Concentration et diversité dans les industries de contenu : une

Concentration et diversité dans les industries de contenu : une antinomie ?
Nathalie Sonnac 1
La question de la concentration au sein des industries de contenu (industries culturelles et industries
médiatiques) est essentielle dans nos sociétés démocratiques et les questions liées au pluralisme des
opinions constituent un des enjeux majeurs des politiques culturelles et médiatiques. En matière de
concentration, une des questions centrales concerne l’incidence de la concentration sur la diversité de
l’offre de contenu.
Au cours des deux dernières décennies, de nombreux mouvements ont modifié en profondeur la structure
des industries de contenu : des opérations de fusion et d’acquisition, tels par exemple le rachat par
Dassault de groupes de presse ou le rapprochement de CanalSat et de TPS ; l’intrusion de nouveaux
opérateurs aux côtés d’acteurs traditionnels, avec par exemple l’entrée des télécommunications et des
fournisseurs d’accès à Internet dans le secteur de l’audiovisuel ; mais aussi des innovations technologiques
majeures liées à la numérisation, tels l’ADSL, la télévision mobile ou encore le peer to peer dans le
secteur de la musique. Ces changements posent notamment la question de l’adéquation ex post de ces
nouvelles structures à la diversité des préférences des agents et au pluralisme des opinions.
Concentration et diversité apparaissent d’emblée comme deux termes antinomiques, même quand le
premier s’applique à une industrie et le second aux préférences des consommateurs ! Il convient de noter,
dès à présent, que deux présupposés existent dans la relation entre concentration et diversité. D’abord, il
est fréquent de préjuger d’une corrélation négative entre le nombre d’entités de production de contenu et
le nombre de produits offerts aux consommateurs. Plus la concentration serait forte, moins le nombre de
produits serait grand. Ensuite, la concentration dans ce type d’industries conduit à penser que la diversité
du contenu sera influencée, au moins en partie, par ce mouvement. Prenons l’exemple du marché de la
presse écrite où la concentration de la propriété de plusieurs titres entre les mains d’une seule et même
personne renforcerait le pouvoir et l’influence des propriétaires des médias. Ce phénomène pourrait dès
lors conduire à une remise en cause de la liberté d’expression 2 .
Tout au long de cette contribution, nous considérons la diversité offerte comme la richesse et la
multiplicité des produits de contenu offerts par les industries ; la diversité demandée coïncidant quant à
elle à la variété des goûts des consommateurs et à la pluralité de leurs opinions. Notre contribution
consiste d’une part à mettre en évidence les conséquences possibles de la concentration du marché sur la
diversité des produits offerts et, d’autre part, à évaluer l’adéquation de ces produits à l’hétérogénéité des
préférences. Mais, dans un premier point, nous commencerons par mettre en évidence les caractéristiques
économiques des industries de contenu des points de vue de l’offre, de la demande et du fonctionnement
des marchés.
1 Ce texte reprend dans ses grandes lignes un article écrit avec Jean Gabszewicz, « Concentration des industries de
contenu et diversité des préférences », in X. Greffe (coord.), Création et diversité au miroir des industries
culturelles, La Documentation française, Paris, 2006. Voir aussi, pour une approche plus large, J. Gabszewicz, N.
Sonnac, L’industrie des médias, La Découverte, Paris, 2006.
2 Voir N. Sonnac, « Les médias : une industrie à part entière et entièrement à part », Questions de communication,
n° 9, printemps 2006, p. 455-473.
1. Les dominantes économiques des industries de contenu
Les coûts de production jouent un rôle essentiel dans les industries de contenu, en particulier en raison de
l’existence d’économies d’échelle considérables. Du côté de l’offre, l’information est coûteuse à produire
et peu coûteuse à reproduire. Par exemple, le coût du premier exemplaire d’un journal fabriqué chaque
jour entraîne un coût fixe élevé, puisqu’il est indépendant du nombre d’exemplaires produits, alors que les
exemplaires reproduits ultérieurement ont un coût unitaire pratiquement nul. Ainsi, plus le nombre
d’exemplaires produits est grand, mieux sont réparties les charges correspondant à la production du
prototype 3. En termes économiques, cela signifie que la production d’un produit de contenu nécessite
généralement des coûts fixes élevés, mais possède des coûts variables et marginaux faibles. On retrouve
cette combinaison de fortes économies d’échelle, notamment, dans le domaine des médias audiovisuels 4.
Soulignons de plus que les coûts fixes liés aux produits de contenu sont souvent irrécupérables, étant
acquittés avant que la production débute, sans en connaître la réussite commerciale 5.
