Extrait du livre PDF

publicité
ÉTUDES SUR
/
L'IDEALISME
ALLEMAND
Collection L'Ouverture Philosophique
dirigée par Bruno Péquignot
et Dominique Chateau
Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux
originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques.
Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'
elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique; elle est
réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils
soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines,
sociales ou naturelles, ou ... polisseurs de verres de lunettes
astronomiques.
<
Dernières parutions
Philippe RIVIALE, Tocqueville ou l'intranquillité, 1997.
Gérald HESS, Le langage de l'intuition. Pour une épistémologie du
singulier; 1997.
Collectif, Services publics, solidarité et citoyenneté, ] 997.
Philippe SOUAL, Miklos VETO, Chemins de Descartes, ]997.
Sylvie COIRAULT-NEUBURGER, Expérience esthétique et religion
naturelle, 1997.
Agemir BAVARESCO, La théorie hégélienne de l'opinion publique,
1998.
Michèle ANSART-DOURLEN, L'action politique des personnalités et
l'idéologie jacobine, 1998.
Philippe CONSTANTINEAU, La doctrine classique de la politique
étrangère. La cité des autres, 1998.
Geneviève EVEN-GRANBOULAN, Ethique et économie, 1998.
Bernard GUELTON, L'exposition, 1998.
Itzhak GOLDBERG, Jawlensky ou le visage promis, 1998.
Maryse DENNES, Husserl - Heidegger. Influence de leur oeuvre en
Russie, 1998.
Jean BARDY, Bergson professeur; 1998.
François NOUDELMANN, Image et absence. Essai surie regard, ]998.
Michel VADÉE, Marx penseur du possible, 1998.
Michel ADAM, La morale à contre-temps, 1998.
Robert LAMBLIN, Une interprétation athée de l'idéalisme hégélien,
1998.
.
(Ç)L'Harmattan, 1998
ISBN: 2-7384-6808-X
Miklos Veto
I
ETUDES SUR
L'IDÉALISME ALLEMAND
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris
- FRANCE
L'HarmaUan Ine
55, rue Saint-Jacques
Montréal (Qc) - CANADA H2Y IK9
DU MÊME AUTEUR
La Métaphysique Religieuse de Simone Weil. L'Hannattan,
Ouverture philosophique, Paris, 1997 ; (lère édition, Vrin, Bibliothèque
d'Histoire de la Philosophie, Paris, 1971).
The Religious Metaphysics of Simone Weil. Translated by Joan
Dargan. SUNY Series, Simone Weil Studies, State University of New
York Press, Albany, 1994.
F. W.J. Schelling:
Stuttgarter Privatvorlesungen. Version
inédite, accompagnée du texte des Oeuvres, publiée, préfacée et annotée.
Philosophia Varia Inedita vel Rariora, Bottega d'Erasmo, Torino, 1973.
Le Fondement selon Schelling. Beauchesne, Bibliothèque des
Archives de Philosophie, Paris, 1977.
Eléments d'une Doctrine Chrétienne du Mal. St Thomas More
Lectures 1979. Vrin, Paris, 1981.
La Pensée de Jonathan Edwards. Cerf, Paris, 1987.
Laszlo Gondos-Grünhut : die Liebe und das Sein. Eine Auswahl.
Hrsg. von Miklos VetO, Abhandlungen zur Philosophie, Psychologie und
Padagogik. Band 219. Bouvier Verlag, Bonn, 1990.
Pierre de Bérulle, Les Opuscules de Piété, 1644. Texte précédé ce
La Christo-logique de Bérulle par Miklos VetO. Jérôme Millon, Atopia,
Grenoble, 1997.
De Kant à Schelling. Les deux voies de l'Idéalisme allemand
Tome I. Krisis, Jérôme Millon, Grenoble, 1998.
OUVRAGES COÉDITÉS
La Vie et la Mort. Actes du XXIVème Congrès de l'A.S.P.L.F.
préparés par M. Vadée avec le concours de Mme Castillo et MM. Bourdin,
Vieillard-Baron et VetO. Société Poitevine de Philosophie, 1996.
Chemins de Descartes. Colloque de Poitiers, publiés par Philippe
Soual et Miklos VetO, L'Harmattan, Ouverture Philosophique, Paris,
1997.
A PARAÎfRE
De Kant à Schelling. Les deux voies de l'Idéalisme allemand
tome II. Krisis, Jérôme Millon, Grenoble.
