Concentration et diversité dans les industries de contenu : une

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Concentration et diversité dans les industries de contenu : une antinomie ?
Nathalie Sonnac 1
La question de la concentration au sein des industries de contenu (industries culturelles et industries
médiatiques) est essentielle dans nos sociétés démocratiques et les questions liées au pluralisme des
opinions constituent un des enjeux majeurs des politiques culturelles et médiatiques. En matière de
concentration, une des questions centrales concerne l’incidence de la concentration sur la diversité de
l’offre de contenu.
Au cours des deux dernières décennies, de nombreux mouvements ont modifié en profondeur la structure
des industries de contenu : des opérations de fusion et d’acquisition, tels par exemple le rachat par
Dassault de groupes de presse ou le rapprochement de CanalSat et de TPS ; l’intrusion de nouveaux
opérateurs aux côtés d’acteurs traditionnels, avec par exemple l’entrée des télécommunications et des
fournisseurs d’accès à Internet dans le secteur de l’audiovisuel ; mais aussi des innovations technologiques
majeures liées à la numérisation, tels l’ADSL, la télévision mobile ou encore le peer to peer dans le
secteur de la musique. Ces changements posent notamment la question de l’adéquation ex post de ces
nouvelles structures à la diversité des préférences des agents et au pluralisme des opinions.
Concentration et diversité apparaissent d’emblée comme deux termes antinomiques, même quand le
premier s’applique à une industrie et le second aux préférences des consommateurs ! Il convient de noter,
dès à présent, que deux présupposés existent dans la relation entre concentration et diversité. D’abord, il
est fréquent de préjuger d’une corrélation négative entre le nombre d’entités de production de contenu et
le nombre de produits offerts aux consommateurs. Plus la concentration serait forte, moins le nombre de
produits serait grand. Ensuite, la concentration dans ce type d’industries conduit à penser que la diversité
du contenu sera influencée, au moins en partie, par ce mouvement. Prenons l’exemple du marché de la
presse écrite où la concentration de la propriété de plusieurs titres entre les mains d’une seule et même
personne renforcerait le pouvoir et l’influence des propriétaires des médias. Ce phénomène pourrait dès
lors conduire à une remise en cause de la liberté d’expression 2 .
Tout au long de cette contribution, nous considérons la diversité offerte comme la richesse et la
multiplicité des produits de contenu offerts par les industries ; la diversité demandée coïncidant quant à
elle à la variété des goûts des consommateurs et à la pluralité de leurs opinions. Notre contribution
consiste d’une part à mettre en évidence les conséquences possibles de la concentration du marché sur la
diversité des produits offerts et, d’autre part, à évaluer l’adéquation de ces produits à l’hétérogénéité des
préférences. Mais, dans un premier point, nous commencerons par mettre en évidence les caractéristiques
économiques des industries de contenu des points de vue de l’offre, de la demande et du fonctionnement
des marchés.
1
Ce texte reprend dans ses grandes lignes un article écrit avec Jean Gabszewicz, « Concentration des industries de
contenu et diversité des préférences », in X. Greffe (coord.), Création et diversité au miroir des industries
culturelles, La Documentation française, Paris, 2006. Voir aussi, pour une approche plus large, J. Gabszewicz, N.
Sonnac, L’industrie des médias, La Découverte, Paris, 2006.
2
Voir N. Sonnac, « Les médias : une industrie à part entière et entièrement à part », Questions de communication,
n° 9, printemps 2006, p. 455-473.
1. Les dominantes économiques des industries de contenu
Les coûts de production jouent un rôle essentiel dans les industries de contenu, en particulier en raison de
l’existence d’économies d’échelle considérables. Du côté de l’offre, l’information est coûteuse à produire
et peu coûteuse à reproduire. Par exemple, le coût du premier exemplaire d’un journal fabriqué chaque
jour entraîne un coût fixe élevé, puisqu’il est indépendant du nombre d’exemplaires produits, alors que les
exemplaires reproduits ultérieurement ont un coût unitaire pratiquement nul. Ainsi, plus le nombre
d’exemplaires produits est grand, mieux sont réparties les charges correspondant à la production du
prototype 3. En termes économiques, cela signifie que la production d’un produit de contenu nécessite
généralement des coûts fixes élevés, mais possède des coûts variables et marginaux faibles. On retrouve
cette combinaison de fortes économies d’échelle, notamment, dans le domaine des médias audiovisuels 4.
