POL 4213 25 janvier 2007
Mussolini, le fascisme italien et ses fantômes :
de l’antifascisme au révisionnisme (2e partie)
5. La prise du pouvoir (1921-1925)
À partir du printemps 1921, des groupes fascistes commencent à établir leur autorité
par la force dans un certain nombre de villes du nord-est : Trieste, Ferrara, Rovigo, Modène.
Au printemps 1922, le mouvement s’étend surtout en Toscane, qui voit Lucca, Pise, Florence,
Sienne, etc. occupées à leur tour. Le gouvernement ne sait comment réagir devant ces quasi-
soulèvements des fascistes qui bénéficient souvent d'une neutralité bienveillante de la part de
certains secteurs de la police et de l’armée. Les autres partis politiques n'arrivent pas, de leur
côté, à former une coalition antifasciste. Le 31 juillet 1922, les syndicats déclenchent une
grève générale. Le PNF réagit en donnant aux syndiqués un ultimatum de 48 heures. Le 2
août, les locaux des syndicats et des journaux socialistes sont incendiés. Le lendemain, les
syndicats obtempèrent. À la suite de cet échec des anti-fascistes, la tactique de soulèvements et
d’occupation violente des fascistes connaît une nouvelle poussée : entre août et octobre 1922,
les fascistes parviennent à contrôler la plupart des villes importantes de la partie de la
péninsule qui va jusqu’au sud de la Toscane.
Le discours prononcé par Mussolini à Udine (et qui apparaît dans le recueil ; Udine est
une ville du nord-est qui leur échappe encore) le 20 septembre 1922 illustre bien cette période
particulièrement tendue. Il semble que les chefs fascistes avaient déjà convenu le 24 août
d’une insurrection ou d’un coup de force sur Rome. Le discours de Mussolini prend donc un
caractère programmatique : il y annonce que les fascistes visent Rome et ont l’intention de
gouverner le pays. Il y aurait plusieurs éléments à souligner dans ce texte. Relevons les
suivants :
- Mussolini cherche à renforcer l’unité des fascistes : il insiste sur la discipline,
dénonce «l’autonomisme» dont ont fait preuve plusieurs chefs locaux du fascisme
et fait écho au conflit qui l’a amené un peu plus tôt à démissionner (hostiles à la
ligne «constitutionnelle» prônée par Mussolini [qui combine habilement légalité et
violence], certains leaders fascistes favorables à l’insurrection armée avaient
envisagé de le remplacer par d’Annunzio; Mussolini démissionna, mais on le
rappela rapidement);
- Mussolini cherche à se concilier la monarchie et rompt avec le républicanisme
intransigeant ;
- il confirme par ailleurs l’orientation «manchestérienne» du fascisme, prônant un
fort libéralisme économique en même temps qu’une hostilité de principe au
libéralisme politique et à la démocratie (éloge de la minorité éclairée contre la
masse et le nombre).
Quelques semaines plus tard, le PNF lance sa marche sur Rome. Celle-ci est très bien
organisée. Au fur et à mesure qu’ils approchent de Rome dans les trains qu’ils ont mobilisés,
les équipes fascistes prennent le contrôle des gares, des centrales téléphoniques, des
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commissariats de police le 27 octobre. Le 28 octobre, 40 000 fascistes se présentent aux portes
de Rome, devant 28 000 soldats seulement. Mussolini exige la démission du gouvernement,
faute de quoi les fascistes prendront la ville. Le premier ministre Facta demande au roi de
décréter la loi martiale. Celui-ci refuse et propose à Facta d'inclure des fascistes dans son
cabinet. Mussolini refuse à son tour et pose ses exigences : il souhaite diriger le
gouvernement. Le 29 octobre, le roi accepte et lui demande de venir à Rome former un
gouvernement. Mussolini se présente au roi en chemise noire, uniforme du parti. Il accepte le
lendemain de pendre la charge de Président du conseil. Les fascistes entrent à Rome et se
lancent dans une série d'attaques physiques contre les socialistes, les communistes, les
syndicalistes et les popolari (catholiques).