6
I
ABREVIATIONS
Fichte
GA
Gesamtausgabe der Bayerischen
Akademie der Wissenschaften, Stuttgart,
1962
W
J.G. Fichte's sammtliche Werke,
Berlin, 1845/46
J.G. Fichte's nachge1assene
Werke, Bonn, 1834/35
(réimprimés en Il vols, Berlin,
1971)
Hegel
GW
W
Kant
Ak
A
B
Georg Wilhelm Friedrich Hegel Gesammelte Werke. Deutsche
Forschungsgemeinschaft et Rheinisch-Westphalische Akademie
der Wissenschaften, Hambourg,
1968
Theorie Werkausgabe, Francf./
M., 1971
Kants gesammelte Schriften.
Ausgabe der Koniglichen
Preussischen Akademie, Berlin,
1902
Critik der reinen Vemunft 1, éd.
Riga, 1781
Critik der reinen Vemunft, 2, éd.
Riga, 1787
7
Schelling
W
WA
Friedrich Joseph Wilhelm von
Schellings Sammtliche Werke,
Stuttgart et Augsbourg, 1856
1861
Die Weltalter. Fragmente. ln den
Urfassungen von 1811 und
1813, éd. M. Schrëter, Munich,
1946
8
PREFACE
Les douze textes qui constituent ce recueil ont
été écrits pendant une période de presque deux décennies. Les
plus anciens d'entre eux accompagnèrent la rédaction de Le
Fondement selon Schelling, les autres préparèrent et
anticipèrent De Kant à Schelling dont cet ouvrage tout entier est
comme un volume compagnon. Ces textes ne sont pas réédités
dans l'ordre de leur parution effective mais plutôt selon la
logique du déploiement de l'idéalisme kantien et postkantien.
Après l'énoncé du « projet» de l'idéalisme allemand, quatre
études sont consacrées à Kant. Les quatre qui suivent illustrent
le mouvement de cette pensée à travers Fichte et le jeune
Schelling jusqu'à son aboutissement dans le système de Hegel.
En revanche, les trois derniers articles marquent l'autre voie de
la spéculation postkantienne, la remise en question de
l'idéalisme absolu, notamment par la seconde philosophie de
Schelling.
Ces textes sont des articles de revue et des
communications de congrès. Ils ne constituent pas les chapitres
d'un livre mais les éléments d'un recueil. Conçu chacun à
partir des préoccupations et de considérations particulières,
rassemblés en volume, ils n'ont pas la prétention d'offrir une
vue d'ensemble des philosophies de Kant et de ses grands
successeurs. Cela dit, nonobstant le caractère incomplet, quasifragmentaire de ce livre, nous pensons qu'il est porteur d'une
certaine vision de l'idéalisme allemand, qu'il met en lumière
des aspects essentiels de cet immense mouvement
philosophique qui permettra d'en mieux comprendre la genèse
et la progression. A travers la succession de ces écrits, on
retrouve quelques grands thèmes, notamment ceux de la
synthèse a priori, de la primauté du pratique, de l'intelligibilité
du contenu en général et de la singularité esthétique en
particulier, finalement, de la surabondance de la liberté
créatrice. Ces théories ponctuent la démarche idéaliste, elles
constituent autant de moments structuraux de son élaboration.
Ces études sont rééditées pratiquement
inchangées par rapport à leur publication originelle, sinon pour
l'uniformisation du système des références. Nous avons
9
décidé de renoncer au renvoi à des traductions françaises des
ouvrages allemands que nous citons selon les éditions critiques
ou, à défaut, selon les plus complètes. Nous nous contentons
en général de renvois à la page, sauf dans les cas où,
s'agissant d'analyses de textes, nous donnons également les
références des lignes. Nous n'avons pas cru devoir ajouter à ce
recueil une bibliographie, par contre, nous nous permettons
d'attirer l'attention sur l'importance de l'Index des Thèmes.
Quant à la naissance de ce livre, nous avons des dettes à
exprimer. Des responsables et des éditeurs de revue et d'actes
de congrès ont d'abord accueilli ces textes, par la suite, ils ont
cédé gracieusement les droits de publication. Monsieur Bruno
Péquignot a bien voulu admettre le volume dans la série
Ouverture Philosophique. Madame Chantal Vincelot a saisi le
manuscrit, ma femme et Monsieur Philippe Soual ont lu les
épreuves.
10
I
I
LE PROJET DE L'IDEALISME
ALLEMAND
L'idéalisme allemand, cette immense entreprise
philosophique que jalonnent les grands noms de Kant, Fichte,
Hegel et Schelling naît comme une critique de la faculté de
connaître et finit par s'épanouir en une tentative de
métaphysique absolue. A l'origine, se trouve le grand effort
kantien de limiter la connaissance théorique aux phénomènes.
