeu, et dans quelques monographies
et témoignages qui ne traitent pas uniquement des questions d’écriture : Claude
Pierre Chavanon dans Le théâtre pour enfants. Des artisans face aux problèmes de la
création 62 ; les Cahiers de l’ANRAT : Le Théâtre et les jeunes publics (Avignon, 20 ans
• 59 – Littérature (2), Cycle des approfondissements (3), ministère de l’Éducation nationale, CNDP,
coll. « École », Documents d’accompagnement des programmes, 2004, p. 111-118.
• 60 – Gratiot Alphandery Hélène (dir.), « Le théâtre pour enfants », Enfance, n° spécial, 1973.
• 61 – Deldime Roger, Le Théâtre pour enfants. Approches psychopédagogiques, sémantique et sémiologique, A. de Boeck, 1976.
• 62 – Chavanon Claude Pierre, Le Théâtre pour enfants. Des artisans face aux problèmes de la
création, L’Âge d’homme, 1974.
[« Le théâtre jeune public », Nicolas Faure]
[Presses universitaires de Rennes, 2009]
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après) 63 ; ou Maurice Yendt dans Les Ravisseurs d’enfants 64. En 1995, l’ATEJ publie
un Livre blanc pour une politique de l’enfant spectateur 65 qui résume les différents
problèmes du secteur.
À la fin des années 1990 et début 2000, des colloques s’organisent autour de
la question des écritures, comme celui préparé par Théâtrales/l’association 66 en
1999. Des revues telles que La Revue des livres pour enfants publient des numéros
spéciaux 67. Le Centre national des écritures du spectacle de La Chartreuse consacre
trois de ses Itinéraire d’auteur à des dramaturges jeune public : Suzanne Lebeau 68,
Françoise Pillet 69, Philippe Dorin 70. L’universitaire Hélène Beauchamp publie au
Québec une Introduction aux textes du théâtre jeune public 71. Le SCEREN/CNDP
édite un numéro de Théâtre aujourd’hui consacré au jeune public : Théâtres et
enfance : l’émergence d’un répertoire 72, et en association avec les éditions Théâtrales,
fait paraître l’ouvrage de Marie Bernanoce : À la découverte de cent et une pièces,
répertoire critique du théâtre contemporain pour la jeunesse 73.
Cette reconnaissance de l’auteur, à la fois due et accompagnée par la multiplication des titres publiés, paraît comme une légitimation supplémentaire du
secteur jeune public. S’il garde sur scène une énergie et une capacité d’invention
au moins égale à celle du théâtre général, avec une approche qui considère peutêtre davantage le texte comme matériau, il s’offre en même temps par l’édition et
la recherche l’accès à une mémoire et à un moyen de plus large diffusion, voire à
une certaine culture savante dont on le soupçonnait, à tort, parfois démuni.
Les auteurs
Le Piccolo 74 recense près de 300 auteurs jeune public édités en France et
en Belgique, en incluant quelques auteurs étrangers francophones ou traduits.
• 63 – Le Théâtre et les jeunes publics (Avignon, 20 ans après), Cahiers de l’ANRAT, n° 1, Actes
Sud – Papiers, 1989.
• 64 – Yendt Maurice, Les Ravisseurs d’enfants, Actes Sud – Papiers, 1989.
• 65 – Théâtre et nouveaux public, op. cit.
• 66 – Le Répertoire jeune public en question, op. cit.
• 67 – Le Renouveau du répertoire théâtral, La Revue des livres pour enfants, n° 223, juin 2005.
• 68 – Lebeau Suzanne, Itinéraire d’auteur n° 6 : Suzanne Lebeau, Centre national des écritures du
spectacle – La Chartreuse, janvier 2002.
• 69 – Pillet Françoise, Itinéraire d’auteur n° 8 : Pillet Françoise, Centre national des écritures du
spectacle – La Chartreuse, 2005.
• 70 – Dorin Philippe, Itinéraire d’auteur n° 9, op. cit.
• 71 – Beauchamp Hélène, Introduction aux textes du théâtre jeune public, Logiques, 2000.
• 72 – Théâtres et enfance : l’émergence d’un répertoire, op. cit.
• 73 – Bernanoce Marie, À la découverte de cent et une pièces, répertoire critique du théâtre contemporain pour la jeunesse, SCEREN/CNDP et Théâtrales, 2006.
• 74 – Le Piccolo, op. cit., p. 392-412.
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[« Le théâtre jeune public », Nicolas Faure]
[Presses universitaires de Rennes, 2009]
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Mais ce recensement comprend aussi les auteurs de textes destinés à être joués
par des enfants, en atelier de jeu dramatique par exemple. Et il serait dommage
de passer sous silence le répertoire édité au Québec, très riche car plus ancien que
le nôtre… On le voit, il est difficile de déterminer combien d’auteurs écrivent
aujourd’hui en français (ou sont traduits) pour le jeune public.
Sur un échantillon de 97 auteurs dramatiques pour la jeunesse publiés en
France, en Belgique et au Québec (74 français, 23 étrangers, dont 13 québécois),
environ 70 % sont des hommes 75. Ils ont entre 35 ans (la génération de Fabrice
Melquiot, Christophe Honoré) et 70 ans – avec une majorité entre 40 et 50 ans.
Ils ont publié entre un et une quinzaine de textes pour le jeune public (Maurice
Yendt, par exemple), mais rarement plus de cinq ou six.
Ils appartiennent davantage au champ artistique qu’à celui de l’éducation ou
de la jeunesse. Sur ces 97 auteurs, 85 sont aussi auteurs de littérature générale
(théâtre, roman, poésie), et 56 sont aussi comédiens, scénographes, metteurs
en scène, dramaturges… Seuls 29 écrivent dans d’autres genres pour la jeunesse
(romans, album, etc.), et 17 travaillent ou ont travaillé dans l’éducation (depuis le
primaire jusqu’à l’université), ou dans l’action culturelle en direction de la jeunesse.
Il semble donc qu’on arrive au théâtre jeune public d’abord par le biais du théâtre
ou de l’écriture, plutôt que par une préoccupation première pour l’enfance.
On peut préciser certains profils. La première catégorie d’auteurs serait constituée des « pionniers » du théâtre jeune public. Peu nombreux mais prolifiques, ces
auteurs ont permis la reconnaissance artistique du théâtre pour la jeunesse grâce à
une activité d’auteur et de praticien tout au long de leur carrière. Par exemple au
Québec, Suzanne Lebeau 76 et Jasmine Dubé 77 écrivent et dirigent des compagnies
spécialisées en direction de l’enfance et de la jeunesse depuis les années 1970 ou
1980 : le Carrousel et le théâtre Bouches Décousues.
En France, des metteurs en scène comme Bruno Castan 78, Françoise Pillet 79
ou René Pillot 80 ont aussi commencé à écrire pour le jeune public dans les
• 75 – Sources : Berody Dominique et Lecucq Evelyne, Jeune public en France, théâtre, marionnettes, danse, théâtre musical, Chroniques de l’AFAA (Association française d’action artistique), 1998 ;
Pourquoi j’écris du théâtre pour les jeunes spectateurs, Biennale du théâtre jeunes publics/Lansman,
coll. « Regards singuliers », 2005 ; Bernanoce Marie, À la découverte de cent et une pièces, op.
cit., et les sites internet : [www.aneth.fr], [www.theatre-contemporain.net], [www.lansman.org],
[www.chartreuse.org], [www.cead.qc.ca].
• 76 – Par exemple : Lebeau Suzanne, L’Ogrelet, Lanctôt, coll. « Théâtre », 2000 (Théâtrales
Jeunesse, 2003).
• 77 – Par exemple : Dube Jasmine, Bouches décousues, Léméac, coll. « Théâtre pour enfants »,
1985.
• 78 – Par exemple : Castan Bruno, Neige écarlate, Très tôt théâtre, 1994 (Théâtrales Jeunesse,
2002).
• 79 – Par exemple : Pillet Françoise, Molène, Théâtrales Jeunesse, 2004.
• 80 – Par exemple : Pillot René, La Fée mère, L’École des loisirs, 1997.
[« Le théâtre jeune public », Nicolas Faure]
[Presses universitaires de Rennes, 2009]
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années 1970, parce qu’ils ne trouvaient pas de textes à monter, alors qu’ils dirigeaient des structures comme le théâtre du Pélican à Montpellier, le CDNEJ
La Pomme verte à Sartrouville, le CDNEJ théâtre La Fontaine à Lille.
Maurice Yendt a fondé le théâtre des Jeunes Années (TJA) à Lyon en 1960,
devenu CDNEJ en 1980 (aujourd’hui théâtre Nouvelle Génération, dirigé par
Nino D’introna). Il a organisé avec Michel Dieuaide en 1977 les premières RITEJ
(Rencontres internationales théâtre enfance jeunesse), devenues la Biennale du
théâtre jeunes publics de Lyon, l’un des principaux festivals du secteur. Il a en outre
écrit ou adapté près d’une trentaine de pièces, comme Histoire aux cheveux rouges 81,
souvent éditées dans les Cahiers du soleil debout, une revue liée à l’activité du CDNEJ
(dont une partie du catalogue est aujourd’hui reprise par les éditions Lansman).
De nouvelles générations sont apparues : des comédiens, auteurs ou metteurs en
scène qui ne se destinaient pas a priori au jeune public, mais dont les œuvres pour
la jeunesse sont davantage connues. Une quinzaine de créateurs comme Nathalie
Papin 82, Dominique Paquet 83 ou Karin Serres 84 dessinent ainsi un nouveau paysage.