La marche sur Rome n’est donc pas une insurrection proprement dite. Mussolini
obtient le pouvoir de manière «constitutionnelle», en se faisant nommer Président du Conseil
par le Roi (ce qui est une prérogative de ce dernier). Mais cette accession au pouvoir est
précédée d’une année de violences organisées, elle s’accompagne de la menace d’une
insurrection et est évidemment suivie de violences ciblées. S’agissait-il d’un bluff? Certains
historiens pensent que, si le Roi avait accédé aux demandes de Facta et instauré la loi martiale,
les fascistes auraient été désemparés. En tout cas, Mussolini ne s’est présenté à Rome que
lorsqu’il a été convoqué par le Roi : tout au long de l’épreuve de force, il a attendu à Milan,
prêt, dit-on, à prendre un train pour la Suisse, au cas où les choses tourneraient mal.
Mussolini forme un cabinet multipartite, où se retrouvent aussi des démocrates, des
libéraux, des monarchistes et des personnalités indépendantes (comme le philosophe Giovanni
Gentile). Mussolini est donc chef du gouvernement avec seulement 35 députés sur 535 et 3
ministres fascistes. Après la période de quasi-guerre civile qu’a connue l’Italie, plusieurs
espèrent que cette solution calmera le jeu et permettra d’insérer les fascistes dans la politique
parlementaire. Mussolini forme immédiatement le Grand Conseil du fascisme, un organe qui,
théoriquement, constituera une autorité suprême en matière de grandes orientations, mais
aussi, sur un plan plus pratique, la Milice volontaire pour la sécurité nationale, ce qui équivaut
en fait à une étatisation des instances du PNF et notamment de son armée privée (dont les frais
d’entretien sont dès lors transférés aux contribuables). Plusieurs chefs du parti fasciste
deviennent des préfets, i.e. des fonctionnaires du gouvernement central dotés de larges
pouvoirs dans les régions. Dans le climat d’intimidation qui règne, l’opposition parlementaire,
désunie, ne songe pas à renverser le gouvernement de Mussolini.
En avril 1923, le Parlement, à la fois conscient de l'impasse à laquelle a conduit le
système de représentation proportionnelle et intimidé par le climat de violence entretenu par
les fascistes, adopte la loi majoritaire: selon cette loi, le parti qui aura au moins 25% des voix
récoltera automatiquement les 2/3 des sièges. La loi est approuvée par la Chambre et le Sénat
en dépit de la position très minoritaire des fascistes. En avril 1924, des élections sont tenues:
les fascistes présentent une liste unique comprenant des personnalités qui ne sont pas membres
du parti, ce qui crée une image d'unité nationale et d'attitude non partisane; les autres partis
n'arrivent pas à trouver une formule d'entente et se présentent en rangs dispersés. Dans un
climat de violence et d'intimidation, la liste du PNF obtient 65 % des voix et 374 sièges sur
535. Les autres sièges se répartissent entre popolari (39), giolittistes (15), démocrates-sociaux
(10), socialistes réformistes (24), socialistes maximalistes (22), communistes (19),
républicains (7), libéraux (14) et autres.
Le 24 mai 1924, le député socialiste réformiste Giacomo Matteotti dénonce, lors d'un
discours en Chambre, le climat de violence dans lequel se sont déroulées les élections dont il
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conteste la validité et met en cause Mussolini lui-même. Il est enlevé par un commando
fasciste: on retrouvera son cadavre deux mois plus tard. Devant cela, les autres députés de
l'opposition refusent de siéger et se retirent du parlement. Une enquête est ouverte et la
responsabilité de Mussolini apparaît au grand jour. Après un moment d’hésitation, celui-ci
décide d’assumer les conséquences politiques (mais non juridiques) avec défiance et prononce
un discours à cet effet le 3 janvier 1925.
6. 1925 : les deux manifestes
Le caractère décisif de la conjoncture créée par l’assassinat de Matteotti apparaît
clairement lorsqu’au printemps 1925, à l’initiative du philosophe Giovanni Gentile, ministre
de l’Instruction publique de 1922 à 1924, se réunit un congrès d’intellectuels favorables au
fascisme. Le 21 avril 1925, le journal du Parti fasciste publie le Manifeste des intellectuels du
fascisme, dont on attribue la rédaction conjointe à Gentile et à Mussolini.