Une deuxième caractéristique réside dans la nature intrinsèque des produits de contenu : ce sont des biens
d’expérience, on ne les connaît qu’après les avoir consommés. En d’autres termes, le consommateur ne
connaît pas la valeur des produits achetés. Cette spécificité, que l’on retrouve dans d’autres biens, tels le
vin ou les parfums, impose des procédures de sélection et de signalisation capables de susciter le désir
d’expérience. Dans leur ouvrage, Bomsel, Geffroy et Le Blanc stipulent que ces procédures sont intenses
en information et s’appuient sur l’identification de composantes connues (auteurs, interprètes, acteurs…) 6.
Dès lors, compte tenu de la capacité limitée d’expérience de chaque individu, la concurrence entre les
produits de contenu portera sur la signalisation, les produits les mieux signalés seront ceux qui seront
consommés en premiers.
Une troisième caractéristique des produits de contenu est de mettre à la disposition des consommateurs
des biens sous tutelle. Le contenu médiatique notamment est considéré dans de nombreux pays européens
comme un instrument potentiel de développement culturel. Au regard des nombreuses externalités
(psychothérapie, divertissement, intégration sociale), le contenu des médias écrits, par exemple, va de la
culture politique à la culture générale, en passant par le divertissement. De ce fait, la nature et la diversité
des titres de presse sont susceptibles d’exercer une influence non négligeable sur la formation des valeurs
de la communauté. Compte tenu de cette spécificité, qui caractérise les produits de contenu en général, et
les contenus médiatiques en particulier, ces industries font l’objet d’un encadrement législatif important et
spécifique : dans le but de garantir l’intérêt général, l’Etat souhaite compléter l’initiative privée en
imposant ses propres préférences. Par une décision législative ou réglementaire, l’Etat décide que telle ou
telle consommation est nécessaire ou, au contraire, néfaste. Pour que la démocratie soit effective, toutes
les idées politiques doivent disposer d’un espace d’expression médiatique ; dès lors, le libre accès à un
3 Dans le cas des médias écrits, notons que la fréquence de parution d’un quotidien oblige souvent l’éditeur à
internaliser les opérations liées à l’impression du journal. L’information, par nature imprévisible, peut nécessiter des
ajustements de dernière minute afin que les lecteurs puissent en prendre connaissance dès le lendemain. Dans ce cas,
l’éditeur est obligé de posséder ses propres rotatives de manière à mieux gérer la flexibilité requise. L’investissement
qui en découle représente un coût extrêmement élevé que l’éditeur aurait pu partiellement éviter en déléguant la
production à d’autres entreprises si la périodicité du titre avait été plus espacée. Cf. notamment M. Mathien,
Economie générale des médias, Ellipses, Paris, 2003 ; N. Toussaint-Desmoulins, L’économie des médias, Presses
Universitaires de France, Paris, 2004 ; P. Le Floch, N. Sonnac, Economie de la presse, La Découverte, Paris,
nouvelle édition refondue, 2005.
4 M. Bourreau, M. Gensollen, J. Pérani, « Les économies d’échelle dans l’industrie des médias », Revue d’économie
industrielle, n° 100, 3ème trimestre 2002, p. 119-136.
5 C. Shapiro, H. R. Varian, Economie de l’information, De Boeck, Bruxelles, 2001.
6 O. Bomsel, A. Geffroy, G. Le Blanc, Modem le maudit. Economie de la distribution numérique des contenus,
Presses de l'Ecole des Mines de Paris, Paris, 2006.
grand nombre de titres sur le marché de la presse écrite apparaît indispensable pour garantir le pluralisme
des opinions. C’est dans cette ligne politique que l’Etat assigne des missions d’intérêt général dans le
cahier des charges des radios et des télévisions publiques ou encore, qu’il se porte acquéreur de façon
préemptive de productions artistiques pour alimenter les musées.
Enfin, une dernière caractéristique des produits de contenu concerne leur statut de biens publics. Ils
répondent au principe de non-rivalité, principe en vertu duquel la consommation d’un bien par un agent ne
diminue pas la quantité disponible de ce même bien pour d’autres agents. La quantité donnée d’un bien
public, qui est la même pour tous les agents qui y ont accès, peut être consommée simultanément par un
nombre arbitraire de consommateurs. Ainsi, une sculpture dans un jardin public peut être vue par tous les
promeneurs qui le souhaitent ; en revanche, quand elle se trouve dans un lieu privé, elle n’est accessible
qu’au seul propriétaire. Les biens publics purs répondent de plus au principe de non-exclusion en vertu
duquel on ne peut exclure un agent qui ne voudrait pas, ou ne pourrait pas, payer pour bénéficier de la
consommation de ce bien. Quand un bien public ne satisfait pas à cette définition, on l’appelle un bien
public avec exclusion. L’application de ces notions au monde de la culture et des médias diffère suivant le
type de produits. Il peut s’agir d’un bien public avec exclusion – c’est le cas de l’abonnement au câble, du
prix payé pour acheter un périodique ou du prix d’accès à un musée –, ou d’un bien public pur – c’est le
cas de la télévision hertzienne ou de la statue dans le jardin quand l’accès à ce jardin est gratuit.