Fabrice Melquiot 85 a d’abord travaillé comme comédien dans le théâtre général, sous
la direction d’Emmanuel Demarcy-Motta par exemple, avant de se consacrer davantage à l’écriture, notamment pour le jeune public. Philippe Dorin 86, lui, a débuté
comme écrivain associé au théâtre Jeune Public de Strasbourg, et s’il est un auteur
reconnu de théâtre pour la jeunesse, il est aussi romancier, scénariste, plasticien.
Le troisième profil, le moins courant, serait composé d’une dizaine d’auteurs
pour la jeunesse qui sont plus des écrivains que des praticiens. Soit ils écrivent
presque exclusivement pour la jeunesse, mais pas uniquement du théâtre : ils
réalisent aussi des albums, des bandes dessinées ou des illustrations. Nadine
Brun-Cosme a par exemple écrit le texte de l’album Grand loup et petit loup chez
Père Castor Flammarion (2005), et la pièce Et moi et moi à L’École des loisirs (2004).
Soit ils écrivent à la fois pour les adultes et les enfants, et surtout du théâtre, comme
Françoise Gerbaulet 87. Ancienne institutrice puis animatrice culturelle, elle a ainsi
écrit une trentaine de pièces, dont la moitié pour le jeune public. Brigitte Smadja 88,
• 81 – Yendt Maurice, Histoire aux cheveux rouges, Les Cahiers du soleil debout, n° 13, 1980
(Lansman, coll. « Les Cahiers du soleil debout », 2002).
• 82 – Par exemple : Papin Nathalie, Mange-moi, L’École des loisirs, 1999.
• 83 – Par exemple : Paquet Dominique, Les Escargots vont au ciel, Très tôt théâtre, 1997 (Théâtrales
Jeunesse, 2002).
• 84 – Par exemple : Serres Karin, Colza, L’École des loisirs, 2001.
• 85 – Par exemple : Melquiot Fabrice, Bouli Miro, L’Arche, coll. « Théâtre Jeunesse », 2002.
• 86 – Par exemple : Dorin Philippe, En attendant le Petit Poucet, L’École des loisirs, 2001.
• 87 – Par exemple : Gerbaulet Françoise, Un cheval en coulisses, L’École des loisirs, 1995.
• 88 – Par exemple, en roman jeunesse : J’ai rendez-vous avec Samuel, L’École des loisirs, 2002 ; en
littérature générale : Le Jaune est sa couleur, Actes Sud, 1998 ; en théâtre jeunesse : Drôles de zèbres,
L’École des loisirs, 1995.
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[« Le théâtre jeune public », Nicolas Faure]
[Presses universitaires de Rennes, 2009]
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enseignante, a aussi écrit de nombreux livres pour la jeunesse, des romans publiés
chez Actes Sud, et a créé la collection « Théâtre » à L’École des loisirs.
La dernière catégorie, la plus importante, est composée de plus de 60 auteurs
qui sont d’abord reconnus comme créateurs pour le public général, et qui ont eu
à un moment de leur parcours artistique le souci de s’adresser à l’enfance.
Certains sont à la fois comédiens, metteurs en scène et auteurs, surtout de
théâtre. Parmi les plus célèbres, on relève les noms de Wajdi Mouawad 89, Joël
Pommerat 90, ou Olivier Py 91.
Quelques-uns se sont pris au jeu au point de consacrer une large part de leur
travail au secteur jeunesse. Joël Jouanneau, auteur et metteur en scène, est artiste
associé au théâtre de Sartrouville-CDN depuis 1990, qu’il codirige de 1999 à
2003. En 1988, la mise en scène de sa propre pièce, coécrite avec Marie-Claire
Le Pavec : Mamie Ouate en Papoâsie 92, a constitué un événement majeur dans le
théâtre jeune public. C’était l’une des premières fois qu’un artiste reconnu dans
le théâtre général se risquait ainsi à la fois dans l’écriture et la mise en scène pour
la jeunesse. Il a depuis, entre autres activités, écrit plusieurs pièces en direction
de l’enfance.
Jean-Claude Grumberg, célèbre notamment pour L’Atelier 93, a, dit-il, pris
tellement de plaisir avec Le Petit Violon 94, qu’il a depuis écrit trois autres pièces
pour le jeune public. Il reconnaît en postface de la quatrième : « La joie que m’ont
procurée les trois précédentes à travers de multiples rencontres avec des élèves et
leurs instituteurs m’incite à me dire que ce n’est sans doute pas la dernière 95. »
Catherine Anne, formée au Conservatoire national d’art dramatique, a suivi
une carrière de comédienne et de metteur en scène, puis d’auteur de théâtre
général 96 avant d’écrire pour le jeune public 97. Elle dirige depuis 2002 le théâtre
de l’Est Parisien, qui consacre une large place de sa programmation au théâtre
jeune public.
• 89 – Par exemple : Mouawad Wajdi, Pacamambo, Actes Sud – Papiers, coll. « Heyoka Jeunesse »,
2000 (coll. « Poche Théâtre », 2006).
• 90 – Par exemple : Pommerat Joël, Le Petit Chaperon rouge, Actes Sud – Papiers, coll. « Heyoka
Jeunesse », 2005.
• 91 – Par exemple : Py Olivier, L’Eau de la vie, L’École des loisirs, 1999.
• 92 – Jouanneau Joël, Le Pavec Marie-Claire, Mamie Ouate en Papoâsie, Actes Sud – Papiers,
1989 (coll. « Heyoka Jeunesse », 1999, et coll. « Poche Théâtre », 2006).
• 93 – Grumberg Jean-Claude, L’Atelier, Actes Sud – Papiers, 1985 (1979).
• 94 – Grumberg Jean-Claude, Le Petit Violon, Actes Sud – Papiers, coll. « Heyoka Jeunesse »,
1999 (Éditions SED, 2003 ; Actes Sud – Papiers, coll. « Poche Théâtre », 2006).
• 95 – Grumberg Jean-Claude, postface à Pinok et Barbie, Actes Sud – Papiers, coll. « Heyoka
Jeunesse », 2004, p. 61.
• 96 – Par exemple : Anne Catherine, Une année sans été, Actes Sud – Papiers, 1987.
• 97 – Par exemple : Anne Catherine, Nuit pâle au palais, L’École des loisirs, 1997.
[« Le théâtre jeune public », Nicolas Faure]
[Presses universitaires de Rennes, 2009]
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Christophe Honoré 98, quant à lui, a presque autant écrit pour les adultes que
pour les enfants, des pièces de théâtre comme des romans, et c’est son activité
de cinéaste qui le fait connaître du grand public (17 fois Cécile Cassard, 2002 ;
Les Chansons d’amour, 2007).
D’autres, enfin, ont acquis leur notoriété comme auteurs de littérature générale, dramatique ou non, plutôt que comme praticiens. Par exemple, Daniel Danis
est auteur de nombreuses pièces de théâtre général, dont Le Chant du Dire-Dire 99,
montée par Alain Françon au théâtre de la Colline en 1999. Parallèlement, sa
pièce jeune public Le Pont de pierres et la peau d’images 100, a déjà été montée
par Dominique Catton, Vincent Goethals, Jacques Nichet, etc. Eugène Durif 101,
Jean-Claude Carrière 102, Jean-Pierre Milovanoff 103 sont scénaristes, romanciers,
dramaturges, adaptateurs. Joseph Danan est également auteur et enseignantchercheur 104. Lilane Atlan, poète, romancière et dramaturge, a vu sa pièce Monsieur
Fugue ou le mal de terre, publiée en 1967 au Seuil, devenir pièce jeune public par
sa réédition à L’École des loisirs en 2000 105 ; et Brigitte Smadja lui a demandé
d’adapter pour le théâtre son roman Les Passants 106, devenu Je m’appelle Non 107.
À côté des « pionniers », praticiens et auteurs reconnus dans le théâtre jeune
public ; à côté aussi des auteurs, peu nombreux, déjà engagés dans la littérature
d’enfance et de jeunesse, on trouve donc surtout des artistes polyvalents, des
personnalités arrivées un peu par hasard au théâtre jeune public, par la commande
d’un metteur en scène ou d’un éditeur, par un concours de circonstances.
Cette découverte plus tardive, dans le courant des années 1990, a parfois donné
un nouveau tour à leur carrière. Dans tous les cas, leur notoriété dans un autre
domaine a permis de faire prendre conscience au grand public du foisonnement
des expériences dans le théâtre pour la jeunesse. On observe d’ailleurs un phénomène similaire dans la littérature d’enfance et de jeunesse, où, après les « pion• 98 – Par exemple, en littérature générale : L’Infamille, L’Olivier, 1997 ; en littérature jeunesse :
Torse nu, L’École des loisirs, 2005 ; en théâtre jeunesse : Les Débutantes, L’École des loisirs, 1998.
• 99 – Danis Daniel, Le Chant du Dire-Dire, L’Arche, 2000.
• 100 – Danis Daniel, Le Pont de pierres et la peau d’images, L’École des loisirs, 1996.
• 101 – Par exemple, en théâtre général : Tonkin Alger, Théâtre ouvert – tapuscrit, 1988 (1987)
(Comp’act, 1990, et Actes Sud – Papiers, 1995) ; et en théâtre jeunesse : La Petite Histoire, L’École
des loisirs, 1998.
• 102 – En théâtre jeunesse : Carrière Jean-Claude, Le jeune prince et la vérité, Actes Sud – Papiers,
coll. « Heyoka Jeunesse », 2001 (coll. « Poche Théâtre », 2006).
• 103 – En théâtre jeunesse : Milovanoff Jean-Pierre, Les Sifflets de M. Babouch, Actes Sud –
Papiers, coll. « Heyoka Jeunesse », 2002 (coll. « Poche Théâtre », 2006).
• 104 – Par exemple : l’essai Le Théâtre de la pensée, Médianes, 1995 ; et en théâtre jeunesse :
Les Aventures d’Auren, le petit serial killer, Actes Sud – Papiers, coll. « Heyoka Jeunesse », 2003.