Giovanni Gentile
Giovanni Gentile (1875-1944) fut professeur de philosophie à partir de 1898. Disciple
de Hegel, il développe une philosophie «actualiste». Rallié au fascisme, il est ministre
de l'Instruction publique de 1922 à 1925; il réalise une réforme qui sera critiquée par
certains fascistes comme trop élitiste, trop conservatrice, ou pas suffisamment
fasciste. En 1924, il rédige «Che cosa è il fascismo». Il organise en 1925 un congrès
d'intellectuels qui débouchera sur le Manifeste des intellectuels fascistes, auquel
l'autre grand philosophe hégélien, Benedetto Croce, répondra par un Manifeste des
intellectuels anti-fascistes. Gentile présidera la Commission de réforme
constitutionnelle de 1925 et sera membre du Grand Conseil fasciste. La même année,
il fonde l'Institut national de culture fasciste, un organisme destiné à encadrer
l'ensemble des activités culturelles, conformément à sa conception de l'État total, et
devient responsable du grand projet d’Encyclopédie italienne. Il y rédigera la section
sur la doctrine du fascisme de l'article «Fascisme», co-signé par Mussolini. En 1931,
Gentile prépare le décret-loi sur le serment que devront prêter les professeurs
d'université au régime: «Je jure d'être fidèle au roi, au régime fasciste, (...) d'exercer
mon métier d'enseignant (...) avec le but de former des citoyens efficaces, probes et
dévoués à la patrie et au régime fasciste.» Sur les 1200 professeurs d'université que
compte alors l'Italie, 13 seulement refuseront. En 1943, il ralliera la république de
Salo et sera assassiné par des partisans communistes le 15 avril 1944.
Le Manifeste des intellectuels du fascisme se veut évidemment une justification de la
mise au pas de la société italienne à laquelle le fascisme s’est livré depuis 1919-1920 et se
livre à nouveau, au lendemain de l’assassinat de Matteotti. Pour ce faire, ce texte recourt à ce
que l’on pourrait appeler trois stratégies rhétoriques :
- La première consiste à inscrire le fascisme dans l’histoire italienne récente et moins
récente : la guerre est évidemment un point de référence, mais, au-delà, le
mouvement de Mazzini et le Risorgimento sont fortement évoqués, à titre de
mythes fondateurs de l’Italie moderne.
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- La deuxième consiste à justifier le caractère minoritaire du fascisme, que le
ralliement des élites et le «succès» électoral de 1924 avaient un peu fait oublier,
mais qui était redevenu évident au lendemain de l’assassinat de Matteotti. La
manière dont s’y prennent les auteurs du texte consiste à confronter le caractère
atomisé et sans consistance de l’État démocratique-libéral et le caractère par
contraste énergique et clairement orienté de la minorité fasciste. En fait, le
Risorgimento avait lui aussi été l’affaire d’une minorité éclairée.
- La troisième, enfin, consiste à présenter le fascisme comme un mouvement de type
«religieux» (par opposition au libéralisme «agnostique») : en témoignent l’usage
répété de l’adjectif «religieux» et du mot «foi». Le fascisme apparaît ainsi comme
un phénomène idéaliste, par contraste avec le matérialisme individualiste de l’État
démocratique-libéral.
Le 1er mai, Il Mondo, journal proche des milieux de l’opposition libérale, publie en
réponse un Manifeste des intellectuels anti-fascistes, rédigé par le philosophe et sénateur
Benedetto Croce, à l’initiative de l’homme politique libéral Giovannni Amendola.
Benedetto Croce
Benedetto Croce (1866-1952) fut peut-être le plus important philosophe
italien de la première moitié du 20e siècle. En 1910, il fut nommé sénateur
et, en 1920, devint ministre de l’Instruction publique. Après avoir appuyé
initialement le fascisme, il refusera toutefois de se joindre au premier
gouvernement Mussolini. En 1924, il rompit tout lien avec le Parti
national-fasciste et adhéra au Parti libéral (bientôt interdit). Après avoir
rédigé le Manifeste des intellectuels anti-fascistes, il devint la figure
majeure de l’opposition intellectuelle interne. En 1939, il fut le seul
intellectuel à refuser de participer au recensement des membres des
académies et dénonça le caractère antisémite de cette entreprise. En 1944-
1945, à 78 ans, il participa à deux gouvernements de transition et, en
1946-1947, à l’Assemblée constituante. En 1948, il devint Sénateur de la
nouvelle République italienne.