Soulignons de plus que les coûts fixes liés aux produits de contenu sont souvent irrécupérables, étant
acquittés avant que la production débute, sans en connaître la réussite commerciale 5.
Une deuxième caractéristique réside dans la nature intrinsèque des produits de contenu : ce sont des biens
d’expérience, on ne les connaît qu’après les avoir consommés. En d’autres termes, le consommateur ne
connaît pas la valeur des produits achetés. Cette spécificité, que l’on retrouve dans d’autres biens, tels le
vin ou les parfums, impose des procédures de sélection et de signalisation capables de susciter le désir
d’expérience. Dans leur ouvrage, Bomsel, Geffroy et Le Blanc stipulent que ces procédures sont intenses
en information et s’appuient sur l’identification de composantes connues (auteurs, interprètes, acteurs…) 6.
Dès lors, compte tenu de la capacité limitée d’expérience de chaque individu, la concurrence entre les
produits de contenu portera sur la signalisation, les produits les mieux signalés seront ceux qui seront
consommés en premiers.
Une troisième caractéristique des produits de contenu est de mettre à la disposition des consommateurs
des biens sous tutelle. Le contenu médiatique notamment est considéré dans de nombreux pays européens
comme un instrument potentiel de développement culturel. Au regard des nombreuses externalités
(psychothérapie, divertissement, intégration sociale), le contenu des médias écrits, par exemple, va de la
culture politique à la culture générale, en passant par le divertissement. De ce fait, la nature et la diversité
des titres de presse sont susceptibles d’exercer une influence non négligeable sur la formation des valeurs
de la communauté. Compte tenu de cette spécificité, qui caractérise les produits de contenu en général, et
les contenus médiatiques en particulier, ces industries font l’objet d’un encadrement législatif important et
spécifique : dans le but de garantir l’intérêt général, l’Etat souhaite compléter l’initiative privée en
imposant ses propres préférences. Par une décision législative ou réglementaire, l’Etat décide que telle ou
telle consommation est nécessaire ou, au contraire, néfaste. Pour que la démocratie soit effective, toutes
les idées politiques doivent disposer d’un espace d’expression médiatique ; dès lors, le libre accès à un
3
Dans le cas des médias écrits, notons que la fréquence de parution d’un quotidien oblige souvent l’éditeur à
internaliser les opérations liées à l’impression du journal. L’information, par nature imprévisible, peut nécessiter des
ajustements de dernière minute afin que les lecteurs puissent en prendre connaissance dès le lendemain. Dans ce cas,
l’éditeur est obligé de posséder ses propres rotatives de manière à mieux gérer la flexibilité requise. L’investissement
qui en découle représente un coût extrêmement élevé que l’éditeur aurait pu partiellement éviter en déléguant la
production à d’autres entreprises si la périodicité du titre avait été plus espacée. Cf. notamment M. Mathien,
Economie générale des médias, Ellipses, Paris, 2003 ; N. Toussaint-Desmoulins, L’économie des médias, Presses
Universitaires de France, Paris, 2004 ; P. Le Floch, N. Sonnac, Economie de la presse, La Découverte, Paris,
nouvelle édition refondue, 2005.
4
M. Bourreau, M. Gensollen, J. Pérani, « Les économies d’échelle dans l’industrie des médias », Revue d’économie
industrielle, n° 100, 3ème trimestre 2002, p. 119-136.