• 105 – Atlan Liliane, Monsieur Fugue, L’École des loisirs, 2000 (Le Seuil, 1967).
• 106 – Atlan Liliane, Les Passants, Payot, 1989.
• 107 – Atlan Liliane, Je m’appelle Non, L’École des loisirs, 1998.
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niers » comme Michel Tournier ou Daniel Pennac, certains auteurs de littérature générale n’hésitent plus à travailler aussi en direction de la jeunesse : Agnès
Desarthe, Christian Oster, Vincent Ravalec…
Cette ouverture salutaire, tant par les œuvres créées que par la reconnaissance
apportée au secteur, ne doit bien sûr pas faire oublier le travail au quotidien mené
par les compagnies spécialisées, mais plutôt le mettre en valeur.
L’impression première se confirme : on écrit, avant d’écrire pour le jeune public,
et on choisit ce public parce qu’il apporte quelque chose en plus, outre le maigre
intérêt économique.
[« Le théâtre jeune public », Nicolas Faure]
[Presses universitaires de Rennes, 2009]
Pourquoi écrire du théâtre
pour les jeunes spectateurs?
Un ouvrage précieux, édité pour la 14e édition de la Biennale du théâtre jeunes
publics à Lyon, confronte vingt points de vue d’auteurs, auxquels cette question
a été posée 108.
Si les avis divergent parfois, ils mettent en lumière quelques traits communs :
on écrit souvent depuis son propre territoire d’enfance, parfois pour aider l’enfant à
grandir, ou pour s’aider soi-même à comprendre le monde. On écrit aussi pour l’enfance avec une nouvelle liberté, ou simplement par évidence, par nécessité d’écrire.
Lorsqu’ils travaillent pour le jeune public, beaucoup d’auteurs évoquent
leur propre enfance. Pour Joël Jouanneau, le moteur est « le désir de creuser la
conversation avec mon alien, celui pour lequel j’écris, qui est là, ne me quitte pas.
Il doit avoir dans les sept ans et il me semble l’entendre crier la nuit 109 ». Yves
Lebeau explique : « J’écris à l’enfant que j’ai été. […] Poste restante, je lui adresse
le message que je n’ai pas reçu à temps 110. » Joseph Danan et Fabrice Melquiot
emploient la même métaphore spatiale de l’enfance comme territoire : « J’écrivais
depuis l’enfance, depuis le territoire de l’enfance en moi » et « C’est le territoire
de ma propre enfance, que j’ai peur d’oublier, que j’ai peur d’avoir déjà oublié,
que je recompose par bribes de texte en texte 111. » En fait, il semble que ce « territoire » occupe moins le stéréotype d’un idéal perdu (il ne s’agit pas de retrouver
son « âme d’enfant »), qu’un espace de dialogue avec soi-même : on creuse la
« conversation », on « écrit à » un « message », « depuis », par « peur d’oublier »,
pour se « recomposer ».
• 108 – Pourquoi j’écris du théâtre pour les jeunes spectateurs, op. cit.
• 109 – Ibidem, p. 37.
• 110 – Ibid., p. 42.
• 111 – Bernanoce Marie, À la découverte de cent et une pièces, op. cit., p. 119 et Pourquoi j’écris
du théâtre pour les jeunes spectateurs, op. cit., p. 42.
[« Le théâtre jeune public », Nicolas Faure]
[Presses universitaires de Rennes, 2009]
I nt ro d uc t ion
La volonté d’aider l’enfant spectateur revient aussi fréquemment. Edwige Cabelo
explique qu’écrire pour le jeune public est « une façon de contribuer à la transmission de ce que nous ont légué “les anciens” et de véhiculer des valeurs citoyennes ».
Maurice Yendt reconnaît que « lorsque qu’ [il écrit] du théâtre à l’intention de ces
publics, [il a] le sentiment de répondre à une certaine forme d’engagement personnel
pour la cause et les droits des enfants ». Pour Jean-Louis Bauer : « On a le devoir, en
s’adressant à un enfant, de lui permettre d’ouvrir les portes vers le monde. » Même
Bruno Castan, qui déclare ne pas avoir de « leçon à leur écrire », souhaite « donner
à dire et à entendre une langue qui ne soit pas leur (ou notre) langage parlé 112 ».
La formulation, plus ou moins précise, diffère pour laisser une plus ou moins grande
marge d’interprétation au spectateur : on verra que tout un pan du théâtre jeune
public s’émancipe doucement d’une relation paternaliste. Mais tous ces auteurs
s’accordent sur la volonté d’offrir une certaine vision du monde, plus ou moins
singulière, qui aide le spectateur à faire son chemin.
Ensuite, écrire pour le jeune public permet de partager avec l’enfant des questionnements existentiels, de façon peut-être plus directe qu’avec le public adulte.
Anne-Marie Collin écrit, au sujet des enfants : « Leur attention et leur émotion
me confortent dans la conviction que j’ai, qu’ils ont absolument besoin d’entendre
poser les questions essentielles. Mes interrogations semblent alors rejoindre les
leurs. » De même, Suzanne Lebeau raconte : « Quand le blanc de la page s’étend
à perte de vue, […] je retourne aux enfants et je partage avec eux les questions
sur la vie et sur le monde qui m’obsèdent, m’étouffent ou me portent en avant. »
Le jeune spectateur permet bien un dialogue avec soi-même, comme l’explique
Jasmine Dubé : « Leur regard neuf m’interpelle et réveille le mien 113. »
Il suscite aussi de nouvelles façons d’écrire. Philippe Dorin raconte qu’il est
entré en écriture, qu’il a forgé son propre style en commençant par s’adresser au
jeune public : « D’écrire pour les enfants m’a obligé à trouver des mots simples,
à poser des situations concrètes, sans qu’à aucun moment le propos n’en soit
diminué. […] En fait, les mots ne construisent pas des histoires. Ils les détruisent,
sans cesse. Voilà ce que m’apprennent les enfants, dans mon écriture. » De même
pour Éric Durnez : « Quand j’écris pour le jeune public, l’émotion est plus intense.
La mienne, en tout cas. Je crois que c’est là, à mes débuts dans l’écriture dramatique, que j’ai été le meilleur, le plus sincère et, au fond, le plus audacieux 114. »
Parce qu’il place le centre ailleurs (dans ce « territoire d’enfance » ?), le destinataire jeune public semble autoriser de nouvelles pratiques, pas plus faciles, mais
• 112 – Pourquoi j’écris du théâtre pour les jeunes spectateurs, op. cit., respectivement p. 18, 54,
17, 21.
• 113 – Ibidem, respectivement p. 23, 39, 28.
• 114 – Ibid., p. 25, 32.
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que l’on ose moins dans le théâtre général. Pour François Chanal, c’est « la rencontre avec un espace d’écritures libéré et donc ouvert à toutes les innovations, et les
appelant, mais aussi terriblement exigeant ». Il s’agit bien d’une richesse, d’une
« ouverture », mais qui génère ses propres difficultés. Jean-Gabriel Nordmann
explique : « Il faudra se nettoyer de tout baratin littéraire, de tout clin d’œil de
circonstance, raconter une histoire, des émotions… faire du théâtre. C’est une
épreuve haute pour l’auteur. L’enfant est un public neuf, universel, étranger ! »
Au fond, l’enfant exige « l’essence même du théâtre », comme le dit Catherine
Anne. Il est pour elle le moyen de « réaliser tous [ses] idéaux de théâtre poétique
et de théâtre populaire. Poétique, car ouvert sur l’imaginaire, libre. Populaire, car
chaque représentation devient temps de partage. Pendant le temps scolaire, tous
les groupes sociaux, classe par classe, entrent dans la salle. Hors du temps scolaire,
les générations se mêlent, situation rare dans notre société, et cette écoute, côte à
côte, me semble belle et précieuse 115 ».
Mais, souvent déçus par le manque de reconnaissance des institutions et de
la profession, littéraire ou théâtrale, d’autres auteurs refusent plus ou moins de
répondre à une question qu’ils ressentent comme une demande de justification.
« Finalement, je n’ai fait qu’écrire du théâtre » répond Bruno Castan. Comme
l’explique Jasmine Dubé : « À trop vouloir définir le théâtre jeune public, on
risque de le rétrécir. C’est d’abord et avant tout du théâtre ! […] En fait… j’écris. »
Avant d’être prévu pour un public particulier, l’écriture est un acte artistique, une
évidence, une nécessité : « J’écris, tout simplement, mais ce n’est pas si simple »
répond Monique Enckell. Pour Françoise Pillet, il y a : « Mille réponses qui chahutent là-haut, dans le ciboulot. […] Je pourrais aussi répondre simplement : je
ne sais pas et c’est bien ainsi. » Karin Serres, quant à elle, retourne la question :
« Ce monde d’aujourd’hui n’est-il pas le leur aussi ? […] Et si écrire du théâtre, c’est
bien parler de ce monde dans lequel, nous, auteurs adultes, vivons aujourd’hui,
parler de ce monde, donner notre vision de monde, alors la vraie question, c’est à
tous les autres auteurs de théâtre qu’il faut la poser : Pourquoi n’écrivez-vous PAS
pour les publics d’enfants et/ou d’adolescents 116 ? »
Les motivations artistiques apparaissent donc clairement, et démentent
le soupçon de facilité pédagogique, d’une littérature édifiante ou d’éducation.
Au contraire, les auteurs semblent conscients que le jeune public offre à la fois de
nouvelles opportunités et de nouvelles responsabilités, qu’il impose des contraintes
et permet des libertés inconnues dans le théâtre général. La littérature d’enfance et
de jeunesse, et ses auteurs, continuent de lutter contre des préjugés dus à l’histoire
du secteur et à la survivance de certaines productions de médiocre qualité. Certes
• 115 – Ibid., respectivement p. 22, 46, 13.