Du point de vue de la demande
En raison du principe de non-rivalité, les produits de contenu sont consommés de façon uniforme par tous
les consommateurs. Or les préférences des individus sont hétérogènes : certains préfèrent l’art
contemporain à celui du XVIème siècle et les citoyens d’obédience de droite préféreront la lecture du Figaro
à celle de L’Humanité. Cette diversité des goûts pose alors à l’univers culturel la question cruciale de leur
prise en considération, sans que soient négligés les goûts des minorités.
Cette question est directement liée au problème plus général consistant à définir un indicateur des
préférences sociales, au départ des préférences des individus qui composent la société. Un indicateur
naturel de ces préférences serait d’avoir recours à la règle de la majorité : quand une majorité de la
population préfère une option A à une option B, alors la première est socialement préférée à la seconde.
Cependant, comme le montre l’exemple suivant, cette règle ne satisfait pas à l’exigence minimale de
cohérence suivant laquelle, si une majorité préfère une option A à une option B, et l’option B à une option
C, alors une majorité préfère A à C (axiome de transitivité). Considérons en effet un groupe de trois
personnes, I, II, et III, ayant à choisir de façon exclusive entre trois thèmes d’exposition de peinture – A
(peinture italienne du XVème siècle), B (peinture hollandaise du XVIIème siècle), et C (peinture
expressionniste allemande du XXème siècle) –, et ayant des ordres de préférence individuelle qui satisfont
aux classements suivants pour chacun des individus, I, II et III :
I : A > B >C
II : C >A >B
III : B >C >A
(A > B signifie que le thème A est préféré au thème B par l’individu correspondant.)
En l’occurrence, une majorité préfère le thème A au thème B (I et II), une autre majorité préfère le thème
B au thème C (I et III), et, enfin, une majorité préfère le thème C au thème A (II et III), contredisant ainsi
l’axiome de transitivité de l’indicateur des préférences sociales (règle de la majorité). Cet exemple met en
lumière les difficultés rencontrées quand on tente de définir une règle de choix satisfaisante qui permettrait
de comparer de façon non ambiguë les contenus culturels alternatifs quand ceux-ci sont choisis pour « le
bien du public ».
Ceci ne constitue qu’un exemple particulier des problèmes posés par l’agrégation des préférences, et
illustrés par le paradoxe de Condorcet que nous venons d’évoquer. Cette question a été approfondie par
Arrow 7. Cet auteur démontre qu’en dehors de la règle de choix dictatorial, il n’existe aucun indicateur de
préférence sociale satisfaisant un système d’axiomes raisonnables incluant, en particulier, la transitivité de
la règle de choix.
Cette difficulté intrinsèque à agréger les préférences des consommateurs de produits culturels quant à leur
contenu soulève un grand nombre de questions qui demeurent sans réponse. Ces dernières sont à la base
du débat relatif à la qualité des produits culturels, à leur diversité et à leur obligation de satisfaire au moins
partiellement les préférences des groupes sociaux minoritaires 8.
Du point de vue du marché
Une des caractéristiques fondamentales des produits de contenu est l’existence d’externalités de
consommation prenant la forme d’effets de réseau croisés. Ces effets résultent principalement de la dualité
des marchés (two sided markets) 9. Dans le cas de l’industrie des médias par exemple, cette dualité résulte
de l’interaction entre le marché publicitaire et le marché des médias. Dans le cas des industries culturelles
non financées par la publicité, l’interaction résulte souvent de l’effet d’amplification de leur
consommation découlant du bouche à oreille et des effets de réputation qui en dérivent. Dans tous les cas,
ces industries prennent la forme d’une économie de plate-forme.