5
C. Shapiro, H. R. Varian, Economie de l’information, De Boeck, Bruxelles, 2001.
6
O. Bomsel, A. Geffroy, G. Le Blanc, Modem le maudit. Economie de la distribution numérique des contenus,
Presses de l'Ecole des Mines de Paris, Paris, 2006.
grand nombre de titres sur le marché de la presse écrite apparaît indispensable pour garantir le pluralisme
des opinions. C’est dans cette ligne politique que l’Etat assigne des missions d’intérêt général dans le
cahier des charges des radios et des télévisions publiques ou encore, qu’il se porte acquéreur de façon
préemptive de productions artistiques pour alimenter les musées.
Enfin, une dernière caractéristique des produits de contenu concerne leur statut de biens publics. Ils
répondent au principe de non-rivalité, principe en vertu duquel la consommation d’un bien par un agent ne
diminue pas la quantité disponible de ce même bien pour d’autres agents. La quantité donnée d’un bien
public, qui est la même pour tous les agents qui y ont accès, peut être consommée simultanément par un
nombre arbitraire de consommateurs. Ainsi, une sculpture dans un jardin public peut être vue par tous les
promeneurs qui le souhaitent ; en revanche, quand elle se trouve dans un lieu privé, elle n’est accessible
qu’au seul propriétaire. Les biens publics purs répondent de plus au principe de non-exclusion en vertu
duquel on ne peut exclure un agent qui ne voudrait pas, ou ne pourrait pas, payer pour bénéficier de la
consommation de ce bien. Quand un bien public ne satisfait pas à cette définition, on l’appelle un bien
public avec exclusion. L’application de ces notions au monde de la culture et des médias diffère suivant le
type de produits. Il peut s’agir d’un bien public avec exclusion – c’est le cas de l’abonnement au câble, du
prix payé pour acheter un périodique ou du prix d’accès à un musée –, ou d’un bien public pur – c’est le
cas de la télévision hertzienne ou de la statue dans le jardin quand l’accès à ce jardin est gratuit.
Du point de vue de la demande
En raison du principe de non-rivalité, les produits de contenu sont consommés de façon uniforme par tous
les consommateurs. Or les préférences des individus sont hétérogènes : certains préfèrent l’art
contemporain à celui du XVIème siècle et les citoyens d’obédience de droite préféreront la lecture du Figaro
à celle de L’Humanité. Cette diversité des goûts pose alors à l’univers culturel la question cruciale de leur
prise en considération, sans que soient négligés les goûts des minorités.
Cette question est directement liée au problème plus général consistant à définir un indicateur des
préférences sociales, au départ des préférences des individus qui composent la société. Un indicateur
naturel de ces préférences serait d’avoir recours à la règle de la majorité : quand une majorité de la
population préfère une option A à une option B, alors la première est socialement préférée à la seconde.
Cependant, comme le montre l’exemple suivant, cette règle ne satisfait pas à l’exigence minimale de
cohérence suivant laquelle, si une majorité préfère une option A à une option B, et l’option B à une option
C, alors une majorité préfère A à C (axiome de transitivité). Considérons en effet un groupe de trois
personnes, I, II, et III, ayant à choisir de façon exclusive entre trois thèmes d’exposition de peinture – A
(peinture italienne du XVème siècle), B (peinture hollandaise du XVIIème siècle), et C (peinture
expressionniste allemande du XXème siècle) –, et ayant des ordres de préférence individuelle qui satisfont
aux classements suivants pour chacun des individus, I, II et III :
I : A > B >C
II : C >A >B
III : B >C >A
(A > B signifie que le thème A est préféré au thème B par l’individu correspondant.)
En l’occurrence, une majorité préfère le thème A au thème B (I et II), une autre majorité préfère le thème
B au thème C (I et III), et, enfin, une majorité préfère le thème C au thème A (II et III), contredisant ainsi
l’axiome de transitivité de l’indicateur des préférences sociales (règle de la majorité). Cet exemple met en
lumière les difficultés rencontrées quand on tente de définir une règle de choix satisfaisante qui permettrait
de comparer de façon non ambiguë les contenus culturels alternatifs quand ceux-ci sont choisis pour « le
bien du public ».