Il s'agit ici apparemment d'une auto-limitation de l'esprit mais
qui, sous le masque de l'humilité et de la renonciation,
introduit la lumière de la raison dans un domaine qu'elle
n'avait jamais cru auparavant pouvoir pénétrer. La
connaissance théorique des phénomènes naturels (et
psychiques) est connaissance de l'empirique mais elle en est
connaissance a priori. Les catégories qui permettent à
l'entendement de structurer le monde de l'expérience ne sont,
certes, pas des idées de la raison. Elles ne prétendent à aucune
validité ontologique, elles se veulent néanmoins a priori. Il n'y
a désormais de connaissance théorique véritable que du monde
de l'a posteriori, mais dans ce monde le savoir est
authentiquement a priori. C'est l'entendement qui constitue le
monde de la nature, il en fournit l'armature conceptuelle sans
laquelle la nature, pour ainsi dire, s'effondrerait, se
décomposerait dans le chaos du divers sensible. Le divers
sensible est chaotique car il existe dans une simultanéité
sauvage où l'absence de toute connexion, de toute organisation
par le concept fait apparaître les choses dans un mauvais
présent infra-temporel. Le divers sensible est privé de toute
structuration qui en articulerait les moments en les ordonnant
ÉTUDES SUR L'IDÉALISME ALLEMAND
les uns aux autres, qui en ferait dépasser la juxtaposition
évanescente en direction d'une structure stable. Les
phénomènes sont pourtant stables et structurés, un rapport
effectif et que chacun peut constater, les relie entre eux. La
philosophie a toujours relevé et expliqué ce rapport en ce qui
concerne le monde intelligible mais avec Kant elle retrouve
cette implication mutuelle de l'être et de l'intelligibilité dans la
sphère empirique elle-même.
Dans la déduction transcendantale Kant expose
les catégories, c'est-à-dire qu'il présente une logique du monde
empirique mais cette logique présuppose à son tour une
esthétique, une esthétique transcendantale qui pose les
conditions a priori de la sensibilité. Pour qu'il y ait une
articulation conceptuelle des représentations, il faut que cellesci soient conçues comme produites par un temps a priori. Le
temps est une condition a priori de la sensibilité, ce qui revient
à dire qu'il n'est pas un simple réceptacle des représentations
qui se succèdent mais la règle même de leur succession. Qui
plus est, et c'est ici qu'on découvre la portée métaphysique de
la Critique, le temps n'est pas une loi des représentations à
l'instar d'un instrument qui les règlerait du dehors, mais
comme un pouvoir qui les articule du dedans. Le temps n'est
pas un moule ou un cadre extérieur où s'écouleraient les
représentations, il est plutôt le principe immanent de leur
déroulement. Ce qui revient à dire qu'il contient, concentré et
ramassé en lui, la formule de leur déploiement. Ainsi compris,
le temps n'est plus une simple règle de la représentation mais
plutôt l'essence même des phénomènes. D'autre part, et c'est
une seconde implication importante de la Critique: l'apriorité
du temps ne fonde pas seulement une articulation immanente
des phénomènes, elle fournit également les conditions
métaphysiques d'un rapprochement entre les considérations
d'essence et les considérations d'existence. Si on conçoit la
nature comme structurée par les catégories en vertu du rapport
organique que ces dernières maintiennent au temps, ou plutôt
si on prend les catégories pour les moments propres de la
structuration immanente du monde par le temps, on
comprendra aisément que l'expérience n'obéit guère à des
règles extérieures mais qu'elle se trouve pénétrée par ces règles
ou plutôt qu'elle n'est que le déploiement de ces règles. On se
trouve alors amené à définir l'expérience comme régularité (ou
12
LE PROJET DE L'IDÉALISME ALLEMAND
comme régulation). Concevoir le temps comme condition a
priori des représentations, par conséquent comme la fonne
même du monde des représentations, ne signifie pas
simplement que la masse de l'a posteriori se trouve exposée à
la lumière de l'a priori mais que cette masse est constituée en
vertu de l'a priori. Le temps constitue l'épaisseur même de
l'expérience, mais le temps étant a priori et principe de
catégories, l'épaisseur même de la masse semble être
explicable en tennes de lumière qui la pénètre. Autant dire que
l'identité de l'existence et de l'essence, entrevue par un saint
Thomas d'Aquin sur un plan ontologique, se trouve
maintenant discemée au niveau des phénomènes, dans le
monde de l'expérience sensible.
