Notes de la leçon du 25 janvier

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POL 4213
25 janvier 2007
Mussolini, le fascisme italien et ses fantômes :
de l’antifascisme au révisionnisme (2e partie)
5. La prise du pouvoir (1921-1925)
À partir du printemps 1921, des groupes fascistes commencent à établir leur autorité
par la force dans un certain nombre de villes du nord-est : Trieste, Ferrara, Rovigo, Modène.
Au printemps 1922, le mouvement s’étend surtout en Toscane, qui voit Lucca, Pise, Florence,
Sienne, etc. occupées à leur tour. Le gouvernement ne sait comment réagir devant ces quasisoulèvements des fascistes qui bénéficient souvent d'une neutralité bienveillante de la part de
certains secteurs de la police et de l’armée. Les autres partis politiques n'arrivent pas, de leur
côté, à former une coalition antifasciste. Le 31 juillet 1922, les syndicats déclenchent une
grève générale. Le PNF réagit en donnant aux syndiqués un ultimatum de 48 heures. Le 2
août, les locaux des syndicats et des journaux socialistes sont incendiés. Le lendemain, les
syndicats obtempèrent. À la suite de cet échec des anti- fascistes, la tactique de soulèvements et
d’occupation violente des fascistes connaît une nouvelle poussée : entre août et octobre 1922,
les fascistes parviennent à contrôler la plupart des villes importantes de la partie de la
péninsule qui va jusqu’au sud de la Toscane.
Le discours prononcé par Mussolini à Udine (et qui apparaît dans le recueil ; Udine est
une ville du nord-est qui leur échappe encore) le 20 septembre 1922 illustre bien cette période
particulièrement tendue. Il semble que les chefs fascistes avaient déjà convenu le 24 août
d’une insurrection ou d’un coup de force sur Rome. Le discours de Mussolini prend donc un
caractère programmatique : il y annonce que les fascistes visent Rome et ont l’intention de
gouverner le pays. Il y aurait plusieurs éléments à souligner dans ce texte. Relevons les
suivants :
-
Mussolini cherche à renforcer l’unité des fascistes : il insiste sur la discipline,
dénonce «l’autonomisme» dont ont fait preuve plusieurs chefs locaux du fascisme
et fait écho au conflit qui l’a amené un peu plus tôt à démissionner (hostiles à la
ligne «constitutionnelle» prônée par Mussolini [qui combine habilement légalité et
violence], certains leaders fascistes favorables à l’insurrection armée avaient
envisagé de le remplacer par d’Annunzio; Mussolini démissionna, mais on le
rappela rapidement);
-
Mussolini cherche à se concilier la monarchie et rompt avec le républicanisme
intransigeant ;
-
il confirme par ailleurs l’orientation «manchestérienne» du fascisme, prônant un
fort libéralisme économique en même temps qu’une hostilité de principe au
libéralisme politique et à la démocratie (éloge de la minorité éclairée contre la
masse et le nombre).
Quelques semaines plus tard, le PNF lance sa marche sur Rome. Celle-ci est très bien
organisée. Au fur et à mesure qu’ils approchent de Rome dans les trains qu’ils ont mobilisés,
les équipes fascistes prennent le contrôle des gares, des centrales téléphoniques, des
2
commissariats de police le 27 octobre. Le 28 octobre, 40 000 fascistes se présentent aux portes
de Rome, devant 28 000 soldats seulement. Mussolini exige la démission du gouvernement,
faute de quoi les fascistes prendront la ville. Le premier ministre Facta demande au roi de
décréter la loi martiale. Celui-ci refuse et propose à Facta d'inclure des fascistes dans son
cabinet. Mussolini refuse à son tour et pose ses exigences : il souhaite diriger le
gouvernement. Le 29 octobre, le roi accepte et lui demande de venir à Rome former un
gouvernement. Mussolini se présente au roi en chemise noire, uniforme du parti. Il accepte le
lendemain de pendre la charge de Président du conseil. Les fascistes entrent à Rome et se
lancent dans une série d'attaques physiques contre les socialistes, les communistes, les
syndicalistes et les popolari (catholiques).
La marche sur Rome n’est donc pas une insurrection proprement dite. Mussolini
obtient le pouvoir de manière «constitutionnelle», en se faisant nommer Président du Conseil
par le Roi (ce qui est une prérogative de ce dernier). Mais cette accession au pouvoir est
précédée d’une année de violences organisées, elle s’accompagne de la menace d’une
insurrection et est évidemment suivie de violences ciblées. S’agissait- il d’un bluff? Certains
historiens pensent que, si le Ro i avait accédé aux demandes de Facta et instauré la loi martiale,
les fascistes auraient été désemparés. En tout cas, Mussolini ne s’est présenté à Rome que
lorsqu’il a été convoqué par le Roi : tout au long de l’épreuve de force, il a attendu à Milan,
prêt, dit-on, à prendre un train pour la Suisse, au cas où les choses tourneraient mal.