Ceci ne constitue qu’un exemple particulier des problèmes posés par l’agrégation des préférences, et
illustrés par le paradoxe de Condorcet que nous venons d’évoquer. Cette question a été approfondie par
Arrow 7. Cet auteur démontre qu’en dehors de la règle de choix dictatorial, il n’existe aucun indicateur de
préférence sociale satisfaisant un système d’axiomes raisonnables incluant, en particulier, la transitivité de
la règle de choix.
Cette difficulté intrinsèque à agréger les préférences des consommateurs de produits culturels quant à leur
contenu soulève un grand nombre de questions qui demeurent sans réponse. Ces dernières sont à la base
du débat relatif à la qualité des produits culturels, à leur diversité et à leur obligation de satisfaire au moins
partiellement les préférences des groupes sociaux minoritaires 8.
Du point de vue du marché
Une des caractéristiques fondamentales des produits de contenu est l’existence d’externalités de
consommation prenant la forme d’effets de réseau croisés. Ces effets résultent principalement de la dualité
des marchés (two sided markets) 9. Dans le cas de l’industrie des médias par exemple, cette dualité résulte
de l’interaction entre le marché publicitaire et le marché des médias. Dans le cas des industries culturelles
non financées par la publicité, l’interaction résulte souvent de l’effet d’amplification de leur
consommation découlant du bouche à oreille et des effets de réputation qui en dérivent. Dans tous les cas,
ces industries prennent la forme d’une économie de plate-forme.
Une plate-forme est un intermédiaire qui rend possible et qui facilite les interactions de deux groupes
d’agents qui obtiennent des gains en interagissant (gains de transaction). Ainsi, les bénéfices d’un agent
appartenant à un groupe dépendent du nombre d’agents de l’autre groupe (effet de réseau croisé). Les
annonceurs achètent d’autant plus d’espaces publicitaires que la taille du lectorat est grande. Les lecteurs,
de leur côté, peuvent apprécier ou non la présence de la publicité dans leur lecture. Par conséquent, le
volume de publicité génère une externalité positive (dans le cas de publiphilie) ou une externalité négative
(dans le cas de publiphobie) sur les lecteurs, tandis que le nombre de lecteurs génère une externalité
positive sur les annonceurs : l’impact du message publicitaire croît avec la taille de l’audience.
Le marché des plates-formes ne dégage des revenus qu’en attirant les deux groupes d’agents. Dans ce
marché biface, le contenu médiatique peut être influencé en partie par le désir des propriétaires des médias
d’offrir un véhicule qui touche le plus possible d’annonceurs et de consommateurs. Ceci peut ainsi créer
un biais dans la sélection des informations offertes aux consommateurs par les entreprises de médias. Dès
lors, la concurrence entre les recettes publicitaires gouverne en quelque sorte le fonctionnement du marché
dans cette industrie. La disponibilité à payer des annonceurs afin de toucher des consommateurs potentiels
de leurs produits peut ainsi déterminer le type et la gamme de contenus offerts dans un système de marché
libre.
Ceci entre en contradiction avec le marché traditionnel où le principe de souveraineté du consommateur
dirige le type et la gamme de produits fournis par les entreprises. Rappelons que dans les marchés
traditionnels, les consommateurs votent d’une certaine façon avec leur pouvoir d'achat pour les produits
qu'ils souhaitent consommer. Ici, ce pouvoir est transféré aux annonceurs qui ont la possibilité de décider
avec leur argent du type de programmes et d’informations que les propriétaires des médias doivent offrir
aux consommateurs, afin de délivrer autant d’attention que possible à leurs messages publicitaires. Dans
7
K. Arrow, The Economics of Information, Harvard University Press, Cambridge, 1951.
Ces problèmes n’existent pas dans le cas des biens privés : le consommateur est alors maître de ses choix, pourvu
qu’il soit prêt à payer le prix du marché. Ce dernier résout les difficultés qui apparaissent dans le cas d’un bien
public. Néanmoins, si les produits culturels sont payants et permettent donc d’utiliser le marché pour transformer le
contenu culturel en bien public avec exclusion, ils ne permettent pas d’annuler le principe de non-rivalité qui reste
valide pour ces biens.