L'apriorité de l'expérience qu'enseigne la
Critique signifie donc une nouvelle [annulation de la tâche
millénaire de la métaphysique: penser le réel en tennes
d'idées, progresser sur la voie de la réduction de l'existence à
l'essence. Dans la Première Critique cette tentative demeure
encore confinée au monde de la nature, en revanche dans la
Seconde Critique, celle de la Raison Pratique, Kant retrouve
une problématique analogue dans le domaine moral. Le
pendant pratique du temps est la liberté qui pennet au sujet de
vaincre par les ressources de l'a priori l'hétéronomie des
inclinations égoïstes, contreparties dans le domaine pratique du
divers sensible!. La liberté domine son divers sensible selon le
même mécanisme que le temps le sien propre. TIs'agit, comme
dans la sphère théorique, d'une emprise unificatrice du sujet
sur le monde où le sujet sort pour ainsi dire de lui-même et
enjambe sur le sensible. Kant reconnaît dans les deux sphères
la dualité de l'a priori et de l'a posteriori, du sujet et du divers,
et pour rendre compte de l'empiètement dominateur du sujet
sur le monde, il découvre pour chacune de ces sphères un
1
Remarquonstoutefois une limite essentiellede la symétrie du rôle du
temps et de la liberté dans leurs sphères respectives. Le temps qui, par le
biais du schématisme transcendantal, se trouve à l'origine de l'articulation
des catégories, domine à travers elles et unifie comme de l'intérieur son
propre domaine empirique, par contre, la liberté, tout en faisant valoir
d'une manière autrement radicale que le temps, l'emprise de l'a priori sur l'a
posteriori, n'en « informe» pas la causalité mais plutôt la dédouble.
13
ÉTUDES SUR L'IDÉALISME ALLEMAND
pouvoir particulier du sujet en vertu duquel, tout en restant luimême, ce dernier peut prendre en charge le monde. Dans la
sphère théorique, c'est grâce au temps qu'il sécrète que le sujet
lui-même vit dans le temps, structure et « existentialise» pour se servir d'un terme de Leibniz - le divers. Quant à la
sphère pratique, le sujet nouménal est liberté. Or ce nouménal
ne se confine pas dans l'isolation hermétique des choses en soi
mais domine l'hétéronomie et détermine la décision du vouloir.
Malgré l'analogie des rapports entre l'a priori et
l'a posteriori dans les sphères théoriques et pratiques, le
théorique et le pratique se présentent en une dualité intégrale
que Kant voudra surmonter par la Troisième Critique, la
Critique de la Faculté de Juger. En réalité cependant
l'unification du théorique et du pratique est rendue possible dès
les données des deux premières critiques, sous condition
qu'on sache dépasser la simple analyse des facultés, à savoir
de l'entendement et de la volonté et qu'on fasse appel au
commun fondement métaphysique du théorique et du pratique.
Kant refuse de considérer le sensible comme une sorte de
maillon inférieur d'une même chaîne ontologique qui culmine
dans l'intelligible. Toutefois, métaphysicien, il ne saurait pas
se contenter d'un dualisme qui séparerait définitivement
l'existence et l'essence et, de ce fait, interdirait l'expression du
réel en termes d'idées. TIlui faut donc introduire un concept,
un concept clef pour pouvoir établir une liaison entre
l'intelligible et le sensible sans pour autant diluer leur
hétérogénéité essentielle. Autrement dit : il lui faut faire appel à
une notion de l'a priori tel que, tout en restant lui-même, il
puisse accéder à ce qui n'est pas lui-même. Cette notion est
celle d'une synthèse a priori.
Contrairement à l'analyse qui est le mode de
composition de l'homogène, la synthèse relie des termes
hétérogènes. Dans la synthèse chaque progression est
imprévue, on part de l'un à l'autre, de l'ancien au neuf d'une
manière indéductible. Toutefois quand la synthèse n'est plus
conçue comme empirique et a posteriori mais a priori, la
novation devient déductible. TIy a avènement du neuf, mais le
neuf n'advient pas d'une manière contingente sans raison
immanente. Dans les deux premières Critiques c'est la
synthèse a priori qui permet au sujet l'enjambement créateur
sur le divers, cette médiation productrice qui surmonte le
14
LE PROJET DE L'IDÉALISME ALLEMAND
dualisme mais respecte la dualité. Kant n'aboutit pas à la
synthèse a priori au terme de raisonnements logicométaphysiques mais l'extrait plutôt à partir de l'investigation
du fonctionnement de nos facultés mentales et il ne la thématise
pas explicitement en une métaphysique. Or cet état de fait
change avec l'avènement de la Doctrine de la Science. Fidèle
lecteur des deux Critiques, Fichte lui non plus n'essaye pas la
constitution d'une métaphysique à partir de la notion de la
synthèse a priori mais il en fait un usage systématique pour
l'élaboration du concept du moi, producteur de soi-même et de
ses représentations, donc unité du pratique et du théorique.