Mussolini forme un cabinet multipartite, où se retrouvent aussi des démocrates, des
libéraux, des monarchistes et des personnalités indépendantes (comme le philosophe Giovanni
Gentile). Mussolini est donc chef du gouvernement avec seulement 35 députés sur 535 et 3
ministres fascistes. Après la période de quasi- guerre civile qu’a connue l’Italie, plusieurs
espèrent que cette solution calmera le jeu et permettra d’insérer les fascistes dans la politique
parlementaire. Mussolini forme immédiatement le Grand Conseil du fascisme, un organe qui,
théoriquement, constituera une autorité suprême en matière de grandes orientations, mais
aussi, sur un plan plus pratique, la Milice volontaire pour la sécurité nationale, ce qui équivaut
en fait à une étatisation des instances du PNF et notamment de son armée privée (dont les frais
d’entretien sont dès lors transférés aux contribuables). Plusieurs chefs du parti fasciste
deviennent des préfets, i.e. des fonctionnaires du gouvernement central dotés de larges
pouvoirs dans les régions. Dans le climat d’intimidation qui règne, l’opposition parlementaire,
désunie, ne songe pas à renverser le gouvernement de Mussolini.
En avril 1923, le Parlement, à la fois conscient de l'impasse à laquelle a conduit le
système de représentation proportionnelle et intimidé par le climat de violence entretenu par
les fascistes, adopte la loi majoritaire: selon cette loi, le parti qui aura au moins 25% des voix
récoltera automatiquement les 2/3 des sièges. La loi est approuvée par la Chambre et le Sénat
en dépit de la position très minoritaire des fascistes. En avril 1924, des élections sont tenues:
les fascistes présentent une liste unique comprenant des personnalités qui ne sont pas membres
du parti, ce qui crée une image d'unité nationale et d'attitude non partisane; les autres partis
n'arrivent pas à trouver une formule d'entente et se présentent en rangs dispersés. Dans un
climat de violence et d'intimidation, la liste du PNF obtient 65 % des voix et 374 sièges sur
535. Les autres sièges se répartissent entre popolari (39), giolittistes (15), démocrates-sociaux
(10), socialistes réformistes (24), socialistes maximalistes (22), communistes (19),
républicains (7), libéraux (14) et autres.
Le 24 mai 1924, le député socialiste réformiste Giacomo Matteotti dénonce, lors d'un
discours en Chambre, le climat de violence dans lequel se sont déroulées les élections dont il
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conteste la validité et met en cause Mussolini lui- même. Il est enlevé par un commando
fasciste: on retrouvera son cadavre deux mois plus tard. Devant cela, les autres députés de
l'opposition refusent de siéger et se retirent du parlement. Une enquête est ouverte et la
responsabilité de Mussolini apparaît au grand jour. Après un moment d’hésitation, celui-ci
décide d’assumer les conséquences politiques (mais non juridiques) avec défiance et prononce
un discours à cet effet le 3 janvier 1925.
6. 1925 : les deux manifestes
Le caractère décisif de la conjoncture créée par l’assassinat de Matteotti apparaît
clairement lorsqu’au printemps 1925, à l’initiative du philosophe Giovanni Gentile, ministre
de l’Instruction publique de 1922 à 1924, se réunit un congrès d’intellectuels favorables au
fascisme. Le 21 avril 1925, le journal du Parti fasciste publie le Manifeste des intellectuels du
fascisme, dont on attribue la rédaction conjointe à Gentile et à Mussolini.
Giovanni Gentile
Giovanni Gentile (1875-1944) fut professeur de philosophie à partir de 1898. Disciple
de Hegel, il développe une philosophie «actualiste». Rallié au fascisme, il est ministre
de l'Instruction publique de 1922 à 1925; il réalise une réforme qui sera critiquée par
certains fascistes comme trop élitiste, trop conservatrice, ou pas suffisamment
fasciste. En 1924, il rédige «Che cosa è il fascismo». Il organise en 1925 un congrès
d'intellectuels qui débouchera sur le Manifeste des intellectuels fascistes, auquel
l'autre grand philosophe hégélien, Benedetto Croce, répondra par un Manifeste des
intellectuels anti- fascistes. Gentile présidera la Commission de réforme
constitutionnelle de 1925 et sera membre du Grand Conseil fasciste. La même année,
il fonde l'Institut national de culture fasciste, un organisme destiné à encadrer
l'ensemble des activités culturelles, conformément à sa conception de l'État total, et
devient responsable du grand projet d’Encyclopédie italienne. Il y rédigera la section
sur la doctrine du fascisme de l'article «Fascisme», co-signé par Mussolini. En 1931,
Gentile prépare le décret-loi sur le serment que devront prêter les professeurs
d'université au régime: «Je jure d'être fidèle au roi, au régime fasciste, (...) d'exercer
mon métier d'enseignant (...) avec le but de former des citoyens efficaces, probes et
dévoués à la patrie et au régime fasciste.» Sur les 1200 professeurs d'université que
compte alors l'Italie, 13 seulement refuseront. En 1943, il ralliera la république de
Salo et sera assassiné par des partisans communistes le 15 avril 1944.