8
9
Voir notamment l’article de J. C. Rochet et J. Tirole, « Platform Competition in Two-Sided Markets », Journal of
the European Economic Association, vol. 1 (4), 2003, p. 990-1029.
ce contexte, le pouvoir économique du consommateur est filtré voire manipulé par la disponibilité des
annonceurs publicitaires à promouvoir leurs produits.
Par ailleurs, le rôle de la publicité dans la production médiatique ne se réduit pas à l'influence qu’elle peut
exercer sur le contenu. Ce rôle amène aussi à considérer les industries de contenu comme des platesformes et, en les appréhendant par le concept d’externalités de réseau, de mettre en évidence leurs
propriétés particulières, relatives à la structure de prix (combinaison du mode de financement choisi par
l’entreprise), au niveau des prix (prix de vente et tarif publicitaire) et, enfin, au ratio publicité/contenu
(espace physique consacré à la publicité).
Enfin, cette interaction entre les deux industries a des implication majeures sur la nature de la concurrence
que les firmes se livrent entre elles, notamment en matière de diversité des produits offerts et de
pluralisme des opinions.
Ainsi, on constate que l’existence d’effets de réseau croisés entre l’industrie culturelle et celle de la
publicité soulève une série de questions fondamentales qui concernent la concurrence au sein de ces
industries.
Le prix d’accès aux œuvres culturelles non financées par la publicité, comme l’édition, l’opéra, le théâtre,
les musées, est généralement réglementé. La nature des externalités y est différente. Elle repose
fréquemment sur le fait que la qualité du produit culturel du point de vue des consommateurs dépend de la
plate-forme sur laquelle ce produit est rendu disponible. De même, du point de vue des créateurs du
produit culturel (artistes peintres, danseurs, écrivains, musiciens…), leur propre réputation résulte souvent
de la réputation de la plate-forme où leurs créations sont mises à la disposition des consommateurs. Ainsi,
la réputation d’un artiste peintre dépend souvent de la galerie dans laquelle il expose et, inversement, les
consommateurs évaluent d’autant plus positivement l’artiste que celui-ci expose dans une galerie réputée.
2. Caractéristiques des produits de contenu et diversité
Les spécificités des produits de contenu que nous venons de mettre en évidence ont des implications
importantes du point de vue de la diversité de ces produits. Dans cette deuxième partie, nous identifierons
trois conséquences principales qui résultent de ces caractéristiques.
Economies d’échelle, financement et duplication
L’efficacité allocative du marché d’un produit requiert que ce dernier soit tarifé au coût marginal de
production. Dans le domaine des produits de contenu, nous l’avons vu, l’existence d’économies d’échelle
implique que le coût marginal est constamment décroissant. Par ailleurs, les coûts variables de production
sont pratiquement nuls, puisque le service d’un consommateur supplémentaire n’entraîne guère davantage
de dépenses. Dès lors, l’efficacité allocative requiert que le contenu devienne accessible à tout
consommateur qui a une raison d’y accéder, aussi faible soit-elle. Si le prix d’accès est égal à zéro, tous
les agents qui ont une raison de le faire consommeront le produit et l’efficacité sera réalisée. Ce
raisonnement vaut aussi bien pour les entrées de musée que pour la production de films, de livres ou de
logiciels. Malheureusement, un tarif nul ne permet pas de couvrir les dépenses fixes, ce qui conduit donc
les entreprises à recourir à des procédures alternatives pour assurer leur équilibre budgétaire : paiement
d’une redevance ou appel à un financement publicitaire.