L'accomplissement essentiel de ce second
moment de l'idéalisme allemand qu'est le fichtéisme est la
reformulation de l'antique notion de la réminiscence en termes
d'un entendement-mémoire qui se fonde sur l'auto-constitution
primitive du sujet par la liberté. Fichte, lui aussi, enseigne que
la justification philosophique de nos représentations consiste
dans leur déduction transcendantale, mais il ne se contente pas
de démontrer l'apriorité des catégories, il voudrait encore faire
dériver les règles formelles de toute représentation à partir du
moi lui-même. La grande préoccupation de la Doctrine de la
Science, c'est de ne laisser aucun de nos concepts infondés et
comme flottant dans l'entendement, mais de présenter leur
genèse à partir du sujet, de prouver qu'ils ne se trouvent pas
simplement dans l'intelligence mais qu'ils sont engendrés
nécessairement par le fonctionnement propre de l'esprit.
L'intelligence apparaît alors comme une mémoire intelligible
qui ne cesse pas, pour ainsi dire, de se souvenir de
l'avènement de ses concepts. Toutefois il ne suffit pas d'être
conscient, d'avoir assisté à la naissance de ses concepts, il faut
encore savoir qu'on les a engendrés soi-même. Le moi n'est
pas un simple spectateur du devenir de ses catégories mais
l'artisan propre et exclusif de leur constitution. La véritable
anamnèse transcendantale implique une causalité indivise du
sujet dans la production de ses représentations mais cette
causalité, à son tour, ne se conçoit qu'à partir d'une production
de soi intégrale de ce même sujet. Si l'intelligence-mémoire
pénètre de tout coté ses contenus et les maintient d'une manière
active en pleine transparence, c'est parce qu'elle se pénètre et
maintient entièrement elle-même. Revendiquer la présence et la
préséance efficientes par rapport à ses représentations n'est
15
ÉTUDES SUR L'IDÉALISME ALLEMAND
possible que pour un sujet qui de quelque manière peut
revendiquer la fondation de soi-même.
Fichte et puis le jeune Schelling enseignent que
le sujet n'engendre des représentations que parce qu'il
s'engendre lui-même. Autrement dit, qu'il ne prend conscience
du monde que parce qu'il prend conscience de soi-même.
L'articulation du monde, la production des catégories ne
déploie que la saisie de soi primitive en vertu de laquelle il
s'arrache à l'empirique et se constitue en sujet. La mémoire
transcendantale qui est l'intelligence elle-même est la maîtresse
d'œuvre de la production des concepts, dont la succession
ordonnée fonde et détermine nos représentations, tandis que la
liberté est cette faculté qui instaure le sujet connaissant, le moi
conscient du monde. S'il en est ainsi, alors mémoire et liberté,
théorique et pratique ne sont que les deux expressions d'une
même synthèse a priori. La mémoire-intelligence rend compte
des contenus qui structurent le monde tandis que la liberté
apparaît comme cette auto-constitution du sujet par laquelle ce
dernier institue l'organisation conceptuelle de ce monde. Sans
doute, est primordiale la liberté et l'intelligence n'en est que le
déploiement organique, mais cette « antériorité» du pratique
existentiel par rapport au théorique n'entame encore
aucunement la solidarité logique, l'identité essentielle des deux
instances de la même synthèse originelle.
L'identification de la mémoire et de la liberté est
l'œuvre d'une réflexion transcendantale, c'est-à-dire d'ordre
épistémologique, et elle exige d'être complétée ou plutôt
parfaite par des développements proprement métaphysiques.
L'analyse transcendantale se rapporte au moi conçu selon ses
facultés, tandis qu'une investigation métaphysique, par
conséquent visant le rapprochement entre l'existence et
l'essence, voudra étendre la réconciliation idéaliste des facultés
jusqu'à la sphère des contenus, c'est-à-dire jusqu'aux
concepts. Ou encore: l'identité du théorique et du pratique en
idéalisme transcendantal devra avoir comme contre-partie
l'identité du particulier et de l'universel en métaphysique
idéaliste. Or depuis les Anciens la métaphysique récuse les
doctrines qui reviendraient à supprimer tout écart entre
l'universel et le particulier, elle se refuse d'être science du
particulier. Le particulier se conçoit en termes d'une déchéance
à partir de l'universel, comme une réfraction trouble de ce
16
LE PROJET DE L'IDÉALISME ALLEMAND
dernier dans la multiplicité. Le particulier n'est guère la
reproduction fidèle d'une réalité une, immuable et éternelle,
mais une image flottante et imprécise que projette une
perspective partielle. TI n'est aucunement l'idée de la raison
mais une simple figure de l'imagination.