Une plate-forme est un intermédiaire qui rend possible et qui facilite les interactions de deux groupes
d’agents qui obtiennent des gains en interagissant (gains de transaction). Ainsi, les bénéfices d’un agent
appartenant à un groupe dépendent du nombre d’agents de l’autre groupe (effet de réseau croisé). Les
annonceurs achètent d’autant plus d’espaces publicitaires que la taille du lectorat est grande. Les lecteurs,
de leur côté, peuvent apprécier ou non la présence de la publicité dans leur lecture. Par conséquent, le
volume de publicité génère une externalité positive (dans le cas de publiphilie) ou une externalité négative
(dans le cas de publiphobie) sur les lecteurs, tandis que le nombre de lecteurs génère une externalité
positive sur les annonceurs : l’impact du message publicitaire croît avec la taille de l’audience.
Le marché des plates-formes ne dégage des revenus qu’en attirant les deux groupes d’agents. Dans ce
marché biface, le contenu médiatique peut être influencé en partie par le désir des propriétaires des médias
d’offrir un véhicule qui touche le plus possible d’annonceurs et de consommateurs. Ceci peut ainsi créer
un biais dans la sélection des informations offertes aux consommateurs par les entreprises de médias. Dès
lors, la concurrence entre les recettes publicitaires gouverne en quelque sorte le fonctionnement du marché
dans cette industrie. La disponibilité à payer des annonceurs afin de toucher des consommateurs potentiels
de leurs produits peut ainsi déterminer le type et la gamme de contenus offerts dans un système de marché
libre.
Ceci entre en contradiction avec le marché traditionnel où le principe de souveraineté du consommateur
dirige le type et la gamme de produits fournis par les entreprises. Rappelons que dans les marchés
traditionnels, les consommateurs votent d’une certaine façon avec leur pouvoir d'achat pour les produits
qu'ils souhaitent consommer. Ici, ce pouvoir est transféré aux annonceurs qui ont la possibilité de décider
avec leur argent du type de programmes et d’informations que les propriétaires des médias doivent offrir
aux consommateurs, afin de délivrer autant d’attention que possible à leurs messages publicitaires. Dans
7 K. Arrow, The Economics of Information, Harvard University Press, Cambridge, 1951.
8 Ces problèmes n’existent pas dans le cas des biens privés : le consommateur est alors maître de ses choix, pourvu
qu’il soit prêt à payer le prix du marché. Ce dernier résout les difficultés qui apparaissent dans le cas d’un bien
public. Néanmoins, si les produits culturels sont payants et permettent donc d’utiliser le marché pour transformer le
contenu culturel en bien public avec exclusion, ils ne permettent pas d’annuler le principe de non-rivalité qui reste
valide pour ces biens.
9 Voir notamment l’article de J. C. Rochet et J. Tirole, « Platform Competition in Two-Sided Markets », Journal of
the European Economic Association, vol. 1 (4), 2003, p. 990-1029.
ce contexte, le pouvoir économique du consommateur est filtré voire manipulé par la disponibilité des
annonceurs publicitaires à promouvoir leurs produits.
Par ailleurs, le rôle de la publicité dans la production médiatique ne se réduit pas à l'influence qu’elle peut
exercer sur le contenu. Ce rôle amène aussi à considérer les industries de contenu comme des plates-
formes et, en les appréhendant par le concept d’externalités de réseau, de mettre en évidence leurs
propriétés particulières, relatives à la structure de prix (combinaison du mode de financement choisi par
l’entreprise), au niveau des prix (prix de vente et tarif publicitaire) et, enfin, au ratio publicité/contenu
(espace physique consacré à la publicité).
Enfin, cette interaction entre les deux industries a des implication majeures sur la nature de la concurrence
que les firmes se livrent entre elles, notamment en matière de diversité des produits offerts et de
pluralisme des opinions.
Ainsi, on constate que l’existence d’effets de réseau croisés entre l’industrie culturelle et celle de la
publicité soulève une série de questions fondamentales qui concernent la concurrence au sein de ces
industries.
Le prix d’accès aux œuvres culturelles non financées par la publicité, comme l’édition, l’opéra, le théâtre,
les musées, est généralement réglementé. La nature des externalités y est différente. Elle repose
fréquemment sur le fait que la qualité du produit culturel du point de vue des consommateurs dépend de la
plate-forme sur laquelle ce produit est rendu disponible. De même, du point de vue des créateurs du
produit culturel (artistes peintres, danseurs, écrivains, musiciens…), leur propre réputation résulte souvent
de la réputation de la plate-forme où leurs créations sont mises à la disposition des consommateurs. Ainsi,
la réputation d’un artiste peintre dépend souvent de la galerie dans laquelle il expose et, inversement, les
consommateurs évaluent d’autant plus positivement l’artiste que celui-ci expose dans une galerie réputée.
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