Par ailleurs, nous l’avons vu, dans le cas des biens publics purs, ces biens ne peuvent faire l’objet d’une
exclusion de la consommation par le prix : les producteurs ne disposent dans ce cas d’aucun moyen pour
priver de la consommation du bien les individus qui l’utilisent sans payer pour leur usage. D’une part, en
spéculant sur le fait que d’autres individus participeront au financement de la production du bien public,
chaque agent a avantage à ne pas y contribuer lui-même puisqu’il pourra de toute façon jouir de sa
consommation (passager clandestin). D’autre part, si les autres individus ne participent pas davantage, le
mieux est encore pour l’individu considéré de ne pas contribuer, car l’intérêt qu’il retire de la production
du bien ne peut généralement à lui seul justifier une contribution suffisante pour couvrir la totalité du coût
de production. On voit donc que, quels que soient les choix des autres agents, chaque individu a
égoïstement avantage à ne pas participer à la production du bien public. En conséquence, le bien public ne
sera pas produit 10.
L’aspect de « non-rivalité » propre aux biens publics constitue aussi un cas de défaillance du marché. Il
résulte en effet de cette propriété que le coût entraîné par le fait de servir un consommateur
supplémentaire est égal à zéro. La tarification au coût marginal, qui garantit l’allocation efficace des
ressources, imposerait donc de servir ces consommateurs à un prix nul. C’est la raison pour laquelle il est
impossible de faire payer les téléspectateurs pour regarder un programme diffusé par la télévision
hertzienne : un téléspectateur supplémentaire n’entraîne aucune variation du coût de production du
contenu. Mais la difficulté survient du fait que cette tarification ne permet malheureusement pas la
couverture des coûts et conduit donc à un déficit budgétaire pour le producteur.
L’organisation des marchés des produits de contenu pose donc la question essentielle de leur
financement : la nature de bien public et l’existence d’économies d’échelle ne permettent pas d’assurer la
rentabilité de ces entreprises ce qui pose le problème de leur survie, problème que le marché ne peut
résoudre à lui seul.
Une autre conséquence importante de l’existence de coûts fixes dans la production des biens culturels
concerne les coûts liés à leur duplication. Par exemple, lorsqu’un bien culturel identique est produit par
10
Ce cas correspond à ce que les économistes appellent une défaillance du marché : la main invisible prônée par Adam Smith ne
trouve pas matière à s’exprimer dans le cas de la production de biens publics purs.
deux entreprises différentes, il en résulte une duplication des coûts fixes liés à leur production sans qu’il y
ait un réel accroissement de la diversité des contenus offerts. L’efficacité allocative requerrait donc de
proscrire de telles duplications. Cette propriété peut avoir des conséquences importantes du point de vue
de la diversité des produits culturels car, comme nous le verrons plus loin, une seule entreprise peut
parfois être incitée à offrir des biens diversifiés là où la concurrence entre des entreprises différentes les
conduirait au contraire à offrir un contenu identique.
Plate-forme et diversité des produits de contenu
Il nous semble intéressant à présent d’appréhender les questions de la diversité des produits de contenu au
travers de la nature spécifique de la structure de marché, et de tenter d’en identifier les conséquences 11.
Le premier économiste à avoir étudié le lien entre la publicité et la diversité du contenu médiatique est
l’Américain Steiner dans un article publié en 1952 12. L’auteur compare la diversité des programmes
offerts aux téléspectateurs lorsqu’un bouquet de chaînes est géré par un monopole avec celle qui
résulterait d’une concurrence entre chaînes. La réponse à cette question semble évidente a priori :
davantage de diversité devrait résulter de la concurrence, chaque chaîne se spécialisant dans un
programme ou dans une niche particulière de téléspectateurs. Or, l’auteur montre à l’aide d’un exemple
simple que la concurrence peut engendrer l’effet inverse, et conduire au contraire à une duplication des
programmes offerts. Le monopole offrirait dans les mêmes conditions deux programmes distincts aux
téléspectateurs, proposant ainsi davantage de diversité que celle qui résulterait de la concurrence. Ce
paradoxe apparent découle de l’objectif poursuivi par les chaînes : attirer l’audience la plus large pour
satisfaire les desiderata des annonceurs.