Cette vision péjorative du particulier ne pouvait
être altérée qu'au prix d'une réévaluation complète de la portée
métaphysico-épistémologique de l'imagination elle-même. Ce
sera l'œuvre de Kant. Dans la Critique, l'Einbildungskraft
n'est pas l'eikasia de la Ligne ou cette imagination « aux
constructions mauvaises» dont parlent les Regulae, mais un
pouvoir a priori qui se trouve à l'origine de tout savoir
concernant les phénomènes. Ce sont les schèmes de
l'imagination qui permettent à l'intelligence d'appliquer les
catégories aux apparences et, de ce fait, de fonder une
connaissance effective du monde empirique. La Première
Critique réhabilite ainsi l'imagination mais l'exposé des divers
schèmes transcendantaux, conditions pures et générales de
toute image, ne soulève pas encore la question d'une
considération a priori de l'image particulière. Les catégories de
l'entendement sont les règles de la nature physique et une
considération physique de la nature ne touche encore guère le
particulier en tant que particulier. Ce n'est que dans la
Troisième Critique, celle de la Faculté de Juger, où Kant
n'étudie plus la nature à partir d'une perspective physique,
celle des lois universelles, qu'apparaît comme en creux la
problématique de l'image particulière, de la figure. Et ce n'est
que Schelling - inspiré largement par la Critique de la Faculté
de Juger
-
qui entamera une thématisation de la figure a priori
dans ses diverses déductions des forces et des formes de la
nature et qui finira par présenter quasiment un exposé a priori
de l'image particulière dans sa philosophie de l'art. Dans la
mouvance de la notion kantienne du génie, Schelling
« déduit»
l'œuvre d'art comme coïncidence totale de
l'universel
et du particulier, comme une parfaite
interpénétration mutuelle de l'a priori et de l'a posteriori.
L'œuvre d'art est la figure absolue. Elle ne peut être que
comme elle est effectivement, elle surgit avec nécessité mais
comme un déploiement immanent de la liberté. Elle n'est pas
simplement une manifestation particulièrement réussie de
l'universel mais l'avènement de cet universel comme
17
ÉTUDES SUR L'IDÉALISME ALLEMAND
particulier. Elle n'est pas une empreinte exceptionnellement
forte de l'intelligible dans le sensible mais la pénétration sans
faille du sensible par l'intelligible. Bref, elle est l'image a
pnon.
Schelling déduit l'œuvre d'art comme l'unique
instance de l'identification complète de l'imagination avec la
raison et, par la suite, dans son système de l'identité, il tente de
généraliser l'exceptionnel, d'étendre d'une manière illimitée la
législation de la raison, de retrouver la présence intégrale de
l'intelligible dans le sensible. En réalité cependant,
l'interpénétration complète de l'imagination et de la raison ne
sera exposée que par Hegel. Dans sa Logique, Hegel présente
avec une vigueur et une pénétration incomparables les
moments spéculatifs de l'engendrement mutuel de l'universel
et du particulier. Le concept ne plane pas au-dessus de
l'empirique, il n'en apparaît même plus comme la structure
interne générale mais il le pénètre jusqu'aux tréfonds, il en
épouse toutes les articulations. Hegel récuse le déjà-là du
divers sensible, la notion d'un moi grevé à jamais par
l'opposition d'un non-moi. il entend déployer les moments
successifs de l'interdépendance mutuelle du particulier et de
l'universel sans aucun résidu. Or l'histoire étant le domaine par
excellence du particulier, une considération a priori du
particulier s'explicite inévitablement en une doctrine
transcendantale de l'histoire et, de ce fait, la philosophie de
l'histoire se révèle comme la vérité de la logique.
L'enrichissement inouï de la philosophie par ses
diverses disciplines historiques - philosophie de la religion,
philosophie du droit, philosophie de l'histoire au sens strict fait apparaître l'hégélianisme comme le moment culminant de la
métaphysique, mais ces accomplissements extraordinaires
dissimulent des fissures. L'idéalisme hégélien veut rendre
compte du particulier en philosophie mais comment pourra-t-il
prétendre expliquer la multiplicité bariolée des faits de la vie
sociale? Sans doute, l'hégélianisme n'a jamais professé
l'intelligibilité de tous les événements historiques ni nié
l'accidentalité, la contingence, des faits individuels, mais où
commence l'accidentel et où se finit le substantiel, comment
établir des critères quelque peu adéquats pour distinguer les
instances privilégiées du particulier intelligible, de cette
poussière infinie de moments contingents? Toutefois, même si
18
LE PROJET DE L'IDÉALISME ALLEMAND
on consent à ne pas tenir compte de la non-intelligibilité des
moments inessentiels de l'histoire, peut-on dire avec Hegel que
les moments essentiels, eux, expriment une adéquation
authentique de la nécessité et de la liberté? La logique déployée
en philosophie de l'histoire croit pouvoir déduire, et de ce fait,
légitimer les grands moments de l'existence de l'humanité. Elle
instaure l'histoire du monde en tribunal du monde, mais est-ce
que les sentences rendues par ce tribunal sont nécessairement
justes? Est-ce que ce qui est arrivé effectivement, est ce qui
aurait dû arriver, est-ce que le fait est identique au droit? Les
limites de l'idéalisme apparaissent d'abord par l'impossibilité
où il se trouve de « résoudre» le non-intelligible, mais elles
s'accusent encore plus fortement à travers son refus de
reconnaître l'écart entre l'être et le devoir-être. La survie
obstinée du non-intelligible est, certes, une écharde dans la
chair de l'idéalisme mais c'est l'opposition radicale entre le
bien et le mal qui rend définitivement caduque la prétention à
l'instauration d'un savoir absolu. Et ces deux réalités
déductibles, le non-intelligible et le mal, se trouvent en
solidarité métaphysique. Pour mettre à découvert ce lien
conceptuel entre l'irrationnel et le ne-pas-devoir-être, il faut
retourner à Fichte.