Le Manifeste des intellectuels du fascisme se veut évidemment une justification de la
mise au pas de la société italienne à laquelle le fascisme s’est livré depuis 1919-1920 et se
livre à nouveau, au lendemain de l’assassinat de Matteotti. Pour ce faire, ce texte recourt à ce
que l’on pourrait appeler trois stratégies rhétoriques :
-
La première consiste à inscrire le fascisme dans l’histoire italienne récente et moins
récente : la guerre est évidemment un point de référence, mais, au-delà, le
mouvement de Mazzini et le Risorgimento sont fortement évoqués, à titre de
mythes fondateurs de l’Italie moderne.
4
-
La deuxième consiste à justifier le caractère minoritaire du fascisme, que le
ralliement des élites et le «succès» électoral de 1924 avaient un peu fait oublier,
mais qui était redevenu évident au lendemain de l’assassinat de Matteotti. La
manière dont s’y prennent les auteurs du texte consiste à confronter le caractère
atomisé et sans consistance de l’État démocratique- libéral et le caractère par
contraste énergiq ue et clairement orienté de la minorité fasciste. En fait, le
Risorgimento avait lui aussi été l’affaire d’une minorité éclairée.
-
La troisième, enfin, consiste à présenter le fascisme comme un mouvement de type
«religieux» (par opposition au libéralisme «agnostique») : en témoignent l’usage
répété de l’adjectif «religieux» et du mot «foi». Le fascisme apparaît ainsi comme
un phénomène idéaliste, par contraste avec le matérialisme individualiste de l’État
démocratique- libéral.
Le 1er mai, Il Mondo, journal proche des milieux de l’opposition libérale, publie en
réponse un Manifeste des intellectuels anti-fascistes, rédigé par le philosophe et sénateur
Benedetto Croce, à l’initiative de l’homme politique libéral Giovannni Amendola.
Benedetto Croce
Benedetto Croce (1866-1952) fut peut-être le plus important philosophe
italien de la première moitié du 20e siècle. En 1910, il fut nommé sénateur
et, en 1920, devint ministre de l’Instruction publique. Après avoir appuyé
initialement le fascisme, il refusera toutefois de se joindre au premier
gouvernement Mussolini. En 1924, il rompit tout lien avec le Parti
national- fasciste et adhéra au Parti libéral (bientôt interdit). Après avoir
rédigé le Manifeste des intellectuels anti-fascistes, il devint la figure
majeure de l’opposition intellectuelle interne. En 1939, il fut le seul
intellectuel à refuser de participer au recensement des membres des
académies et dénonça le caractère antisémite de cette entreprise. En 19441945, à 78 ans, il participa à deux gouvernements de transition et, en
1946-1947, à l’Assemblée constituante. En 1948, il devint Sénateur de la
nouvelle République italienne.
L’argumentation de ce manifeste est structurée autour des points suivants :
-
D’abord, on reproche aux intellectuels le fait même d’avoir pris une position
politique partisane : non seulement «contaminent»-ils ainsi leur devoir
d’intellectuels, mais en plus, ils le font pour une cause douteuse, qui implique la
«violence», les «abus de pouvoir» et la «suppression de la liberté de la presse». Ce
qu’ils font est donc doublement contraire à ce que leur impose leur devoir
d’intellectuels. (Rappelons que le substantif «intellectuels» est apparu à l’occasion
de l’Affaire Dreyfus et que les «intellectuels» partisans de l’innocence de Dreyfus
s’étaient précisément définis à partir de valeurs universelles – Vérité, Justice,
Droits de l’Homme – plutôt que locales – l’honneur de l’armée, la nation.)
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-
En plus de cela, le manifeste initial est, selon ses critiques, un devoir mal fait, qui
confond des notions bien distinctes et se livre à des «interprétations arbitraires» et
des «manipulations historiques» : ceci permet de défendre le libéralisme du 19e
siècle auquel est associée l’Italie post-risorgimentale, de critiquer l’usage qui est
fait des mots «religion» et «foi». Dans l’ensemble, le manifeste des intellectuels du
fascisme est décrit comme un amalgame incohérent.