• 116 – Ibid., respectivement p. 21, 28, 32, 49, 52.
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on trouve encore de mauvais livres pour enfants, et de mauvaises pièces de théâtre
jeune public. Mais on trouve aussi de mauvaises pièces de théâtre général, sans
accuser le théâtre en général.
[« Le théâtre jeune public », Nicolas Faure]
[Presses universitaires de Rennes, 2009]
Les premiers éditeurs
Il est vraisemblablement impossible de déterminer le nombre exact de textes
de théâtre jeune public édités aujourd’hui, notamment, on va le voir, à cause des
questions soulevées par les critères de classement. Mais les nouvelles collections
créées chez L’École des loisirs, Actes Sud – Papiers ou Théâtrales ont évidemment
multiplié le nombre de titres. En 2002, un supplément de la revue La Scène proposait avec Théâtrales/l’Association (devenue ANETH) une « petite bibliographie
en voie d’inachèvement à l’usage de la jeunesse » de 250 titres, incluant des pièces
non cataloguées dans les collections jeune public, et des pièces destinées à être
jouées par des jeunes 117.
Comme le suggère Francis Marcoin, la littérature d’enfance et de jeunesse est
peut-être d’abord une édition de jeunesse : « Avec le renouvellement de l’idée
d’enfance, la prétention d’un nouvel art pour les enfants s’impose dans le discours
militant des créateurs, relayés par les professionnels du livre. La difficulté à exister
économiquement, les obstacles rencontrés sont autant de preuves à l’appui 118. »
D’un côté, on ne peut que se réjouir de la multiplication des titres et de cette
revendication artistique. Les textes de théâtre jeune public ont certainement
bénéficié du fort développement de l’édition jeunesse ces vingt dernières années.
C’est le secteur de l’édition qui progresse le plus, là où les autres stagnent ou
régressent : de 3 000 titres proposés en 1985 (albums, romans, etc.), il est passé à
plus de 10 000 en 2005, pour représenter 15 % du total des titres proposés dans
les librairies françaises 119. Le développement parallèle de collections spécialisées en
théâtre jeunesse a créé un nouveau répertoire jeune public (au sens étymologique
de « trouver » : catalogue de textes auquel puiser), en même temps qu’il pousse
vraisemblablement de nouveaux auteurs à écrire, sachant qu’ils trouveront des
éditeurs. Claire David, directrice de la collection « Théâtre » aux éditions Actes
Sud – Papiers, explique : « Par sa présence même, le livre stimulera de nouvelles
écritures à destination de la jeunesse 120. »
• 117 – « Théâtre à l’école : des écritures vivantes », La Scène, supplément au n° 24, mars 2002.
• 118 – Marcoin Francis, « Critiquer la littérature de jeunesse : pistes pour un bilan et des perspectives », La littérature de jeunesse : repères, enjeux et pratiques, Le Français aujourd’hui, n° 149,
mai 2005, p. 30.
• 119 – Cardona Janine, Lacroix Chantal, Chiffres clés 2007, Statistiques de la culture, ministère
de la Culture, DEPS, La Documentation française, 2007, p. 75.
• 120 – Darzacq Dominique (dir.), L’Abécédaire 1989-1999, op. cit., p. 26.
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[« Le théâtre jeune public », Nicolas Faure]
[Presses universitaires de Rennes, 2009]
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D’un autre côté, certains textes publiés dans ces collections vont participer à la construction du répertoire, sans avoir connu « l’épreuve » de la scène.
Et inversement, bien des textes de spectacles jeune public n’ont jamais été édités…
alors qu’ils font partie de la mémoire, même fragile, du secteur. On a vu aussi que
la remarquable pièce de Liliane Atlan, Monsieur Fugue, a d’abord été publiée au
Seuil en 1967 : sur proposition de Brigitte Smadja, directrice de collection, elle
a ensuite été éditée dans la collection « Théâtre » de L’École des loisirs, en 2000.
Tout cela met bien en question les critères qui déterminent cette nouvelle catégorie
de « textes jeune public » : critères internes, dramaturgiques ? Univers ou volonté
explicite des auteurs ? Préoccupation artistique, ou militante, voire économique
des éditeurs ? L’ouverture des collections de théâtre pour la jeunesse a peut-être
autant créé que reconnu l’existence de ces nouvelles écritures.
On peut donc considérer que l’édition fabrique autant qu’elle accompagne ce
mouvement. Notons pour l’instant que, en choisissant de ne traiter que les textes
édités, notre étude dramaturgique ne porte que sur une partie de l’activité de ce
secteur, celui qu’ont bien voulu laisser paraître, voire créer, les éditeurs.
On repère une dizaine de collections et de maisons d’édition dédiées au jeune
public.
Certains éditeurs se spécialisent plutôt dans les textes d’ateliers, des pièces destinées à être jouées par des jeunes. Retz (collection « Expression théâtrale »), Castor
Poche Flammarion (collection « Théâtre en poche »), Librairie théâtrale (collection
« Le théâtre et l’enfant »), voire l’Avant-Scène Théâtre (collection « Quatre vents
jeunesse »), ont en quelque sorte pris le relais des Cinq diamants ou de Ligue de
l’enseignement. Plusieurs recueils de pièces courtes à nombreuse distribution sont
également parus ces dernières années, chez Milan ou Actes Sud. Ces textes ne font
pas partie de notre questionnement, soit parce qu’ils proposent des situations et
des personnages stéréotypés qui, en limitant la pluralité des lectures, ne font pas
vraiment œuvre ; soit parce que leur format (durée, situation, distribution) les
situe manifestement dans le champ de la pédagogie théâtrale, vise d’abord à servir
de support de jeu.
D’autres éditeurs, comme Lansman en Belgique, distinguent deux secteurs :
le Par et le Pour les jeunes. Émile Lansman a commencé à publier des textes
pour la jeunesse en 1991, parfois dans des collections non spécifiques comme
la pièce de Jean Rock Gaudreault, Mathieu trop court, François trop long, dans
la collection « Nocturnes théâtre » en 1997. Puis, au fil des partenariats, des
financements complémentaires et pour répondre à la demande grandissante, trois
collections de textes jeune public (hors des textes d’ateliers) se sont développées,
avec des formats, des maquettes et des qualités de papier variés. En association
avec la chambre des théâtres pour l’enfance et la jeunesse, la collection « Théâtre
[« Le théâtre jeune public », Nicolas Faure]
[Presses universitaires de Rennes, 2009]
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pour la jeunesse Wallonie-Bruxelles », commencée en 2001, regroupe des textes
de spectacles qui ont déjà été joués en Belgique : six volumes, dix-neuf pièces.
En association avec le théâtre des Jeunes Années à Lyon, la collection « Cahiers
du soleil debout » regroupe depuis 2001 huit textes (dont deux rééditions) de
spectacles créés à Lyon, en reprenant le nom de la revue associée à ce CDNEJ.
Enfin, la collection « Lansman jeunesse », créée en 2004, regroupe trois titres.
Émile Lansman, ancien instituteur et psycho-pédagogue, est souvent considéré
comme un éditeur militant et un peu atypique, n’hésitant pas à publier des auteurs
encore inconnus. Un « catalogue des pièces à lire et à jouer par et pour les jeunes »
rassemble des dizaines et des dizaines de titres, au fil des différentes collections.
À l’étranger, on trouve aussi quelques éditeurs prolifiques, surtout au Québec
dans les années 1980 et 1990. Trois grands éditeurs développent des collections
jeunesse très soignées, au format carré, avec chacune entre dix et vingt titres :
la collection « Jeunes publics », dirigée par Hélène Beauchamp, chez Québec/
Amérique ; la collection « Théâtre pour enfants » et la collection « Jeune théâtre »
(au format rectangulaire), destinée aux adolescents, chez VLB ; et les collections
« Théâtre pour enfants » et « Théâtre jeunesse » chez Léméac. Presque chaque
exemplaire est plutôt grand format, avec une police assez forte, des illustrations
noir et blanc, et des photos du spectacle. Les trois éditeurs complètent également le
texte d’un supplément pédagogique plus ou moins fourni, « cahier d’exploration »,
« cahier d’activité » ou « cahier pédagogique ». On y trouve souvent un résumé de
la pièce, quelques commentaires sur les personnages, des pistes d’études du texte
ou de prolongement du thème traité, avec des documents ou une bibliographie.
On trouve aussi, pour les plus jeunes, des suggestions d’exercices pratiques ou de
travaux d’écriture ; et pour les plus âgés, des sujets de débats. On le voit, chaque
volume s’adresse clairement à la fois au jeune lecteur, par une maquette séduisante
et accessible, et à l’adulte qui souhaiterait utiliser le texte avec le jeune, pour préparer et exploiter le spectacle par exemple.
Lanctôt, autre éditeur québécois de théâtre jeunesse, plus récent et moins
fourni, fait le choix un peu inverse d’une maquette à la fois sobre et élégante :
format poche rectangulaire, fine typographie, couverture papier crème à grain
épais. Faut-il y voir un changement d’époque, où le texte devient moins dépendant
du spectacle, où l’on considère le jeune comme un lecteur non spécifique ? Dans les
années 1990, les éditions Léméac choissent également une maquette rectangulaire
beaucoup plus sobre.
En France, l’histoire de l’édition jeune public tend aussi à se concentrer sur
quelques collections spécialisées.
Dans les années 1970, c’est surtout dans deux revues que l’on trouve des pièces.
Théâtre enfance et jeunesse, créée en 1963 par Léon Chancerel, sort quatre numéros
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par an, avec des articles théoriques, des comptes rendus de débats, et environ un
texte dramatique par an. La revue semble s’arrêter en 1989, remplacée par la Lettre
de l’ATEJ, à la périodicité irrégulière, et qui propose des articles et des études.