L'unification des deux instances fondamentales
de la synthèse a priori, l'intégration fichtéenne du théorique au
sein même du pratique, est une nouvelle tentative de la
spéculation métaphysique pour relier l'existence et l'essence.
Le théorique est le moment structurel, le pratique le moment
existentiel, et le structurel se conçoit comme le déploiement
immanent de l'existentiel. Toutefois l'idéalisme transcendantal,
lui non plus, n'arrive pas à réaliser l'identification ultime des
deux grands principes de la métaphysique car il ne réussit pas à
supprimer l'a posteriori pris selon sa plus grande généralité.
Sans doute, Fichte, déjà, croit pouvoir déduire tous les
moments structurels de la représentation à partir de l'autoconstitution de l'esprit, et il récuse la notion du divers sensible
en tant que donné effectif et qui pour ainsi dire partagerait avec
la conscience de soi l'œuvre de la construction du monde.
Cependant si tout facteur de limitation, à savoir tout concept,
peut être déduit à partir du sujet a priori, le besoin de limitation
lui-même qui différencie le fait d'être du sujet de l'avoir
inséparable de cet être, demeure irréductible. En plein
19
ÉTUDES SUR L'IDÉALISME ALLEMAND
idéalisme, le moi continue à héberger un pouvoir qui l'envoie
incessamment pour constituer son monde mais qui, en même
temps, lui interdit d'en devenir la cause intégrale. L'idéalisme
fichtéen croit pouvoir dépasser le philosophème d'un divers
sensible qui limiterait comme de l'extérieur l'activité du moi,
mais il se trouve acculé à accepter une scission au sein même
du moi. Le moi s'est constitué à partir d'une prise de
conscience primitive. TI a assumé complètement son monde
mais si cette assomption est effectivement complète, elle ne
demande pas moins à être renouvelée à chaque instant.
Mémoire transcendantale, le moi soumet ses contenus à une
succession structurée, liberté, il triomphe incessamment de la
récalcitrance de ses inclinations égoïstes. Or le fait même de la
nécessité où il se trouve de reprendre à chaque instant son
œuvre synthétisante montre que sa domination sur le monde
qui est son contenu a beau être complète, ses propres
profondeurs lui échappent toujours. Fichte élabore alors la
notion du non-moi, cette réalité primitive qui n'est pas à
concevoir - telle divers sensible - comme une «masse
difforme »2mais comme une fonction nécessaire et qui, refus
sourd et obstiné de tout déploiement, empêche le moi de
coïncider avec soi-même et rend par ce fait vaines les tentatives
idéalistes d'établir l'unité et l'identité définitives de l'existence
et de l'essence.
Dans la déduction de l'œuvre d'art et le système
de l'identité, Schelling croit pouvoir vaincre le dernier sursaut
du dualisme et Hegel pense avoir réglé définitivement les
comptes du non-moi dans la procession logico-métaphysique
du concept. Or Schelling se ravise rapidement, dépasse le
moment de l'identité et s'engage sur une voie qui, au lieu de
conduire à une Encyclopédie des Sciences Philosophiques,
aboutit à une réévaluation critique des prétentions idéalistes.
L'idéalisme croit avoir triomphé du dualisme, unifié le
Particulier et l'Universel, réconcilié l'Un et l'Autre. En réalité,
il ne fait que projeter au sein même du sujet auto-constituant
cette altérité qu'il a cru avoir assimilé sans résidu aucun.
Partant du non-moi, présence active de l'autre au sein du moi,
Schelling expose les moments par excellence de l'apriorité
comme des figures propres de l'altérité, d'une altérité qui est la
2
Hegel, GW 4 332.
20
LE PROJET DE L'IDÉALISME ALLEMAND
trame métaphysique du devenir, de l'accomplissement du nonintelligible en mal. D'aucuns accusent Schelling de revenir sur
les résultats de la Critique et de récuser l'apriorité
transcendantale du temps, de l'espace et des catégories. En
vérité cependant ce n'est pas l'apriorité du transcendantal qui
se trouve remise en question, mais c'est le sens même de l'a
priori qui entre en crise3. Avec la subsomption fichtéenne de
l'apriorité à la liberté, l'a priori ne peut plus se confiner dans
une neutralité épistémologique, et c'est une exigence propre de
la métaphysique qu'il reçoive une qualification morale.