L’argumentation de ce manifeste est structurée autour des points suivants :
- D’abord, on reproche aux intellectuels le fait même d’avoir pris une position
politique partisane : non seulement «contaminent»-ils ainsi leur devoir
d’intellectuels, mais en plus, ils le font pour une cause douteuse, qui implique la
«violence», les «abus de pouvoir» et la «suppression de la liberté de la presse». Ce
qu’ils font est donc doublement contraire à ce que leur impose leur devoir
d’intellectuels. (Rappelons que le substantif «intellectuels» est apparu à l’occasion
de l’Affaire Dreyfus et que les «intellectuels» partisans de l’innocence de Dreyfus
s’étaient précisément définis à partir de valeurs universelles Vérité, Justice,
Droits de l’Homme plutôt que locales l’honneur de l’armée, la nation.)
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- En plus de cela, le manifeste initial est, selon ses critiques, un devoir mal fait, qui
confond des notions bien distinctes et se livre à des «interprétations arbitraires» et
des «manipulations historiques» : ceci permet de défendre le libéralisme du 19e
siècle auquel est associée l’Italie post-risorgimentale, de critiquer l’usage qui est
fait des mots «religion» et «foi». Dans l’ensemble, le manifeste des intellectuels du
fascisme est décrit comme un amalgame incohérent.
- Le manifeste de Croce propose en outre une lecture nuancée du Risorgimento et de
ses suites : le caractère minoritaire de celui-ci est une faiblesse et non une force;
l’introduction du suffrage universel était discutable, mais elle procédait d’une
volonté d’élever tous les citoyens à la vie politique; l’appui initial des libéraux et
de plusieurs des signataires de ce manifeste au fascisme s’explique de la même
manière.
7. La «totalitarisation» du régime (1926-1936)
Devant le regain de vie de l’opposition et la polarisation qu’a suscitée l’affaire
Matteotti, le gouvernement se lance dans la répression: les journaux d'opposition sont saisis,
plusieurs opposants sont arrêtés, certains assassinés, et les biens des organisations rivales sont
saisis. Mussolini déclare: «Tout dans l'État, rien hors de l'État, rien contre l'État». Seuls les
syndicats fascistes seront désormais autorisés; les députés de l'opposition sont déchus de leurs
fonctions. Mussolini nomme à la tête du PNF Roberto Farinacci, un des chefs fascistes les
plus violents, avocat qui s'était porté défenseur des assassins de Matteotti. On passe
progressivement de ce qui restait du régime démocratique libéral au régime fasciste
proprement dit par une série de mesures, qu’on appellera les «lois fascistissimes»:
-le Président du conseil devient chef de l'exécutif et voit donc ses pouvoirs accrus;
-il devient possible pour lui de passer des lois par décret, sans en référer au Parlement;
-les administrations locales sont réorganisées de façon à ce que leur autonomie soit
réduite;
-on prononce l’interdiction des partis et journaux antifascistes;
-les syndicats non fascistes sont abolis et remplacés par une centrale unique;
-les élections à candidatures multiples sont remplacées par le plébiscite sur une liste
unique;
-diverses institutions fascistes diverses sont créées pour encadrer la population;
-en 1929, les Accords du Latran règlent la question vaticane.
En quelques années, Mussolini a donc réussi à se placer au centre du jeu politique: il a
amadoué les milieux financiers et industriels qui espéraient faire de lui leur instrument
temporaire; il a écrasé toute opposition organisée; il a dompté le parti fasciste (Farinacci et
ceux qui souhaitent «poursuivre la révolution» seront ramenés à l’ordre) et les velléités
autonomistes de ses chefs locaux, il a absorbé les nationalistes et mis fin au contentieux avec
l'Église; en 1936, l'Éthiopie est conquise, ce qui concrétise le rêve impérial. Le Duce est
apparemment seul maître à bord. Les années 1929-1936 sont décrites par son biographe De
Felice comme celles du consensus.
Ce sont les années où fleurit le culte du Duce, qui «ne se trompe jamais». L'aspect
«totalitaire» du régime se manifeste de diverses manières, dont la plus évidente est
l'encadrement des personnes. Il existe par exemple une Oeuvre de la mère et de l'enfant, qui
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