Les Cahiers du soleil debout, revue créée en 1975 par Michel Dieuaide, sort entre
un et trois numéros par an, jusqu’en 1986 : « Les Cahiers du soleil debout entendent être le terrain privilégié d’une agitation constructive propre à prolonger les
débats contradictoires sur l’expression des enfants, sur leurs besoins et leurs droits
culturels » (postface à chaque édition). On y trouve aussi des articles, des actes
de colloques, et une douzaine de pièces, dont beaucoup sont signées par Maurice
Yendt. Ces pièces ont été créées au théâtre des Jeunes Années à Lyon, qu’il dirigeait. Les éditions Lansman ont repris, on l’a vu, une partie du catalogue.
De même, les éditions La Fontaine à Lille sont nées en 1988 au sein du CDNEJ
La Fontaine, dirigé par René Pillot, qui signe une dizaine des textes publiés. Mais il
ne s’agit plus d’une revue : la maison d’édition, dirigée par Janine Pillot, s’est spécialisée dans les écritures contemporaines. Elle annonce aujourd’hui une quarantaine
de titres, répartis en quatre collections : théâtre jeunesse, théâtre adulte, théâtre
adolescent et collection « Terrain ». Certains volumes sont illustrés. On y trouve
des auteurs tels Christian Palustran, Alain Mollot, Françoise Thyrion.
Jusqu’au milieu des années 1980, en France, l’édition de théâtre jeunesse est donc
plutôt rare, et liée à l’activité de militants associatifs et de structures jeune public.
En 1987, Dominique Bérody crée aux éditions Le mot de passe la collection
« Très tôt théâtre », aujourd’hui disparue, qui a publié quatorze textes. La collection se présente ainsi :
Une collection théâtrale pour l’enfance et la jeunesse est née.
De la rencontre entre des passionnés de théâtre, convaincus que l’avenir de
cet art passe par l’écriture.
De la demande des metteurs en scène, réalisateurs, compagnies théâtrales,
chorégraphes à la recherche de nouvelles écritures.
Pour répondre au monde enseignant soucieux d’étudier des auteurs
vivants.
Pour affirmer l’existence d’un théâtre d’auteur pour la jeunesse à l’image
peut-être du cinéma d’auteur des années soixante.
Pour garder la mémoire du théâtre pour l’enfance et la jeunesse en inscrivant de nouveaux noms au répertoire de la littérature dramatique (postface
à chaque édition).
On peut lire aussi, sur la quatrième de couverture de Sido et Sacha, de Claude
Morand 121 : « C’est du théâtre ? Ouh, là, là, ça doit être très difficile à lire ?
• 121 – Morand Claude, Sido et Sacha, GES, coll. « Très tôt théâtre », 1987.
[« Le théâtre jeune public », Nicolas Faure]
[Presses universitaires de Rennes, 2009]
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Pas du tout ! Bien au contraire ! Et même, cela peut se jouer entre copains, en
classe, comme au théâtre… »
Tout ceci suggère bien que le lecteur visé est multiple : l’artiste, l’enseignant,
l’enfant.
L’édition est très soignée, en format poche rectangulaire sur papier glacé.
Presque chaque texte est précédé d’une préface et de courtes « confidences de
l’auteur » sur la genèse du texte. On trouve en fin de volume un « supplément à la
pièce » plus ou moins développé, avec un texte du metteur en scène, divers documents ou des pistes bibliographiques sur le thème traité, voire des idées d’exercices
d’improvisation. Quelques volumes sont illustrés, en plus de la couverture, comme
Les Loups, de Bruno Castan : au moment où deux personnages enfermés dans un
sac sentent monter la peur, le noir envahit la page 122…
Le catalogue comprend des auteurs aujourd’hui reconnus dans le théâtre jeune
public, comme Bruno Castan, Françoise du Chaxel, Claude Morand, Dominique
Paquet, Karin Serres…
En proposant une collection soignée et indépendante des structures de production, Dominique Bérody consacre en quelque sorte la nature littéraire du texte
jeune public. Il le rend attirant à la fois pour l’enfant lecteur et pour l’adulte acteur,
qui n’y voit plus seulement la mémoire d’un spectacle, mais, grâce au filtre de
l’éditeur, un objet quasi autonome, a priori doté d’une certaine valeur artistique,
dont on doit s’emparer. Jean-Claude Lallias écrit :
Cette question de l’édition, très emblématique, montre que ces écritures
pour la jeunesse ne sont pas des « sous-textes » (comme la bande-son d’un
spectacle, destinée à s’évanouir avec le spectacle), mais des écritures qui
résistent au plateau, qui ont une autonomie partielle ou totale. Des textes
qui – comme toute œuvre d’art – sont des objets de délectation pour le
lecteur et sont en attente de multiples interprétations, donc de possibles
traductions scéniques différentes 123.
La fragilité économique de l’entreprise a conduit la collection à sa disparition
en 1997, mais la collection « Jeunesse » des Éditions Théâtrales a repris une partie
du catalogue, et surtout, un pas symbolique semble avoir été franchi.
Les éditeurs des années 1990
En 1995, Brigitte Smadja, enseignante et auteur de littérature jeunesse publié
à l’École des loisirs, fonde chez son éditeur la collection « Théâtre », toujours
• 122 – Castan Bruno, Les Loups, Très tôt théâtre/le Mot de passe, 1993, p. 36.
• 123 – Préface de Jean-Claude Lallias à Pourquoi j’écris du théâtre pour les jeunes spectateurs,
op. cit., p. 9.
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active. Le catalogue s’étoffe au rythme de cinq à neuf parutions par an, pour
atteindre aujourd’hui 85 titres. La maquette assez sobre, format poche, grosse
police et couleurs de couverture acidulées, confine peut-être la collection dans le
secteur jeunesse plutôt que dans le secteur théâtre : L’École des loisirs jouit d’une
forte réputation, tant auprès des librairies jeunesse que des enseignants. Mais on y
trouve une trentaine d’auteurs très divers, la plupart dramaturges reconnus, auprès
du public jeunesse comme du grand public (Catherine Anne, Daniel Danis, Joël
Jouanneau, Dominique Paquet, Olivier Py, etc.)
Le nombre très important de titres publiés à L’École des loisirs prouve qu’il
existait bien un vivier d’auteurs contemporains pour le jeune public. Qu’il réponde
à un besoin ou qu’il le crée, qu’il s’agisse de théâtre à lire par l’enfant autant que de
théâtre à jouer par des compagnies professionnelles (un certain nombre de ces pièces
n’ont jamais été créées), un nouveau répertoire s’est en tout cas développé. Il incite
les éditeurs généralistes ou spécialisés en théâtre à ouvrir des collections jeunesse.
Actes Sud – Papiers a commencé assez tôt à éditer du théâtre jeune public, mais
dans des collections pas toujours identifiées. Ah la la ! Quelle histoire ! de Catherine
Anne est paru en 1995 sans indication de collection particulière. Les Deux Bossus,
de Richard Demarcy (1987), ou Le Garçon dans le bus de Suzanne Van Lohuizen
(1995) sont édités en collaboration avec le théâtre des Jeunes Années de Lyon,
tandis que la pièce de Monique Enckell Deux jambes, deux pieds, mon œil est parue
dans une collection « Junior En scène », en 1997, avec en fin d’ouvrage un cahier
de mise en scène comprenant un entretien avec le metteur en scène et l’auteur, et
des croquis de scénographie.
Depuis 1999, une collection jeune public (hors textes d’atelier) émerge clairement : « Heyoka Jeunesse », association entre Actes Sud – Papiers et le théâtre
de Sartrouville, représenté par Dominique Bérody, et qui propose une vingtaine
de titres (dont certains sont maintenant réédités dans un format poche, avec un
supplément pédagogique). L’édition, de moyen format, est très soignée : sur un
papier de qualité, les nombreuses illustrations en couleurs s’épanouissent au fil des
années. La relation entre le texte et l’image, outre l’attrait pour l’enfant lecteur,
suggère un entre-deux, « mystère que ces rencontres fondées sur le désir et sur
lesquelles on ne sait dire ce qu’il faut faire pour qu’elles soient fécondes », selon
la formule d’Henri Cueco 124. Par exemple, la représentation des personnages en
face de la table liminaire dans Le Petit Chaperon rouge de Joël Pommerat semble
en faire les personnages d’un album ou d’une bande dessinée, sentiment d’autant
plus troublant que le comédien Ludovic Molière porte, à la création, la même
• 124 – Cueco Henri, « L’Artiste et l’enfant », Panorama de l’illustration du livre de jeunesse français,
Éditions du Cercle de la Librairie, 1996, p. 15.
[« Le théâtre jeune public », Nicolas Faure]
[Presses universitaires de Rennes, 2009]
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barbe que le personnage de narrateur dessiné : texte à la fois avenir et souvenir de
la représentation.
Le catalogue propose surtout des auteurs déjà reconnus, mais qui n’avaient
pas forcément déjà travaillé en direction du jeune public, comme Jean-Claude
Carrière, Wajdi Mouawad ou Jean-Claude Grumberg. Comme l’explique Claire
David, directrice de la collection « Théâtre » aux éditions Actes Sud – Papiers :
« Ce qui m’intéresse, c’est de rencontrer des auteurs dramatiques qui sont également des écrivains, engagés dans un processus d’écriture exprimant leur façon
particulière de penser le monde par la forme 125. »
Certains titres, comme Mamie Ouate en Papoâsie de Joël Jouanneau et MarieClaire Le Pavec (1989), ou Le Petit Violon de Jean-Claude Grumberg (1999), ont
connu un réel succès, avec plus de 7 000 exemplaires vendus.