-
Le manifeste de Croce propose en outre une lecture nuancée du Risorgimento et de
ses suites : le caractère minoritaire de celui-ci est une faiblesse et non une force;
l’introduction du suffrage universel était discutable, mais elle procédait d’une
volonté d’élever tous les citoyens à la vie politique; l’appui initial des libéraux – et
de plusieurs des signataires de ce manifeste – au fascisme s’explique de la même
manière.
7. La «totalitarisation» du régime (1926-1936)
Devant le regain de vie de l’opposition et la polarisation qu’a suscitée l’affaire
Matteotti, le gouvernement se lance dans la répression: les journaux d'opposition sont saisis,
plusieurs opposants sont arrêtés, certains assassinés, et les biens des organisations rivales sont
saisis. Mussolini déclare: «Tout dans l'État, rien hors de l'État, rien contre l'État». Seuls les
syndicats fascistes seront désormais autorisés; les députés de l'opposition sont déchus de leurs
fonctions. Mussolini nomme à la tête du PNF Roberto Farinacci, un des chefs fascistes les
plus violents, avocat qui s'était porté défenseur des assassins de Matteotti. On passe
progressivement de ce qui restait du régime démocratique libéral au régime fasciste
proprement dit par une série de mesures, qu’on appellera les «lois fascistissimes»:
-le Président du conseil devient chef de l'exécutif et voit donc ses pouvoirs accrus;
-il devient possible pour lui de passer des lois par décret, sans en référer au Parlement;
-les administrations locales sont réorganisées de façon à ce que leur autonomie soit
réduite;
-on prononce l’interdiction des partis et journaux antifascistes;
-les syndicats non fascistes sont abolis et remplacés par une centrale unique;
-les élections à candidatures multiples sont remplacées par le plébiscite sur une liste
unique;
-diverses institutions fascistes diverses sont créées pour encadrer la population;
-en 1929, les Accords du Latran règlent la question vaticane.
En quelques années, Mussolini a donc réussi à se placer au centre du jeu politique: il a
amadoué les milieux financiers et industriels qui espéraient faire de lui leur instrument
temporaire; il a écrasé toute opposition organisée; il a dompté le parti fasciste (Farinacci et
ceux qui souhaitent «poursuivre la révolution» seront ramenés à l’ordre) et les velléités
autonomistes de ses chefs locaux, il a absorbé les nationalistes et mis fin au contentieux avec
l'Église; en 1936, l'Éthiopie est conquise, ce qui concrétise le rêve impérial. Le Duce est
apparemment seul maître à bord. Les années 1929-1936 sont décrites par son biographe De
Felice comme celles du consensus.
Ce sont les années où fleurit le culte du Duce, qui «ne se trompe jamais». L'aspect
«totalitaire» du régime se manifeste de diverses manières, dont la plus évidente est
l'encadrement des personnes. Il existe par exemple une Oeuvre de la mère et de l'enfant, qui
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supervise la question des naissances et de la petite enfance. L'enfant passe ensuite par une
organisation qui s'appelle la Louve, puis par les Ballilas (de 8 à 12 ans) où il reçoit une
préformation militaire. Il rejoint ensuite les Avant- gardistes, puis, à sa majorité, le Parti. Les
syndicats sont organisés par le parti, les étudiants d'université également. Les professeurs
doivent prêter serment de fidélité au régime. Le temps libre et les vacances sont organisés par
l'Opera nazionale del dopolavoro. On développe une véritable liturgie politique avec
commémorations et cérémonies; le port de l'uniforme est de rigueur pour tous les
fonctionnaires; la culture est (plus ou moins) contrôlée; le salut romain est encouragé (et
présenté comme plus hygiénique que la poignée de main!) et la forme de politesse «lei», jugée
insuffisamment virile, est rejetée; l'émigration est restreinte, la natalité est fortement
encouragée. C'est le totalitarisme « à l'italienne ». La répression est constante, mais ciblée; la
grande majorité des opposants actifs sont en exil; les autres gardent un profil très bas.