L'espace, par exemple, compris comme forme a priori
extérieure de toute intuition sensible, par conséquent, facteur
propre de leur unité, peut n'être selon Schelling que le véhicule
d'une simple juxtaposition des phénomènes, le principe de leur
extériorité mutuelle. D'habitude, on insiste sur l'homogénéité
de l'espace, on fête son indifférence placide mais cette
indifférence et cette neutralité tellement vantées reviennent
plutôt à un refus obstiné d'assigner leur lieu propre aux
choses, à une dérobade devant la tâche de structurer le monde
qui sombre alors dans le chaos et le conflit. Une fois qu'on a
retrouvé un facteur de conflit violent dans une condition
prétendue neutre et formelle de la sensibilité, on pourra
procéder à une relecture critique de l'appréciation idéaliste des
concepts a priori, de la nouvelle rationalité idéaliste elle-même.
Le kantisme réfère les catégories à la conscience de soi comme
leur lieu d'origine et, avec la Doctrine de la Science, elles
seront subsumées sous le pouvoir auto-constituant du moi,
donc se feront dériver à partir de la liberté. Ce glissement
d'une notion originellement théorique dans le domaine pratique
investit le concept a priori d'une nouvelle dignité et donne un
second souffle au rationalisme. Toutefois - et c'est la visée
du Schelling tardif
~
la parfaiterégularitédes catégoriespeut
très bien n'être que la camisole de force d'une nécessité
implacable, leur validité a priori ne permet pas encore de
reconnaître en elles le déploiement d'un usage authentique de la
liberté primordiale du sujet. Les catégories sont, certes, a priori
mais l'apriorité n'est qu'un chiffre de la liberté et la liberté peut
être bonne ou mauvaise.
3
Pour cela, voir notre Le fondement selon Schelling, Paris, 1977,
chapitres VII -IX.
21
ÉTUDES SUR L'IDÉALISME ALLEMAND
Le non-moi fichtéen a été avant tout une notion
d'ordre épistémologique, disposant, certes, d'une charge
éthique mais qui ne s'épanouissait que grâce à un
élargissement et une transposition métaphysiques de
l'idéalisme. Le non-moi est principe du non-intelligible mais il
est aussi potentialité du mal et ces deux aspects de la même
réalité élémentaire recevront une formulation conceptuelle dans
le Grund schellingien. Le Grund, le fondement ténébreux est le
divers sensible, mais du divers sensible qui déborde son lieu
d'origine épistémologique et qui transpose sa dispersion
chaotique en une opposition parfaitement centrée à l'égard de
l'Un dont le sujet a priori n'est que l'avatar ultime. Le Grund
n'est plus le non-moi, mais plutôt l'Anti-moi. il n'est pas
simplement un appel incessant du chaos à la limitation mais
une opposition unifiée par rapport à tout ordre. C'est du
Multiple érigé en Particulier, mais en un Particulier qui, au lieu
de se laisser subsumer docilement sous les catégories, défie
résolument toute synthèse, demeure récalcitrant à toute
organisation, mine de l'intérieur tout ordre.
Refus de l'intelligible, révolte contre tout ordre
général, le fondement est l'ipséité, toujours en voie de devenir
égoïsme. C'est une saisie de soi, mais qui récuse toute
ouverture au monde, une auto-constitution, mais dont n'émane
aucune lumière pour éclairer ce qui n'est pas lui-même. Le
fondement est l'autre propre du Sujet-Un dont l'existence
enseigne d'une manière très claire que l'auto-constitution du
moi n'implique pas encore eo ipso l'engendrement d'un monde
structuré et stable. Si l'énergie de la liberté peut devenir de la
lumière, en elle-même elle est plutôt ténèbres. L'idéalisme
absolu est une métaphysique où la liberté transcendantale se
trouve érigée en être-devenir homogène mais le Grund nous
rappelle que la continuité ininterrompue entre la liberté et l'être
ne se traduit pas encore par une fécondité créatrice mais qu'elle
aboutit plutôt à une procession de l'Egoïsme, source de
production aveugle de moments évanescents, sans autarcie
aucune. L'idéalisme pose à l'origine une auto-constitution
primitive, une saisie de soi primordiale qu'il conçoit comme
une victoire sur les ténèbres extérieures. En réalité, cependant
les ténèbres que rencontre le moi ne sont pas extérieures mais
intérieures et la victoire à remporter est une victoire sur soimême. Pour l'idéalisme, le devenir-conscient du soi entraîne
22
Téléchargement