En 2001, l’Arche publie Perlino Comment de Fabrice Melquiot dans sa nouvelle
collection Jeunesse, un format rectangulaire sobre, sans illustration, avec une
police assez grosse. Dans son catalogue, l’éditeur déclare vouloir faire découvrir
la littérature dramatique contemporaine et initier aux « sortilèges de la scène : se
fondre dans un langage autre, parfois étranger, s’approprier la parole d’autrui ».
Neuf titres sont parus aujourd’hui, dont six de Fabrice Melquiot. Les trois autres
sont signés d’auteurs étrangers, souvent engagés dans une écriture très singulière,
comme Le Manuscrit des chiens de Jon Fosse, sorte de long monologue d’un chien
vivant sur une péniche.
La même année, Théâtrales ouvre une collection Jeunesse, plus active : une
vingtaine de titres aujourd’hui, dont trois recueils collectifs de textes courts.
Selon la volonté de Françoise du Chaxel, directrice de collection et elle-même
auteur, il s’agit là aussi de montrer la même diversité que dans la littérature dramatique contemporaine générale. Le catalogue est très varié, comprenant des reprises
de la collection « Très tôt théâtre », ou d’auteurs déjà publiés au Québec comme
Suzanne Lebeau et Michel-Marc Bouchard, voire en Uruguay comme Carlos
Liscano. On trouve aussi des formes d’écritures très originales, comme le jeu de
devinettes (C’est toi qui le dis, c’est toi qui l’es, d’Yves Lebeau) ou la conférence
(Gris gris de Roland Shön).
Format et typographie sont plus étroits, sur un papier de qualité. Un texte
de l’auteur, qui raconte la genèse de la pièce, figure souvent en fin de volume.
Quelques titres proposent des illustrations, comme les « taches d’encre » sur
le Journal de Grosse Patate, de Dominique Richard (puis dans Les Saisons de
Rosemarie), qui sont en fait des lavis de Vincent Debats : à la façon des tests de
Rorschach, ces « taches » prennent une résonance particulière entre les pages d’un
journal intime, alternées avec des séquences oniriques. Des ballons de baudruche
• 125 – Théâtre aujourd’hui n° 9, op. cit., p. 66.
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colorés, présents sur toutes les couvertures, identifient clairement la collection.
On a pu y voir, pour l’enfant, le symbole de « l’envol prochain grâce à la lecture
et à la mise en jeu […] l’aidant à grandir 126 ».
Divers éditeurs ou collections proposent enfin, de façon plus ou moins éparse,
quelques titres de théâtre jeune public, comme la collection « Théâtre espace
jeunes » chez l’Amandier, qui propose trois pièces de Jean-Pierre Moreux et Patricia
Giros ; la collection « Première impression » du CNES – La Chartreuse ; L’Olivier
avec Le Pire du troupeau de Christophe Honoré ; Dessain et Tolra avec quatre
textes de René Pillot ; etc.
Tous les éditeurs proposent un paratexte plus ou moins important : quelques informations sur la création, si elle a eu lieu ; une bibliographie de l’auteur ;
souvent une notice biographique, parfois rédigée par l’auteur lui-même, voire
disposée sous forme de calligramme en fin de volume chez Heyoka Jeunesse.
La mention d’âge apparaît sous la forme « dès… » chez Très tôt théâtre, « à
partir de… » chez La Fontaine et Théâtrales Jeunesse, « s’adressant aux jeunes de
10 ans et plus » chez Léméac. Exprimer cette mention sous forme de seuil plutôt
que de tranche semble laisser une relative ouverture. Partout ailleurs, la mention
n’apparaît pas, ou alors uniquement dans le catalogue : tranches d’âge dans le
catalogue de L’École des loisirs, collections « pour enfants » et « pour adolescents »
chez VLB et Léméac.
L’édition de théâtre jeune public semble donc croiser deux problématiques
principales. La première, on l’a vu, pose la question d’une reconnaissance des
auteurs existants, édités indépendamment d’un réseau militant, en même temps
qu’elle fabrique en quelque sorte ces auteurs, pour des raisons peut-être autant
économiques qu’artistiques. Cette problématique n’est pas forcément étrangère à
la littérature contemporaine générale, mais elle se fait ici d’autant plus sentir que
les éditeurs impliqués sont peu nombreux, et les collections, récentes.
La deuxième concerne le statut du lecteur : le livre doit-il être inscrit dans
le champ de la littérature d’enfance et de jeunesse, ce qui suppose peut-être des
illustrations, une mention d’âge, ou un éditeur spécialisé jeunesse ? Ou doit-il en
même temps, tout en restant dans le champ jeunesse, exploiter les caractéristiques
génériques en proposant par exemple un « cahier de mise en scène » en fin de
volume ? Ou doit-il être encore plus ouvert à l’enfant comme à l’adulte lecteur,
voire au professionnel du spectacle à la recherche d’un univers d’auteur, avec une
maquette qui sera plus sobre, dans des collections d’abord spécialisées en théâtre ?
Au fond, il s’agit de savoir dans quel rayon de librairie le livre sera finalement
rangé : théâtre ou jeunesse ?
• 126 – Vers l’éducation nouvelle, février 2003, cité dans le catalogue 2005-2006 de Théâtrales
Jeunesse, p. 3.
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Marie Bernanoce remarque que l’anthologie de Michel Azama, De Godot à
Zucco 127 « intègre dans ses choix des œuvres de théâtre publiées en collection jeunesse
sans les isoler comme telles 128 ». Cette décision contribue certainement à reconnaître
l’auteur, et par là le spectateur jeune public comme auteur et spectateur à part entière ;
mais elle ignore peut-être en retour ce qui, pour une part, fait leur identité.
[« Le théâtre jeune public », Nicolas Faure]
[Presses universitaires de Rennes, 2009]
Le corpus
Assez empiriquement, le corpus d’analyse de cette étude s’est constitué à partir
des différentes bases de données, dans les catalogues d’éditeurs, la littérature critique ou les programmes de théâtres. De nombreux titres ont certainement été
involontairement ignorés, à cause de maisons d’édition mal repérées, de collections
non identifiées, parfois de la confusion des genres. D’autres ont dû être abandonnés à cause de contraintes matérielles : volumes indisponibles, épuisés, non
communicables en bibliothèque. Certains ont été volontairement écartés sur le
critère parfois subjectif de la spécificité du public ou des acteurs :
– les textes uniquement destinés au théâtre de marionnettes, parce qu’ils possèdent souvent une dramaturgie propre, fondée sur la simplicité de l’intrigue
et la force du symbole ;
– les genres clairement identifiés, comme le café-théâtre, dont la destination
est incertaine.
Il ne s’agit pas de déterminer si le théâtre général, pour « adultes », peut
s’adresser ou non aux jeunes spectateurs. Comme le rappelle Bernard Raffali
dans les Cahiers de l’ANRAT 129, les spectacles de Jérôme Savary ou de Jérôme
Deschamps ont souvent beaucoup de succès auprès des enfants et des adolescents. Vraisemblablement, dès lors qu’un spectacle possède une certaine qualité
artistique, il est susceptible d’intéresser, à des niveaux divers, n’importe quel spectateur un peu patient. Le nombre de signes, ou leur sens, sera simplement évalué
différemment selon l’âge du spectateur, son histoire personnelle, peut-être ses
déterminations sociologiques, etc. Nous nous intéressons donc plutôt aux textes
qui se désignent explicitement comme s’adressant au jeune public. Par là, nombre
de textes contemporains, qui mettent en scène des personnages jeunes dans des
situations plus ou moins extraordinaires (ceux de Xavier Durringer, par exemple),
et donc susceptibles d’intéresser par identification des spectateurs adolescents,
n’appartiendront pas au corpus.
• 127 – Azama Michel, De Godot à Zucco, anthologie des auteurs dramatiques de langue française
(1950-2000), Théâtrales, 2003-2005.
• 128 – Bernanoce Marie, À la découverte de cent et une pièces, op. cit., p. 16.
• 129 – Le Théâtre et les jeunes publics (Avignon, 20 ans après), op. cit.
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[« Le théâtre jeune public », Nicolas Faure]
[Presses universitaires de Rennes, 2009]
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– Les textes manifestement destinés à être joués par les enfants et non pour les
enfants. Quand rien ne les élève au-dessus du stéréotype, on considère soit qu’ils
constituent un support d’entraînement pour l’enfant acteur, mais pas de jeu
pour un comédien professionnel ; soit qu’ils témoignent de cette « survivance
d’un théâtre pour enfants de conception archaïque » évoquée plus haut. Certains
textes à distribution nombreuse, sans doute plus faciles à travailler avec des
jeunes qu’à monter professionnellement dans des conditions économiques satisfaisantes, font néanmoins partie du corpus, car ils ont été créés par des compagnies professionnelles, plusieurs acteurs se répartissant les multiples rôles.
En règle générale, les cent dix-neuf textes retenus, parmi les deux cents ou
deux cent cinquante lus, sont donc ceux qui, se désignant d’eux-mêmes destinés
à l’enfance et la jeunesse, publiés entre 1980 et 2002, illustrent particulièrement
clairement un courant, une esthétique propre au répertoire du théâtre jeune public,
et/ou une écriture singulière d’auteur (67 auteurs différents sont représentés).
Ce qui ne signifie pas que tous les textes intéressants figurent dans ce corpus : de
nombreux oublis, des choix parfois subjectifs donnent à cette sélection une simple
valeur de témoignage. Le nombre important de textes suffira tout de même, nous
l’espérons, à valider ce que nous souhaitons être une étude générale des tendances
du répertoire, et non un catalogue exhaustif.