8. Le fascisme selon Gentile et Mussolini
Le texte rédigé par Mussolini avec le concours du philosophe Giovanni Gentile illustre
bien la représentation que donnaient du fascisme «triomphant» les éminences du régime. La
première partie de l’article reprend texte de Gentile, qui sera publié en anglais sous le titre de
«The Philosophical Basis of Fascism» (tiré de son livre «Origine et doctrine du fascisme»),
Gentile y situe le fascisme dans le fil de l'histoire italienne. Il choisit de le présenter comme
un retour à l'idée risorgimentale, mythe fondateur de l'Italie moderne. Dans une perspective
typiquement hégélienne, il décrit le mouvement par lequel on passe de l'époque idéaliste du
Risorgimento à une phase plus matérialiste qui va de 1876, année de l'avènement de la
Gauche, à 1914. Cette phase matérialiste apparaît à Gentile comme une réaction normale: elle
a permis l'intégration du peuple dans l'idée de l'État, jusque- là trop absolutisée. Cependant,
cette phase matérialiste a elle aussi été excessive d'où un mouvement en retour vers
l'idéalisme. Cet idéalisme s'exprime à la fois dans le syndicalisme révolutionnaire, version
idéalisée du socialisme, et le nationalisme, mais la synthèse effective s'opère dans
l'interventionnisme mussolinien puis dans le fascisme.
Le fascisme «unit la théorie à la pratique», mais il est une «action» avant que d’être
une «doctrine». Il est «anti-téléologique», i.e. il ne croit pas à «un accomplissement définitif
du genre humain», ce qui le différencie aussi bien du marxisme que du libéralisme.
En fait, la conception volontariste de Gentile s'oppose aux thèses nationalistes qui font
de la nation un organisme naturel, biologique. «La nation n'existe que dans la mesure où elle
est créée. Elle est ce nous en faisons par le travail et par l'effort, sans jamais croire qu'elle est
déjà là et en l'envisageant comme une création continue.»
La deuxième partie de l’article «Fascisme», rédigée par Mussolini lui- même, reprend,
en des termes souvent plus directs, les thèmes abordés dans la première. Il en est ainsi des trois
grandes négations du fascisme :
(1) Il est contre le libéralisme : parce que celui-ci met l’État au service de
l’individu et non le contraire ; parce que l’individu y est abstrait (polémique
dirigée contre Croce); par opposition à ce libéralisme, dans le fascisme,
l’individu au service de l’État est la réalisation de la liberté concrète.
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(2) Il est contre le socialisme : parce que celui-ci ignore l’unité de l’État, en
réduisant tout à la lutte de classes; par opposition, dans le fascisme, l’État
traduit l’unité de la nation.
(3) Il est contre la démocratie : parce que, pour elle, seule la majorité compte
(la quantité plutôt que la qualité) ; parce qu’elle est égalitariste; par
contraste, le fascisme reconnaît l’inégalité. En même temps, il apparaît
comme «la forme la plus pure de démocratie», puisqu’il envisage le peuple
du point de vue de la qualité, i.e. accordant plus de poids à ce qui est
«meilleur» par rapport à ce qui est «médiocre».
On peut ajouter à ces négations celle du pacifisme : celui-ci «cache une renonciation à la lutte
et une lâcheté devant le sacrifice». En effet, la guerre a un effet prophylactique.
Pour Mussolini, «le 19e siècle a été le siècle de l’individu, le 20e siècle sera celui du collectif,
de l’État». Si ce texte a un mérite, c’est celui de la clarté.
9. Corrado Gini : un fascisme scientifique et technocratique
Un autre exemple de justification du fascisme nous est offert par Corrado Gini (18841965), l'une des figures dominantes de la science sociale italienne de la première moitié du
20e siècle. À de nombreuses reprises, avant et après la marche sur Rome, Gini sert le
gouvernement italien à titre d'expert; il siège au Conseil supérieur de la statistique et préside
l'Istituto centrale di Statistica de sa fondation en 1926 à 1932; il est également l'un des dixhuit «Solons» chargés par Mussolini de rédiger la «constitution fasciste» et devient par la
suite une sorte de propagandiste de haut vol du régime fasciste, ce qui lui vaudra d'être
suspendu de ses fonctions d'universitaire et de président de la Société italienne de statistique
pendant un an au lendemain de la guerre.
Dans ses écrits, et notamment dans «Les fondements scientifiques du fascisme»
(1925), Gini offre une justification scientifique et technocratique du fascisme, passablement
différente de l’idéalisme de Gentile. Gini admet franchement le caractère révolutionnaire et
minoritaire de la conquête du pouvoir par Mussolini (il la décrit comme «une succession de
coups d'État»), il parle de «l'expérience fasciste», une expression qui connote à la fois la
nouveauté du phénomène et la pertinence de l'appréhender de manière scientifique. Pour lui,
l’accession puis le maintien au pouvoir du Parti fasciste ne démontrent- ils pas, demande Gini,
«à tout le moins l'insuffisance, sinon l'inexactitude, des prémisses démocratiques qu'adopte le
monde de la science comme fondement de la théorie et de la pratique politiques»?