Alors que Steiner interprète la diversité des produits médiatiques à partir de l’idée de duplication de ces
derniers, l’économiste suédois Furhoff en propose une interprétation alternative à partir cette fois du
nombre d’entreprises dans le secteur 13. Ici, la diversité est identifiée au nombre de firmes médiatiques qui
opèrent dans le marché : plus le marché est concentré, plus la diversité attendue est faible. L’illustration
qu’il en donne concerne le cas de la presse d’opinion.
Cet auteur a tenté d’établir un lien entre la diffusion des titres de presse et les recettes publicitaires des
éditeurs. Selon lui, il existe un mécanisme d’entraînement réciproque entre ces deux grandeurs appelé
« spirale de la diffusion », qui conduit à expliquer en partie la concentration observée dans le secteur.
Dans cette approche, l’auteur suppose implicitement que les lecteurs tirent bénéfice de la présence de la
publicité dans les journaux (lecteurs publiphiles). Sous cette condition, le titre qui comprend le plus grand
nombre de pages de publicité attire davantage de lecteurs, ce qui accroît sa diffusion aux dépens des
concurrents. A son tour, cette diffusion accrue attire davantage d’annonceurs, et ainsi de suite, jusqu’à
l’élimination du concurrent dont la diffusion était la plus faible au départ.
Le problème de l’incidence du financement publicitaire sur le contenu et la diversité des médias est
particulièrement significatif quand il s’agit d’évaluer cette incidence sur le comportement des lecteurs de
la presse d’information politique.
Cette presse joue en effet un rôle non négligeable dans l’information du lectorat quant aux programmes
politiques des partis et quant à la façon dont les hommes politiques qui les représentent les mettent en
11
Nous ne donnons ici que les intuitions des auteurs. Pour le lecteur intéressé, il convient de se reporter au papier
original indiqué en note 1 ou aux textes des auteurs cités.
12
P. O. Steiner, « Program Patterns and Preferences, and the Workability of Competition in Radio Broadcasting »,
Quarterly Journal of Economics, vol. 66 (2), 1952, p. 194-223.
13
L. Furhoff, « Some Reflections on Newspaper Concentration », Scandinavian Economic History Review, n° 21,
1973, p. 1-27.
œuvre. On peut appréhender cette question 14 en tentant d’évaluer l’impact du financement publicitaire en
endogénéisant les effets de réseaux croisés. Dans une situation concurrentielle entre deux journaux, sur le
marché des lecteurs et sur celui de la publicité, peut-elle être neutre quant au contenu médiatique ? Du
point de vue de l’éditeur, bénéficier d’un financement publicitaire conduit à prendre en considération,
d’une part, les motivations des annonceurs et leurs incidences sur le comportement des lecteurs. D’autre
part, la valeur économique de l’espace publicitaire étant liée à la taille du lectorat, les éditeurs peuvent être
enclins à proposer aux lecteurs une image politique la plus apte à accroître leur part de marché dans la
population des lecteurs, et à bénéficier ainsi de plus grandes recettes publicitaires. Nous avons dès lors pu
montrer que plus la part des recettes publicitaires est importante dans la recette totale (recettes
publicitaires et recettes éditoriales), plus les messages politiques proposés par les éditeurs sont proches
l’un de l’autre et tendent à devenir conformes à l’opinion du lecteur médian.
Comment mesurer la diversité ?
Le concept de diversité est difficile à définir de manière non ambiguë. Nous en avons donné trois
interprétations possibles et différentes : celle de Steiner qui identifie la diversité à la non-duplication des
contenus ; celle de Furhoff qui apparente la diversité au nombre d’entreprises opérant dans le marché ; et
enfin, celle à laquelle nous avons contribué et qui identifie à la différence intrinsèque la nature des offres
de contenu.
Il nous semble important de souligner la différence existant entre la diversité des produits médiatiques et
le nombre des entreprises qui les réalisent. A priori, on pourrait penser qu’une réduction du nombre
d’entreprises médiatiques induit nécessairement une réduction du nombre de produits mis à la disposition
des consommateurs : la concentration impliquerait alors nécessairement une réduction de la diversité
offerte.