Enfin, ce choix de textes se désignant à destination du jeune public laisse
de côté tous ceux qui, pour de multiples raisons, refusent de s’inscrire dans une
collection particulière. Comme l’explique Marie Bernanoce :
Sans trop nous pencher sur ce débat, signalons au passage que se pose pour le
théâtre ce qui est aussi une question pour la littérature jeunesse : doit-on les
cantonner l’un comme l’autre aux collections spécialisées ? Y a-t-il une spécificité du texte pour les jeunes ? Pour se convaincre de la réponse incertaine que
l’on peut apporter à cette question, il suffit de faire pratiquer ce que Christian
Poslaniec proposait comme activité de tri dans son livre De la lecture à la
littérature 130 : en mélangeant des textes de théâtre catalogués jeunesse et des
textes tout public et en demandant à des lecteurs d’effectuer un classement
en ces deux catégories, on voit bien que les réponses ne correspondent pas
nécessairement aux choix éditoriaux. Dans le même ordre d’idée, il faut noter
que plusieurs textes actuellement catalogués par les éditeurs comme théâtre
pour la jeunesse ont été au départ publiés comme du théâtre tout public. […]
S’il est exact que, pour les jeunes enfants, il existe sans doute des contraintes
un peu spécifiques, il n’en demeure pas moins vrai que les bonnes pièces pour
les enfants et les jeunes sont aussi de bonnes pièces pour les adultes 131 !
• 130 – Poslaniec Christian, De la lecture à la littérature, Sorbier, 1992.
• 131 – Bernanoce Marie, « Panorama du répertoire théâtral pour les jeunes », in AilloudNicolas Catherine (dir.), Théâtre contemporain et jeune public, Savoirs en pratique, SCERENCRDP de Lyon, 2003, p. 18.
[« Le théâtre jeune public », Nicolas Faure]
[Presses universitaires de Rennes, 2009]
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Notre objet d’étude se limite donc aux textes dont les éditeurs ont spécifié la
destination jeunesse, même s’il est évident que nombre de pièces non catégorisées
s’adressent aussi au jeune public, et qu’inversement des pièces catégorisées s’adressent
aussi au tout public (c’est même l’un des axes majeurs de notre argumentation).
Le choix un peu arbitraire de la période 1980-2002 permet d’inclure au corpus
les éditeurs spécialisés nés à la fin des années 1980, et de ne conserver, parmi les
revues, que les textes à l’intérêt plus artistique que documentaire. La limite supérieure correspond au début de la rédaction de cette étude.
Le choix des textes tente de représenter de façon à peu près équilibrée les différents éditeurs. Par ordre décroissant :
– L’École des Loisirs : 30 textes ;
– La Fontaine : 17 ;
– Très tôt Théâtre : 17 ;
– Actes Sud – Papiers : 14 ;
– Léméac : 8 ;
– VLB : 8 ;
– Théâtrales : 6 ;
– Québec/Amérique : 5
– Les Cahiers du soleil debout : 5 ;
– Dessain et Tolra : 4 ;
– Lansman : 2 ;
– L’Arche : 1 ;
– La Chartreuse/Première Impression : 1 ;
– Théâtre Enfance et Jeunesse : 1 ;
– Lanctôt : 1.
La Fontaine et Très tôt Théâtre sont surreprésentés : la presque totalité de leur
catalogue figure dans le corpus. Leur activité éditoriale étant l’une des plus anciennes, et ralentie ou arrêtée aujourd’hui, il est en effet plus facile de les repérer.
On a choisi d’inclure une vingtaine de textes belges et québécois, sans véritablement les distinguer des textes édités en France. Chaque pays mériterait une étude
distincte : leur comparaison serait certainement riche d’enseignements. Mais, à
l’instar des éditeurs jeune public français actuels, qui publient à la fois des textes
signés d’auteurs français et étrangers, francophones ou traduits, on a préféré les
considérer comme autant d’écritures singulières, représentatives des tendances
d’un répertoire à saisir.
33 textes du corpus ont été publiés entre 1980 et 1989, 67 entre 1990 et 1999,
une vingtaine entre 2000 et aujourd’hui. Les années 1990 sont les mieux représentées, car c’est l’époque du fort développement du secteur. Le corpus initial s’arrête
en 2002, c’est pourquoi ces dernières années sont moins représentées.
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On a également essayé d’équilibrer les tranches d’âge, mais force est de reconnaître que peu de textes s’adressent aux adolescents (une dizaine dans le corpus,
comme Le Désir du figuier, de Reine Bartève, ou Ville de Michel Bisson), encore
moins aux très jeunes spectateurs (cinq ou six textes du corpus, comme La Marelle
de Suzanne Lebeau, ou Plumes d’amour de René Pillot). Cette question mériterait
aussi une étude à elle seule.
La quasi-totalité des textes retenus ont déjà été portés à la scène dans des conditions professionnelles. Parmi les quatorze textes dont on n’a pu trouver trace de
création scénique, beaucoup ont été mis en ondes pour France Culture, comme
Il a dit, il n’a pas dit de Monique Enckell ou la trilogie de Catherine Zambon :
Les Rousses, La Berge haute, La Bielleuse.
Sept textes ont d’ailleurs été créés entre 1967 (M. Fugue, de Liliane Atlan, à la
Comédie de Saint-Étienne) et 1979, donc avant la limite inférieure du corpus, qui
tient compte des dates d’édition. En fait, la plupart de ces textes ont été publiés à
l’occasion d’une reprise dans les années 1980, parfois dans une deuxième version,
comme Histoire aux cheveux rouges de Maurice Yendt, créée en 1973 au théâtre
des Jeunes Années et reprise en 1980.
Tendances
Une étude globale des personnages, des fins, du traitement de l’espace, du
temps, de la langue et des thèmes permet d’appréhender rapidement la différence
entre le répertoire actuel et son image traditionnelle auprès du grand public.
Personnages : (total supérieur à 100 car les éléments se combinent)
– 50 % des textes du corpus mettent en scène des personnages d’enfants ;
– 26 % des personnages d’adolescents ;
– 80 % des personnages d’adultes ;
– 30 % des personnages merveilleux (animaux doués de parole, ogres, etc.).
Le merveilleux est donc loin de constituer une caractéristique du répertoire :
seul un tiers des textes l’utilise. Même si la proportion reste bien supérieure à celle
du théâtre général, ce n’en est donc pas forcément un élément déterminant, plutôt
une proximité avec le monde de l’enfance. De plus, seule la moitié des textes met
en scène des personnages d’enfants : le schéma identificatoire de la quête probatoire a lui aussi vieilli.
Temps :
– 13 % des textes s’appuient sur une continuité réaliste, sans rupture ;
– 59 % déroulent une linéarité avec ellipses ;
– 28 % proposent une temporalité malmenée, élastique, avec prolepses et/ou
analepses.
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La majorité des textes utilise donc une temporalité linéaire, où l’ellipse, le plus
souvent commode à l’intrigue, amène rarement à se questionner sur le temps luimême. En revanche, dans presque un tiers des textes, on n’hésite pas à prendre
le risque de perdre le spectateur, par des retours en arrière, des ralentis, voire une
simultanéité des temporalités. Le répertoire prend ses distances avec la sage chronologie de la fable.
Notons aussi qu’une vingtaine de pièces ponctuent le drame de chansons ou
de monologues narratifs, parfois prononcés par un chœur (Le Pont de pierre et
la peau d’image de Daniel Danis). Quelques pièces, assez rares, exploitent même
de nouvelles formes comme le journal intime (Le Journal de Grosse Patate, de
Dominique Richard), la correspondance (Un papillon jaune appelé Sphinx, de
Christian Palustran), voire la conférence fantaisiste (Les Trois Jours de la queue du
dragon, de Jacques Rebotier).
Espace :
– 42 % des textes situent l’action dans un espace principalement utilitaire ;
– 58 % jouent sur un ou des espaces métaphoriques : le lieu, tel qu’il apparaît
dans les didascalies ou dans le discours des personnages, semble avoir une vie
propre ; il influence d’une façon ou d’une autre l’action.
À nouveau, on s’éloigne d’une fonction utilitaire du théâtre, où le lieu ne serait
que celui de la mise en volume du texte. Au contraire, les auteurs exploitent l’espace comme l’une des dimensions essentielles du texte dramatique.
Structure : les fins
– 44 % des intrigues se terminent sur une fin heureuse, avec résolution par le
personnage ;
– 11 % sur une fin heureuse avec résolution magique ;
– 36 % proposent une fin ambiguë (ouverte, en boucle, etc.) ;
– 9 % se terminent par une fin malheureuse.
Les fins heureuses sont donc majoritaires, conformément à ce qu’on pourrait en attendre (mais très peu grâce à une intervention magique). De façon
plus originale, un tiers des textes refuse de clore l’intrigue : constat sans doute
à rapprocher de la volonté pour nombre d’auteurs de ne plus imposer un sens
univoque au spectateur.
La grande différence avec le théâtre général réside sûrement dans la si faible part
des fins malheureuses. Volonté de ne pas effrayer un public facilement influençable ? Écrire pour les enfants comme une démarche fondamentalement optimiste ?
L’analyse de détail tentera de discerner les différentes intentions des créateurs.
Structure : le nombre de personnages
– 39 pièces mettent en scène entre deux et quatre personnages.
Comme l’explique Marie Bernanoce :
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Comme dans le théâtre tout public, le dialogue à deux personnages est
assez fréquent (10 exemples dans le catalogue 2002 de Théâtrales Jeunesse).
On retrouve là sans aucun doute une des caractéristiques du théâtre
contemporain tout public liées aux contraintes financières de sa mise en
scène : à deux personnages, une pièce a plus de chances d’être montée car
moins coûteuse. C’est ce qui explique le fait qu’un cinquième à un quart
du répertoire jeunesse propose une telle distribution 132.
D’un autre côté, 49 pièces, soit près de la moitié du corpus, mettent en scène
entre cinq et neuf personnages. Et une trentaine de pièces, soit près d’un quart
du corpus, plus de 10 personnages. On l’a vu, le nombre moyen de comédiens par
production jeune public oscille pourtant entre trois et quatre.