Les critiques de Gini à l’endroit de la démocratie ont trait aux points suivants:
1) La représentation:
a) Premier défaut de la démocratie: elle néglige de prendre en compte l'intensité des
préférences, i.e. elle compte les voix au lieu de peser les intérêts. Par réaction, les minorités
dont les préférences sont particulièrement intenses trouveront d’autres moyens d’exprimer
celles-ci.
8
b) Second défaut: l'équation «une personne/un vote» repose par ailleurs sur une vision
atomiste de la société, qui fait de celle-ci «un agrégat d'individus devant veiller à leurs
intérêts» et de l'État «une émanation des volontés individuelles ayant pour fonction d'éliminer
les conflits entre les intérêts des individus». En raison de cet individualisme méthodologique,
elle ne peut donc prendre en compte la nation, entendue comme organisme distinct, doté d'une
vie et d'intérêts propres: de fait, elle n'accorde considération qu'aux intérêts de la génération
présente ou, du moins, suppose qu'il y a toujours concordance entre les désirs de la génération
présente et les intérêts des générations futures.
Le problème de l’intensité des préférences
Supposons que l’utilité et la désutilité (i.e. l’avantage ou le désavantage subjectifs qu’un individu
retirera d’une décision) puissent faire l’objet d’une mesure cardinale et que les unités de l’une et
de l’autre soient équivalentes, il y aura coïncidence entre le seuil de la majorité absolue (définie
comme plus de la moitié des voix) et la distribution des utilités et des désutilités dans la mesure où
le gain individuel que retirera le partisan de la décision équivaut exactement à la perte éventuelle
que subira un adversaire de cette décision. Mais supposons que chacun des individus favorables à
la décision en retirera une utilité de 1 et que chacun des opposants en retirera une désutilité de 2 et
que notre groupe est composé de 100 personnes. Alors, pour que l’utilité globale de la décision
soit supérieure à sa désutilité globale, il faudra – comme on le voit dans le tableau qui suit – qu’au
moins 67 personnes y soient favorables (67 X1 > 33 X 2). Selon le poids relatif que l’on accordera
à l’utilité et à la désutilité, on fera varier la majorité nécessaire : ainsi, si la désutilité est de 3, la
majorité nécessaire s’élèvera à 76 (76 X 1 > 24 X 3), si elle est de 4, à 81 (81 X 1 > 19 X 4), de 5,
à 84 (84 X 1 > 16 X 5), etc.
Utilité
positive
1
1
1
1
1
1
1
Utilité
négative
1
1,5
2
2,5
3
4
5
Majorité
requise
51
61
67
72
76
81
84
Il n’y a aucune raison de supposer a priori qu’utilité et désutilité sont égales et il n’y a aucune
raison non plus de supposer qu’elles ne le sont pas : le vote démocratique [i.e. une personne = un
vote] repose sur un postulat [irréaliste?] d’égalité à cet égard). C’est d’ailleurs à l’aide d’un
argument de ce type que l’on justifie par exemple l’impôt progressif (un dollar pris à un riche lui
fait moins de mal qu’il ne fait de bien au pauvre qui le reçoit) ou que l’on accorde souvent un
statut constitutionnel aux protections particulières visant les minorités. La conclusion à tirer de
ceci n’est pas qu’il faudrait systématiquement adopter des systèmes de vote avec majorité
« qualifiée » : en fait, on ne connaît pas a priori l’utilité ou la désutilité que chacun rattache à une
option; et lui demander de la formuler à l’avance encouragerait chacun à adopter un comportement
stratégique, i.e. à exagérer l’utilité ou la désutilité que lui apporterait telle ou telle décision. Ce que
ceci nous dit, toutefois, c’est que le poids égal accordé à chaque vote constitue peut-être une
mesure imparfaite de ce calcul : dans les cas où les utilités varient fortement selon les camps en
présence, une décision majoritaire n’empêchera pas la minorité de recourir à d’autres moyens –
dont la violence – pour parvenir à ses fins.
L'introduction d'une forme de représentation organique fondée sur les corporations
professionnelles apparaît comme la solution la plus adéquate aux problèmes de pondération
des préférences d'intensité variable. On pourrait dire qu'elle a pour objet de substituer à
9
l'égalité arithmétique du postulat une forme d'égalité géométrique assurant une
proportionnalité entre le poids politique exercé par les individus et «l'importance qu'ils
assument dans la vie de l'État». Plus précisément, il s'agit de tempérer l'une par l'autre et ainsi
d'équilibrer la représentation des intérêts individuels et celle des intérêts collectifs ou de l'État.