Ce raisonnement ne paraît pas aussi évident lorsque l’on compare la diversité des programmes issus d’un
bouquet de chaînes géré par un monopole avec celle obtenue lorsque les chaînes sont en concurrence.
Steiner fournit un exemple montrant que la concurrence entre chaînes peut conduire à la duplication des
programmes (mimétisme), alors que le monopole choisit de diversifier ses programmes. Cette illustration
semble d’ailleurs confirmée par le fait que la concentration des activités s’accompagne souvent d’une
politique de « niches multi-produits » en partie motivée par la recherche de cibles publicitaires
spécialisées dans des catégories spécifiques de consommateurs. Les exemples de la presse magazine et des
chaînes thématiques sont particulièrement significatifs à cet égard. Au regard de la structure de l’offre de
périodiques, on constate que le marché est concentré dans la mesure où un petit nombre d’entreprises
possède la grande majorité des titres. Pourtant, ce mouvement de concentration s’est accompagné d’une
multiplication du nombre de titres. La question reste donc ouverte de savoir si une structure de marché
concentrée ou, au contraire, concurrentielle est plus favorable à la diversité des produits culturels.
Il existe aussi une différence dans la façon d’apprécier le degré de diversité dans l’offre médiatique selon
que l’on examine les médias écrits ou les médias audiovisuels, pour une raison liée aux possibilités
techniques de transmission des informations par ces supports. En ce qui concerne les médias écrits, les
lecteurs ne peuvent obtenir la diversité qu’ils souhaitent qu’en payant le prix pour chacun des journaux ou
magazines qu’ils désirent voir apparaître dans leur ensemble de choix idéal. En revanche, dans le cas de
l’audiovisuel, les téléspectateurs ou les auditeurs de radio peuvent moduler l’ensemble qu’ils souhaitent en
zappant d’une chaîne à l’autre. Cet élément de nature technique indique qu’il est plus simple de déléguer
aux consommateurs des médias eux-mêmes la recherche de diversité dans le cas des médias audiovisuels
que dans celui de médias écrits.
14
Cf. J. Gabszewicz, D. Laussel, N. Sonnac, « Press Advertising and the Political Differentiation of Newspapers »,
Journal of Public Economic Theory, vol. 4 (3), 2002, p. 249-259.
Conclusion
Au terme de cette analyse, il paraît difficile de dire si la concentration des industries de contenu conduit à
une meilleure adéquation de l’offre de contenu à l’hétérogénéité des préférences des consommateurs et au
pluralisme des opinions. Cette évaluation devrait en particulier mettre en balance les avantages, du point
de vue de l’allocation des ressources, qui pourraient résulter de la concentration en raison des coûts fixes,
avec le danger d’une réduction éventuelle de la diversité des contenus qui pourrait résulter de la présence
d’un seul propriétaire de ces industries. Cette concentration de la propriété peut aussi conduire à une
exploitation du pouvoir de marché qui serait atténuée dans une structure plus concurrentielle. Mais,
paradoxalement, l’exemple de Steiner met en lumière qu’un monopole peut parfois conduire à davantage
de diversité que celle issue d’une structure concurrentielle. De plus, le monopole permet de mieux amortir
les coûts fixes en pratiquant une politique de vente multi-produits visant des catégories distinctes de
consommateurs. Cette politique conduit souvent à mieux répondre à la diversité des goûts et au pluralisme
des opinions. Enfin, la structure duale des marchés, résultant en particulier du financement publicitaire,
rend plus complexe l’anticipation de la structure la plus efficace en terme de variété des produits offerts.
Ainsi, en raison de la complexité des mécanismes à l’œuvre et du nombre de cas spécifiques, il apparaît
difficile de garantir qu’une structure domine l’autre. Une étude plus approfondie de ces mécanismes et une
meilleure appréhension du concept de diversité permettraient d’enrichir le débat.
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