Plusieurs raisons peuvent expliquer ce phénomène. Une quantité importante
de pièces semble se construire sur le modèle du conte ou du parcours initiatique, qui suppose un certain nombre de rencontres ou d’épreuves successives,
et donc de personnages différents, interprétables par un petit nombre de comédiens. Quelques pièces suggèrent d’ailleurs l’utilisation de marionnettes pour
certains personnages.
Plusieurs structures, comme les CDNEJ lorsqu’ils existaient, semblaient d’ailleurs
pouvoir disposer, sur certaines productions, de moyens un peu plus importants.
Par exemple, Les Tambours de Valmy de Maurice Yendt ont été créés au TJA de Lyon
en 1989 avec une distribution de dix comédiens pour plus de vingt personnages.
Autre raison possible : écrire pour le jeune public libère peut-être l’imaginaire
des auteurs, qui se sentent autorisés – voire obligés ? – à inventer des personnages
variés. On réveille ainsi l’attention d’un spectateur parfois distrait ou bavard. On se
permet des fantaisies peut-être moins bien accueillies dans le théâtre général.
Si les conditions économiques influencent l’écriture, c’est donc peut-être
autant, dans le secteur jeune public, vers des pièces à peu de personnages que vers
des pièces à peu de comédiens mais pouvant jouer plusieurs rôles successifs.
L’utilisation postérieure des textes en ateliers de jeu dramatique par des groupes
d’enfants et de jeunes peut aussi constituer une motivation. Mais la majorité des
pièces de notre corpus, même à nombreuse distribution comme Le Long Voyage du
pingouin vers la jungle de Jean-Gabriel Nordmann, ou L’Enfant de l’étoile de René
Pillot, ont bien été créées dans des conditions professionnelles.
Travail de la langue
– 43 % des textes utilisent une langue a priori quotidienne, sans effet visible ;
– 42 % jouent un peu ou beaucoup avec le langage : jeux de mots, insultes,
images poétiques, etc. ;
• 132 – Bernanoce Marie, « Le répertoire théâtral contemporain pour les jeunes : panorama et
pistes ouvertes », Pratique : Les écritures théâtrales, n° 119-120, décembre 2003, p. 139.
[« Le théâtre jeune public », Nicolas Faure]
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– 15 % travaillent énormément la langue, la remettent en question, au centre
du propos.
Tout écrivain travaille son matériau, la langue. Il est donc impossible de déterminer à partir de quel moment on considérera que tel ou tel travail de la forme
fait sens. Néanmoins, les jeux de langage sont une des grandes différences avec
le théâtre général. Non pas que ce répertoire soit plus ou moins poétique, mais il
n’hésite pas à faire réfléchir sur son propre matériau (57 % des textes !), à heurter
la fluidité du discours pour faire jaillir les images, souvent cocasses. D’un côté,
on entretient l’image complaisante de l’enfant poète. Mais d’un autre côté, on
lui suppose donc la capacité (peut-être beaucoup plus que pour les adultes) de
suspendre l’illusion de la fable pour jouir de la forme. On lui reconnaît là une
compétence élevée de spectateur.
Thèmes (total supérieur à 100 car les éléments se combinent)
– l’amour (entre hommes et femmes, parents et enfants, etc.) : 39 % des
textes ;
– grandir : 30 % ;
– le jeu, l’imagination, l’artiste : 23 % ;
– l’identité : 21 % ;
– l’exclusion : 20 % ;
– l’amitié : 16 % ;
– la mort : 15 % ;
– la solitude : 13 % ;
– présents dans plusieurs textes, mais pour un total inférieur à 10 % : la
mémoire, le racisme, la violence, la maladie, la liberté, le sexe, la pauvreté,
la Shoah.
L’inventaire peut finalement paraître assez pessimiste, et le merveilleux bêtifiant
complètement dépassé. Se dessinerait une forme globale : un problème de société
est abordé par un auteur, qui met en situation des personnages d’enfants, sans
résolution assurée. Le modèle n’est pas faux, il est un peu réducteur : l’ensemble
est en effet porté par un auteur qui va tenter de faire parler sa voix singulière.
Et l’intérêt réside au moins autant dans la voix que dans le dit.
Méthode d’analyse
Michael Issacharoff définit le texte théâtral comme « le lieu d’inscription de la
représentation virtuelle 133 ». La métaphore spatiale permet d’inverser la démarche
traditionnelle de l’analyse, de considérer le texte dramatique non plus comme un
• 133 – Issacharoff Michael, Le Spectacle du discours, José Corti, 1985, p. 10.
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produit littéraire fini qui servirait de support à des interprétations concrètes (la
mise en scène), mais comme le réceptacle de ces interprétations. Elle met l’accent
sur sa double nature.
Dans Lire le théâtre contemporain, Jean-Pierre Ryngaert écrit :
[« Le théâtre jeune public », Nicolas Faure]
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La lecture d’un texte de théâtre revient à construire une scène imaginaire
où le texte serait perçu de la manière la plus satisfaisante pour le lecteur.
Ceci ne sous-entend pas que le texte de théâtre soit par nature « incomplet », mais qu’il relève d’un régime paradoxal. […] Il est complet en tant
que texte, mais toute lecture révèle les tensions qui l’acheminent vers une
scène à venir. La scène n’explique pas le texte, elle en propose un accomplissement provisoire 134.
Le matériau est littéraire, il appelle donc des outils d’analyse littéraire.
Mais l’appel de la scène implique de prévoir « la ou les représentations possibles »,
« une certaine attention aux modalités du passage à la scène 135 ». Si le propos est
l’observation d’un corpus de textes dramatiques, il s’agit donc de repérer points
communs et différences, non seulement dans la lettre, mais aussi dans l’appel de
la scène de chaque œuvre 136.
Chaque texte sera donc considéré comme autonome, et c’est en son sein que
l’on cherchera la cohérence interne, la voix de l’auteur qui orientera le passage à la
scène. Il ne s’agit pas de rêver sur la forme ou la couleur du « sofa, au lointain »,
mais de se demander pourquoi l’auteur utilise une indication de régie prescriptive
plutôt qu’une description suggestive, si cela rencontre un écho dans le reste du
texte, rejoint peut-être un propos sur le théâtre ou l’homme en général, etc.
Chaque mot résiste à la scène, nécessite un choix de la part de l’acteur ou du
metteur en scène :
Le texte de théâtre n’aura de valeur pour nous qu’inattendu, et – proprement – injouable. L’œuvre dramatique est une énigme que le théâtre doit
résoudre. […] L’art du théâtre est une affaire de traduction : la difficulté du
modèle, son opacité provoquent le traducteur à l’invention dans sa propre
langue, l’acteur dans son corps et sa voix 137.
• 134 – Ryngaert Jean-Pierre, Lire le théâtre contemporain, Dunod, 1993, p. 23.
• 135 – Dort Bernard, « L’état d’esprit dramaturgique », Théâtre/Public, n° 67, 1986, p. 8.
• 136 – Patrice Pavis écrit aussi : « L’analyse littéraire du texte dramatique utilise certes de nombreux
procédés des textes littéraires en général, mais elle les adapte à la possibilité d’une représentation
théâtrale de ce texte. Pratiquement, cela veut dire que nous pouvons analyser les pièces comme
des œuvres littéraires, avec toute la sophistication de l’analyse et de la théorie littéraire, mais que
nous devons en plus les adapter à l’énonciation théâtrale (à la dramaticité et à la théâtralité, ce qui
n’est pas, rappelons-le, la même chose que la mise en scène). » Le Théâtre contemporain, Nathan
université, coll. « Lettres Sup. », 2002, p. 10.
• 137 – Vitez Antoine, « L’Art du théâtre », L’Art du théâtre n° 1, Actes Sud/Théâtre national de
Chaillot, printemps 1985, p. 8.
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L’observateur devra donc repérer les récurrences, les points saillants qui construisent peu à peu la voix de l’auteur. Ce sont les points de repères, les contraintes qui
à la fois ouvrent et orientent la rêverie du lecteur et du spectateur. On présuppose
que, comme toute œuvre d’art, le texte dramatique joue des pleins et des vides, de
ce qui est montré et de ce qui est laissé à l’imagination du spectateur.
Il s’agit donc d’observer comment, au sein d’un même texte puis d’un texte
à l’autre, les différents éléments se répondent, construisent cette « scène imaginaire » ; cerner, sans le résoudre, le non-dit à partir du dit.
[« Le théâtre jeune public », Nicolas Faure]
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Problématique
Cette étude vise à analyser un répertoire dont tous les observateurs s’accordent
à reconnaître l’émergence. Paradoxalement, l’identité de ce répertoire semble se
construire lorsque les textes ne s’adressent plus au « jeune public », mais à un « tout
public » qu’il resterait à définir.
En s’émancipant d’une volonté didactique, le texte établit en effet une relation
égalitaire entre l’auteur adulte et le spectateur enfant. La conception moderne du
spectateur de théâtre et celle de l’enfant dans la société lui demandent une participation à la construction du sens. Ce qui distingue alors ce répertoire du théâtre
général se limite peut-être à une certaine façon de parler du monde, des choses
compliquées avec simplicité, mais sans simplisme.
La mise en question du personnage constitue aussi une caractéristique forte et
nouvelle. Enfants, adultes et adolescents semblent chercher leur identité, au sein
de ce qui deviendrait une problématique majeure : grandir.
Bien plus, le spectateur enfant, nouveau pour le théâtre, incite souvent les auteurs
à réfléchir sur la nature même du théâtre. Au lieu d’imiter la littérature dramatique
contemporaine générale, ce nouveau répertoire pourrait venir l’interroger.
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