Pour Gini, dans son rapport minoritaire de 1925, le système bicaméral permet d'assurer cet
équilibre. Les intérêts individuels continueraient à s'exprimer à la Chambre basse, élue sur
une base territoriale, tandis que les intérêts de l'État seraient logés à la Chambre haute, par la
nomination de représentants des catégories professionnelles: dans la première, les individus
sont représentés à titre de citoyens; dans la seconde, ils le sont à titre de producteurs. Il
faudrait toutefois éviter de réintroduire, au sein de la représentation organique, le principe de
la majorité numérique: les petits producteurs y jouiraient alors d'un pouvoir sans commune
mesure avec leur poids économique réel, au détriment des grands intérêts agricoles ou
industriels. En effet, si les relations entre citoyens sont par définition fondées sur l'égalité
(arithmétique), la production répond au contraire à une hiérarchie fonctio nnelle (que doit
s'exprimer dans une égalité géométrique).
2) La prise de décision:
La critique du parlementarisme insiste sur l'incapacité des assemblées délibératives à dégager
des programmes qui à la fois soient cohérents et correspondent aux vœux de la majorité. En
effet, «toutes les délibérations collectives qui résultent de votes pris à la majorité sur des
points séparés d'une mesure ou d'un programme» se heurtent, nous dit Gini, au problème de
l'agrégation des préférences: «Quand la collectivité est d'au moins trois personnes et que les
points sur lesquels on vote sont au nombre d'au moins trois, on ne peut exclure la possibilité
suivante: alors que chacun des votants défend une solution cohérente et applicable, la
combinaison de leurs votes résulte, au contraire, en l'approbation d'un programme ou d'une
mesure incohérents et inapplicables. (…) À mesure que croissent le nombre de points soumis
au vote et le nombre de voteurs, croît également la probabilité d'une solution incohérente.»
(Gini reprenait ici ce que l’on appelle le «paradoxe de Condorcet», identifié par cet auteur à la
fin du 18e siècle et redécouvert après 1945 par l’économiste américain K. Arrow [d’où
l’appellation également fréquente de «paradoxe d’Arrow».)
Le paradoxe de Condorcet
Supposons trois options possibles pour l’allocation d’une somme déterminée, soit A,
B et C. Pour chaque électeur rationnel considéré séparément, il existe un seul ordre de
préférence possible, soit A>B>C, ou A>C>B, ou B>C>A, ou B>A>C, ou C>B>A, ou encore
C>A>B. La question est de savoir si, pour une pluralité d’électeurs, il est possible de dégager
un ordre de préférence collectif. Dans le cas où nous avons trois électeurs (x, y, z), il est
possible que x préfère A à B et B à C, que y préfère B à C et C à A et que z préfère C à A et A
à B. Déterminer une majorité est ici impossible, puisque 2 sur 3 préfèrent A à B, 2 sur 3
préfèrent B à C et de 2 sur 3 préfèrent C à A. Autrement, une majorité préfère A à B, B à C et
C à A, ce qui est une solution incohérente.
Le fractionnement des partis caractéristique de la situation parlementaire de l'Italie préfasciste, avec pour conséquences l'impossibilité de dégager une majorité stable et la
succession de décisions contradictoires, illustre concrètement le phéno mène formalisé par
Gini et la dictature apparaît dans cette perspective comme l'unique voie de sortie, «l'épilogue
naturel de la démocratie dégénérée».
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(Pour une analyse plus complète, voir le texte no 5 du recueil.)
10. Du triomphe à l’effondrement (1936-1945)
Les sanctions qu'impose la Société des Nations (SDN) à l'Italie à la suite de la guerre
de conquête éthiopienne rapprochent celle-ci de l'Allemagne, l'autre État pestiféré de l'entredeux-guerres. Jusque-là, en dépit de proximités idéologiques évidentes, Mussolini craignait
l'Allemagne et ses ambitions sur l'Autriche; aussi avait- il consolidé ses liens avec l'Angleterre.
En réaction aux sanctions, l'axe Rome-Berlin se concrétise en 1936 et est illustré par la
participation des deux pays à la guerre d'Espagne du côté franquiste. En 1938, l'Italie adopte
elle aussi un train de mesures anti-juives, en dépit de l'intégration très forte de Juifs italiens et
de leur présence au sein du parti et de l'État. Les Juifs sont notamment interdits dans une série
de professions et purgés des milieux intellectuels et politiques : ces mesures rencontrent très
peu de protestations, ce qui témoigne de l’intensification du caractère répressif du régime.
Mussolini est impressionné par Hitler, mais il sait que l’Italie n'est pas du tout prête à
entrer en guerre et tente de modérer son allié. L'Allemagne entre en guerre en septembre 1939,
mais l'Italie attend la défaite de la France en juin 1940 pour intervenir et s’emparer des
territoires qui avaient été concédés à la France par Cavour à l’époque du Risorgimento.
L'alliance avec Hitler (le Pacte d'acier) est très impopulaire et l'Italie, mal préparée, est battue
partout et traitée avec mépris par l'Allemagne, qui doit sauver la mise en Grèce, retardant
d’autant et d’une manière qui ne sera pas sans conséquences pour la suite des événements, le
déclenchement de l’invasion de l’Union soviétique. Dans la foulée des défaites successives, le
défaitisme et l'opposition à la guerre gagnent les cercles dirigeants du fascisme. Une réunion
extraordinaire du Grand conseil fasciste, réunie les 24 et 25 juillet 1943, met le Duce en
minorité par 19 voix contre 8. Au matin du 25, Mussolini va voir le roi pour lui faire rapport,
mais celui-ci lui annonce qu’il n’est plus Président du Conseil et qu’il a été remplacé à ce
poste. Le Roi fait arrêter Mussolini, pour sa propre sécurité, dit-il. Le nouveau gouvernement,
dirigé par un militaire, le maréchal Badoglio, ne contient aucun fasciste de marque. Les
institutions fascistes, à commencer par le Parti, sont dissoutes presque instantanément et
plusieurs symboles du régime sont détruits. Badoglio réaffirme l'alliance avec l'Allemagne,
tout en négociant secrètement avec les Alliés qui occupent déjà le sud du pays. Mais les
Allemands ne sont pas dupes: la Wermacht occupe Rome et tout le centre-nord de l'Italie, et
désarme les troupes italiennes; un raid audacieux libère Mussolini. Le 8 septembre 1943, le roi
et le gouvernement se réfugient au sud, en zone alliée : ce n’est pas seulement le fascisme,
mais l’État italien lui- même qui s’effondre.
L'Italie est coupée en deux. Au nord, Mussolini établit la République de Salò, ultrafasciste et républicaine, et proclame un retour aux racines socialistes du mouvement. En fait,
ce sont les Allemands qui mènent cet État-pantin. Ceux des hiérarques fascistes qui ont trahi
Mussolini sont exécutés, dont Ciano, gendre du Duce et ex- ministre des Affaires étrangères.
L'avance alliée gagne cependant du terrain et l'Italie est prise dans une guerre civile où
s'affrontent fascistes jusqu'au-boutistes et maquisards antifascistes, parmi lesquels les
communistes dominent militairement. Les partis antifascistes forment le Comité de libération
nationale, véritable gouvernement provisoire, en juillet 1943. Le 25 avril 1945, une
insurrection simultanée dans plusieurs villes du nord contraint les Allemands à conclure un
armistice. Mussolini, qui fuit vers la Suisse déguisé en soldat allemand, est arrêté par un
commando communiste deux jours plus tard. Lui et les hiérarques fascistes qui
l'accompagnent sont exécutés sommairement, dans des conditions obscures, et pendus par les
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pieds à Milan sur la place publique. La foule qui hier le vénérait, vient cracher sur son
cadavre. Quelques mois plus tard, le peuple italien refusera, par référendum, le rétablissement
de la monarchie et adoptera une constitution républicaine. Comme l’unification italienne,
comme le régime fasciste, la République vient au monde dans la guerre civile.
Pistes de lecture :
1. Sur l’histoire du fascisme en Italie, une excellente introduction en français : Milza, Pierre et
Serge Berstein. Le fascisme italien, Paris, Seuil, 1988.
2. Sur Mussolini lui- même, une biographie massive, qui puise largement au travail encore
plus monumental, mais seulement partiellement traduit de Renzo De Felice : Milza, Pierre.
Mussolini, Paris, Fayard, 1999.
3. Le fascisme italien situé dans un cadre plus général : Paxton, Robert O. Le fascisme en
action, Paris, Seuil, 2004.
4. Une thèse controversée, suivant laquelle l’idéologie fasciste naît de la rencontre entre le
nationalisme intégral et un marxiste révisionniste révolutionnaire : Sternhell, Zeev. Naissance
de l'idéologie fasciste, Paris, Fayard, 1989.
5. Un classique écrit par un acteur de l’époque (qui était un des fondateurs du Parti
communiste) : Tasca, Angelo. Naissance du fascisme, Paris, Gallimard, 2003.
Quelques suggestions de films :
L’affaire Matteotti (F. Vancini, 1973)
Mussolini and I (The Decline and Fall of Il Duce) (A. Negrin, 1985)
Porte aperte (Open doors) (G. Amelio, 1990)
Le conformiste (B. Bertolucci, 1970)
1900 (B. Bertolucci, 1976)
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